Stropovitch, le Pèlerinage du Démon

Chapitre 7

Pulsation.

Le sang qui se remet douloureusement en route, et chauffe sur son passage la chair engourdie. La peau qui sent frémir chaque pore sur la crête de la vague de chaleur.

Pulsation.

Les doigts qui vibrent. Les nerfs qui se réaccordent un à un, pour reprendre où ils l’avaient laissée la musique des sensations.
Un temps d’attente. Le cœur qui n’ose croire en cette renaissance.

Pulsation !

Des connexions qui se font dans l’esprit, lentement, les unes après les autres, comme des griffes encore raides agrippant des bras eux-mêmes griffus qui recherchent déjà le chaînon suivant. La conscience s’éveille. On sent d’abord son cœur, puis ses doigts qui tremblent. On prend une grande inspiration et ça rappelle quelque chose. On se souvient d’avoir déjà respiré.

Pulsation.

Et de ce seul souvenir tous reviennent en grappes, des images, des sons, flous. Et se peint de nouveau le grand tableau du moi, d’une main sûre, qui travaille vite et bien, sans retouche. D’abord un grand seau de blanc balancé sur le noir. Puis un énorme trait sombre qui surgit d’en bas, qui se ramifie et s’orne de toute la gamme des couleurs et s’affine en se divisant ; puis se cisèle le feuillage en infinies arabesques ; arborescence fulgurante ; jaillissement de l’édifice branlant de l’identité, qui hésite, hébété, chancelle… mais le pilier de la volonté soudain vient le soutenir de son assise inamovible, cette volonté première, têtue, obstinée, qui ne demande l’avis de personne : la volonté de vivre.

Pulsation. Le cœur qui repart, confiant, pour la course sans étapes de l’existence.

Et on ouvre les yeux.

C’est cela, ressusciter.


Stropovitch se redressa lentement, la main levée devant les yeux, ébloui par la lumière qui baignait l’endroit.
La conscience bercée par un chant cristallin.

O’ros…

Hormis ce chant tout était silencieux. Peu à peu, sa vue se précisa.
On l’avait vêtu d’une robe d’un blanc immaculé, et étendu sur une plaque du même blanc, d’une matière indistincte, épaisse de quelques centimètres, parfaitement rectangulaire et lisse, et flottant à un mètre du sol.

Devant lui, au centre de la salle ronde, O’ros le divin naaru scintillait.

Un naaru, ce n’est pas un être vivant tangible. C’est comme un symbole mystique, une rune du livre de la Vérité à qui un dieu aurait donné réalité et conscience. Chaque membre ou plutôt trait du symbole suit les autres sans y être relié matériellement, et l’ensemble reste en suspens dans l’espace, entité faite d’une magie intarissable et d’une sagesse millénaire.

Derrière le naaru, en demi-cercle et sur trois rangées se tenait une assemblée de vénérables draeneïs en robe blanche, debout, l’air grave. Il y avait là Velen, les Anciens et le Conseil, et tous les maîtres. Stropovitch n’en reconnut que peu, car ils étaient tous nimbés – tableau irréel et magique aux allures de cérémonie sacrée – de la lumière du naaru.

Ce dernier alors parla. Ou plus exactement une voix résonna dans les esprits de tous les présents.

« Stropovitch enfant du peuple martyr, j’ai senti ta mort et en fus contrarié. Alors j’ai décidé, ai fait venir Velen et ta dépouille, ai accompli ce que le Prophète Père de ton peuple projetait, j’ai fouillé tes entrailles j’ai fouillé ta mémoire j’ai fouillé l’âme même. Stropovitch enfant du peuple béni, à moins que ce mal puisse échapper à un naaru, or nul mal ne peut m’échapper, le démon est mort avec toi. Stropovitch enfant de solitude et de souffrance, nous te demandons pardon. »

Le guerrier ouvrit de grands yeux étonnés – et émus aux larmes.

« Stropovitch enfant de l’enfance volée, le Prophète, le Conseil et les Maîtres te demandent pardon de s’être fourvoyés dix années durant dans l’idée que tu pourrais contrôler seul ta malédiction. Stropovitch enfant de la Lumière absente, je te demande pardon de n’avoir jamais pris personnellement ton cas en considération. Stropovitch enfant de l’amour refusé, Velen enfin te demande pardon d’avoir voulu que tu meures fier et debout tout en ayant toujours eu l’intention de te ramener d’entre les morts. Puisse ton cœur se délivrer de toute rancune envers ceux qui furent dans l’erreur mais ne voulurent que ton bonheur, et trouver la voie d’une vie nouvelle. »

Sur la joue de Stropovitch coula une larme de félicité, qui refléta la lumière tel un diamant éphémère.

Une vie nouvelle… Le corps purifié, le passé exorcisé, son existence enfin reconnue et considérée par les dirigeants de son peuple, tout était ouvert, possible, renouvelé.

Soudain des clameurs se firent entendre au-dessus. Thiwwina déboula dans l’escalier qui descendait dans la salle, riant aux éclats, toute la garde d’élite de Velen aux trousses. Elle se retourna avec un grand sourire – elle jubilait – et d’un léger mouvement de main gela les jambes de tous ses poursuivants, leur soudant les pieds au sol. Alors elle se tourna vers Stropovitch, puis le naaru, ouvrit de grands yeux, mit les mains sur les hanches et déclama – tandis que les gardes se débattaient en geignant et que sur les visages de la vénérable assemblée en contrebas se pouvait voir un éventail pittoresque d’expressions de stupeur et d’indignation :

« Ah bah ze t’en voulais de pas m’avoir attendue à l’auberze, mais apparemment z’avais oublié de visiter un truc vassement exotique dis donc ! »

La vue de la gnomette fit à Stropovitch l’effet d’une révélation : elle avait promis de le mener à Draénor ; chaque chapitre de sa vie pavait un chemin prédéterminé ; ses vengeances contre Darotân et le démoniste, il les accomplirait sur leur terre natale.

Après seulement quelques jours de repos où il put se remettre de l’expérience extrême qu’il avait vécue, Stropovitch décida d’annoncer son départ au Prophète. Ce dernier serait sûrement surpris, mais il ne le retiendrait pas. Velen ignorait les projets du guerrier, auquel cas il aurait tout mis en œuvre pour l’en dissuader – raison pour laquelle Stropovitch se garderait bien de l’en avertir.

Le guerrier ressentait tout de même quelque culpabilité de cacher ce dessein funeste au Prophète, alors que ce dernier lui avait toujours ouvert ses bras et son cœur, tel un Père qui serait tout amour. En outre, sa résurrection l’avait délivré de ce démon ! C’était une occasion unique, inespérée, miraculeuse, de clore le chapitre de son enfance et de sa jeunesse ; une euphorie incontrôlée l’avait d’ailleurs continuellement exalté pendant ces quelques jours ; n’était-ce pas la fin de la souffrance ? Alors pourquoi était-il si évident qu’il se rendrait en Draénor, qui était envahie et occupée en ce moment même par les soldats de l’Alliance et de la Horde, dans une guerre de la dernière chance, une offensive désespérée contre les démoniaques armées d’Illidan ?

Maintenant que l’euphorie était retombée, il avait la réponse. En effet, jamais la mort, qu’elle soit suivie ou non d’une résurrection, n’avait eu le pouvoir d’effacer le passé. La rumeur de sa purification avait parcouru le vaisseau ; mais l’attitude de ses congénères envers lui n’avait pas changé. Elle s’était même aggravée. Auparavant, personne n’aurait pu affirmer, hormis Londan, Ondraïev et d’autres, qui avaient tous gardé le secret, que Stropovitch était vraiment possédé par un démon. C’était resté une crainte diffuse, une hypothèse qui servait souvent de prétexte pour ne pas faire l’effort de le fréquenter – car qui a la patience d’inclure un muet dans une conversation à laquelle il ne peut participer qu’en écrivant sur ses papiers ? Désormais il était confirmé que le démon avait existé ; étrangement, alors qu’on venait de libérer le guerrier de ce même démon, cette confirmation en avait horrifié beaucoup. Et la superstition, ainsi que l’histoire même du peuple draeneï, ne pouvaient conduire la plupart des rescapés qu’à le rejeter définitivement. L’indifférence l’avait longtemps emporté sur l’hostilité ; désormais c’était l’inverse, et cela le resterait. En marchant dans l’Exodar les deux premiers jours, souriant malgré lui sous l’effet de l’euphorie, Stropovitch n’avait pu que se rendre à l’évidence : sa résurrection n’avait fait que consolider son statut de paria, indésirable parmi les siens.

Quant au serment qu’il avait fait deux ans auparavant, celui de se venger, rien ne pouvait le briser. Les souvenirs et les cauchemars n’avaient pas tardé à revenir l’assaillir quotidiennement. Non, tout compte fait, le départ du démon ne signifiait pas la fin de la souffrance. Cette mort et cette résurrection, là aussi, n’avaient fait que confirmer ce qu’il pressentait déjà avant : cette souffrance faisait partie inhérente de lui, elle était sa fidèle compagne de toujours, si profondément enracinée qu’il pouvait s’identifier à elle ; si on la lui enlevait, qui serait-il ? Un autre. Avait existé jadis un enfant aimé, heureux, épanoui ; cet enfant avait disparu à jamais. Lui seul aurait mérité d’être ressuscité. Stropovitch, désormais, était et resterait, quoi que Velen et les naarus fassent, un cœur écorché vif, une âme meurtrie réclamant pour seule consolation les cadavres sanglants de ses tortionnaires.

Comme il l’avait prévu, Velen ne le retint pas. Gardant pour lui son inquiétude et ses questions, le Prophète pourvut même à tout le nécessaire pour son périple vers l’Outreterre.


Voyager avec Thiwwina était une expérience inoubliable dont on ne pouvait se lasser. D’abord, elle parlait tout le temps pour raconter ses mille et un exploits et surtout mille et une facéties. Loin de l’ennuyer, ce babillage incessant enchantait Stropovitch, qui était sous le charme de sa petite voix, et ne pouvait s’empêcher de sourire à toutes ces rocambolesques aventures. Ensuite, elle prenait bien soin de ne pas reléguer ses farces, provocations et autres gaffes et acrobaties au passé.

À Auberdine, elle avait déclamé en pleine auberge – comme si seul le draeneï l’entendait : « Moi ze dis que c’est souette que les elfes de la nuit soient plus immortels, y se sentent moins supérieurs aux autres d’un coup, y font moins les fiers, ça leur a fait les pieds. » Stropovitch s’était soudain senti cerné de regards hostiles. Il avait entendu les crissements imperceptibles des dagues qui sortent de leur fourreau. Il avait posé sa chope, soulevé la gnomette par le dos de sa robe et était sorti – dans un concert de protestations et de cris de la part de la gaffeuse. Ils avaient dû continuer leur voyage immédiatement – tant pis pour la nuit dans une chambre confortable.

