Stropovitch, le Pèlerinage du Démon

Bonjour à tous.

Vous trouverez ci-dessous la version complète et définitive du roman que j’avais commencé à écrire sur ce même forum il y a 15 ans et qui avait atteint les 65k vues avant d’être interrompu. Il représente des milliers d’heures de travail et des dizaines de relectures. Si le roman vous plaît, je vous invite à commenter (surtout commenter ! seuls le nombre de posts et de vues s’affiche sur la liste de threads) et à aller me soutenir sur le site Fanfictions où le roman a aussi élu domicile.

Pour rester en contact avec moi et connaître en avant-première mes prochains romans, je vous invite aussi sur le serveur discord suivant, que je vais épeler pour ne pas être bloqué par Blibli : https deux points double slash discord point gg slash JfnRDd97eQ

Merci d’avance pour votre lecture et vos commentaires. Tant que mon compte WoW sera actif, je m’efforcerai de venir ici vous donner les dernières news concernant la diffusion de ce roman et de mes autres projets.

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Salut Stropovitch, ça fait bien longtemps.

Hâte de relire tout ça et de découvrir la suite !

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Stropo! Stropo! Stropo!

J’avoue attendre avec impatience la fin de cette histoire.

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Première partie : Échos

Chapitre 1

Courir, encore.

Pourquoi ? Pourquoi les orcs nous pourchassaient-ils ainsi ? Quelle rage les poussait ? Pourquoi semaient-ils la peur et la mort avec cette soudaine puissance démoniaque ? Pourquoi cette peau verte, ces yeux injectés de sang ?

Mais l’heure n’était pas aux questions.

« Stropo, prends ma main. »

Maman.

« C’est encore loin Shattrath ? » demandai-je.

La face couverte de boue, les dents serrées, elle alla chercher la réponse dans les yeux de mon père.

Puis elle se tourna vers moi.

« Je ne sais pas. »

Le ton de sa voix était autoritaire, mais son regard brillant exprimait la terreur.

Nous étions des dizaines à avoir fui Sha’naar, à l’ouest de la jungle de Tanaan. Je ne connaissais pas le monde au-delà, mes parents non plus d’ailleurs. Sha’naar avait toujours été notre écrin, notre univers calme et béni. Je me souviens seulement qu’un jour il y eut des flammes, des cris et du sang. Dans le chaos nous prîmes la fuite en groupes dispersés loin des routes ; il fallut plus souvent ramper que marcher, dans l’humus grouillant d’insectes, à travers la végétation dense, étouffante, parfois vénéneuse, nous écorchant, pleurant, jetés sans explication dans un malheur aussi profond qu’absurde.

Nous savions que Shattrath serait un refuge, mais, désormais perdus dans les chemins de traverse et l’obscurité moite du marécage de Zangarra, nous avions également perdu toute notion d’espace et de temps.

Ce dont nous étions sûrs, c’est que nous étions pourchassés par ces vils traqueurs dimensionnels dressés par les chasseurs orcs, des bêtes capables de se rendre invisibles, à l’ouïe et à l’odorat aiguisés.

L’attaque fut nocturne. Je me réveillai aspergé de sang, à cause des cris horribles que poussait mon voisin. J’aperçus vaguement une de ces bêtes qui mâchait… un morceau du voisin, j’imagine. En tout cas ça dégoulinait et c’était mêlé à du tissu. Je sentis le bras de mon père me soulever de terre. Ma mère et lui coururent, les yeux agrandis par la panique, jusqu’à arriver devant une pente abrupte où ils se jetèrent de concert. Nous roulâmes un instant avant de nous immobiliser dans un lit de gros champignons poisseux à l’odeur épouvantable. Ce furent leurs chapeaux et leur puanteur qui nous sauvèrent. Il est probable que nos compagnons aient tous péri.

Mais pour une raison que j’ignore, les orcs sentirent que certaines de leurs proies manquaient toujours à l’appel : nous.

Courir, encore.

« C’est encore loin Shattrath ? demandai-je.

– Arrête ça, Stropo ! » répondit ma mère avec furie. L’épouvante la rendait agressive.

« Regardez ! »

Mon père pointait quelque chose du doigt. Au loin, entre les champignons géants, nous pûmes discerner dans la brume les contours vagues de bâtis de bois aménagés sur le chapeau d’un champignon qui surpassait un peu ses voisins.

« C’est sûrement un refuge », dit-il d’un air sérieux. Il ne voulait pas se réjouir trop vite et continuait à guetter le moindre signe de nos poursuivants.

Une route passait devant le refuge. Elle semblait déserte dans un sens comme dans l’autre. Mon père craignit tout de même de commettre une erreur. Il nous fit nous cacher derrière un arbuste recouvert de mousse bleue. Ma mère s’effraya mais il fit signe qu’il y allait quand même. Grâce à ses pouvoirs de mage – qui étaient très modestes malheureusement – il se téléporta de l’autre côté de la route, déjà engagé dans la pente d’un talus. Nous le vîmes rejoindre le pied du champignon et attirer l’attention d’un réfugié, lequel partit en alerter d’autres.

Un instant plus tard une plate-forme descendait magiquement du haut du champignon pour nous recueillir. Mon père sourit enfin et commença de revenir vers l’arbuste pour nous conduire à bon port.

J’entendis alors ma mère s’exclamer en se levant, puis un son étrange, celui d’un coup sec contre une porte. Toc ! Je me retournai vers elle et vit sa poitrine transpercée d’une flèche. Sans avoir le temps de comprendre ou de réagir, je fus soudain aveuglé par un rideau de feu.

Mon corps se couvrit de flammes.

J’entrevis alors à travers le voile ardent recouvrant mon visage, quelques mètres derrière ma mère, un orc encapuchonné vêtu d’une longue robe qui me fixait intensément. Je suffoquais ; la douleur était si puissante qu’elle m’empêchait de respirer ou de penser. Tandis que, hagard, choqué, confus, je tentais de fuir, ou du moins de bouger, il marmonnait dans son langage une formule dont les accents rauques résonnent toujours dans ma mémoire – je ne puis pourtant en transcrire le moindre mot.

Je sentis dans mon corps comme l’éruption d’un volcan. Mon cœur pompa du magma et le propulsa dans mes veines. Ma tête vibra tandis que du sang et des flammes jaillissaient des coins de mes yeux, de mes narines, de ma bouche dont je sentis très nettement l’intérieur s’assécher et se fendre telle une terre aride. Mais surtout sous ma peau tous les nerfs se tendirent et hurlèrent. J’appris la douleur et la folie. J’appris le chant des abîmes. J’appris le cri de l’âme. Le cri que je poussai alors, le dernier cri de mon existence, le dernier écho de mon enfance.

« Vous écrivez quoi ? »

Stropovitch ferma vivement son carnet et lança un regard noir à l’individu qui venait de l’apostropher.

« Oh ça va vous vexez pas j’peux pas lire vot’écriture là j’y comprends rien. »

Le regard de Stropovitch ne s’adoucit aucunement.

« D’accord, mes excuses, ah ! J’me présente, Jack, enfin, c’juste pour donner un nom hein hé hé. »

L’individu nommé « Jack » tendit la main à son interlocuteur qui l’ignora et continua à le fixer.

Jack déglutit. De ce mercenaire connu sous le nom de Stropovitch émanait une aura sombre et inquiétante, une lourde tristesse et en même temps une brutalité latente. Sa carrure impressionnante et les deux longues épées qu’il portait aux flancs n’étaient pas non plus pour rassurer le valet.

Mais de fait le draeneï – si c’était bien le nom de ces grands extraterrestres bleus avec une queue et des sabots – était une référence dans sa profession et il n’y avait pas plus prisé que lui des Paluns jusqu’à Sombre-Comté. D’abord, il était draeneï, donc il n’avait aucun rapport personnel avec les problèmes des différentes régions d’Azeroth. Ensuite, il remplissait toujours ses contrats rapidement et proprement. Enfin il était muet, donc, s’il se faisait prendre, rien ne transpirerait de lui.

Le lieu de rendez-vous qu’avait fixé le draeneï était assez insolite. C’était une auberge, certes, mais délabrée, en ruines et isolée : celle de la Colline des Sentinelles, dans la Marche de l’Ouest. La vieille aubergiste, sale, folle et sourde qui n’avait jamais quitté les lieux malgré le fait qu’elle n’ait plus de clients, regardait en mâchant son pouce, d’un air béat, l’homme habillé en citadin décontracté, avec béret et chemise débordant sur le pantalon, et le colossal draeneï qui ne s’était pas allégé de la moindre pièce d’armure.

Jack soupira.

« Bon j’en viens à l’affaire. Rien d’compliqué pour toi. En gros la p’tite fille de celui qui m’envoie s’est fait enl’ver, tu vois. Les ravisseurs d’mandent une rançon qu’le vieux a pas envie d’payer, genre mêm’tes services lui r’viennent trois fois moins cher. »

Le draeneï leva un sourcil d’un demi-millimètre.

« Ouais, t’as bien compris, une énorme rançon. Genre pas une rançon normale, vu qu’y a pas qu’la vie d’la fille qu’est menacée, tu vois. » Il prit un air finaud. « Ouais, l’vieux a des choses à cacher, et des choses vraiment pas racontables, du lourd quoi, qu’les ravisseurs, un p’tit groupe de vauriens là qui s’font appeler les Vide-Châteaux menacent de divulguer. »

Le regard de Stropovitch devint pensif, ce qui déconcerta un peu Jack, qui quitta son air sarcastique et lâcha comme subitement énervé : « Bon en gros ton job c’est d’trouver où sont les mecs et d’les faire taire. La fille, tu m’la ramènes ici. On s’donne rendez-vous dans trois jours. Ok ? »

Stropovitch réfléchit. Jack l’observa avec curiosité. Le draeneï leva deux doigts.

« Deux jours ? ça t’suffira pour les localiser ? »

L’autre ne répondit pas du moindre signe.

« Ok, ok, ok dans deux jours » dit Jack, qui commençait à être vraiment exaspéré. « Au fait, ajouta-t-il en se levant, ça n’a pas l’air d’te gêner qu’j’te donne aucun indice pour la r’trouver. Ton employeur m’a dit que tu t’débrouillerais, et j’ai bien du mal à l’croire. C’est qu’chaque indice qu’y t’donnerait risquerait d’te faire découvrir qui il est, et il a pas envie, t’vois. Donc en gros tu sais rien. Pas d’problème ? »

Alors Stropovitch à la grande surprise de Jack dégaina une épée, sortit une petite pierre d’un de ses sacs de cuir et commença d’aiguiser la lame, impassible. Jack s’en retourna avec une rage qui le faisait trembler, qu’il ne comprenait pas lui-même.

Stropovitch reprit intérieurement. Ce Jack n’était manifestement qu’un serviteur, un valet tout au plus, d’un noble. Lequel n’avait pas voulu se montrer au mercenaire, mais de fait, celui qui en savait le moins en ce moment, c’était Jack. Le noble avait à travers lui révélé ce qu’il voulait réellement, puisque le fait de ne donner aucun indice encourageait Stropovitch à ne conserver que les explications les plus probables. Le fait que les « ravisseurs » soient au courant de ce que le noble voulait cacher signifiait certainement que ce dernier s’était engagé dans un complot puis s’en était désolidarisé – et maintenant les comploteurs gardaient sa fille en otage pour s’assurer son silence. Mais de fait ce noble ne voulait pas révéler publiquement le complot, ce qui risquait de révéler aussi qu’il y avait participé. Non, il voulait que Stropovitch fasse discrètement le ménage et qu’on n’en parle plus.

Le draeneï soupira. Le poisson était gros. Vide-Châteaux – comment le valet n’avait-il pas compris tout seul que sous ce nom absurde se cachait sa cible réelle, Van Cleef, cet ancien architecte trahi par la noblesse de Hurlevent, désormais maître de la confrérie Défias, et dont beaucoup souhaitaient la mort. Stropovitch n’avait pas besoin d’indications particulières. Le maître de Jack savait que Van Cleef avait sous ses ordres des énergumènes de toutes origines, dont certains exerçaient le métier de mercenaire quand ils en avaient le temps entre deux campagnes de piraterie ou pillages de fermes. En bref, des lascars du même milieu que Stropovitch. Ce noble était sûr que le draeneï avait des contacts au sein de la confrérie. Et qu’il n’aurait aucun mal à s’en servir pour parvenir à leur repaire.

Ce noble était intelligent, décidément.

Stropovitch hésitait encore à accepter. Il lui faudrait peut-être tuer des connaissances – bien qu’il n’ait tissé aucune amitié particulière. Mais la somme d’argent promise était faramineuse. C’était un plan en or, un de ces plans qui permettent au mercenaire d’être certain de passer l’hiver au chaud – ce dont Stropovitch ressentait le besoin après de longs mois de missions pénibles voire éprouvantes, et peu rémunérées.

Et puis parmi ses adversaires certains n’allaient pas être des tendres. Une belle occasion de s’entraîner pour son véritable dessein, le dessein qui seul le tenait en vie depuis deux ans : accomplir ses deux vengeances, faire subir les pires souffrances à ses deux ennemis, les découper, les peler, les consumer quitte à se consumer lui-même avec eux en plantant ses yeux dans les leurs jusqu’au fond de leur âme.

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Un petit up pour demander la suite :slight_smile:

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Chapitre 2

J’ai fait un rêve unique pendant un temps indéterminé, cyclique ; à peine achevé le même rêve recommençait, et à chaque itération la même fatigue pesait sur mes épaules, la même terreur me saisissait la poitrine, mais la même injonction me maintenait quand même debout : ne pas faire confiance à cet être mystérieux qui venait à moi. Il prenait durant mon rêve mille formes, celle de mon père, de ma mère, d’un animal, d’un démon, d’un monstre, mais je sentais que c’était toujours lui car son aura et son regard m’étaient étrangers. Il tentait de me tromper, parfois de me rassurer, parfois de m’épouvanter, parfois de m’amuser, mais seules la peur et la méfiance gouvernaient mon cœur ; je me recroquevillais, je baissais la tête entre mes genoux, je refusais de le regarder et de lui répondre, et sa colère, sa frustration se déchaînaient finalement sur moi, je prenais des coups, des milliers de coups, d’insultes, mais je serrais les dents, je tenais. Les premières fois j’ai eu peur de mourir et j’ai hurlé et appelé mes parents jusqu’à m’écorcher la gorge ; puis après plusieurs recommencements j’ai compris que pour une raison que j’ignorais il ne pouvait pas me tuer. Je devais seulement tenir, et attendre mes parents qui ne pouvaient pas me laisser seul indéfiniment ; j’en étais certain, j’étais même pétri de cette certitude, elle m’habitait, mes parents allaient arriver, ils finissaient toujours par arriver, me prendre dans leurs bras, me consoler, toujours, ils étaient peut-être même déjà là…

« Point de cérémonies Londan, je viens prendre des nouvelles rapides. »

Je n’avais jamais entendu une voix aussi bienveillante. Elle avait chassé l’étranger dès la première intonation. Cette voix était un miracle.

« S’est-il agité cette semaine ?

— Oui, des cauchemars permanents semble-t-il. Il a tenté de crier mais les sons restent bloqués dans sa gorge, j’ignore pourquoi.

— D’autres violences ?

— Quand on essaie de le tenir, oui. Et il montre toujours la même force physique. »

Parlaient-ils de moi ? Ou de cet étranger qui me tourmentait ?

« Je vois. La lueur s’est-elle manifestée de nouveau ?

— Oui, dans ses crises aigües. Tous les symptômes liés apparaissent de concert. C’est effrayant. Si vous, ô grand Prophète, n’avez pu le purifier de ce mal, que devons-nous faire de lui ? »

La lueur ? Des symptômes liés ? Que faire de moi ? Mon cœur se figea. Pourquoi mes yeux refusaient-ils de s’ouvrir ? Je me sentais si faible…

Un silence. Grave.

« Nous allons l’élever dans la Lumière. Il faudra le préserver, le ménager. Quand son corps sera en communion avec la Lumière, alors nous pourrons définitivement le purifier et ne plus craindre cette lueur qui s’éveille quand la douleur ou la colère lui sont insoutenables. Hmmmmmm. » Un silence. « Il s’éveille. Au sujet de sa famille, dites la vérité sans détours. Faites attention à vous, alors. Toute ma garde et moi-même restons derrière la porte, prêts à intervenir. »

Mes yeux ne voulaient pas s’ouvrir. Mon corps ne voulait pas bouger.

La présence du Prophète disparut. Du moins c’était le nom que Londan lui avait donné.

Ce dernier s’affairait autour de moi, me tâtait, se préparait manifestement pour mon réveil.

Un immense soupir sortit enfin de moi, le soupir de tout un corps qui s’éveille d’un très long sommeil. Mes yeux s’ouvrirent et mon torse se redressa.

Je le vis. Ce pauvre être.

Le médecin était prostré près de la porte entrouverte, revêtu d’une armure lourde sur l’ensemble du corps. La porte était massive, un bon mètre d’épaisseur ; il était prêt à bondir dehors et à refermer la porte sur moi ; l’ensemble de la chambre, ou plutôt de la cellule, n’était que des parois d’acier blindé.

Il fit un énorme effort sur lui-même et débita à toute vitesse : « Vos parents sont morts ainsi qu’une grande partie des nôtres, nous avons dû fuir Draenor, nous sommes dans l’Exodar un vaisseau à la recherche d’une autre planète, mais ne vous inquiétez pas la vie s’est très bien organisée à l’intérieur, nous allons nous occuper de vous. »

Il guetta ma réaction, les yeux grand ouverts.

Je me répétai mentalement les informations l’une après l’autre. Je crois que je perdis connaissance, en tout cas le cauchemar recommença, et cette fois je savais que c’était un cauchemar, ça rendait certes les coups moins cinglants, et la rage de mon ennemi moins terrifiante ; mais c’était quand même pire, bien pire. En effet je savais maintenant que mes parents ne viendraient pas. Je pleurais, pleurais, pleurais, et les sanglots qui me secouaient le corps me causaient une souffrance bien plus intense que la violence de l’Étranger.

Enfin je me réveillai de nouveau, restai hébété quelques instants, incapable d’émettre le moindre début de pensée cohérente. Puis par poussées douloureuses les souvenirs passés et récents revinrent. J’eus des hoquets de panique, me calmai, pleurai – longtemps. J’étais fermé à toute tentative de communication de la part de mes visiteurs. J’étais habité par un nouveau sentiment, un sentiment de désespoir, mais aussi de vide, d’ennui, de totale absence d’intérêt pour les choses et les gens, un sentiment que je ne savais pas définir à l’époque, et qu’aujourd’hui je peux nommer : l’envie de se laisser mourir.

Londan avait apprivoisé sa peur et prenait soin de moi avec tendresse et respect, m’entourant de cristaux magiques et de prières de guérison ; je crois bien que ses sourires et ses gestes doux et précautionneux eurent pour conséquence que je consentais à m’alimenter ; et qu’au bout de plusieurs jours, je ne peux dire combien, une timide pulsion de vie se fraya un chemin dans mes ténèbres, et que j’eus envie de communiquer. Le médecin me mit dans les mains un carnet et une plume qui, en fait, étaient posés sur ma table de chevet depuis le début. Je me redressai, et ce fut un étourdissement – ce simple geste impliquait de remettre en fonction beaucoup de parties de mon esprit et de mon corps qui avaient commencé à dépérir.

Puis il déchiffra mon écriture maladroite, et répondit à ma question. « Eh bien, ce draeneï que tu as entendu s’appelle Velen, c’est notre maître à tous, le guide de notre peuple. Et oui, tu le reverras certainement.

— Il avait l’air gentil, commentai-je bêtement sur ma feuille.

— Suis-moi, Stropovitch, dit Londan en souriant. On va s’occuper de toi. »

Je me levai, et ce fut un nouvel étourdissement.

Je m’en rends compte aujourd’hui : sans mes parents je ne voulais plus vivre ; à cause des draeneï qui ont pris le relais, à cause de leur amour, j’ai continué. Quand je pense à eux, je ressens de la gratitude – et du remords. Car des années après m’avoir sauvé Londan est mort à cause de moi. Il est mort et où que soit son âme désormais, j’imagine qu’il ne m’en veut pas, et qu’il est fier d’avoir été un bon médecin. Moi je suis hanté par mes victimes. Tu m’as rendu la vie, Londan, mais ma vie, c’est la mort pour ceux qui m’aiment.

Je fus mis à l’école, dans un groupe d’enfants de mon âge, sous la houlette de Maître Annïa, une vénérable draeneï au beau regard tout empli de Lumière.

On avait manifestement touché quelques mots à Annïa de cette « particularité » que j’avais – et dont je ne savais en fin de compte rien. Elle me parlait avec une extrême douceur et venait régulièrement me parler après son cours – alors qu’à chaque question elle devait attendre une réponse laborieusement écrite. Ce qui m’attristait, c’était que je sentais que cette affection était forcée. Il existe une forme de torture douce, qui consiste à vous entourer de soins et de douceur, alors qu’en vérité, vous êtes craint, suspecté, surveillé, et surtout, complètement seul.

Seul physiquement, je ne l’étais jamais. Ondraïev, mon « précepteur », m’accompagnait affablement partout, me couchait, me levait, m’apportait mes repas, me racontait tout et n’importe quoi, parfois des bribes de l’histoire de mon peuple, parfois des péripéties amusantes de sa propre vie, parfois des avis personnels grandiloquents sur des questions d’organisation sociale, parfois des inepties sans nom. Il gesticulait beaucoup, avec son faux sourire plaqué sans cesse sur son visage. Mais j’étais seul quand même, d’autant que j’étais séparé des autres enfants qui pourtant, du moins les orphelins, dormaient ensemble.

Ce statut spécial suscitait en outre chez mes camarades crainte et jalousie à mon égard (je me demandais ce qu’ils m’enviaient). Ils chuchotaient parfois en m’observant de loin, ne m’abordaient pas ou très rarement, et pour des apostrophes diverses, sans suite – ils n’avaient pas la patience ni même la capacité de suivre une conversation écrite. On me demanda souvent pourquoi j’étais muet. Je baissai la tête sans répondre. Quelque chose en moi refusait de revivre le souvenir du démoniste et du cri horrible qui m’avait déchiré de l’intérieur. Alors ces enfants s’inventèrent des réponses. Ainsi tous finirent par tomber d’accord que j’étais corrompu de quelque façon par une magie maléfique – et s’imaginèrent que je pourrissais de l’intérieur, me transformerais soudain un jour en démon et les dévorerais tous.

Hypothèse qui n’encouragea personne à beaucoup m’approcher.

Cependant cette rumeur ne me paraissait pas du tout infondée, et mon isolement n’était pas la seule cause de ma tristesse : l’angoisse ne me laissait nul repos.

Un soir la douce Annïa remarqua ma mélancolie et s’approcha d’un air inquiet.

« Qu’y a-t-il, Stropovitch ?

— Dites-moi, écrivis-je, est-ce que je vais me transformer en démon ? »

La question la pétrifia. Elle hésita.

« Non bien sûr qui t’a raconté ces histoires », répondit-elle avec le ton le moins convaincant du monde.

Mon cœur se serra. Je sus.

Je me traînerais ici-bas seul, craint, muet et malheureux jusqu’à une fin pire que la mort, dépossédé de moi-même, renié par mon propre peuple, voire abattu par lui.

« La Lumière… chuchota Annïa. La Lumière vainc toujours, Stropovitch. Elle te guidera.

— La Lumière… », me répétai-je intérieurement tel un écho.

Maître Annïa jeta un œil dans la pièce où le médecin en chef Londan et son équipe s’affairaient parmi une trentaine de malades étendus sur des couches. Une explosion dans un laboratoire d’alchimie avait fait de nombreux blessés.

Elle s’avança vers lui. « Excusez-moi… »

Elle lui glissa quelques mots. Il fit non de la tête, montra les blessés ; elle insista. Il se tourna vers moi, qui étais resté à l’entrée, et s’approcha avec incertitude. « Viens », me dit-il en me dépassant. Je me retournai et le suivis dans son bureau. Il ferma la porte, s’assit et soupira. « Qu’y a-t-il, Stropovitch ? »

Je lui tendis une page de carnet où j’avais écrit :

« C’est quoi ces symptômes dont vous parliez avec le Prophète Velen et auxquels je verrai que je me transforme en démon ? »

Il s’agita. « Je ne vois pas de quoi tu parles, et je n’ai pas le temps aujourd’hui. »

Il se releva. Je le fixai en lui tendant une autre feuille qu’il saisit en soupirant encore. « Je savais que vous diriez cela, mais je veux savoir. » Je n’avais pas écrit devant lui : il comprit que j’avais vraiment rédigé cette deuxième feuille à l’avance.

« Attends-moi ici » lâcha-t-il dans un souffle tandis qu’il sortait de la pièce. Un de ses assistants, prévenu, vint me tenir compagnie. Songeur, je patientai de longues minutes. Aujourd’hui, je pense qu’il était allé consulter Velen non loin de là. Après tout, le Prophète s’était sans doute préoccupé de cette fameuse explosion alchimique.