À Ménéthil, elle s’était lancée dans un grand discours sur les effets bénéfiques des plantes à l’attention du maître des griffons local – une humaine souffrant d’un embonpoint avancé. Au moment où elle en arrivait aux plantes permettant de lutter contre la rétention d’eau, le stockage des graisses et la cellulite, Stropovitch avait délivré de son supplice la pauvre interlocutrice en plaquant sa main sur la bouche de la gnomette et en tendant au maître un papier commandant un trajet aérien pour la capitale des nains.

À Forgefer, elle avait croisé un paladin nain dont l’équipe avait perdu contre la sienne à la finale du dernier championnat d’arène. Ils s’étaient fusillés du regard puis Thiwwina avait dit très haut à l’attention de Stropovitch : « Ce que ze trouve marrant quand ze zèle un nain, c’est que quand ça dézèle ça fait une flaque zaune par terre tellement la barbe est imprégnée de bière et que ça se lave zamais. » Le teint du nain était passé au rouge pivoine et il l’avait provoquée en duel pour laver l’outrage. Stropovitch avait dû passer l’après-midi à les regarder se battre aux portes de la ville. Après une dizaine de défaites le paladin, la peau bleue de froid, de longues stalactites pendant de sa barbe et de sa chevelure, les mains engourdies et tremblantes, avait enfin abdiqué – non sans un ultime sursaut de fierté, après que les deux combattants aient pris quelques instants de repos : « Alors, avait-il dit d’un air victorieux en désignant la petite flaque qui s’étendait sous lui, c’est jaune ? »

Tandis qu’ils attendaient dans la station le tram souterrain qui reliait Forgefer à Hurlevent, elle avait invoqué son élémentaire d’eau – une espèce de grosse boule d’eau tourbillonnante d’où sortaient deux espèces de bras d’eau ornés de bracelets qui contenaient magiquement le tout. « Ze te présente Zarkis. Il a pas de zambes il lévite en propulsant de l’eau par terre – il la récupère grâce aux bracelets, qui en réinvoquent en continu. Ze me demandais si dans le tram il allait être capable de rester sur une passerelle ! » L’élémentaire s’était tant démené pour rester près de la gnomette sur la plate-forme malgré la vitesse du tram, que l’eau glacée projetée à toute force avait éclaboussé et gelé tous les autres passagers. Une fois arrivés à Hurlevent les deux compagnons avaient couru vers le maître des griffons avant que les victimes, une fois dégelées, ne leur créent des ennuis.

Enfin, Thiwwina n’était pas seulement bavarde et gaffeuse. Elle était aussi extrêmement curieuse et intelligente. Stropovitch ne pouvait se lasser de voir ses grands yeux noisette pétiller en dévorant tous les éléments du décor. Elle observait tout, posait des tas de questions à tout le monde, sans gêne, et s’émerveillait d’un rien. Quand elle réfléchissait, elle se mordait mignonnement la lèvre inférieure, le regard perdu. Quand elle s’appliquait à faire quelque chose, elle tirait un petit bout de langue avec l’air de loucher. Quand elle venait de faire preuve d’une grande insolence ou de provoquer quelqu’un, elle souriait en montrant toutes ses dents, ce qui décuplait la rage de sa cible. Bref, elle était absolument adorable.

À l’occasion, certains soirs, quand la faible lueur d’une lanterne au verre noirci n’empêchait pas Thiwwina de dormir comme une bienheureuse avec un léger ronflement d’écureuil enrhumé, Stropovitch sortait son journal, relisait quelques pages déjà écrites, et reprenait le fil de son récit, retrouvant un à un les fils invisibles qui tissaient son destin.

Chapitre 8

Les disciples de tous les maîtres se réunissaient à la première heure dans le Hall des Ressources, mal réveillés, maugréant pour la plupart. Nous ne tardions pas alors à entendre exploser dans nos oreilles la voix d’Arcân et ses divers encouragements matinaux (« Allez les fiottes fini de baver sur les coussins ! »). Puis nous devions tous courir une heure en rond dans le Hall, sans nous arrêter. Il en profitait lui-même pour courir avec nous. Quiconque donnait des signes de fatigue pouvait s’attendre à de nouveaux encouragements (« Le premier qui flanche je lui plante une lance et je l’utilise pour laver le sol de ma chambre »). Moi qui au bout d’un mois arrivais encore difficilement à une demi-heure, ai bien sûr eu droit à des pronostics enthousiasmants sur mon avenir (« J’espère que tu sais tenir un balai, Stropo, t’auras pas d’autre arme »). Nous enchaînions immédiatement sur divers exercices, pompes, abdominaux, flexions, avec quelques variantes selon son humeur. Il renvoyait ensuite les futurs prêtres et mages à leurs livres (« Les futures lopettes en tissu pouvez dégager »).
Nous allions alors dans la réserve d’armes d’entraînement non loin prendre tous un exemplaire du type d’arme qu’il nous demandait (« Allez cours de massage aujourd’hui – masse une main ».). Nous nous disposions en rangs. Soit il nous apprenait une nouvelle technique, soit il nous rappelait une déjà connue – puis nous la répétions en boucle. Il passait dans les rangs, arrêtait ceux qui n’exécutaient pas parfaitement le mouvement et leur expliquait leur erreur (« C’est pour frapper ou lancer un hameçon ça ? T’es fatigué ? Moi aussi, de vous entendre vous plaindre ! »). J’avais un an de cours de moins que les autres, je ne connaissais au début rien en matière de gardes ni de mouvements de jambes, et je découvrais ce qui était censé être connu ; je fus donc sa cible privilégiée (« Tiens c’est joli ce que tu fais, c’est quoi comme danse ? »).

Les fournisseurs et les gens qui allaient et venaient nous regardaient distraitement, parfois s’arrêtaient un peu, rêveurs ou souriants.
Comme Arcân n’enseignait le matin que les bases de l’escrime, au fil des semaines nous ne faisions plus que répéter un ou plusieurs mouvements connus, à sa fantaisie, et passer ce qui faisait figure de test : des simulations de combat entre nous. Enfin la pause déjeuner arrivait et tous partaient en courant au premier son qui sortait de la bouche d’Arcân pour annoncer la fin de la séance. Les armes d’entraînement étaient balancées sans ménagement dans la réserve. Personne ne se retournait et l’on entendait à peine quelques « Au revoir » ou « À demain » sortir de la cohue.

Arcân s’abstenait toujours de commenter ces fins de séance. Goguenard et moqueur toute la matinée, il regardait soudain d’un air grave tous les disciples partir, les sourcils froncés, ses yeux noirs comme jamais.
Je n’étais pas si pressé de rejoindre mon tuteur Ondraïev pour notre déjeuner quotidien en tête-à-tête. Je restais un peu en attendant que le calme se fasse dans le Hall, puis me tournais vers Arcân et faisais le geste qui signifie chez nous : « À tout à l’heure » – avant de baisser immédiatement la tête, fuyant son regard. « Oui, à tout à l’heure » répondait-il avec un ton étrange, et je m’éclipsais.
Après une dizaine de jours j’avais un peu moins peur de lui, et finis par trouver la raison de ce ton étrange.

Quand je lui faisais ce signe il quittait son air sombre. Et il me répondait en souriant.

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L’après-midi j’étais seul avec Arcân.

J’appris les bases de l’escrime avec son arme fétiche, l’épée longue. Le premier jour il m’attendit à l’entrée du Hall pour le plaisir de me balancer sans crier gare une épée d’entraînement – que je reçus en pleine figure – et de rire sadiquement en me voyant tomber à la renverse. Il était recouvert d’une armure de plaques complète.

Les gardes. Les jambes flexibles, le genou légèrement plié. « Être raide c’est être déséquilibré au premier choc. Les jambes doivent toujours être prêtes à compenser les pressions, de quelque côté qu’elles viennent. » Le torse soit face à l’adversaire, soit de profil.

Donner un coup. « Si tu bouges ta lame en restant immobile, ton coup n’aura aucune force, à moins de risquer le déséquilibre ou la création d’ouvertures. Si tu frappes en faisant un pas en avant, ton coup profitera non seulement de la force de tes bras et du poids de ta lame, mais aussi du poids de ton corps. Et plus vite tu exécuteras le coup, plus tu multiplieras la puissance ajoutée par ton poids et celui de ta lame. En bref tu devras à la fois être très fort, très lourd et très rapide. »

Démonstration immédiate sur un mannequin grossier. Il donna d’abord un coup oblique simple en restant immobile – il entailla profondément l’épaule de bois. « Hé hé, c’est parce que c’est moi, toi tu l’égratignerais. » Puis il recula d’un pas, adopta la garde de base, puis porta le même coup oblique, mais foudroyant, parfaitement synchronisé avec un pas en avant martelé sur le sol. Le mannequin fut projeté sur vingt mètres, complètement pulvérisé. « C’est pour te montrer ça que j’avais sorti l’armure. En résumé le mannequin la première fois s’est pris les vingt kilos de l’arme, point barre. La seconde fois il s’est pris dans la face mes deux cents kilos plus les quatre-vingts de l’armure plus les vingt de l’épée – en tout trois cents, sans compter la force que mes bras ont pu déployer librement et la vitesse du coup, qui ont doublé ce poids. Quand je frappe, un adversaire lambda a intérêt à esquiver. Même s’il pare, il sera projeté, déséquilibré voire désarmé. » Il planta ses yeux dans les miens. « Si je vais t’enseigner l’escrime c’est pour que tu deviennes bien plus qu’un adversaire lambda. Tu vas apprendre toutes les contre-attaques et feintes à déployer contre des adversaires de ma trempe. Mais tu vas devoir faire beaucoup de sport. Un après-midi sur deux, escrime, et l’autre, musculation et gymnastique. Le jour où tu pareras un de mes coups sans tomber ou mettre un genou à terre, alors tu seras assez fort. »

Je n’ai jamais réussi. Arcân était un monstre.


Les deux compagnons s’attablèrent dans l’auberge de Rempart-du-Néant.
Stropovitch, las, était rêveur. Ce qui n’était pas du goût de la gnomette – qui était, elle, infatigable. Elle lui dit avec un grand sourire :

« Tu as vu à quoi ressemble la rézion ? Ze te rassure ce sera le même paysaze de l’autre côté. Tu vas voir un morceau dessiré de ton ancien monde, et en mazeure partie dévasté. » Que de délicatesse et de compassion, c’est trop ! Le guerrier eut un sourire triste.

« Vous prendrez quelque chose ? » demanda l’aubergiste. La gnomette ne répondit pas mais marmonna quelques mots d’invocation, et fit apparaître sur la table rouleaux à la cannelle, pains au lait, gaufres, croissants et un broc d’eau claire – avant de lui sourire en montrant toutes ses dents.