Quand le médecin revint, il était moins hésitant, bien que toujours troublé. Il se força à sourire, se rassit et dit d’une voix mal assurée :

« Stropovitch… Cela fait un an maintenant et tu n’as rien manifesté. Peut-être ne doit-on plus chercher à te cacher des choses. Peut-être n’y a-t-il plus aucun risque. Mais par précaution nous devons continuer à te protéger des émotions négatives. Et tu sais, c’est vraiment dur pour les adultes de savoir comment t’en protéger. Jusqu’à présent on t’a tout dissimulé, mais apparemment ça ne fonctionne plus, parce que tu te poses trop de questions, et ça crée de la peur, de l’incompréhension… tout ce qu’on doit éviter. Il faut donc te dire la vérité, mais elle te fera sûrement peur aussi. Je vais te dire la vérité, d’accord ? Puis je te rassurerai, d’accord aussi ? »

J’avais déjà les larmes aux yeux, mais il était tellement gentil, que je hochai la tête avec un sourire triste. Londan se mit à l’aise en se tassant dans son siège. Il rassemblait ses pensées.

« Sache que tu as été marqué dans ta chair par le feu d’un démoniste. C’est une forme de corruption que nous ne maîtrisons pas ; Velen lui-même est capable de purifier de l’emprise des Ténèbres un être que n’importe qui jugerait irrémédiablement condamné ; mais il ne s’agit pas d’Ombre. Normalement le Feu brûle, consume et disparaît quand il n’y a plus de matériau. Mais toi par un prodige incompréhensible tu entretiens ce Feu dans ton cœur. »

Je baissai la tête, incrédule.

« Tu étais entièrement brûlé quand on t’a amené à moi, à Zangarra. Ton corps n’était qu’une plaie affreuse, à vif, horrible. Je n’ai pas songé une seconde qu’on pouvait te sauver. On t’a couché, on t’a pleuré, c’est tout. »

J’accusai le choc.

« Pendant ton inconscience, tes brûlures ont mystérieusement guéri sans laisser de traces. Et quand tu faisais des cauchemars, tu… tu démontrais une force anormale. Tu m’as projeté comme un fétu de paille, à plusieurs reprises. »

Je frémis. J’appréhendai la suite.

« Dans ces moments tes yeux brûlaient. Plus la crise était forte, plus les flammes qui en sortaient étaient grandes. Dans les crises les plus fortes observées, la température de ton corps augmentait jusqu’à 50-60 ℃ – ce qui est supposé être mortel – tes veines apparaissaient sur l’ensemble de ta peau, noires, bouillonnantes… »

Chaque mot s’imprimait dans mon cerveau. La surprise et la peur étaient intenses.

« Ton souffle enflammait tes draps sans exhaler de feu. Quant à ta force… suis-moi. »

Je lui emboîtai le pas.

« Tu te souviens de la chambre dans laquelle tu t’es réveillé ? On t’y a transféré après ça. »

Nous parcourûmes quelques couloirs, puis Londan ouvrit une porte. Je jetai un œil craintif à l’intérieur.

Un des murs de métal avait pris la forme d’un cratère, d’une demi-sphère. Au centre, au point d’impact, le mur avait reculé d’environ deux mètres, tordant l’ensemble de la paroi et inclinant le plafond.

« Certes ici le mur n’était guère épais. Mais tu devines aisément la force anormale qu’il faut posséder pour faire cela. »

Un frisson me parcourut l’échine et me secoua le haut du corps. Londan s’accroupit devant moi et me mit les mains sur les épaules.

« Maintenant Stropovitch, écoute. Tu ne sembles pas près de manifester de nouveau ces symptômes. Depuis un an il ne s’est rien passé. Rien, même pas une petite lueur, rien du tout. De plus, Velen en temps voulu t’enseignera la voie de la Lumière et elle te purifiera. Aie confiance. » Il me sourit. « Allez je dois m’occuper de mes alchimistes. Bonne journée, et surtout, ne rumine rien. Même si c’est en écrivant, parle, ne cache rien, livre-nous toutes tes interrogations, nous y répondrons. Nous voulons ton bonheur, Stropovitch. »

Mon bonheur, disait-il… Avec cette menace qui planait au-dessus de moi…

Je restai debout devant le cratère, désemparé. Au centre, on distinguait nettement l’empreinte de mon petit poing d’enfant.

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Petit poing d’enfant deviendra grand ?

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Son besoins de calme pour ne pas déchaîner son démon i terreur me fait penser à cette faim insatiable qui gère la vie de nombreux chevalier de la mort

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Je prends le risque de vous répondre en espérant que quelqu’un d’autre écrira ensuite pour que je puisse poster la suite !

Syrnie tu es adorable, merci beaucoup <3.

Rotcil, oui c’est une problématique récurrente qu’on retrouve aussi chez les Chasseurs de démons d’ailleurs. L’idée d’utiliser le mal pour lutter contre le mal (sans se laisser dévorer par lui), on la retrouve aussi dans The Witcher, dans Blade (pour ceux qui connaissent) et pour revenir à WoW, c’est aussi tout simplement le cas des démonistes, qui “jouent avec le feu” en pactisant avec des démons, et des mages, qui prennent des risques en manipulant les Arcanes (risque de l’ivresse de puissance, cf. la cinématique de Khadgar à Karazhan, qu’on retrouve curieusement dans une cinématique de Riot mettant Ryze en scène).

Et je ne parle même pas des nouveaux Star Wars où manipuler le côté obscur de la Force ne signifie plus forcément “être à 100% au service du mal”.

On pourrait accumuler les références pendant des années. Du coup ça paraît être un gros cliché, finalement, qu’il faudrait s’abstenir d’utiliser pour être un peu original.

Mais j’avais envie de raconter cette histoire-là de cette façon-là, et j’écris toujours dans l’idée que mon histoire est vraie, que mes personnages existent, et que si ce qu’ils vivent a “déjà été lu ailleurs”, je n’ai pas le droit de le modifier sans trahir une certaine forme de “vérité” qui fait tenir l’histoire debout.

Quand on veut écrire “vrai”, on n’a pas peur des clichés, parce qu’ils font partie de la vraie vie. Tous les jours tout le monde traverse des situations déjà vécues par des millions d’autres.

De plus, les clichés ne viennent jamais de nulle part. Ils sont devenus des clichés parce qu’au départ ils ont eu beaucoup de succès et que de nombreux auteurs se sont mis à les utiliser. Et pourquoi le cliché du “démon intérieur” a-t-il toujours eu du succès ? Parce qu’il symbolise un combat que chaque être humain connaît, et qui est tout à fait réel : le défi de maîtriser nos pulsions, de les dominer sans les anéantir, de les canaliser, les orienter pour en faire des forces au service de nos projets, de notre bonheur. En ce sens, un roman raconte toujours nos aventures intérieures à nous, et les héros nous montrent que nous aussi sommes finalement assez souvent héroïques dans nos défis intérieurs.

Je n’ai pas sous entendu que c’etais une mauvaise chose bien au contraire, simplement un petit rapprochement avec le BG de mon DK

Chapitre 3

« Hé hé hé c’est dangereux dans la profession d’garder des trucs écrits sur soi vieux. »

Stropovitch soupira. C’était décidément une manie chez ces humains, d’être narquois. Il referma le carnet et se redressa dans un crissement d’armure.

« C’est comme les courriers que tu fais passer. Remarque tu peux pas faire autrement, hin hin hin. »

Stropovitch ne fit même pas l’honneur d’un regard noir à son collègue. Seule comptait la fille qu’il devait délivrer des Défias. Si pour infiltrer leurs rangs il devait supporter quelques idiots, il le ferait.

« Van Cleef savait qu’tu finirais par nous r’joindre. T’es assez connu dans l’milieu mais tu t’obstinais dans des jobs juste bons à t’ach’ter une croûte de pain au r’tour. T’en fais pas vieux t’as fait le bon choix. De l’or y a qu’ça dans le sillage de Van Cleef ! Par contre m’en veux pas mais juste pour la forme va falloir te tester. »

Stropovitch leva un sourcil d’un demi-millimètre.

« Ouais, tester ta « moralité », tu vois. Si le boss est content t’es intégré. C’que j’voulais dire par « m’en veux pas » c’est que bah tant qu’t’es pas intégré tu dois pas connaître l’emplacement du Repaire. »

Le sourcil se rabaissa.

« 'Tain t’es terrible toi on sait jamais c’que tu penses t’as l’visage on dirait une statue… Allez viens à la barque à la plage, j’vais t’bander les yeux et t’boucher les oreilles. »

Le guerrier estima à une heure le temps passé sur la mer, à écouter les rames frapper l’eau sans hâte et le vent faire onduler la petite voile et grincer les cordages. À l’endroit où ils débarquèrent un vent d’ouest apporta une odeur de mort humide et gluante. Stropovitch connaissait cette odeur. C’était celle du vieux phare hanté à l’ouest des Collines de la Dague. Il pouvait deviner où était la planque.

Ils grimpèrent une pente assez abrupte, puis le sol changea sous les sabots de Stropovitch – crissement de graviers – et l’atmosphère se refroidit. Pas de porte ouverte, pas de réduit franchi, rien : l’entrée du Repaire se trouvait donc dans une des mines abandonnées à l’ouest des collines. Un endroit pourtant fouillé mille fois par les autorités de Hurlevent. Quoique…

On lui enroula une corde autour de la taille et on le hissa de quelques mètres. Un peu de plat… une descente légère… un pont de bois… des passerelles, plates-formes, escaliers… le brouhaha joyeux d’une bande de gars curieux… son bandeau fut enlevé.

Devant lui, sur le pont supérieur d’un énorme navire, Van Cleef et une vingtaine de pirates humains et gobelins, debout, le regardaient d’un air réjoui et s’échangeaient des commentaires.

Stropovitch fut surpris par l’aspect du capitaine. Van Cleef était un homme grand et à la carrure impressionnante, mais plus vieux qu’il ne pensait. Au-dessus du foulard rouge qui lui couvrait la partie inférieure du visage, ses yeux étaient entourés de rides, et sa chevelure était grisonnante. Van Cleef était un homme d’une cinquantaine d’années. Il était vêtu tout de cuir noir et portait deux sabres d’excellente facture – un adepte lui aussi du combat à deux armes.

Le capitaine s’approcha du draeneï et lui tendit la main. Stropovitch hésita – il n’était pas dans son habitude de serrer la main de quelqu’un. Au moment où il allait se résigner et esquisser un geste, Van Cleef croisa les bras et dit d’un ton provocateur : « Ça tombe bien, moi non plus je ne fais confiance à personne. »

Au milieu des rires, un sourcil de Stropovitch se fronça d’un demi-millimètre.

« J’aime les gens prudents. Mais j’aime aussi les gens qui sont efficaces et qui tuent de sang-froid. »

Stropovitch en déduisit que le test vérifierait ces deux aptitudes.

Van Cleef le fixait droit dans les yeux, et l’on pouvait deviner à sa voix qu’il souriait.

« La Confrérie est basée sur ces deux principes : l’efficacité et le sang-froid. Voici pour ta première épreuve une petite victime de notre dernière campagne maritime. »

La foule se fendit pour laisser passer un homme ligoté et bâillonné à qui on avait laissé son uniforme de capitaine de la flotte de Hurlevent, basée à Menethil.

« Nous l’avons mis au frais mais il est encore vigoureux et pour l’avoir personnellement affronté je peux te dire qu’il est bon – raison pour laquelle je l’ai capturé ! Sire Venders, la créature bleue que vous voyez devant vous nous vient d’Outreterre pour rejoindre nos rangs. Si vous le tuez, je jure sur mon honneur de vous libérer. Quant à toi Stropovitch, je t’ordonne de le tuer. »

Stropovitch ne crut pas une seule seconde que tous les candidats devaient relever des défis pareils. Van Cleef profitait de la réputation du draeneï pour offrir un spectacle à ses hommes, lesquels étaient hystériques comme des enfants à la Foire de Sombrelune. Le guerrier eut un frémissement, mais qu’il contint par réflexe. Il ne s’était jamais habitué à tuer. Et pourtant, depuis deux ans, il ne faisait que ça. Des criminels parfois, des innocents souvent, dans tous les cas des êtres vivants comme lui qui s’accrochaient becs et ongles à leur existence, aussi médiocre soit-elle, et qui mouraient avec cet atroce épouvante au fond des yeux.

Au moins cette fois, il y avait une petite fille à sauver. Il pouvait toujours se dire que ça valait la peine d’exécuter un pauvre humain qui s’était battu pour son pays. Au pire, si ce prétexte ne suffisait pas, le guerrier ravalerait ses remords et son amertume. Comme toujours.

On ôta ses liens et son bâillon au sieur Venders, puis on lui jeta son arme. Le draeneï et l’humain étaient encerclés par la foule des pirates qui s’était agrandie entretemps. Van Cleef, en retrait lui aussi, croisa les bras et fixa les deux hommes.

Venders ne prononça pas la moindre parole une fois son bâillon enlevé. Il saisit sa rapière, se leva la mâchoire serrée, et une fois debout prit instantanément un maintien fier et droit.

Stropovitch avait déjà affronté la rapière. Cette escrime lui déplaisait fortement, basée sur de légers mouvements de poignets et tout un arsenal de feintes. Si Venders se battait calmement et avec tous ses moyens physiques et psychologiques, le combat serait rude.

Venders prit la posture d’attente, les genoux pliés et flexibles, la rapière pointée vers le draeneï – si ce dernier courait droit sur lui, il serait esquivé, feinté et transpercé.

Stropovitch soupira. D’habitude il attendait les attaques, mais là l’autre l’attendait et ne céderait pas.

Il faut que je le sorte de ses habitudes.

À la surprise générale, le draeneï ôta son gant gauche et le jeta au sol. Sans dégainer ses armes, il s’avança lentement vers le bretteur. Celui-ci manifesta de l’étonnement. Stropovitch s’arrêta tout près de la pointe, à une distance où il n’aurait pas le temps d’esquiver si l’autre attaquait. L’humain était déstabilisé, hésitant – il venait seulement de prendre conscience qu’il ne connaissait pas vraiment les capacités de ces extraterrestres. Stropovitch baissa soudain sa main droite vers l’arme qui pendait à son flanc gauche, dans un mouvement vif. Venders était forcé à la contre-attaque instantanée. De façon fulgurante, à la rapidité de l’éclair, la pointe de la rapière fendit l’air pour transpercer la poitrine du draeneï.

L’assemblée retint son souffle, incrédule. En même temps que sa main droite s’abaissait, Stropovitch avait levé sa main gauche dégantée vers sa poitrine, paume orientée vers la pointe de la rapière, laquelle l’avait transpercée et avait été déviée dans le mouvement de la paume vers le ciel.

Le draeneï avec une précision diabolique avait cueilli au vol et dévié la pointe de l’épée ! Et ce au prix d’une blessure bénigne.

Les yeux de l’assistance étaient ainsi fixés sur la paume transpercée du draeneï et n’avaient même pas encore perçu ce qui s’était passé la demi-seconde suivante : Stropovitch avait tout de même saisi son arme de l’autre main et avait tranché d’un coup net, vif et silencieux la tête du capitaine, qui n’était même pas encore tombée de son cou. Quand le corps s’effondra mollement et que la tête roula, les pirates ouvrirent des yeux hallucinés. Stropovitch, lui, comme à chaque fois qu’il assassinait quelqu’un, ne ressentit que du dégoût.

Van Cleef se mit à applaudir calmement, sans commentaire immédiat.

« Bien ! Une efficacité de bourreau. Tu l’as surclassé alors que des hommes de la trempe de ce capitaine ne se trouvent pas à tous les coins de rue. »

J’espère que le spectacle vous a plu, bande de crevards.

« Maintenant l’épreuve de sang-froid ! »

La foule se fendit à nouveau pour laisser passage à une autre personne ligotée et bâillonnée… en l’occurrence une petite fille blonde au visage larmoyant.

« Voilà une enfant que nous gardions en otage pour nous assurer le silence d’un traître – mais il n’est pas obligé d’apprendre qu’elle est morte, n’est-ce pas ? Tue-la de sang-froid et tu es des nôtres. »

Et m**de.

Le draeneï avait deux secondes pour réfléchir. Autour de lui l’encerclant, une soixantaine de pirates. Il était sur le pont d’un navire, au milieu d’une gigantesque grotte. Grâce à sa stature, Stropovitch pouvait voir par-dessus la foule qu’il y avait deux embarcadères, un de chaque côté du navire. Étant donné qu’il n’avait pas passé beaucoup de temps les yeux bandés à partir de l’entrée de la mine, un des deux embarcadères menait à la sortie, l’autre à s’enfoncer plus avant encore dans le Repaire. Aucun moyen de trancher.

Il soupira – ou plutôt il expira fortement par les narines. S’il s’enfuyait, il n’aurait aucune chance de survie. Mais il ne devait pas non plus tuer la fille.

Quelque chose clochait. Le noble qui l’avait engagé était très intelligent, comme l’avait prouvé sa stratégie avec Jack. Pas du genre à ne pas demander de garantie. Or Van Cleef avec cette fille avait une mine d’or à disposition. Il pouvait demander grâce à elle des rançons régulières, que le noble lui verserait par l’intermédiaire d’un agent qui aurait pour tâche de s’assurer d’abord que la fillette était vivante.

De plus Stropovitch ne faisait pas encore partie de la Confrérie. Il était étrange que Van Cleef lui révèle pourquoi il gardait la fille, lâchait-il ainsi des informations à des inconnus ? Ou bien…

Stropovitch saisit une épée. Un pas en avant martelé sur le sol, simultanément un coup horizontal si rapide que les pirates ne virent que l’air onduler.

La perruque tomba au sol, les cheveux coupés s’éparpillant en l’air avant de se déposer lentement.

Une exclamation parcourut l’assistance. Sous la perruque de la fausse fillette se montrait un crâne chauve et vert, maquillé à partir du front pour imiter la peau humaine, et assorti de deux oreilles pointues sur les côtés.

Le gobelin se redressa, une sueur froide perlant sur ses tempes. Il arracha son bâillon et gémit : « Bon sang, heureusement qu’il a réussi l’épreuve, je comptais éviter son attaque s’il tombait dans le panneau, mais je n’aurais pas pu, il est ahurissant patron, j’ai rien vu venir. » Il se retourna vers Stropovitch. « Salut gars, moi c’est Sneed, le bricoleur en chef ici, hé hé. Fiou mon cœur tu lui as pas fait de cadeau là, avant que je me calme ! J’me disais aussi inventer une épreuve pareille juste pour ce gus c’était vraiment risqué. Bah tu vois t’as deviné que Van Cleef était pas du genre à sacrifier des sacs à pépettes comme ça. Hein patron, l’est fortiche il a flairé l’embrouille, hein ! Patron ? »

Stropovitch, Sneed et les pirates levèrent les yeux vers Van Cleef. Lequel, le bandeau ôté, regardait fixement le draeneï avec un air extrêmement sérieux.

Un silence de plomb s’installa aussitôt.

Le sang de Stropovitch se figea. Van Cleef se doutait de tout depuis le début. Il avait senti que la demande d’intégration du draeneï était louche. Il s’était demandé si cela n’avait pas un lien avec la fille. Voire pire ! Il y avait eu des fuites et Van Cleef savait qu’il avait été contacté par Jack. Oui ! Van Cleef ne s’était sûrement pas contenté de garder la fille en otage ! Un ou plusieurs espions surveillaient sûrement le noble. Ou l’auberge.

En tout cas pour une raison quelconque Van Cleef était suspicieux. Et il l’avait testé et démasqué. Il avait percé le visage fermé du draeneï lorsqu’on avait jeté la fille à ses pieds, avait vu et compris son regard sur les embarcadères, avait lu sa décision finale.

Et maintenant il regardait toujours Stropovitch, et avait compris qu’il avait compris. Aussi se contenta-t-il de soupirer et de dire avec flegme :

« Tuez-le. »

Les pirates restèrent interdits. Van Cleef insista : « Quoi ? Tuez-le, allez. C’est un ordre. »

Les pirates se tournèrent vers Stropovitch et dégainèrent leurs armes. « Désolé, gars », fit Sneed.

Garder le contrôle. Velen ô grand Prophète, je n’ai pu faire mien votre enseignement, si ce n’est ce principe. Si je ne veux pas être dépossédé par l’Étranger. Si je ne veux pas perdre conscience et raison. Rester calme. Je ne peux survivre qu’en faisant un massacre. Qu’en faisant calmement un massacre.

1 mention « J’aime »

Hé bien puisque nous sommes en accord sur ce point, je suis prêt à écouté la suite de votre récit.

commande une bière à la serveuse

Chapitre 4

Tout se passa à une vitesse affolante. Les muscles du visage de Stropovitch se contractèrent férocement. Une demi-seconde plus tard, cinq pirates gisaient au sol, diversement étripés et démembrés. Stropovitch avait fait une trouée dans le cercle et sauté du navire. Les pirates dégainèrent arcs, arbalètes et fusils et se penchèrent. Pas de trace du draeneï.

« Il s’est planqué, dit Van Cleef. Med et Kiros, surveillez l’embarcadère ouest, Levis et Nico, l’est. Surveillez l’eau aussi. Les autres, je vous divise en trois groupes et vous fouillez le galion. » Un groupe pour chaque second : Gilnid le superviseur de la Fonderie, Vertepeau l’ancien capitaine du navire, grand gobelin sadique amateur de hallebardes, et Monsieur Châtiment, un tauren aussi puissant et lourd qu’un engin de siège.

Je me suis rattrapé à une écoutille très proche du niveau de l’eau après avoir sauté, il ne devrait pas y avoir de niveau inférieur ; pour trouver la fille je dois fouiller méthodiquement en commençant par le fond. Ils s’agitent là-haut, je l’entends.

Je me glisse à l’intérieur. Couloir. Fond, porte gauche. Pompes en cas de prise d’eau. Porte droite. Cachot, vide. Je reviens, escalier, niveau supérieur. Des pas au-dessus de moi. Le fond. Porte gauche, cambuse, provisions. Porte droite, munitions. Je prends un fusil, le charge, saisis une giberne, la bourre de poudre. Ça descend l’escalier ; ça ouvre des portes ; ça arrive à la mienne ; je prends mon élan et l’enfonce d’un coup d’épaule. Ça envoie bouler le type et un collègue derrière au fond des provisions. Je tire dans le couloir. Des cris, du sang. Je reviens dans la pièce, mets mon fusil en bandoulière, brise l’écoutille, dégaine mes armes, sors, escalade la paroi du navire en y plantant mes lames, brise l’écoutille du dessus et entre. Ça chauffe en bas, ça crie. Là c’est une grande pièce emplie de hamacs. Je recharge le fusil. Sneed entre. Comme je ne l’ai pas entendu, il doit être seul, pas de quoi gâcher la poudre, je le chope et lui tords le cou. Il n’a fait que couiner. Pressentiment. Je bondis en arrière au moment où une énorme masse s’abat sur moi et fracasse le plancher.

Garder le contrôle.

Dans le mouvement je tranche le manche de l’arme avant qu’il la relève puis tire. Le tauren mugit. Il est dans l’encadrement de la porte, il y a des gens derrière mais il prend toute la largeur du couloir. Je jette le fusil, je vais planter mes épées dans la poitrine du tauren, le maintiens debout. Il est lourd. Je m’entends crier sous l’effort. Je le laisse s’affaisser un peu sur mon épaule pour pouvoir le soulever, et avance, et cours, et pousse les autres de l’autre côté qui s’exclament et s’ahurissent. Ne pas leur laisser le temps de pousser de leur côté en retour. L’un d’eux perd l’équilibre et tombe. J’entends ses os craquer sous mes sabots tandis que j’avance. Enfin des bruits de chute. Je m’arrête et balance le tauren dans l’escalier avec les autres. Le corps du tauren écrase un gobelin en contrebas. Les autres que j’ai poussés et qui sont tombés sont mal en point ou tétanisés. Le couloir, les portes, ce doit être les chambres des seconds. Une. Deux. Trois. Quatre. Vides. Ça s’active de nouveau en bas. Et en haut. Une autre masse détruit le plafond avec une force surhumaine et un ogre s’abat dans le couloir dans un fracas épouvantable.

Rester calme.

« Rhakh’Zor pas cont… » Ses tripes jonchent le sol tandis qu’il ouvre bêtement les yeux et la bouche et qu’un filet de bave va rejoindre la mare de sang à ses pieds. J’entends des hommes monter les marches et charger des fusils. Je saute et agrippe les bords du trou fait par l’ogre, et me hisse. Le pont. Des hommes y sont postés à gauche et à droite, et me regardent l’air effrayé, armant leurs arcs d’une main tremblante. Vite. Deux corps tombent dans l’eau, leur sang aussi en arcs rouge vif. Je me tourne. Une flèche m’égratigne l’oreille. Et de quatre moitiés d’homme à la mer. Ça s’interroge en bas. Je sors un canon de son emplacement – bon sang que c’est lourd – il roule – chaque seconde compte – je le mets la gueule abaissée dans l’axe de l’escalier. Le baril de poudre est là. Je charge et allume la mèche. Ils ont fini de fouiller en bas et ont sûrement entendu le canon rouler. Ils montent. Le premier qui voit la gueule de métal ouvre les yeux, incrédule. Feu – mes tympans hurlent, je tousse, m’étouffe – trop de poudre – mes yeux pleurent. Le boulet a traversé le bateau. Pas de temps à perdre. Assourdi, les oreilles sifflantes, je réemprunte le trou de l’ogre. Un gobelin m’accueille en bas un fusil braqué sur moi.