Alors que le teint de l’aubergiste commençait à s’accorder avec la couleur de la région, et que ça sentait l’invitation à sortir voire l’appel de la garde, un petit papier parut sous ses yeux, commandant un poulet rôti et un demi-litre de bière locale.

« T’es pas drôle Stropo tu l’as calmé », ronchonna Thiwwina en regardant le tenancier s’éloigner. Puis elle fit une mine suppliante et demanda de son ton enfantin le plus craquant : « Tu me donneras de ton poulet s’il-te-plaîîît ? » Le guerrier baissa les yeux sous l’assaut et capitula sans conditions.

Le poulet et sa garniture arrivèrent. Le plat fut englouti. Une main se tendit en annonçant un prix. Stropovitch fronça les sourcils.

Inutile de porter la main à sa ceinture, sa bourse venait de disparaître. Ses yeux rencontrèrent ceux de Thiwwina. Elle comprit.

En une demi-seconde le guerrier était dans les escaliers menant à l’étage. Elle bondit au milieu de la salle et gela les jambes de tous les clients. Des cris de surprise et de douleur. Mais elle l’avait vu. Du coin de l’œil, une ombre, là, qui était apparue puis s’était immédiatement évaporée.

Non seulement leur adversaire se fondait dans les ombres, mais il avait échappé instantanément au piège de glace. Ce n’était pas n’importe qui.

Elle se téléporta en un clin d’œil à l’extérieur et provoqua un vent de givre tourbillonnant susceptible de tout geler dans un rayon de dix mètres. Rien. Elle réfléchit une demi-seconde avant d’être assommée par un coup violent sur l’occiput.

Alors Stropovitch sauta de la fenêtre de l’étage et atterrit dans le dos de Thiwwina, avec l’espoir de tomber sur le voleur. C’était raté, mais il sentit avoir effleuré quelque chose sur sa droite. Il se tourna instantanément dans cette direction ; un pas en avant martelé sur le sol ; deux épées fendant l’air horizontalement, sur 180°.

Touché. Quatre centimètres de sang sur la pointe de la lame. Blessure sérieuse.

Stropovitch fouilla la pénombre du regard. Soudain une bourse fut lancée à ses pieds. Le voleur blessé lui rendait son bien pour demander à cesser le combat.

Le guerrier fronça les sourcils, puis hocha la tête. Il ramassa la bourse. À l’intérieur de l’auberge tout le monde hurlait. Inutile de tenter de les convaincre que Thiwwina n’avait pas fait ça pour partir sans payer.

Il soupira et prit la gnomette sous le bras. Il fallait se dépêcher de sortir de la forteresse, et dormir à la belle étoile – heureusement c’était la bonne saison.


Le lendemain Stropovitch se réveilla à l’aube, et la première chose qu’il vit fut la Porte.

Une tache noire sur du rouge, au loin.

Il trembla de nervosité, réveilla Thiwwina et se prépara à repartir.
La gnomette eut deux pages de carnet à lire pour apprendre la fin de l’aventure de la veille au soir. Pendant une heure exceptionnellement elle ne fut pas de bonne humeur. Se faire assommer par un voleur à la manque, elle la championne du monde d’arène ! Elle était vexée.
Stropovitch ne pouvait détourner son regard de la Porte – même quand il ne la voyait plus, il la guettait à travers le relief. Pendant que Thiwwina massacrait toute bête mutée qui s’approchait d’eux, lui avançait, fasciné. Une tache noire sur du rouge vif. Cela semblait un symbole – mais c’était réel. Du moins, à ce qu’on disait. Il savait que des milliers de combattants avaient déjà franchi cette porte, mais son estomac se nouait à l’idée de la traverser, lui.

À mesure qu’ils s’approchaient, elle se dessinait davantage.

C’était un portail dimensionnel, comme du noir qui tourbillonne, comme du vide affamé. L’encadrant, une porte monumentale de dix mètres de haut, constituée de deux piliers, ornés chacun d’une statue représentant un homme encapuchonné, vêtu d’une longue robe, les mains posées sur la poignée d’une épée elle-même debout sur la pointe de la lame, et d’un fronton, orné d’une tête de serpent sculptée. Elle était au fond d’une espèce de petite vallée, dans laquelle se trouvaient quelques machines de siège, quelques soldats, qui ne leur jetèrent pas un regard. « La bataille est de l’autre côté », indiqua la gnomette.

Des marches de pierre.

Le draeneï les gravit, toujours fasciné par le vortex du portail qui faisait frémir l’air d’ondes de néant. Il repensa à sa dernière entrevue avec Velen, avant de quitter l’Exodar.

« Prends garde, Stropovitch. Même si tu es délivré du démon tu pourrais un jour apprendre quelque chose sur ce qui t’est arrivé. Si cet orc est toujours en vie, n’oublie jamais que ce ne peut être un démoniste de second ordre qui était investi d’une telle mission. Promets-moi de ne jamais combattre seul, de te mettre à la disposition de l’Alliance. Darotân m’a même proposé de s’occuper personnellement de ton intégration dans les forces présentes. Ne fais rien en-dehors de ce que tes aînés auront mûri et préparé. »

Dans son sac, il avait des lettres de recommandation écrites de la main même du Prophète.

Il était debout face au vortex. Il faisait froid, d’un coup. Comme si c’était le Néant distordu qui allait le happer.

« Bouh le peureux ! » s’exclama Thiwwina en sautant dans le portail. Elle disparut.

Stropovitch ferma les poings, ferma les yeux et fit un pas. Et un autre.

Et un autre.

[Fin de la Première partie.]

1 mention « J’aime »

Deuxième partie : Le Juge

Chapitre 9

Stropovitch fut immergé dans une atmosphère chaude et sèche.

Il perçut le fracas d’une bataille toute proche. Il dégaina ses épées en attendant que sa vue se précise.

Il était de l’autre côté. À ses pieds, des marches. Un perron monumental. La bataille se déroulait en contrebas, entre des combattants d’Azeroth et des… choses.

Des infernaux. Des démons.

Stropovitch, fasciné, regarda se mouvoir des créatures dont il n’avait jamais vu que des hologrammes dans la banque de données de l’Exodar. Trois mètres de haut, une tête en forme de crâne humain, le tronc et les membres constitués d’espèces de rocs, le tout animé de l’intérieur par une fournaise jaune qui en émane par les orifices du crâne et les articulations du corps : un monstre qu’on ne croit réel qu’après l’avoir vu.

Mais la bataille était déjà terminée. Les garnisons chargées de garder le lieu venaient de repousser une attaque dont le résultat aurait pu être catastrophique : la perte du contrôle du Portail.

« Un avant-goût du reste ! » dit Thiwwina avec enthousiasme. Le draeneï sursauta – il l’avait oubliée. « Les civils d’Azeroth n’en ont pas conscience, mais le sort de toute la planète se zoue ici à saque escarmousse. Des démons y en a plein partout, et très forts, et avec des tronsses très diverses ! Y en a un peu en Azeroth mais rien ne vaut la faune de l’Outreterre ! En plus y en a c’est tes cousins, tu sais les éréd’ruins là – et ze te parle pas des quelques érédars qui commandent des forces par-ci par-là – z’êtes du même sang tu te sentiras en famille. »

Elle guetta la réaction du draeneï mais fut amèrement déçue – à peine une vague lueur de mélancolie dans le regard. « Soit t’es complètement blasé soit tu es un maître dans l’art de dissimuler tes sentiments. M’est avis que c’est la seconde mais bon, t’es pas drôle Stropo. »

Je sais Thiwwina. Tu l’as déjà dit hier. J’y peux rien.

Il se força à lui sourire – l’amitié était sincère. Elle rougit et dit en baissant les yeux au sol, toute gênée : « Rooooh t’es trop zentil Stropo, tu m’en veux même pas de dire des trucs presque horribles. Mais faut comprendre, tu es la première personne que z’arrive pas à énerver. »

Il se retourna vers la Porte. Et manqua d’en tomber sous le coup de la stupeur. De ce côté-ci elle était titanesque. Dans les vingt mètres de large et trente mètres de haut. Les statues ornant les piliers étaient semblables. Mais c’était une terrifiante et gigantesque tête de dragon – à l’air mystérieux – qui sortait du fronton.

« On ignore encore beaucoup de soses ici, ajouta Thiwwina avec un air soudain sérieux en désignant des camps de démons qui se devinaient au loin. Le Seigneur de l’Outreterre maintenant c’est Illidan, mais on ignore pourquoi il ne nous frappe pas encore avec toute sa puissance. En fait on ignore le nombre de ses alliés, comment ils sont organisés… Notre offensive les a surpris – la meilleure défense c’est l’attaque, ça c’est bien vrai ! – et c’est eux qui cercent à gagner du temps, peut-être pour finaliser leurs préparatifs d’invasion, voire d’autres prozets terribles que nous n’imazinons pas. C’est pour ça qu’on s’envole un par un pour Sattrath avec les griffons là-bas. Sattrath c’est de loin la ville la plus grande et la plus sûre pour nous et nos copains de la Horde. C’est de là-bas qu’on fait tout tu verras. Allez hop hop hop on y va ! Stropo ? » Elle leva les yeux vers lui. Le draeneï, immobile, regardait.

Derrière les deux armées la Péninsule des Flammes infernales, telle qu’on l’appelait désormais, déployait sa terre rouge et aride, dans un relief brisé comme une coquille d’œuf grossièrement aplatie. Ce spectacle émouvait beaucoup Stropovitch, bien qu’il s’y fût préparé. Cette étendue désolée était sa Tanaan natale, il le savait, il était prévenu. Le terrain de jeu de son enfance, autrefois une jungle verdoyante. Il n’y verrait plus un arbre – il leva la tête – ni même un coin de ciel bleu, apparemment.

Au-dessus de lui, des planètes toutes proches faisaient comme d’énormes lunes, au milieu d’une mer d’étoiles troublée de nuées étincelantes. Le guerrier porta son regard de droite et de gauche – jadis nord et sud, mais les points cardinaux avaient-ils encore un sens ? Ses yeux s’embuèrent quand il constata que ce ciel n’était pas limité par un quelconque horizon. À bien y regarder, il était inutile de jeter un œil à l’est, derrière la Porte : elle était à l’extrémité de la Péninsule, à quelques mètres du vide. Il n’y avait plus de mer calme et brumeuse pour border la Péninsule. Ce morceau de planète n’avait plus pour rivage que le Néant ; il y voguait même, tel un navire fantôme attendant que sa charpente pourrisse pour sombrer enfin. Stropovitch fut bouleversé. La terre et les astres et nuées du ciel unissaient leurs couleurs d’ocre rouge, mauve, beige, décor mélancolique d’une pièce héroïque et tragique où les forces d’Azeroth et des créatures maléfiques jouaient le dernier acte d’une terre à l’agonie.