Rester calme.

L’index de sa main droite desserre la gâchette, maintenant qu’elle n’est plus reliée à son bras. Ses yeux et sa bouche se referment, maintenant qu’ils sont séparés du reste de sa tête. J’en vois d’autres derrière qui regardaient encore les résultats du boulet et qui commencent à peine à se retourner. Un, deux, trois, quatre. Ça crie encore mais c’est hors de combat, pas le temps de les achever. Une porte, près de l’escalier. Chambre luxueuse, bureau, carte, compas, bourses d’or. Celle du capitaine. Qui n’est pas là. Placard. La fille. Je reviendrai. Je referme le placard. Je retourne dans la pièce aux hamacs, reprends le fusil, le recharge, agrandit le trou du tauren à coups de sabot et saute. De l’eau, jusqu’à la taille – le boulet a brisé la quille, un trou béant fait sombrer le bateau. Des gobelins paniquent en tentant d’installer la pompe. Aucune résistance. Leurs corps déchiquetés flottent. Je me penche au moment où une hallebarde allait me sectionner la nuque. Un grand gobelin avec un grand sourire sadique, dans l’escalier. Il fait tournoyer sa hallebarde autour de lui, je ne vois rien, l’air siffle. Il veut me déstabiliser.

Rester calme.

Arme plus longue que les miennes : je tire. Il a réagi vivement, la pointe de la hallebarde était sur le chemin mais elle a sauté. Il veut se battre avec ce qui reste – un bâton. Ses dents se serrent. Il n’a plus de dents. Le coup de poing l’a sonné. Je lâche le fusil, dégaine et le termine. Je remonte, vais récupérer la fille ligotée et bâillonnée, qui ne dit ni ne fait rien, la pauvre, elle est terrorisée. Je redescends, détache la fille – je laisse le bâillon – la balance dans l’eau par l’écoutille par laquelle j’étais rentré, la suit, la repêche, me hisse sur l’embarcadère. Là où Van Cleef m’attend.

Son bandeau était mis.

Ses bras, croisés, le regard, acéré.

« Est-ce que tous les gens de ta race sont comme toi ? J’en doute. »

Stropovitch, haletant, posa la fille et s’avança. Dégoulinant d’eau et de sang.

Derrière lui, les gémissements et les craquements sinistres d’un navire qui sombre.

Van Cleef dégaina ses deux épées. Stropovitch remarqua l’aspect poisseux de leur tranchant. Du poison. S’il m’égratigne, je suis mort.

« C’est de la maille fine avec de l’armure de cuir renforcé dessous que tu as là. Tu me permettras de viser directement la tête ? »

Stropovitch fronça un sourcil d’un demi-millimètre. Pourquoi parler et me laisser ainsi reprendre mon souffle ? Ce n’est pas un comportement de pirate, ce souci d’honneur et de bienséance.

« Quel que soit le prix que l’on te paye, c’était de la folie de faire tout ça pour cette gamine. Tu cherchais autre chose que de l’argent. »

Stropovitch fronça l’autre sourcil. Ses battements de cœur reprenaient progressivement une allure normale.

« Étant donnée ta force, je comprends que tu aies été attiré par un tel défi – tu devais t’ennuyer. Tu n’es donc pas un mercenaire digne de ce nom, qui privilégie la prudence et les plans solides. »

Et alors ?

« Tu voulais un beau combat à mort ? J’accepte. Si c’est moi qui meurs, tu effaceras enfin définitivement une page de l’histoire de Hurlevent que la caste dirigeante veut tourner depuis longtemps déjà. »

Je me fous de vos histoires politiques, Van Cleef. Mais j’ai fait un serment. Et si je veux tenir mes engagements, je dois m’entraîner. Contre les meilleurs. Contre les pires. Autant qu’il le faudra.

« Qu’importe, hein ! Tu m’excuseras de t’avoir laissé reprendre ton souffle, c’est que j’ai de vieilles habitudes de la bonne société auxquelles je tiens. Certes il n’y a pas de témoin, mais c’est un combat singulier. Un combat honorable. D’homme à homme. »

Derrière le draeneï l’eau était agitée d’énormes remous tandis que le navire – la caverne résonnant de ce bouillonnement – achevait de sombrer. Puis un bruit sourd : la carcasse de bois avait heurté le fond. De nombreux corps sanguinolents émergeaient les uns après les autres, entourés de halos de sang qui s’agrandissaient en lentes arabesques.

Au premier plan de ce tableau macabre, Van Cleef vit Stropovitch se redresser fièrement, puis s’incliner respectueusement.

« J’en conclus que tu es prêt ? »

Stropovitch acquiesça.

Le regard de Van Cleef devint celui d’un oiseau de proie, les yeux grand ouverts, les pupilles rétrécies. Il se positionna souplement, une épée en garde devant lui, une épée dissimulée dans le dos. L’intensité de son regard ! Il cherchait à l’hypnotiser, ou à l’effrayer, vraisemblablement les deux à la fois.

Rester calme.

Van Cleef attaqua en raccourcissant la distance entre eux deux de plusieurs pas rapides et souples tels ceux d’un félin. Il attaqua avec l’arme visible, ce qui était une feinte évidente : Stropovitch para de la main gauche et cueillit de la droite la lame que le capitaine avait sortie de son dos. Les poignets tournèrent, les lames glissèrent, dans des mouvements de contre et de contre de contre, cherchant les ouvertures. Le draeneï sentit en une seconde qu’il perdrait à ce jeu-là ; il lâcha ses armes, attrapa dans le mouvement les poignets de Van Cleef et les lui tordit férocement, puis abattit son crâne sur celui de son adversaire.

Ce dernier l’esquiva en se jetant au sol sur le dos, posa ses pieds sur le torse du draeneï penché et le fit basculer par-dessus lui.

Ne pas lâcher.

Stropovitch ne lâcha pas les poignets de Van Cleef ; chacun se tourna sur le ventre et se releva, les mains toujours liées ; le draeneï retenta un coup de tête mais l’autre le tira violemment sur le côté, la jambe dans le chemin des siennes ; Stropovitch trébucha mais ne perdit pas l’équilibre ; il réentreprit de broyer les poignets du pirate mais celui-ci riposta par un souple coup de pied en direction du menton du draeneï ; lequel esquiva en fléchissant les genoux et en se penchant en arrière et un peu de côté juste ce qu’il fallait pour laisser passer le pied, puis se redressa brusquement pour cueillir la jambe. Le mouvement avait été une merveille de rapidité et de précision. Van Cleef était coincé, la cheville sur l’épaule de son adversaire. Il eut une microseconde d’hésitation que Stropovitch exploita : il tira violemment les poignets du capitaine vers le haut et lui asséna enfin un coup de tête brutal.

La fillette, toujours bâillonnée, les observait, immobile.

Van Cleef lâcha ses épées et s’effondra sur le sol.

Stropovitch les saisit bien en main et se pencha pour trancher net la gorge de l’humain.

L’arme valdingua de l’autre côté du pont. Le pirate avait une troisième lame dissimulée et l’avait utilisée pour parer le coup de grâce et désarmer la main droite du draeneï.

Van Cleef se releva en un clin d’œil. C’était au tour de Stropovitch d’avoir une fraction de seconde d’hésitation ; un coup de pied puissant dans sa main gauche lui fit lâcher la seconde arme qui s’éleva en tourbillonnant dans les airs ; puis un second coup de pied en pleine figure le fit tomber à la renverse ; Van Cleef récupéra la seconde épée au vol lorsqu’elle retomba.

Stropovitch n’attendit pas le coup de grâce ; dès le contact avec le sol il effectua une roulade arrière et se redressa en ramassant les armes qu’il avait laissé tomber en début d’affrontement. En vain : le temps pour lui de relever les yeux les deux épées de Van Cleef avaient sectionné la maille et s’étaient enfoncées profondément de chaque côté de sa large poitrine.

Ouverture.

Pendant la demi-seconde où Van Cleef assurait la pénétration de ses armes il fut vulnérable ; le draeneï en se redressant martela un pas en avant et éventra le pirate de ses lames croisées.

La fille à deux mètres de là fut aspergée de sang mais ne bougea pas, hallucinée.

Le capitaine tomba à genoux, le visage grimaçant, se tenant le ventre tandis qu’une mare de sang se déversait sous lui. En face le mercenaire fit de même, retirant les deux épées de sa poitrine avec des expressions de grande souffrance.

« Les poisons de mes lames vont te tuer. D’ordinaire l’effet est foudroyant, c’est pour cela que je me suis laissé surprendre, j’ai… été stupide. »

Van Cleef était livide. L’hémorragie était impressionnante.

Le draeneï sentit son cœur souffrir. Battre était soudain terriblement difficile. Chaque pulsation arrachait au mercenaire une grimace de douleur aiguë. Il se pencha en se contorsionnant et en laissant échapper des râles, sous le regard fixe du capitaine.

Derrière ce dernier des dizaines de carriers Défias arrivaient d’un air ahuri, de l’intérieur de la mine. Ils s’avancèrent jusqu’au bord du pont, mais aucun n’approcha. Ils observaient la mort des deux combattants, incrédules, silencieux.

Je l’ai faite, l’erreur fatale, l’hésitation qu’il ne fallait pas avoir. Je vais mourir.

Pulsation, douleur.

Mon cœur brûle si fort… C’est un anti-coagulant. Je ne pensais pas que ça produirait une telle chaleur…

Pulsation, larmes.

Velen, sainte Lumière, inspirez-moi une solution, vite…

Pulsation, panique.

Ce feu s’étend à tout mon corps, mon cœur se serre si fort, si fort ! C’est… tout s’embrase, bon sang, c’est le démon qui veut… survivre lui aussi !

Pulsation, douleur.

Si je le libère, il me régénérera… Mais il faut… que je reste… LE MAÎTRE !

Pulsation, rage.

Van Cleef et les mineurs ouvrirent de grands yeux qui brillèrent en reflétant l’éclat des flammes.

Stropovitch se redressa, les yeux flamboyants, et un grondement retentissant s’éleva des tréfonds de son être et résonna dans la caverne. Dans une grimace atroce il se releva.

La fille regardait toujours, fascinée au-delà de la terreur.

Le corps du draeneï devint rouge. Sa poitrine vibra visiblement. Son cœur apparut, noir, à travers la peau, et les veines noires affleurèrent à leur tour, frémissantes.

Son visage était déformé par une lutte intérieure féroce. Il était submergé par des souffrances indicibles mais les affrontait comme un roc dans un ouragan.

Les mineurs crièrent, quelques-uns s’enfuirent mais le plus grand nombre avait les jambes rompues par la peur.

Un grondement surpuissant détona dans la caverne. L’air autour du draeneï ondula sous l’effet de la chaleur infernale qu’il dégageait.

Alors, il parla ! Stropovitch ouvrit la bouche et d’une voix d’outre-tombe qui n’était pas la sienne dit :

« JE… VAINCRAI. »

Le corps de Van Cleef s’enflamma à ces paroles. Il hurla, torche vivante.

Tu ne vaincras pas, démon. Tu es infiniment plus fort, mais JE RÉSISTERAI !

Les mineurs paniqués rampaient en couinant vers la sortie.

Stropovitch, ses dents s’enfonçant dans ses gencives tellement il les serrait, aperçut la petite fille. Cette vue l’ébranla si puissamment, qu’elle l’aida à se maintenir sur le seuil de l’abîme. S’il restait près d’elle, elle mourrait brûlée. Il fallait qu’il s’éloigne d’elle. Mais s’il l’abandonnait là, seule, il fallait d’abord…

Anéantir tous ceux qui pourraient lui faire du mal.

« Question discrétion, c’est raté, vieux. »

Jack se curait les dents consciencieusement. Il tenait la fille par la main. Elle se cachait derrière lui, pétrifiée.

« On te d’mande de libérer une fille et tu fais quoi ? Alors si j’ai bien compris l’histoire, tu tues tout l’équipage, tu crames Van Cleef, tu coules le navire, tu dézingues l’intégralité des mineurs, tu détruis la forge cachée d’la Confrérie, tu sors, tu réduis en cendres la moitié d’Ruiss’lune, et pour la beauté du travail bien fait, tous les camp’ments Défias de la zone. »

Stropovitch, l’air soucieux, regardait pensivement ailleurs. La vieille folle d’aubergiste était, on ne sait pourquoi, hilare.