Son cœur gronda. Un sentiment de détresse et d’impuissance l’oppressa, intolérable. Il y avait tant de deuils qui réclamaient réparation ! Même s’il se vengeait lui, et les êtres chers qu’il avait perdus, il serait toujours en colère devant l’infinité de ces morts impunies ; pour venger toute sa race et trouver la paix, il lui faudrait anéantir tous les démons et leur maître Sargeras lui-même, le Titan Noir, capable de briser une planète entière d’un seul coup d’épée. Autrement dit, il ne connaîtrait jamais la paix. Un frisson parcourut tout le corps de Stropovitch ; et tandis qu’une larme en coulait, la lueur de ses yeux flamboya une seconde d’une couleur rouge sang.

Thiwwina resta interdite. Le draeneï prit une grande inspiration et se dirigea enfin vers les griffons. Alors qu’il noircissait un papier à l’attention du maître des griffons, la gnomette lui demanda à brûle-pourpoint :

« Au fait quand ze suis arrivée dans la salle du Naaru, on venait pas de te purifier d’un truc ? Zenre t’étais en robe blance et tout. »

Le draeneï se figea et tourna vers elle un visage interrogateur.

Elle détourna les yeux et ajouta : « Oublie ma question. Ze sais pas pourquoi z’y ai pensé d’un coup là… cerce pas à comprendre. »

Stropovitch ne réfléchit pas une seconde à ce qui pouvait être passé par l’esprit de la gnomette. Depuis qu’il avait écrit « Shattrath » sur son bout de papier, il était occupé par une seule pensée : dix ans après s’être enfui de Sha’naar avec ses parents en direction de Shattrath, il allait finalement arriver à destination ; mais seul. Il repensa à ses parents, ses parents si bons, si aimants, si amoureux l’un de l’autre, et dont les visages étaient devenus si flous dans sa mémoire – la seule image qui était restée nette, c’était celle de la poitrine transpercée de sa mère ; celle-là s’était gravée avec tous les détails les plus minimes, jusqu’à l’empennage de la flèche et les stries sanglantes sur sa pointe.

Pendant la première moitié du trajet en griffon, Stropovitch ne fit que pleurer à gros sanglots comme un enfant. Il était libéré du démon ; il n’avait plus besoin de contenir ses émotions ; ces larmes-là, celles du deuil de ses parents, s’étaient peut-être accumulées depuis des années, attendant d’être enfin versées.

Lové au pied du massif montagneux qui séparait la forêt de Terokkar de la plaine de Nagrand à l’ouest et du marécage de Zangar au nord, le Sanctuaire s’annonçait de lui-même de loin, par la colonne de lumière qui jaillissait du dôme central vers les profondeurs du ciel. De même qu’O’ros du fond de son puits dans la carcasse de l’Exodar, A’dal, chef des Naarus qui régissaient et protégeaient ce lieu saint, illuminait la capitale, faisait jaillir la Lumière tel le geyser de l’Espoir au milieu d’un monde dévasté.

Dévastée, la ville l’était d’ailleurs en partie.

Elle était structurée en trois cercles concentriques, du plus petit au plus grand : le Dôme siège des Naarus, la Terrasse de la Lumière, et enfin la ville basse entourée d’une haute et épaisse muraille. C’était cette ville basse qui avait été le champ de bataille de l’ancienne guerre contre la Légion, puis d’une bataille récente contre les forces d’Illidan. La vie s’était réorganisée au milieu des débris de bâtiments qui étaient trop gros pour être déblayés tout de suite. Des quantités de réfugiés de tout Draenor y vivaient et y affluaient encore, de toutes les races.

Les griffons déposèrent Stropovitch et Thiwwina sur la Terrasse. Le guerrier fut immédiatement imprégné de l’aura du lieu. C’était du désespoir distillé en foi, de la peur cristallisée en confiance, de l’incertitude détournée en solidarité. La magie des Naarus.

« Stropooooooo ! »

L’appel suraigu et joyeux fit sursauter le draeneï. La gnomette, de l’intérieur du Dôme, lui faisait signe de venir. Tous les passants et les gardes étaient tournés vers eux, affichant surprise voire indignation. Il soupira – lui qui aimait la discrétion, il avait dû en faire le deuil avec Thiwwina.

Il trouva cette dernière en retrait dans une alcôve du dôme, en grande conversation avec un humain de bonne carrure et de maintien noble, affublé d’une armure de plaques grandiloquente, bardée de médailles et recouverte de dorures ciselées comme celle que Darotân avait arborée à l’Exodar.

« Ze te présente le gaillard en question, fit Thiwwina de sa petite voix flûtée en désignant Stropovitch. Une crème, ze te le recommande, rapide, efficace, sans scrupules. Et muet – il peut pas commander, mais il dira zamais rien !

— Salutations l’ami, fit l’humain en souriant et en tendant la main au draeneï qui considéra cette dernière avec hésitation. Je me présente, je suis le Grand Maréchal Dustin Richeval, en charge, entre autres, des recrutements pour l’Armée Alliée d’Outreterre. »

Stropovitch n’osa refuser de lui serrer la main. Il s’étonna grandement que Thiwwina ait des amis aussi haut gradés. Décidément elle ne lui réserverait jamais que des surprises.

« Vous avez de la chance de m’avoir trouvé là, je passais en vitesse dans le dôme pour demander une confirmation d’objectif à A’dal, et notre amie commune m’est tombée dessus – comme à son habitude, fit-il avec un petit rire. J’aurais tendance à me fier à elle pour évaluer un gladiateur, mais être soldat, cela implique bien davantage que de savoir se battre ! »

Ils approuvèrent cette remarque.

Le guerrier sortit de son sac, parmi les lettres de recommandation de Velen, celle qui était justement destinée au sieur Richeval. Quand le Grand Maréchal reconnut la signature, il devint sérieux. Il lut attentivement, puis releva la tête vers le draeneï – l’air grave. « Mon ami, voilà qui ôte tout doute. Une recommandation du Prophète en personne se passe de commentaires et surpasse toute hiérarchie. Cela dit, au risque de vous paraître brutal, je n’ai pas beaucoup de temps devant moi. J’allais filer à la caserne… Si vous êtes disponible tout de suite, je vous y emmène sans tarder. »

Stropovitch resta pétrifié deux secondes, sidéré par la vitesse avec laquelle tout se décidait. Puis, un peu ému, il griffonna une note à l’attention de la gnomette, où il la remerciait pour tout et lui souhaitait bonne chance pour la conservation de son titre de championne d’arène.

Thiwwina rit haut et fort – embarrassant les deux hommes.

« Qui te parle de se quitter Stropo ? L’arène, ze te l’ai dit, ça m’a passée, ze suis la meilleure et valà, ze le sais, tout le monde le sait, y a plus à discuter. Ze m’engaze avec toi, vieux ! On va faire un duo du tonnerre youhououou !! » et elle les gratifia d’un sourire carnassier.

La caserne était située sous Shattrath. On y accédait par une grande plate-forme ascenseur au milieu d’une des ruines de la Ville Basse, proche de la sortie est de la ville.

« Ces souterrains sont reliés à divers endroits du Sanctuaire. Ils seront également un refuge idéal pour les civils en cas d’attaque d’Illidan », précisa le Grand Maréchal.

Dans les couloirs un fracas permanent d’armes et d’armures résonnait. Celui des exercices mais aussi des simples déplacements – les armures lourdes des patrouilleurs. Stropovitch considéra avec étonnement les contingents d’hommes croisés dans les larges couloirs, ou qu’il apercevait dans les vastes salles que le groupe dépassait. Richeval remarqua l’expression du draeneï.

« Oui, cette partie du complexe est celle des guerriers et des paladins. »

Il baissa la voix, qui devint à peine audible. « Il y a une très légère… ségrégation ici… enfin très légère… ça dépendra de l’importance que vous y accorderez. Tous les officiers en charge du secteur sont issus de l’Ordre ou de la Main – paladins, en bref. »

Il les fit entrer dans un bureau grouillant de scribes et de volontaires en attente de leurs affectations. Un messager en sueur l’y accueillit.

« Ah, mon Maréchal, dit-il, essoufflé, vous êtes attendu de toute urgence au QG stratégique, pour l’opération de ce soir.

— Je sais bien mon ami, va leur dire que j’arrive.

— Oui mon Maréchal. »

Le messager se rua dans les couloirs.

Richeval maugréa. « Bon, on va accélérer. » Suivi par les deux autres, il s’avança dans la foule – qui s’écarta, par égard à son rang. Il ordonna au scribe de sortir deux registres d’enrôlement dans les unités d’élite, et lui commanda, pour le premier, de prendre sous la dictée les informations à y inscrire de la bouche de Thiwwina – âge, provenance, parents, études et carrière, relations diverses…

« Signes particuliers ?

— Oh ça ! Qu’ai-ze de particulier ? Bah ze suis la meilleure combattante que l’univers ait zamais connue, et la plus mignonne aussi, mais ça vous l’avez remarqué » – réponse assortie de son plus beau sourire provocateur. Le scribe s’en amusa mais indiqua : « Aucun. »

Pendant ce temps Stropovitch remplissait lui-même le sien. Quand il arriva au nom de sa ville de naissance et celui de ses parents, il s’assombrit. Ce registre semblait vouloir connaître et résumer tout son passé en quelques mots placés l’un sous l’autre. Que signifieraient ces informations pour eux ? Ce ne sont pas les affaires de l’armée. Il écrivit « Inconnu » partout. Signe particulier : « Muet.» Et qui n’aime pas les questions.

Un autre scribe, le sourcil froncé, se fit un devoir de protester. « Ces deux personnes ne sont pas passées par la visite médicale, ni par les casernes d’entraînement, ni par le test d’aptitudes. De plus la demoiselle ne relève pas de ce secteur.

— Vous faites bien de me le rappeler, répondit Richeval. Validez-moi ces registres et accompagnez-la jusqu’à son secteur, vous serez bien brave.

— Mais…

— C’est un ordre.

— Oui mon Maréchal. »

Un nouveau messager entra en trombe. « Mon Maréchal, un émissaire de Lune-d’Argent souhaiterait vous voir le plus tôt possible. Je l’ai laissé dans vos quartiers. Et je vous rappelle que le Lieutenant-capitaine Forpoing a sollicité une entrevue hier, il attend toujours.

— Mon Maréchal ! s’exclama un secrétaire en entrant également, un homme du QG logistique est venu chercher la liste des ressources demandées par le secteur pour le prochain mois, liste que vous n’avez pas fini d’établir. Et il y a un elfe de sang dans votre bureau, ajouta-t-il avec un air de dégoût.