« Sans oublier la gamine qui m’dit tantôt que tu t’étais transformé en monstre et que t’es rev’nu la chercher que l’lendemain. J’dis pas qu’j’y crois pour les détails du monstre, mais pour c’qui est qu’t’as une case en moins, ça d’accord, y a pas d’doute, faut t’faire soigner mec. Laisser la fille derrière pour aller massacrer tout l’voisinage, c’pas du travail de professionnel, t’es d’accord. »

Elle était restée seule des heures durant au milieu d’un désert noir, à respirer un air saturé de cendres où l’odeur du bois brûlé se mêlait à celle des chairs carbonisées. Elle en serait hantée toute sa vie. Le draeneï gardait le silence. Jack jubilait d’avoir inversé les rôles depuis leur première rencontre.

« Mon employeur va pas r’vendiquer la chose, mais vu comme tu t’la jouais quand on s’est vus l’aut’jour, j’vais pas m’gêner pour t’ruiner discrèt’ment ta réputation. Désolé, hein ! »

Stropovitch ne réagit pas. Sa décision était déjà prise.

« Bon v’là ton salaire, dit-il en jetant une énorme bourse sur la table, et profites-en bien ! T’en auras pas beaucoup d’autres. » Il resta un instant, s’attendant à ce que le mercenaire en contrôle le contenu, mais ce dernier ne bougeant pas, Jack haussa les épaules et disparut avec la fille, sans au revoir.

Stropovitch resta longuement assis, l’air sombre. Avant toute chose, il devait aller trouver Velen à l’Exodar et oser lui demander conseil…

…alors qu’il sait que j’ai causé la mort de tant des nôtres…

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Et beh, faut pas l’énerver le monsieur. La suite ?

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Chapitre 5

« Si nous vous avons appris à lire, c’est pour une raison très simple, celle-ci ! »

L’austère draeneï vêtu d’une longue robe dorée désigna à la jeune assemblée, assise à même le sol, les rayons chargés de la bibliothèque.

« À partir d’aujourd’hui, nous tenterons ensemble de vous amener à la Lumière. Cette voie est ardue. Pour une raison très simple. » Déjà deux fois, notai-je. Pour Maître Kalten, tout semblait simple.

« La Lumière est un pouvoir, comme le feu, le givre, les arcanes, d’où il découle une école de magie spécifique. Mais elle est bien plus que cela. Comme l’Ombre, la Lumière n’est pas un pouvoir neutre moralement. Elle se situe à un autre plan, au plan spirituel, celui de la lutte du bien et du mal. »

Certains enfants écarquillaient les yeux, fascinés à l’idée de participer à cette grande lutte universelle. Ce premier cours, réservé aux jeunes adolescents, était comme un rituel de passage à l’âge adulte. À l’âge où l’on arrête de jouer aux héros, pour en devenir un vrai.

« Si je veux m’approprier un autre pouvoir magique, il faut que je me connecte au plan dont il est issu, et y puise autant que mes forces propres me le permettent. Mais pour manipuler l’Ombre et la Lumière, il faut une harmonisation supplémentaire. Et comment fait-on ? Eh bien très simplement ! »

Il m’angoissait déjà avec sa simplicité.

« Vous devez d’abord vous imprégner de ces principes », dit-il en brandissant un énorme livre à la couverture luxueuse sertie de joyaux. « Une fois que vous aurez fait vôtre tout cet enseignement moral, vous ne connaîtrez plus doute ni tourment. La tentation de la faute ? Envolée. Une décision à prendre ? Vous prendrez la bonne et personne ne vous en détournera. Vous saurez faire la part des lâches et des braves dans votre entourage. Vous aurez l’étoffe dont on fait les héros. »

Un silence époustouflé s’empara de l’assistance. Certains enfants voyaient déjà leurs noms dans les légendes.

« Cet enseignement guidera aussi vos introspections. Vous devrez en effet passer en revue tous vos actes passés, les examiner et en tirer les plus saines leçons. Pourquoi, me direz-vous ? Pour une raison très simple : la paix. Pour recevoir pleinement la Grâce, vous devrez faire paix et tranquillité en votre âme et conscience. »

Il eut un sourire paternel en regardant les enfants.

« N’est-ce pas merveilleux ? Je vous propose la pureté. Plus vous serez purs, mieux vous communiquerez avec le plan de la Lumière. »

Il n’y eut évidemment pas d’objection.

« Pour cette première étape, il n’y aura pas de test, nous nous fierons entièrement à vous. Pourquoi tant de confiance ? Très simplement, parce que si vous échouez vous échouerez également à l’enseignement pratique. Vous n’obtiendrez pas la Grâce de pouvoir faire agir la Lumière dans ce plan par l’intermédiaire de votre volonté. C’est une conséquence inévitable. Si vous lisez ces livres de sagesse de façon désinvolte, ne les apprenez pas, n’assimilez ni n’appliquez ces principes, n’avouez pas vos fautes, mentez aux autres et à vous-mêmes, alors vous ne serez ni prêtres ni paladins, et devrez vous orienter vers d’autres Maîtres que moi et devenir mages, chamans, voire, ajouta-t-il en laissant échapper un rictus, pour les imperméables à toute forme de magie, guerriers. »

Un an plus tard, me voilà debout à scruter depuis une demi-heure les visages impénétrables des Boucliers de Velen, la garde rapprochée du Prophète. Kalten m’avait demandé d’attendre.

Enfin une sentinelle reçut un message d’une autre et vint me chercher.

On m’introduisit dans un couloir bordé de vigiles, puis dans une vaste pièce lumineuse, dont le mur circulaire était recouvert d’étagères envahies d’énormes livres.

Au centre, une table. Trois sièges. Kalten à droite, Velen à gauche – qui me fixaient impassiblement – et, dos à moi, le siège qui m’était destiné.

Je déglutis et m’avançai. Lentement. Les yeux au sol. Et m’assis enfin. Les yeux sur la table – à fixer la plume d’or, la feuille de parchemin et l’encrier de khorium qui y étaient disposés. Je sentais près de moi l’aura de Velen – l’aura de la bienveillance faite chair. Velen, êtes-vous un dieu…

La voix la plus grave de l’Univers, qui résonnait comme dans une grotte.

« Mon enfant… »

Prophète, vous le Bon, vous le Père, vous que je vénère et aime, je le sais, je vous ai déçu… Des larmes coulèrent sur mes joues.

« Kalten me dit que tu es imperméable à la Lumière… Explique-moi, Stropovitch… »

Je levai mon visage larmoyant vers lui. Il était sincèrement et profondément attristé… J’ai voulu mourir en cet instant.

Je saisis d’une main tremblante la plume et me mis à écrire très vite et très mal, sans rien voir à travers mes yeux noyés de désespoir.

Enfin je m’adossai brutalement à mon siège et arrêtai de respirer. C’était écrit.

Kalten sortit d’une poche de chemise une paire de lunettes à la fine monture dorée et la mit d’un geste élégant. Puis il saisit la feuille mouillée de larmes en en pinçant un coin avec deux doigts. Avec l’air de déchiffrer un message crypté, il lut à voix haute à l’attention du Prophète, lequel, le regard empli de compassion, considérait l’enfant blotti et secoué de sanglots, triste petite boule de malheur.

« Ô grand Prophète j’ai lu la totalité des livres de sagesse de la bibliothèque, j’ai tout compris, tout appris et voulu faire miennes toutes ces exigences de vertu, de recherche de justice en son cœur et dans le monde, de force, de volonté, de sacrifice, d’amour. J’ai aimé cet enseignement même et l’ai trouvé beau. »

Oui, beau. Si beau. Comme vous, Prophète. Si cet enseignement avait un visage, ce serait le vôtre.

« Mais mon âme ne veut pas trouver la paix. Je ne parviens pas à faire le vide en moi pour accueillir la Lumière. Je sais que je n’ai péché d’aucune façon dans mon passé, mais cette chose dans mon cœur ne veut pas me laisser trouver le repos de la conscience. Depuis que je me suis réveillé ce jour-là la peur ne m’a jamais quitté. »

L’angoisse sourd en moi à chaque seconde, je l’entends, comme un autre cœur dans mon cœur, qui a toujours un battement d’avance.

« Elle est comme une faute que j’aurais commise en restant innocent. Je suis devenu impur avant même de connaître le sens de ce mot. Je ne peux recevoir l’enseignement de la Lumière. Je suis indigne de votre attention, Prophète. »

Kalten, embarrassé, considéra quelques instants encore ce texte, inattendu de la part d’un enfant.

Et là il se passa quelque chose d’extraordinaire.

Les yeux millénaires de Velen s’embuèrent. Je restai interdit, ne sachant que penser, désirant disparaître. Sa main attrapa mon bras avec douceur et il m’attira à lui. Il me prit dans ses bras.

Son aura m’investit. Ma peau frémit puis ondula d’une douce chaleur. Mon cœur s’apaisa, mes peurs, mon désespoir, mes remords, tout se dissipa telle une brume qui s’effiloche. L’unique moment où j’éprouvai la sérénité. Moment dont je garde le souvenir tel un trésor.

« Mon enfant… » murmura-t-il de sa voix caverneuse, où j’entendis l’écho d’une tristesse elle aussi millénaire, celle que la perte d’amis, de parents et de milliers de ses frères à travers les âges avait laissée dans sa mémoire profonde comme l’éternité.

« Pour une raison mystérieuse nous n’avons pu ni te purifier, ni te donner les moyens de te purifier toi-même. Ta seule chance de survie est désormais de te renforcer. De maîtriser ton corps, tes pensées, tes sentiments. De te forger une volonté d’acier, qui ne cédera devant aucune force. Nous y pourvoirons. »

Je me noyai dans sa tendresse, m’y blottis et sans m’en rendre compte glissai vers un sommeil tel que j’en avais pas connu depuis mon immolation.

Kalten vint chez moi le surlendemain de l’entrevue avec Velen, très tôt. Ondraïev pensait que je dormais encore, alors ils s’entretinrent à voix basse. Mais je ne dormais pas. J’avais passé la nuit à pleurer de rage et d’impuissance et à maudire mon sort et le démoniste qui l’avait scellé.

« Le Prophète pense qu’en dehors de la Lumière, les écoles de magie sont dangereuses pour lui, dit Kalten. Il ne faut pas qu’en plus de ce feu démoniaque, il soit soumis aux tentations des arcanes.

– Qu’il ne devienne pas mage, soit, mais le chamanisme me semble un bon choix. Le Long-Voyant n’a que les mots d’équilibre et d’harmonie à la bouche.

– Nobundo ? Certes le Prophète a confiance en ce Roué, mais il pense que manipuler des puissances parfois peu coopératives peut également mettre en danger la solidité mentale de l’enfant. Les entités élémentaires ne sont pas nos amies.

– Vous allez vraiment le confier à Arcân ? C’est à peine si on le laisse encore faire aux enfants un peu de gymnastique… »

Un silence gêné.

« Le Prophète connaît Arcân mieux que personne. Nous avons tous des sentiments mitigés envers Arcân, tous – sauf Velen. Comme toujours, mettons notre confiance en son jugement. »

Un second silence, puis des pas, et ma porte s’ouvrit. La silhouette d’Ondraïev.

« Stropovitch, apprête-toi, vite. Le Prophète t’a choisi un nouveau Maître. Kalten va te mener à lui. »

Je m’exécutai aussi vite que possible et m’approchai du vénérable draeneï en m’essuyant le visage du revers de la main.

« Celui à qui je te mène va te traiter de pleurnichard, me dit Kalten avec un petit rire forcé qui cachait mal son embarras. Sèche tes larmes en chemin. »

Je fis de mon mieux tandis que nous nous dirigions vers le Hall des Ressources – celui qui deviendrait le Hall du Commerce une fois le vaisseau écrasé. Point d’argent encore, chacun venait chercher ici nourriture et équipement dans les limites fixées par le rationnement.

La lumière diffusée généreusement par les cristaux m’éblouissait. Je me concentrai sur les pas de Kalten pour avancer.

C’est donc en clignant des yeux et le visage marqué de cernes et de traces de frottement que je m’arrêtai, la main de Kalten posée sur mon épaule.

« Stropovitch, voici Arcân, le Maître d’armes de ce vaisseau. »

Je m’inclinai en me fiant à l’orientation du corps de Kalten, encore trop ébloui pour distinguer nettement ce qui m’entourait. Je sentis un regard dur se poser sur moi. Kalten reprit.

« Tes camarades ne le verront qu’à partir de l’année prochaine pour fortifier leur corps et s’initier au maniement des armes. Quelle que soit leur voie tous passeront par Arcân. Tu es a priori trop jeune mais ta carrure devrait te permettre de t’entraîner avec tes aînés. Et comme aucune forme de magie ne te convient, il sera ton Maître à temps plein. Tu seras son seul vrai disciple. »

Silence. Je sentais toujours ce regard sur moi. Ma vue achevait de sortir des brumes mais je n’osai finalement pas lever la tête. Je sentis que Kalten était embarrassé par la situation. C’est donc encore lui qui reprit la parole, d’un ton gêné.