— Oui, c’est l’émissaire dont je parlais, répondit le premier.

— Mon Maréchal, le QG stratégique vous fait savoir son impatience exacerbée », en rajouta un autre.

Richeval se tourna vers Thiwwina et Stropovitch. « Bon eh bien je vous laisse, et bonne chance. »

Il repartit calmement, escorté par les messagers et le scribe tatillon, et par Thiwwina guillerette, qui suivait le scribe. Les voix résonnèrent dans le couloir.

« Mon Maréchal, sauf votre respect, ça risque d’être considéré comme une faute grave de faire enrôler de force un inconnu dans une unité d’élite… passible d’une enquête…

— Que fais-je pour l’homme du QG logistique mon Maréchal ? Je lui dis de repasser quand ? Et je suis censé faire quoi avec l’elfe ? Lui servir le thé ? Lui faire la conversation ? Misère…

— Je me permets mon Maréchal de vous suggérer de préparer une excuse irrécusable pour expliquer votre retard au QG stratégique, le déclenchement de l’opération est imminent…

— Forpoing est nain, mon Maréchal, et tel que je le connais, si je ne lui donne pas de réponse il viendra vous attendre lui-même dans votre bureau pour votre entrevue, et de sale humeur qui plus est.

— Oh ! Mais alors il va se retrouver en présence de l’elfe ! Et je vais faire quoi pour gérer ça moi ? »

Stropovitch erra un certain temps avant de trouver son dortoir. Les couloirs s’enchevêtraient sans fin, et il rechignait à tendre des papiers aux gens qu’il croisait pour leur demander son chemin.

Le dortoir était vaste, une cinquantaine de lits – superposés, chacun jouxté d’une armoire. Stropovitch repéra vers le fond une armoire vide et s’attribua un lit adjacent.

Il y fut seul pendant une heure. Il en profita pour rédiger quelques pages de journal.

Chapitre 10

Darotân s’était vite fait remarquer auprès des Maîtres paladins. Il était vif d’esprit, intelligent et fin dans ses analyses. Il s’appliquait consciencieusement à tout ce qu’il faisait et ne se contentait pas d’être meilleur que les autres : il aspirait à l’excellence, à la certitude que l’on ne pourrait jamais, qui que l’on soit, être meilleur que lui. Aussi avait-il tendance malgré son jeune âge – nous avons tous les deux commencé nos entraînements à l’âge de douze ans – à parler avec les Maîtres d’égal à égal. Ce qui n’avait pas l’air de les déranger, tant qu’il ne virait pas à l’insolence – la frontière demeurait ténue.

Il n’eut aucun mal à suivre la voie de la Lumière. Il y semblait même prédisposé. La « grâce » d’avoir accès à elle, il n’eut jamais l’impression de l’avoir obtenue. Il l’avait eue à la naissance, aimait-il à dire.

De plus, il semblait destiné à devenir grand et vigoureux. Et il comptait bien confirmer ce pronostic. Dès le début de la seconde année, il donna le plus qu’il put pendant l’entraînement matinal d’Arcân. Il s’efforça de courir plus vite que ses camarades pendant les longues sessions dédiées à l’endurance ; il se lesta de poids sur diverses parties du corps pendant les exercices de musculation ; il répéta les techniques apprises une heure supplémentaire le soir avant de se coucher. Mais il s’était juré de n’adresser ni la parole ni le moindre regard au Maître guerrier.

En effet, Darotân était aussi un draeneï orgueilleux et méprisant. Tout individu passant à sa portée était scruté, évalué, jugé et fiché. Il avait constitué avec la population du vaisseau une espèce de pyramide. Il en était, faut-il le dire, le sommet ; puis en-dessous venaient les Maîtres paladins et prêtres, avec Velen et Kalten en figures de proue. Ensuite, c’était tous les prêtres et paladins confirmés du vaisseau, dont il connaissait les noms et fréquentait une partie. En-dessous se trouvaient ses camarades – apprentis paladins et prêtres bien sûr – eux-mêmes classés du plus au moins méritant ; il en fréquentait seulement trois.

À l’étage encore inférieur grouillait la méprisable populace de ceux qui ne savaient pas maîtriser la Lumière. À tous ces gens il n’adressait la parole qu’en cas d’extrême nécessité – sa mère y compris. Le reste du temps il les ignorait purement et simplement, ne faisant pas le moindre commentaire sur eux, même négatif – ç’aurait impliqué de remarquer leur existence.

Mais paradoxalement il sortait de cette indifférence quand on s’approchait du fond, de la lie de la pyramide, de la fange dans laquelle nageaient deux êtres abjects, deux aberrations de toute une race. Arcân et moi.

Des Sans-Lumière, autrement dit des animaux, dont il fallait s’étonner comme d’un miracle que nous soyons encore capables de composer des phrases. Il ne pouvait se résoudre à accorder à Arcân le respect que méritait tout Maître, il ne le saluait jamais, faisait comme s’il n’était pas là. Son visage grimaçait convulsivement à chaque fois qu’il était obligé d’écouter ou d’observer le Maître décrire une technique ou commander un exercice.

Darotân était déjà certain qu’il surpasserait Kalten et le Prophète lui-même dans le domaine de la Lumière. Mais cette certitude ne lui suffisait pas. Il DEVAIT être supérieur à Arcân sur le plan physique et martial. Voilà pourquoi il s’entraînait avec autant d’ardeur pendant et après son cours du matin.

Évidemment, le fait que j’aie commencé un an plus tôt que lui l’entraînement guerrier le contraria excessivement. Comme me l’avait indiqué Kalten, j’avais passé un an avec mes aînés avant de recommencer avec les élèves de mon âge. La séance du matin n’était pour moi qu’un échauffement. Darotân me voyait tous les jours courir et faire les exercices gymnastiques et martiaux avec une aisance quasi parfaite, et il n’eut d’yeux que pour moi, que pour me copier et me surpasser. Apparemment j’étais digne qu’il me regarde, d’ailleurs – contrairement à Arcân, mes yeux brillaient comme ceux de tout draeneï, c’était mieux que rien. Et il savait que l’entraînement guerrier sérieux m’était réservé l’après-midi, pendant qu’il se consacrait à la maîtrise de la Lumière. Il en crevait de rage, de ne pouvoir se dupliquer.

Cette situation ne pouvait que mal tourner. Elle tourna mal, mais tard. À nos seize ans. Lorsque la belle et talentueuse Hama, sur laquelle Darotân avait jeté son dévolu en tant que future épouse digne de lui, m’adressa un jour la parole à la fin d’une séance matinale.

J’ouvre une parenthèse. Darotân, ai-je écrit, ne fréquentait vraiment que trois de ses camarades, qui étaient, bien entendu, loin d’être aussi excellents que lui, mais qui se démarquaient nettement du lot. Il y avait d’abord Runuur, un solide gaillard à l’air sombre, orphelin comme moi. Il ne parlait que rarement. Il avait toujours l’air de méditer sur des sujets graves. Il suivait Darotân comme distraitement, en l’écoutant sans répondre. Darotân semblait l’estimer un peu. Ensuite, il y avait Nuraam, un type vif, nerveux, qui faisait preuve à l’égard de Darotân d’une admiration et d’un dévouement sans bornes. Il buvait ses paroles et ne savait qu’acquiescer. D’ailleurs il se tenait toujours étrangement penché quand il marchait à côté de lui, comme pour se diminuer, comme s’il était tenu en laisse.

Et puis il y avait Hama.

Quand elle avait fait son entrée dans la classe la première année, tous, élèves comme enseignants, s’étaient émerveillés de sa figure d’ange, de l’éclat immaculé de ses yeux, de la perfection de ses traits ; tous, sauf Darotân, qui ne commence à regarder une personne que lorsqu’elle s’est illustrée. Or Hama était un petit bijou de finesse et d’intelligence. Donc l’orgueilleux finit par poser les yeux sur elle. Et décida quelque temps plus tard, alors qu’il n’était qu’un enfant, qu’elle serait sa femme.

Il n’en cacha rien bien sûr. Les enseignants et les parents s’étonnèrent de la précocité de la résolution, mais s’en attendrirent aussi. La jeune Hama, elle, n’était pas encore éveillée aux sentiments amoureux. Tout ce qu’elle vit, ce fut que ses parents et l’ensemble des adultes s’émerveillaient de ce qu’ils feraient le plus beau couple du vaisseau. Car évidemment, Darotân était déjà connu et reconnu comme un héros en éclosion, une future fierté de sa race, un champion promis de la Lumière. Comme elle voyait que cela enchantait tout le monde, la petite Hama joua la fiancée avec plaisir. De toute façon, la compagnie de Darotân n’était pas désagréable. Sa conversation était d’un niveau remarquablement élevé pour son âge. Ils discutaient souvent ensemble de ce qu’ils lisaient dans les livres.

Mais Hama grandit. Je la vis – tous la virent – s’épanouir comme une fleur tropicale. Ses jambes s’allongèrent, très légèrement arquées, les cuisses finement dessinées par les exercices matinaux. Sa peau se teinta d’un bleu marine de velours – donnant à beaucoup d’adolescents une irrésistible envie de la toucher, de la caresser. Son dos se cambra délicieusement, mettant en valeur ses seins qui s’arrondissaient au fil des mois. Ses traits demeurèrent divins, d’un ovale parfait, et ses yeux conservèrent leur éclat d’une pureté remarquable.

Elle ne prit pas conscience du changement d’atmosphère qu’une telle explosion de beauté engendra. Auparavant, tous les autres garçons étaient déjà jaloux, certes, mais comme sont jaloux des enfants. Ils pouffaient même souvent en voyant Darotân se pavaner avec sa promise. Mais en ce début de cinquième année, c’était différent. Le futur époux sentait l’air vrombir d’hormones et de frustrations autour de leur couple. Il devint nerveux, anxieux. Il surveilla les moindres faits et gestes de chacun – ainsi que ceux d’Hama. De son côté, elle ne perçut pas cette lutte silencieuse de mâles en rut.

C’est donc tout à fait innocemment qu’elle vint m’adresser la parole ce matin-là, à l’issue de l’exercice.

Et avant qu’elle ne prononce le premier mot, je vis, derrière elle, l’air de Darotân.

Il était comme en état de choc. Il ne pouvait pas croire que c’était moi qu’il voyait en présence d’Hama. Il pouvait craindre n’importe qui, sauf moi, le muet, le Sans-Lumière. Jusqu’à ce moment précis dans l’horizon de ses rivaux je n’existais pas, il ne m’avait même pas accordé le statut de futur mâle reproducteur. J’étais une « chose » informe et dégoûtante, c’est tout.

Mais Hama m’avait vu, elle.

« Comme d’habitude, pas une seule goutte de sueur, hein », fit-elle en me souriant. L’entraînement matinal ne me fatiguait guère en effet. Mes vêtements étaient tout juste moites. Son regard se fixa une seconde sur le mien ; elle hésita, puis dit :

« Kalten est en repos en ce moment, en convalescence suite à une maladie vite guérie mais qui l’a vidé de ses forces. » Je levai un sourcil. « Je me demandais si je pouvais en profiter pour assister à ton cours cet après-midi, par curiosité. » Je levai le second et lui fis un signe de tête vers Arcân, pour lui conseiller d’aller demander la permission directement au Maître. « Mais il me fait peur… » avoua-t-elle avec un air craintif. Je dus me contenir, alors que je ne l’avais jamais eue aussi près de moi. Je lui fis un sourire rassurant ainsi qu’un geste du bras pour l’encourager à me suivre. Elle hésita et m’emboîta le pas.

Arcân rangeait quelques affaires. Il observa avec étonnement Hama bredouiller laborieusement sa demande, les yeux rivés au sol. Quand elle eut enfin réussi il baissa brusquement la tête vers elle – ce qui la fit sursauter et bondir en arrière. Il se tourna vers moi et me demanda avec un air faussement étonné : « Tiens c’est drôle, apparemment je fais peur ? » Puis il se redressa et fit retentir un rire éclatant dans le Hall. « Ah la la, dit-il, hilare, évidemment que tu peux venir voir ! » Il ajouta sérieusement : « Moi je ne fais pas dans les petits papiers et les petits mystères de bibliothèque. Mon enseignement, il est fait pour être vu ! Regarde ce gaillard, là, s’exclama-t-il en me gratifiant d’une bourrade qui manqua de me faire tomber, regarde ces muscles, là, c’est moi qui les ai forgés, c’est la moitié de mon enseignement, ça se voit bien non ? » Hama rougit d’embarras. Je ne savais plus où me mettre. « Quant à la seconde moitié, elle est pas loin non plus ! » Il ouvrit une malle non débarrassée de la veille et vida son contenu sur le sol : un mannequin pulvérisé. « Voilà ! En un coup ! C’est ça mes secrets, secrets très discrets hein ? Quand les gens voudront voir mon enseignement, ils auront qu’à regarder la dégaine de mon disciple et les ennemis démembrés éparpillés sur sa route ! »

Je rougis de honte à mon tour, trouvant l’éloge moins flatteur que prévu.

« Une belle bête, mon Stropo, hein ? » Il parlait vraiment trop fort. « Je suis pas un Maître, moi, je suis un éleveur, c’est pas du fin, c’est pas du pinailleur du dimanche, c’est pas du philosophe ou du moraliste, ah ça non ma p’tite dame, c’est de la bonne grosse brutasse élevée au grain, rapide et efficace… » Il aperçut Darotân qui fulminait à l’entrée du Hall. Il conclut sa phrase d’un air goguenard en fixant le paladin : « … en bref un vrai mec quoi. » Et il reprit le rangement de ses affaires en sifflotant, sans avoir conscience une seconde que son discours était bien plus propre à faire fuir une jeune femme qu’à l’attirer vers un congénère.

Hama s’éloigna et revint en pouffant de rire vers Darotân. Je maudissais mon Maître de m’avoir ridiculisé. Mais le paladin accueillit froidement sa promise et lui dit d’un ton sec – si claquant que je l’entendis :

« Tu n’iras pas.

— Pourquoi ?

— Parce que tu n’iras pas ! » cria-t-il.

Arcân fronça les sourcils et se redressa de toute sa stature en lançant un regard sans équivoque à Darotân : si le paladin haussait le ton une seconde fois sur Hama, mon Maître allait lui apprendre la galanterie.

Darotân frémit de rage. « Viens », lâcha-t-il. Il empoigna le bras d’Hama et l’emmena avec lui.

L’après-midi, elle ne vint pas.

Enfin le nouveau régiment de Stropovitch envahit le dortoir – une quarantaine d’hommes. La journée était finie. Ils étaient déjà au courant qu’il y avait un nouveau, muet, et pistonné avec ça – les nouvelles vont vite. Mais ils étaient sympathiques ; pour la plupart, ils vinrent lui serrer la main et se présenter, voire lâchèrent quelques phrases de bienvenue. Mais ils étaient fatigués et se préparèrent rapidement à se coucher. Le commandant en charge des régiments d’élite vint également deux minutes après.

Darotân.

« Comme on se retrouve ! » s’exclama-t-il, au grand étonnement des présents. Le guerrier se leva avec un air d’assassin, les yeux écarquillés et la pupille rétrécie. Darotân vint se mettre face à lui, les mains dans le dos. « Tu t’es bien débrouillé pour te retrouver là. Je ne sais pas ce que tu as fait au Vieux mais c’est sûrement à lui qu’on doit ça. »

Le Vieux ? Oserait-il appeler ainsi le Prophète ? Stropovitch commençait déjà à trembler de rage.

« Enfin bref, tant que tu n’as pas prouvé ton incompétence, je ne peux rien faire contre cette regrettable erreur. Il faudra que je suggère au prochain congrès d’officiers de revoir à la baisse l’influence des lettres de recommandation. Cela dit, dans ton cas précis, ce sera vite réglé. » Il sourit. « Il n’y a aucune chance qu’un tueur à gages qui s’est contenté d’assassiner des ivrognes à la sortie des tavernes ressorte vivant des combats menés par l’unité d’élite. »

Il fit une pause, le temps de bien laisser l’auditoire assimiler ses paroles. Le paladin souhaitait explicitement et publiquement la mort du guerrier, ce qui était incroyable de la part d’un officier censé avoir un comportement exemplaire devant ses hommes.

« Stropovitch, tu ne connais rien des dangers de l’Outreterre. Tu n’as aucune idée de la puissance de nos ennemis. Le premier naga de Vashj, astromancien de Kael’thas, démon de la Légion ou gangr’orc d’Illidan t’enverra rejoindre tes parents. » Il sortit le registre. « Quel était leur nom déjà… ah oui, « inconnu ». Tu es assez intelligent pour comprendre qu’ils ne méritaient pas qu’on se souvienne d’eux. Troublant. »

Soudain quelque chose oppressa l’esprit de Darotân, comme une chape d’angoisse. Il leva les yeux du registre et rencontra ceux de Stropovitch.

Leur lueur avait viré au rouge sang. Et son regard était terrible. Un regard de haine noire.

L’air semblait onduler autour du guerrier. Les mains des soldats présents cherchèrent la poignée de leurs armes. Des graviers vibrèrent, dans un cliquetis macabre.

Darotân eut soudain peur – émotion si rare ! Mais il ne devait pas le laisser paraître. Pas devant ses hommes. « Tu as le droit de te mettre en colère, dit-il d’une voix soudain assourdie, mais pas de regarder un supérieur ainsi, soldat. Si tu veux écourter ta carrière militaire immédiatement, c’est le bon moyen. »

Le guerrier ne broncha pas. Au contraire, des veines noires apparurent à ses tempes. La dalle sur laquelle il se dressait siffla en se fendillant. Le registre que tenait Darotân se gondola. L’atmosphère de la pièce devint étouffante. Des gouttes de sueur perlèrent aux fronts.

« Mettez-moi ça aux fers », commanda faiblement Darotân.

Personne ne bougea.

Le paladin sentit ses jambes et ses mains trembler. Il fit un effort pour les maîtriser. « Tu as de la chance que je n’aie pas d’arme, Stropovitch, sinon je me serais occupé moi-même de t’apprendre l’humilité face à un officier. Et heureusement pour toi, je ne suis pas ton supérieur direct. Tu feras la connaissance de ton chef de régiment demain. Je l’aurai évidemment bien disposé à ton égard d’ici là. Nous deux, nous ne nous reverrons pas beaucoup ; vu l’admirable carrière indiquée dans ton registre – nulle – et ton expérience générale de la guerre – nulle également –, je dirai même que la prochaine fois qu’on se verra, ce sera pour tes funérailles militaires. »

Il fit un nouvel effort pour détourner son regard de celui de Stropovitch et se diriger vers la porte. Il ne put réprimer une grimace. Il devait marcher lentement pour que son pas reste assuré. Son esprit se brouillait tant la haine que le regard du guerrier faisait peser sur lui était immense.

Il parvint enfin à la sortie, le visage ruisselant de sueur. Il s’épongea en disant faiblement : « Il fait chaud ici… Je ferai inspecter l’aération… » Et il referma la porte.

Il manqua de s’effondrer au sol dans le couloir. Il continua de son pas extrêmement lent vers ses quartiers. Il ne s’expliquait pas ce qui s’était passé. « Que m’est-il arrivé ? pensa-t-il. Opprimer ainsi l’âme de son adversaire, seuls des démons en sont capables, et encore, j’ai toujours montré une force d’âme invincible face à eux. Cela me rappelle ces rumeurs qui circulaient sur lui dans le temps… Mais elles semblaient infondées. Aurait-il réellement, en fin de compte, un pouvoir secret ? Peut-il vraiment me dominer ainsi ? »

Non. Il s’était fait prendre au dépourvu, voilà tout. C’était un fait, Stropovitch avait une force d’âme. Mais Darotân était invaincu. S’il n’y avait des hordes d’ennemis à traverser d’abord, si tout ne pouvait s’arranger qu’en duels, Darotân aurait déjà défié seul tous les seigneurs ennemis, Illidan compris. C’était le même problème avec Stropovitch : dans l’Exodar autrefois, et désormais à Shattrath, il y avait toujours des foules de témoins, donc aucun moyen d’agir sans entacher sa gloire. Il avait bien tenté de provoquer le guerrier à frapper le premier, de le pousser à la faute, ce qui aurait ensuite permis au paladin de faire valoir qu’il avait dû tuer Stropovitch pour défendre sa vie ; mais malgré les propos ignobles que le paladin avait régulièrement tenus en sa présence, le guerrier n’avait pas encore une seule fois levé la main sur lui.

« D’une façon ou d’une autre, tu mourras bientôt, Stropovitch. J’attendrai ce jour heureux avec patience et confiance. »

Pour le coup, il retrouva l’entier contrôle de son corps et c’est de son pas habituel – noble, conquérant – qu’il arriva dans ses quartiers.

Dans le dortoir de Stropovitch, le guerrier était resté quelques instants encore debout, à suivre du regard Darotân à travers les murs comme s’il le voyait encore. Puis l’incandescence de ses yeux faiblit, et il se rassit, comme saisi de remords. Il ne s’était pas rendu compte qu’il avait de nouveau manifesté les symptômes ; mais il s’en voulait de ne pas réussir à se maîtriser en présence de Darotân.