« Permettez-moi de prendre congé, Maître Arcân. Mon cours m’attend. »

Silence. Kalten hésita puis repartit, perplexe.

Je fixais toujours le sol, l’estomac noué. C’était ce regard qui me pétrifiait.

« TU VAS LA LEVER CETTE TÊTE, BÂTARD ? »

Le cri résonna dans tout le Hall, alertant les fournisseurs qui installaient leurs étals.

Mes jambes se dérobèrent sous moi. Piteusement assis par terre, je considérai enfin mon futur Maître.

C’était le draeneï le plus grand et le plus massif qui se puisse imaginer. Sa peau était d’un bleu argenté, le front vaste et bosselé, la chevelure longue et sauvage. Mais le plus étrange était que, contrairement à la totalité des autres draeneï bénis par la Lumière des Naarus, ses yeux ne brillaient pas ! Ils étaient même d’un noir de jais ! Les bras croisés, il avait planté ces yeux fascinants dans les miens.

Il reprit la parole, mais pas d’une voix vraiment radoucie. Il avait visiblement l’habitude de parler très fort.

« Mon nom c’est peut-être Arcân mais la magie et moi ça fait deux. Quand l’autre illuminé de Kalten m’a sorti hier soir qu’il existait un jeune comme moi, pour qui la Lumière c’est comme la poésie pour un ogre, bordel j’étais heureux. Je lui ai même demandé de t’amener pour ce matin, première heure. Et je vois quoi ? Une quiche molle ! »

Il soupira. Je baissai la tête, me retenant de pleurer de rage – tant ma honte était grande.

« Mais rêve pas gamin. Contrairement aux autres, tu vas être avec moi tous les jours toute la journée. »

Il me fit un grand sourire sadique.

« Et tu peux me faire confiance pour optimiser le planning. »

J’eus peur.

Mon entraînement commença immédiatement.

« Roulalaaaa, quel air nostalzique ! Zavez l’air d’écrire un truc qui vous émeut monsieur Grand Baraque. »

Pour le coup, la petite voix flûtée de la gnomette ne contraria pas Stropovitch. Il ferma son carnet et se redressa dans le hamac. Ils étaient les deux seuls passagers de ce bateau pour l’Exodar – plus exactement l’île de Brume-Azur sur laquelle le vaisseau draeneï s’était écrasé deux ans auparavant. La petite créature avait d’adorables grands yeux en amande couleur noisette, et les cheveux châtains-roux coiffés en deux nattes enroulées de chaque côté du crâne. Son air était curieux et réjoui.

Stropovitch se surprit à lui sourire, chose qui ne lui arrivait guère – il en eut une crispation aux commissures des lèvres. Il griffonna sur une feuille, la déchira et la tendit à la gnomette.

« Oooooooh vous êtes muet ? Mazette zavez dû apprendre l’écriture de tout le monde après votre atterrissaze zêtes courazeux. »

Autre feuille.

Elle rit. Du plus attendrissant petit rire de gnomette du monde.

« Oh bah moi zallez rire, si ze suis dans ce bateau pour l’Exodar c’est par puuuuuuure curiosité. »

Le draeneï, amusé, leva un sourcil.

Elle se hissa dans le hamac adjacent et s’assit en tailleur au milieu.

« Comme zen ai assez d’être la meilleure et que c’est ennuyeux à la longue bah ze prends des vacances et me suis dit : zou z’ai zamais visité l’Exodar, paraît que les gars de chez vous y zy vont pas par quatre semins pour construire un vaisseau, que c’est tout grand et tout. »

Autre feuille.

« Ce que ze faisais ? » Elle rit de nouveau – pour le plus grand plaisir du draeneï. « Ze fais partie de la meilleure équipe de gladiateurs du monde, vi môssieur. »

Stropovitch s’ébahit. Il avait en face de lui une combattante d’arène, une de ces personnes qui s’affrontent en huis clos dans des explosions de magie et des tourbillons de lames pour se placer parmi les meilleurs dans un championnat mondial permanent.

La terreur des arènes mâchonnait son index d’un air pensif.

« Zaurais bien aimé t’avoir comme guide mais un guide muet… » et elle s’esclaffa. « Bah on peut essayer qu’est-ce t’en dis l’armoire à sabots ? »

Stropovitch acquiesça.

Autre feuille.

« Marrant ton nom. Moi c’est Thiwwina », dit-elle avec un accent enfantin et un grand sourire lumineux.

Le draeneï était conquis. Il en oubliait presque l’angoisse qui montait progressivement en lui à mesure que le navire avançait vers l’île.

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Bonjours je fais que passer.

(il y a vraiment un problème pour multipost ? je connais des personnes n’ont pas ce problème)

Et sinon, c’est trés sympa a lire.

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Bonjour Zarock. Moi aussi je connais des gens qui n’ont pas ce problème, donc je réessaie à chaque fois, en vain. J’ai entendu dire qu’il y a une “réputation” de forum, peut-être que ça va s’arranger à mesure que je vais poster, recevoir des likes etc. En fait je n’en sais rien mais je réessaierai régulièrement le multipost pour vérifier (ça me ferait ch*** de quémander trop souvent genre “lâchez des coms svplz”). As-tu remarqué que j’ai posté le chapitre 5 quelques secondes avant ton post ? Bonne lecture !

Je m’en douter que tu allait me sortir ça.

Je faisais référence aux autres chapitres.

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Chapitre 6

L’amarrage de Valaar était calme ; le quai, vide, et le soleil là-bas qui se noyait dans la mer en jetant ses derniers feux à travers de lourds nuages de pluie, faisaient un tableau mélancolique. L’équipage discutait dans un coin, sans un regard pour les voyageurs.

« C’est normal que ce soit désert ? demanda Thiwwina. Ze veux dire, y a encore du monde à l’Exodar ? »

Stropovitch opina du chef et prit le chemin qui s’enfonçait dans l’île. La gnomette lui emboîta le pas, jetant des regards curieux autour d’elle, à l’affût du moindre élément de décor inconnu, exotique. Le draeneï était tellement accablé de honte d’oser reparaître parmi les siens que, si la présence de la gnomette ne l’avait pas obligé à contenir ses sentiments, il aurait sûrement rebroussé chemin.

Elle aperçut enfin au-dessus des arbres une pointe lumineuse.

« Waaaaaaaaaaah ! »

C’était de toute évidence le sommet d’un gigantesque bâtiment. Dans la pénombre du crépuscule elle ne pouvait voir distinctement, mais les parois du vaisseau semblaient incrustées d’énormes cristaux émettant une lumière rose diffuse.

« Z’y crois pas, il est entièrement mazique ce truc. Ze le sens, c’est zuste une grosse masse imprégnée de mazie, la plus grande condensation que z’ai zamais vue ! Me demande d’où vous sortez ces cristaux. Y a vraiment aucune massine là-d’dans ? » Stropovitch exprima l’ignorance. Les yeux de Thiwwina brillèrent de curiosité. « Faudra que ze retourne en Outreterre, zai dû rater un truc, vers Raz-de-Néant, z’ai trouvé la rézion mosse alors z’ai pas vraiment exploré, mais ça sentait la mazie à plein nez, ze suis sûre que ze trouverai des infos là-bas. »

Stropovitch s’arrêta, interdit. Cette gnomette était allée à Draenor ? Il reprit son chemin, pensif. Décidément, le destin voulait qu’il renoue avec son passé plus tôt que prévu.

« Qu’est-ce que t’as Stropo ? » lui gazouilla-t-elle en faisant de petits bonds à côté de lui.

Il griffonna quelques mots, lui tendit la feuille.

Elle plissa les yeux pour parvenir à lire malgré l’obscurité. Et s’esclaffa.

« Eh bien comme on dit essanze de bons procédés très ser ami bleu, ze me ferai une zoie de vous guider en Outreterre après notre visite ici ! »

Stropovitch, se forçant un peu, lui adressa un sourire reconnaissant.

« Ah vi quand même c’est assez impressionnant. »

La partie émergée du vaisseau s’élevait en pointe à une trentaine de mètres de hauteur, toute de métal scintillant et de fragments minéraux roses qui chantaient un petit air cristallin.

« C’est zoli ze trouve, et pis c’est grand, y a de quoi mettre un peu de monde là-dedans, mais pour un peuple entier c’est pas grand-çose, devez pas être nombreux les rescapés. »

La lueur des yeux de Stropovitch se voila. Il lui fit signe d’entrer.

Les gardes les saluèrent d’un hochement de tête et s’écartèrent. Stropovitch hocha dignement la tête en réponse, soulagé de ne pas être reconnu ; suivi d’un tonitruant « Bonsoir messieurs Baraques ! » Les gardes, une fois remis de leur étonnement, éclatèrent de rire. Quant au guerrier, c’était la première fois qu’il prenait la mesure des dégâts du crash – il lutta furieusement contre les larmes qui montaient à ses yeux.

La touriste et son guide s’enfoncèrent dans les entrailles du vaisseau par un long couloir bordé de débris de métal et de cristaux – qui l’éclairaient. « Oulalaaaa z’ai rien dit, c’est bien plus grand qu’on le croit de l’extérieur ! Mais dis donc c’était pas une petite çute que zavez fait là pour que ça s’enfonce autant dans le sol ! » Le draeneï serra les dents.

Ils pouvaient entendre, grandissant, le brouhaha confus de la vie du vaisseau. Deux draeneï accompagnés de deux elekks lourdement chargés les croisèrent, en jetant un regard étonné à la gnomette.

« Ah bah zont zamais vu de gnome ici faut croire ! Remarque, moi la première fois que z’ai vu les tentacules qui vous servent de barbe z’ai failli vomir – ne prends pas ça personnellement hein… »

Ils débouchèrent dans le hall du vaisseau.

Le hall était d’une immensité à laquelle Thiwwina n’était pas préparée : bouche bée et les yeux comme des soucoupes, elle regarda pour une fois sans parler.

Du plancher à la voûte il y avait au bas mot cinquante mètres. La salle faisait également une bonne soixantaine de mètres de diamètre. Au centre, jaillissant d’un large puits bordé d’énormes cristaux, une colonne de lumière rose au chant cristallin. Les parois violettes réfléchissaient cette lumière tout en diffusant la leur propre. Tout le hall baignait dans un brouillard de lumière magnifique, qui rendait flous tous les contours et toute la vie qui l’agitait.

Car en contrebas, autour du puits, Thiwwina put voir des dizaines de draeneï conversant, commerçant, se promenant, s’affairant, des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, oisifs ou pressés, sereins ou inquiets. Tout autour des arches, des entrées vers d’autres parties du vaisseau – dont elle ne distinguait pas les dimensions, mais qui semblaient tout aussi vastes.

Un papier s’agita devant elle.

Elle cligna des yeux comme sortant d’un rêve et lut pensivement le mot. « Je te laisse visiter, tu me poseras toutes les questions que tu voudras après. Fais attention à rester respectueuse. Moi je dois aller voir notre Prophète, tu ne peux pas m’accompagner. On se retrouve à la grande auberge en face de toi. »

Elle leva les yeux vers Stropovitch – elle lui arrivait au genou –, lui sourit et acquiesça avec enthousiasme. Soudain, elle disparut. Stropovitch soupira. Une mage, évidemment. Rien de tel pour fouiner que de se téléporter partout.

Il prit une grande inspiration et descendit la rampe qui menait au hall. Les draeneï le regardaient tandis qu’il fendait la foule en s’efforçant de paraître détendu. Certains hochaient la tête poliment, d’autres le regardaient impassiblement. Quelques-uns le fixèrent avec suspicion, voire s’éloignèrent à son passage.

Une main gantée de métal épais s’abattit soudain sur son épaule – laquelle ne broncha pas, d’ailleurs.

« Tiens, qui voilà ! De retour à la maison ? »

Darotân.

Une colère extrême s’empara en rafale du draeneï, et sa première impulsion fut de sauter à la gorge de son ennemi. Mais il se retint, ses yeux rougeoyant des braises de la haine.

Je DOIS me contenir. Absolument. Par respect pour Velen. Pour ne pas souiller de sang la lumière des Naarus. Et c’est trop tôt. Je ne suis pas prêt.

Il se retourna enfin, avec un regard terrible – le regard que vous poseriez sur l’être qui aurait assassiné votre enfant – vers un draeneï vêtu d’une magnifique armure dorée et ornementée, armé d’une énorme masse scintillante dans le dos, tout ouvragée et sertie de gemmes à l’éclat sans défaut. L’ensemble de l’équipement pesait assez lourd pour fatiguer un elekk, mais le paladin le portait avec aisance.