L’assemblée restait silencieuse. Un des soldats détendit cependant l’atmosphère en apostrophant le draeneï. « Eh, tu sais, on se donne des surnoms ici. Je crois que j’ai déjà trouvé le tien : le Furieux. » Et il rit. Beaucoup avec lui rirent ou sourirent.

« Va pour le Furieux, acquiesça un autre. T’es une espèce de mage guerrier c’est ça ? En tout cas j’ai hâte de te voir à l’œuvre.

— Ouais, moi aussi, ajouta un troisième.

— Non mais les gars, vous êtes sûrs qu’il va pas nous cramer avec ses pouvoirs de feu là ? J’hésite à dormir ici maintenant. Ça mérite pas un rapport quand même ?

— T’inquiète la Bombonne, ça a l’air d’être une histoire personnelle entre le commandant et lui. Je crois pas que ça va nous concerner.

— Moi j’assurerai tes arrières, dit une paladine humaine au draeneï. Je m’appelle Phéoline, alias la Pleureuse.

— Parce qu’elle chiale tout le temps !

— Ne les écoute pas. »

Elle lui tendit la main. Obnubilé par ses pensées, confus dans ses sentiments, Stropovitch n’avait écouté personne, et donc n’avait toujours pas pris conscience qu’il avait vraiment laissé se manifester son démon intérieur supposément disparu. Mais malgré lui il regarda la main tendue et celle qui se penchait vers lui. La dénommée Pleureuse avait un visage de bourgeoise de bonne famille voire de noble. Elle était jeune, blonde, avec des yeux bleu clair ; mais son regard où se mêlaient la camaraderie et la mélancolie était celui des vieux soldats qui avaient vu la mort de nombreuses fois.

Surpris par ce contraste entre l’apparence et le regard de la jeune femme, Stropovitch hocha finalement la tête et se força à serrer la main tendue. Il faudrait qu’il s’y fasse, somme toute, à cette coutume.

Les soldats achevèrent de s’alléger de leurs armures et sortirent se laver dans la rivière souterraine attenante aux dortoirs, dans une salle aménagée. Stropovitch les imita.

Cette nuit-là, il ne put dormir. Croiser deux fois Darotân, son ennemi mortel, en si peu de temps, sans que ce soit ni le lieu ni le moment d’accomplir sa vengeance, avait été deux fois un choc émotionnel majeur. Pour se calmer, pour évacuer des sentiments aussi extrêmes, il ne voyait qu’un moyen : écrire, encore et encore. Il sortit du dortoir, trouva une table éclairée par des bougies dans une salle de garde, et rédigea de nombreuses pages de carnet, sans pause ni rature.

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Chapitre 11

Darotân fit une grosse erreur en empêchant Hama de me voir cet après-midi-là. Ce fut le début de la dégradation de leur relation. À partir de ce jour, Hama eut une tendance grandissante à passer de longs moments pensive. Aussi bien pendant les cours qu’en-dehors, elle avait l’esprit ailleurs. Avec le recul, je pense qu’elle commençait à se rendre compte que sa relation avec Darotân n’était qu’une habitude prise. Que les sentiments qu’on leur prêtait n’avaient en fait jamais existé. Que leur projet de mariage, et leur avenir en général, que Darotân lui peignait d’un pinceau idyllique sur fond de paradis terrestre – personne ne mettait en doute que le vaisseau atteindrait une nouvelle patrie un jour, puisque les Naarus le leur avaient promis –, tout cela elle ne l’avait jamais voulu que par procuration, pour faire plaisir – des rêves d’emprunt. Je ne peux dire si elle se formulait cela ainsi. Après tout, elle avait tellement tout intériorisé, c’était à ce point devenu son univers et son horizon, que ses longues rêveries se passaient sans doute de mots, et reflétaient seulement un long et difficile, plus ou moins conscient, travail intérieur.

Darotân les premières fois l’apostropha d’un ton goguenard, pour la sortir de telles méditations. Mais elle s’en réveillait en posant soudain sur lui un regard étrange, comme s’il lui était devenu tout d’un coup inconnu – ou pire, elle se fendait lentement d’un sourire forcé. Alors il sentit le danger. Il n’osait imaginer de quoi il retournait, mais se mit à trembler de nervosité à chaque fois qu’elle partait, rageant de son impuissance. Darotân ne pouvait supporter l’idée de ne pas avoir toute la personne d’Hama sous son contrôle. Quand elle revenait il lui demandait à quoi elle pensait. Elle prenait un air ennuyé, en répondant « Je ne sais pas » ou « Rien, laisse-moi tranquille. »

De plus, elle me porta un intérêt grandissant. Grâce à Darotân, en fait. Je le voyais souvent lui parler avec véhémence, en me désignant du regard. Depuis qu’elle avait voulu assister à mon cours, il cherchait à lui démontrer que j’étais LA personne la plus vile, misérable et inintéressante du vaisseau, pire, que m’adresser la parole était une honte, une infamie, une souillure. J’étais un Sans-Lumière muet, une aberration, un parasite inutile juste bon à manger leur pain, j’étais la part statistique irréductible de déchet, qu’il fallait au mieux éradiquer, au pire cacher aux yeux des draeneïs normaux, et dont on devait uniquement à la faiblesse de Velen de devoir supporter la vue.
Ainsi Hama prit pleinement conscience du fait que j’étais une exception, un être unique et mystérieux. Elle put se rendre compte à quel point Darotân en fait ignorait tout de moi, et qu’il en était ainsi de tous ses camarades. Elle posait parfois des questions à l’un ou à l’autre, mais personne ne pouvait y apporter de réponses.

Un soir Ondraïev m’accueillit avec un air goguenard pour le dîner. Je levai un sourcil. Il lissa sa barbichette et me dit : « Il y a la petite Hama qui est passée y a pas une heure. » Je me figeai. Il rit de mon expression. « Hé hé ça t’intéresse hein ? Je ne peux pas t’en vouloir. » Il faisait durer. Je ressentis – pour la première fois depuis Telrédor – l’envie de me mettre en colère.

Il vit mon regard et s’esclaffa. « Oh mais c’est qu’il mordrait ! C’est bon rien de méchant elle m’a juste posé des questions. » Et il me servit en sifflotant. Il faisait exprès de distiller les informations. Je ne sus pas me maîtriser. Je marchai vers lui et le soulevai par le col. Cette fois il eut peur. Je ne devais pas avoir l’air engageant. « Elle m’a demandé si t’étais muet de naissance. » Je le lâchai. « Je lui ai dit que non, mais que je ne savais pas comment tu l’étais devenu. Après elle m’a demandé pourquoi tu avais un précepteur particulier – en se répandant en précautions et excuses en disant que ce n’était pas contre moi etc. Je lui ai répondu que ça ne la regardait pas. Elle m’a dit qu’elle supposait que la raison de tes entrevues régulières avec Velen ne la regardait pas non plus. J’ai confirmé. Elle a hésité à partir. Elle me regardait avec ses yeux de biche, là, pfiou, je lui aurais bien raconté des trucs juste pour la garder un peu, mais bon, tu sais, j’ai des ordres. Elle a commencé à baragouiner une dernière question, je crois sur la rumeur de la corruption mais elle s’est interrompue au milieu, courbette au revoir merci tout ça et pschiit disparue. Elle avait sûrement compris qu’elle n’obtiendrait rien – et puis y a l’autre qui allait pas tarder à se demander où elle était hin hin hin. »

Je mangeai, l’air sombre. Soudain on toqua à la porte. Je me levai d’un bond – Ondraïev ouvrit. Darotân.

Il demanda à mon précepteur, d’un ton sec – l’air vibrait :

« Où est-elle ? »

Ondraïev resta figé quelques secondes. Je compris en un éclair : elle était allée continuer son enquête ailleurs. Quant à Darotân, c’était sa jalousie qui l’avait conduit ici.

« De qui parles-tu ? répondit Ondraïev, faussement innocent.
— De Hama.
— Je ne l’ai pas vue désolé.
— On l’a vue frapper à cette porte. »

Silence. La tension était telle que l’eau ondulait dans les verres.

_« Oui maintenant que tu le dis elle est passée, mais je ne l’ai pas reconnue, je ne la connais pas vraiment… _
— Elle voulait quoi ?
— Rien du tout, elle s’est trompée de porte.
— Toi tu vas pas me prendre pour une buse longtemps. »

Darotân entra dans la pièce en empoignant Ondraïev par les épaules et en le plaquant contre le mur du couloir. « Je lui demanderai moi-même pourquoi elle est venue mais toi, tu me racontes encore un bobard et je m’occupe de ton cas. Alors tu vas gentiment me dire où elle est partie en sortant de chez vous. » Je me dirigeai vers eux. Darotân se tourna vers moi et me foudroya du regard. « Toi, tu t’avises de me toucher, t’es mort. » Je soutins son regard et m’approchai lentement, sur mes gardes.

Là Ondraïev se redressa en repoussant doucement Darotân, le ton joyeux. « Allons allons les enfants cessons les enfantillages. Que tu me croies ou pas, je m’en fiche, mon jeune ami, et tes menaces ne me font pas frémir. Alors réfrène ta fougue et va quérir ton amie du côté de Kalten, j’ai cru comprendre qu’elle avait des questions à lui poser. Puisse-t-elle t’apaiser ! »

Darotân partit sans un mot, très vite.

Ondraïev remit une seconde fois son col en place en maugréant sur les valeurs de respect qui se perdent chez les jeunes etc. Puis il me regarda sérieusement et me dit : « Je l’ai envoyé à l’autre bout du vaisseau, le temps que tu puisses rejoindre Hama à l’hôpital. C’est vers là qu’elle allait. Va la prévenir que Darotân est dans une humeur actuellement dangereuse pour elle. Fais-lui part de la version de l’histoire que j’ai donnée, pour qu’elle raconte la même, et conseille-lui d’inventer des excuses béton pour ses déplacements ; ça lui sauvera sa soirée, qui s’annonce pas terrible pour l’instant. Et dis-lui d’arrêter de s’intéresser à ton cas, ça ne donnera rien à part des embrouilles. Ah oui, et conseille-lui aussi de ma part de laisser tomber l’autre excité là. Ce sera peut-être un champion, mais les plus grands héros sont solitaires. Pour la simple et bonne raison qu’ils sont toujours positivement insupportables. Allez file. »

Je courus à l’hôpital, en griffonnant à la va-vite un « Je cherche Hama » sur une page de carnet. Une fois sur place, je la tendis à tout le personnel que je croisais. Ils ne savaient pas qui c’était, ou ne l’avaient pas vue. Puis enfin une garde-malade m’indiqua qu’elle avait demandé une entrevue avec Londan. Bien évidemment. Le médecin qui s’était occupé de moi après mon « accident ».
Je courus à son bureau, en me faufilant du mieux que je pouvais entre les malades et le personnel médical qui envahissaient les couloirs. Je toquai et entrai sans attendre de réponse.