« Ça fait longtemps vieux frère ! » s’exclama-t-il en lui broyant l’épaule, l’air sarcastiquement joyeux. Tout le hall l’entendait – et même l’écoutait. « Quelle coïncidence, je venais rapporter à Velen les progrès de la Lumière en Outreterre – et ma modeste participation dans cette entreprise, ajouta-t-il d’un air fat. Et je te trouve, mon bon camarade ! Nous qui avons étudié ensemble ! Enfin, pas très longtemps en fait », appuya-t-il avec un petit rire grinçant.

Quelques personnes pouffèrent dans l’assistance.

« Tu viens toi aussi lui raconter tes exploits ? Laisse-moi deviner, tu as achevé avec succès ta grande campagne de dératisation du Tram des Profondeurs ? »

Il rit à gorge déployée. Beaucoup sourirent de la pique du paladin.

« Allons allons, dit-il, les larmes aux yeux d’avoir tant ri, ne le prends pas mal mon frère, une petite taquinerie bon enfant, rien que de très affectueux ! Allons trouver Velen ensemble ! »

Il lui passa un bras autour des épaules et joignit son pas au sien, tout en prenant bien soin de s’appesantir sur le guerrier. Mais le dos de Stropovitch ne fléchit pas d’un iota.

« Il va être bien content de nous voir, j’en suis sûr. C’est qu’il aime tous les ressortissants de son peuple, lui, quoi qu’ils fassent, quels qu’ils soient, hmm ? Quelle bonté inégalable, n’est-ce pas, à laquelle nous ne pouvons qu’aspirer ! »

Il se pencha l’air goguenard pour capter une expression sur le visage de Stropovitch, lequel demeurait fermé, les mâchoires serrées.

Un jour, je te tuerai, Darotân. J’en ai fait le serment ; et ce jour-là, j’en ai pris l’Univers à témoin.

Escorté d’une demi-douzaine de gardes, Velen apparut. C’était le moment tant redouté par Stropovitch : seul Velen pouvait savoir ce qu’il avait fait. Seul Velen pouvait savoir pourquoi le guerrier s’était exilé de lui-même après le crash, sans regarder en arrière. Seul Velen pouvait l’accuser devant l’ensemble des siens, qui de toute façon ne l’appréciaient guère, et le faire exécuter avec l’approbation générale.

Les deux visiteurs mirent genou à terre.

« Je vous salue, ô grand Prophète, déclama Darotân.

— Stropovitch… » répondit Velen sans un regard pour le paladin.

Son air était inquiet. S’il pouvait deviner la raison de la venue du paladin, la visite du guerrier n’augurait rien de bon.

Stropovitch défaillit, mais se reprit. À peine pouvait-on penser qu’il s’était penché avec l’expression d’un profond respect.

Velen se tourna enfin vers le paladin, lequel restait interdit d’avoir été quelques secondes invisible.

« Et vous, commandant Darotân… »

Le Prophète hocha la tête pour les saluer.

« Commandant, auriez-vous l’obligeance de me laisser d’abord seul avec Stropovitch ? Je vous recevrai avec plaisir plus tard dans la journée.

— Merci de me faire cet honneur, ô grand Prophète », répondit avec dépit Darotân, qui se releva et s’en retourna.

Velen et Stropovitch, silencieux, traversèrent le couloir et allèrent s’asseoir au centre de la salle du fond. Comme il y a dix ans.

Quelques secondes plus tard, la plume, l’encrier et un parchemin vierge vinrent orner la table.

Velen scrutait le visage de Stropovitch pour lire en lui. Je ne comprendrai jamais cette sollicitude grand Prophète. Je ne la mérite pas. Vous êtes trop bon – infiniment. J’ai besoin de votre aide, mais pourquoi me feriez-vous l’honneur de me l’accorder ? Pouvez-vous seulement m’aider maintenant que j’ai failli succomber au démon ? Si vous n’avez pas pu me purifier quand j’étais enfant, comment pourriez-vous y parvenir maintenant ?

La voix résonna. Stropovitch ferma les yeux pour mieux écouter son corps vibrer à chaque syllabe.

« Stropovitch, je me suis beaucoup inquiété pour toi… Si tu es revenu… c’est qu’il s’est manifesté… »

Le guerrier hocha la tête avec fatalisme.

« Je veux connaître chaque détail. »

Stropovitch lui tendit une dizaine de feuilles déjà rédigées. Velen les lut avec grande attention. Puis il les posa sur la table et mit ses yeux dans ceux de Stropovitch.

« Très bien, faisons le point ensemble. »

Il y eut un bref silence où il rassembla ses pensées.

« Quand nous t’avons recueilli à Zangarra, tes parents étaient morts ; et même si une sentinelle a vu ton père s’effondrer au moment de l’attaque, personne n’a pu témoigner de ce qui t’était arrivé à toi, tu étais hors de vue. Au vu de tes symptômes tu semblais être devenu l’hôte d’un démon, mais en usant de la Lumière je ne l’ai pas détecté. En usant de formules de purification je ne l’ai pas délogé, comme s’il n’avait aucun lien avec l’Ombre – or tous les démons ont un lien avec l’Ombre. Londan et moi avons donc parlé de « feu » en attendant de nouveaux éléments. Une fois ranimé et remis sur pied, tu as pu nous raconter ce qui s’était passé, et ton récit a accrédité la piste du démon. Mais certains membres du Conseil rappelaient que c’était là le témoignage d’un enfant traumatisé et qui sortait d’une longue inconscience », ajouta-t-il avec un regard conciliant.

Malgré la grande confusion qui régnait dans son esprit, Stropovitch écrivit : « J’ai entendu des démonistes ces dernières années, j’ai reconnu leurs accents qui griffent les âmes. Même si je ne peux en transcrire aucun mot, je vous assure que ce jour-là mon agresseur a bien lancé à mon encontre une incantation en langue démonique. »

Velen hocha la tête. « Bien, soit. Depuis le début ce démon veut donc s’approprier ton corps, il guette, tapi quelque part, mais où ? Il y a plusieurs plans de réalité en dehors mais aussi au-dedans de nous-mêmes. A-t-il la capacité de changer de plan à volonté ? »

Je vous en prie, délivrez-moi.

Velen soupira. « Quelle que soit la solution de l’énigme, ton ennemi est en toi, Stropovitch. Peut-être même n’est-il encore qu’en gestation ; peut-être grandit-il et se renforce-t-il avec les années, jusqu’à sa naissance programmée. Dans tous les cas, si un jour il brise la barrière de ta volonté, ce sera ta fin. »

Le guerrier se prit la tête dans les mains. Rien de tout cela n’était nouveau, c’était toujours la même impasse ; mais se heurter sans cesse à cette même fatalité entretenait et aggravait sa souffrance psychique chronique.

Velen alla prendre un imposant ouvrage à la couverture surchargée de gemmes et de dorures. Il le feuilleta.

« J’ai toujours pensé que cet orc, s’il existait, n’était pas n’importe quel démoniste. Il cherchait probablement un hôte pour un puissant démon. C’est un procédé somme toute inhabituellement long et retors pour créer un soldat de la Légion. »

Et ce démon n’est pas n’importe quel démon non plus…

« La Légion a peut-être expérimenté une nouvelle forme de création de démons… Comme en plus tu es le seul cas de ce genre à ma connaissance, ce démon doit être le fruit unique d’une expérience exceptionnelle. Je ne prends pas trop de risques en imaginant que ce démon qui grandit en toi est destiné à être l’un des fleurons de l’armée de Sargeras. »

Velen reposa le livre et planta de nouveau ses yeux dans ceux de Stropovitch.

« Ou alors il n’y est pas destiné… il était déjà un des fleurons de son armée, vaincu, et ils essaient de le ramener en lui offrant un nouveau corps. Nouveau ou ancien seigneur démon ? Et pourquoi choisir le corps d’un enfant draeneï pour cela ? Je l’ignore, bien que j’y aie tant songé… »

Aaaaaah, cette main qui tremble, ces larmes indignes qui coulent sur le parchemin ! Stropovitch tendit au Prophète un amalgame de signes mal tracés sur une feuille froissée par la fébrilité de ses mouvements. Le guerrier contenait ses émotions partout, sauf en présence du Prophète. Comme s’il savait, inconsciemment, que le démon ne se manifesterait jamais en présence de Velen.

Le sage lut et s’assit. Il baissa les yeux et garda le silence quelques instants.

Répondez ! Dites quelque chose ! Après le crash, après Van Cleef, peut-on encore me laisser en liberté ?

Velen releva la tête et regarda Stropovitch avec tristesse et compassion.

« Mon enfant, je regrette tant… Si tu avais causé des dégâts pendant ton enfance, je me serais impliqué corps et âme dans ta guérison. Mais entre ton réveil et… le crash du vaisseau… »

Un silence endeuillé interrompit cette phrase.

« … entre ces deux moments il n’y a eu aucune alerte. Le Conseil estimait même probable que pendant ton coma ton déchaînement de puissance avait été causé par un ensorcellement temporaire, une malédiction éphémère. Aujourd’hui encore, personne ne sait pourquoi tu es parti, Stropovitch, hormis moi-même. J’ai lu dans ton âme, ce jour-là… »

Je me souviens de votre regard, Prophète. Nos yeux se sont croisés, je me suis retourné, et j’ai fui. Fui jusqu’à aujourd’hui.

« Stropovitch, j’ignorais totalement où tu étais… Tu es pourtant le seul qui puisse répondre à une question qui me taraude depuis deux ans. »

Le guerrier releva enfin son visage sillonné de larmes.

« Darotân… a-t-il menti ? Mérite-t-il notre confiance ? »

Stropovitch fut abasourdi par cette question. Si Velen la lui posait, c’était parce qu’il se fiait plus à lui, le paria muet, le meurtrier exilé, qu’au champion des draeneï. Tant d’honneur, tant de considération lui donnait le vertige. Il écrivit, hésita, réduisit la feuille en boule, recommença, ratura, réfléchit, puis conclut. Le Guide fut patient, puis reçut la réponse du guerrier avec un air grave.

« Grand Prophète, Darotân n’a pas menti. Il était sûr d’avoir bien agi. »

Si je lui dis toute la vérité, il s’occupera lui-même de mettre fin à la carrière de Darotân. Il refusera de me laisser faire. Or c’est MA vengeance. Je dois empêcher Velen de se mettre entre ma proie et moi.

« La vengeance n’est pas un but très noble, Stropovitch. »

Le guerrier eut un sursaut et fixa Velen avec sidération. Ce dernier se releva et déclara avec solennité :

« Je voulais une réponse à ma question, et je l’ai obtenue, je t’en remercie ; mais désormais je réponds à la tienne. Peut-on te laisser libre ? Non, Stropovitch. Pour toi le chemin s’arrête ici, mon enfant. Nous ne pouvons prendre davantage de risques, après tant d’erreurs, de faux espoirs et de drames. Fais-moi confiance, moi qui t’ai toujours chéri et aimé. »

Il prit les mains du guerrier dans les siennes.

« La chute de l’Exodar a confirmé qu’un démon de premier ordre résidait en toi, et qu’il voulait briser ses chaînes. Après deux ans de fuite, tu t’es enfin remis à mon jugement. »

Il ferma les yeux une seconde pour s’assurer de sa connexion avec la Lumière au moment d’énoncer la sentence.

« Tel est donc mon jugement : il va falloir mourir, Stropovitch ! Pour tuer l’ennemi avant sa naissance. »

Mourir… Le draeneï ne réagit pas, le regard dans le vague, comme soudain décroché des choses. Même son envie de vengeance s’était soudain suspendue. Le Prophète lui avait-il jeté un sort ?

« Mourir debout, Stropovitch ! dit Velen avec une divine fermeté. Tu es noble, tu es fier, tu es draeneï ! Qu’importe tout ce qu’ont pu dire tes frères jusqu’à présent ! Aujourd’hui prouve que tu es un héros, deviens un symbole de la valeur de ta race ! Debout ! »

Le guerrier se leva lentement, toujours sous le choc. Mourir. Mourir pour ne pas risquer que soient engloutis dans le feu du démon terres et peuples. Mourir après onze ans volés, que l’on ne m’aurait pas accordés si l’on en avait prévu les conséquences. Après tout ce que j’ai vécu, réaliser qu’il aurait mieux valu… n’avoir jamais existé.

Le regard de Stropovitch sortit des brumes qui l’enveloppaient et rencontra celui de Velen.

Une grande émotion envahit les deux draeneï. Le Prophète posa une main sur le front de Stropovitch. Ils se regardèrent dans les yeux pendant l’incantation. Le visage du guerrier exprima finalement une espèce de soulagement quand la colonne de flammes sacrées s’abattit sur lui.

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Alors mort ou pas mort ? le suspens est insoutenable…

PS : je suis sûre qu’il est pas mort :grin:

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