Hama et Londan écarquillèrent les yeux en me voyant. Elle, elle eut même peur, ayant l’habitude de la tyrannie de Darotân, et commençait déjà à m’implorer des yeux en bredouillant des excuses. Je la rassurai d’un geste, repris mon souffle et refermai calmement la porte. Je m’assis en faisant des signes de main à Londan, pour lui demander pardon de l’intrusion et lui dire que c’était important. Il hocha la tête et choisit de ressortir, nous laissant.

Hama s’inquiétait. « Que se passe-t-il ? » me demanda-t-elle. Je la regardai avec compassion. Ses grands yeux étaient si purs ! J’aurais tant aimé lui parler, lui prendre les mains… Mais j’étais muet et mes mains remplissaient à grande vitesse des feuilles de carnet que je lui tendais à mesure.

« Darotân te cherche partout. Il sait que tu es venue chez moi. Il est extrêmement énervé. Ondraïev m’a demandé de te trouver. Il a dit à Darotân que tu t’étais trompée de porte. Il lui a dit aussi que tu étais allée voir Kalten. Essaie de trouver des excuses pour ces déplacements, et donne la même version de l’histoire. Arrête de te renseigner sur mon compte. » Je n’eus pas l’audace de lui transmettre le dernier conseil de mon précepteur. Je conclus juste par : « Hama, nous nous inquiétons pour toi. »

Elle se prit la tête dans les mains un moment. Quand elle la releva, elle avait les larmes aux yeux. « C’est très gentil de vouloir m’aider. De jouer son jeu comme si c’était normal. J’imagine que c’est par respect, pour ne pas avoir l’air de juger. Je me trompe ? » Sa voix était faible, claire, douce. Je n’osai rien répondre. Mais elle lut dans mon regard. « Évidemment, vous ne dites rien, mais n’en pensez pas moins. Et j’ai l’air de quoi, moi, hein ? Je suis quoi à vos yeux ? Une faible, une lâche ? » Je ne savais plus où me mettre. Le ton de sa voix monta. « C’est bien beau de respecter, de ne pas s’immiscer. Après tout, ce n’est rien de grave ! Ce n’est pas comme s’il me frappait, ou me séquestrait ! Et puis ce n’est pas le seul à être comme ça ! C’est juste de la jalousie tyrannique, ça arrive, et puis c’est un garçon estimé, traité avec déférence. On lui passera bien ce petit travers. Après tout, si je reste dans ses filets c’est que je le veux bien ! Si ça me gênait tant que ça, je pourrais y mettre un terme quand je veux ! Donc non seulement je ne suis pas à plaindre, mais je suis même à envier ! Un génie pareil, fierté de sa race ! Être à ses côtés en digne épouse et assurer sa descendance, ça ne se compte pas, le nombre de jeunes femmes qui en rêveraient ! »

Je notai que ses longs moments pensifs avaient finalement abouti. Hama avait le cœur lourd. Elle se délivrait sur moi du poids des pensées qui l’obsédaient. Des larmes perlèrent de nouveau à ses yeux ! Et étincelèrent en reflétant la lumière de son regard, telles des gouttes de cristal. Ce fut elle qui me prit les mains.

« Mais c’est vrai. Je suis faible, Stropovitch. Je me sens emprisonnée par les certitudes qu’ont tous les gens autour de moi. Le mariage se prépare déjà. Et depuis longtemps tout le monde parle et agit comme s’il était déjà conclu. Essaie de comprendre… Pour vous, j’imagine, il est aisé de cesser de fréquenter quelqu’un… C’est l’affaire de quelques mots, c’est l’affaire d’un instant. Mais moi, je sens une immense exigence peser sur moi. On me traite comme l’équivalent féminin de Darotân. On nous regarde comme deux symboles de perfection, comme deux bannières de tout un peuple. Comme le couple qui descendra en premier du vaisseau sur notre nouvelle terre, pionnier, bénissant le sol en une promesse de fécondité et de prospérité. Oui, Stropovitch, j’ai entendu de tels propos. Essaie de comprendre. Éconduire Darotân aujourd’hui, ce ne serait pas seulement mettre fin à une relation. Ce serait comme se révolter contre la volonté de tout un peuple, briser le symbole, briser l’espoir. »

Je comprenais. J’avais moi aussi lu dans le regard des autres lorsqu’ils posaient les yeux sur le couple. Mais la façon dont elle en parlait était si pénétrante, je trouvais ses paroles tellement magnifiques, sa voix à ce point émouvante… Elle m’avait enchanté, lié, et elle m’emplissait de sa tristesse, de son désespoir, ses sentiments s’écoulaient depuis ses mains et ses yeux directement dans mon cœur. Irrésistiblement, je sentis mes propres yeux s’embuer. Elle eut un air surpris et ému. « Tu comprends vraiment ? » demanda-t-elle doucement. Je hochai lentement la tête. Elle eut un sourire triste. Entourée de personnes aux convictions et aux visages fermés – Darotân le premier –, de gens qui partaient du principe qu’elle était heureuse à partir du moment où elle était belle – alors que la beauté conduit bien plus sûrement à la solitude, une vraie et profonde solitude qui ne se dissipe même pas avec les relations –, elle voyait quelqu’un compatir pour la première fois. Ce léger sourire triste reflétait un éclair de vif, et intense, bonheur – si léger sourire, mais qui restera pour moi le plus beau que je vis jamais.

« C’est pourquoi je voulais connaître ton histoire, Stropovitch. Toi dont le regard a toujours reflété solitude et souffrance, ce que personne n’a jamais vu ou voulu voir. » Je comprenais encore. Dans la magie du moment, je lisais dans ses yeux les mots avant qu’elle les prononce. « Car je l’ai bien compris, quelque chose de terrible s’est passé, qui t’a rendu muet et qui d’une façon ou d’une autre représente toujours un danger pour toi, puisque tu es surveillé de près. Personne ne veut rien me dire mais dans leurs yeux je vois une inquiétude sincère, voire de la peur ; c’est désagréable pour eux d’aborder ce sujet. Et malgré le fait que tu aies souffert, que tu sois handicapé, et qu’une menace pèse toujours sur toi, malgré le fait qu’on t’ait longtemps fui et repoussé, et que maintenant tu affrontes l’indifférence générale voire le mépris, malgré tout cela, non seulement tu persévères, mais tu restes digne. Toi et moi chacun à notre façon nous sommes seuls ; sauf que moi je m’écrase, et toi tu restes debout. J’aimerais que tu me racontes ton histoire, mais surtout, j’aimerais savoir ce que tu te dis tous les matins qui te donne le courage de continuer, qui te donne l’espoir que tu deviendras quelqu’un malgré toutes les personnes autour de toi qui tous les jours prédisent le contraire. »

J’aurais tant aimé lui parler ses yeux dans les miens ses mains dans les miennes. Mais j’étais muet. Je dus m’arracher. M’arracher à ses mains et à son regard. Nous en éprouvâmes tous les deux de la peine. Je ramenai lentement les yeux et la main vers mon carnet, et écrivit.

« Un démoniste m’a immolé sur Draénor, peu de temps avant le départ. Depuis ce jour un mal est en moi dont la nature est inconnue, une corruption par le feu censée être impossible. Pendant trois mois je suis resté inconscient, toutes mes brûlures se sont inexplicablement dissipées, et j’ai manifesté pendant mes mauvais rêves divers symptômes de corruption, un souffle ardent, une force extraordinaire, ma peau devenait rouge, ce genre de choses – je pense que l’on ne m’a pas tout dit. On me surveille car très probablement un jour ce feu corrupteur s’étendra à mon être et me transformera en démon. Velen comptait sur la Lumière pour me délivrer, mais les pouvoirs du Prophète n’y ont rien fait et je me suis moi-même avéré incapable d’obtenir la grâce d’être investi par elle. Désormais je dois vivre avec mon angoisse, mais en la réprimant sans cesse, de peur qu’elle ne fasse s’étendre le mal. C’est pour cela que je me lève tous les matins pour aller au cours d’Arcân. J’y vais pour occuper mon corps et mon esprit, mais aussi les fortifier. J’y vais pour survivre. Le regard des autres m’importe peu. Ce sont les regards d’Arcân et de Velen qui comptent pour moi. Ils croient en moi. Ils tiennent à moi. Ils sont tout ce que j’ai. »

En lisant les premières lignes elle frémit. Elle s’attendait à quelque chose de terrible, mais rien n’est plus terrible dans l’esprit d’un draeneï que la menace de se transformer en démon. Cependant sur les dernières lignes elle s’apaisa, et eut même de nouveau son magnifique sourire triste. Elle reprit doucement mes mains – m’inondant de bonheur. « Si Velen croit en toi, alors j’ai confiance. Tu as raison de n’accorder d’importance qu’à son jugement. Crois-tu qu’il me pardonnerait si je me désengageais de cette union ? » Je hochai la tête. Je tentai de lui faire lire dans mes yeux ce que je savais de Velen. Le Prophète n’est qu’amour et compassion, lui disaient mes mains. Il est au-dessus de tout ça ; ce mariage n’est sans doute rien pour lui ; il veut que chacun de ses enfants soit heureux ; il les aime quoi qu’ils fassent ; il n’impose rien à personne ; il ne verra dans la conduite d’Hama nulle faute à pardonner ; au contraire il serait triste pour elle, s’il sentait à son mariage qu’elle était malheureuse – car il voit dans les cœurs.

A-t-elle entendu ce que lui disait mon âme ? En tout cas elle ajouta : « Merci, Stropovitch. Je vais t’imiter. Je ne permettrai qu’à Velen de me juger. Les autres pourront penser ce qu’ils voudront. Mais j’ai peur d’affronter Darotân. Il… il a déjà eu des gestes… parfois je sens qu’il se retient de me faire mal. » Elle serra mes mains très fort, elle m’implora. « Viens avec moi. Il ne faut pas que je sois seule au moment où je lui dirai ce que j’ai sur le cœur. Aide-moi.
— Ce ne sera pas nécessaire. »

Hama sursauta et cria de peur.

Darotân était là, debout dans l’encadrure de la porte. Les bras croisés. Avec une expression de souverain mépris. Je me levai. Elle s’agrippa à mon bras, terrorisée.

« Regarde-toi, Hama. Tu… touches ce… cette… enfin ça, là. Tu te répands lamentablement devant lui. En faisant cela tu as définitivement perdu toute dignité, tout honneur. Toute valeur, Hama. Et pour moi, tout intérêt. Tu es de son espèce, si tu n’as pas la nausée à son contact. Moi j’ai du mal à me retenir de vomir, là, je peine, je te jure. On ne dira pas que je me suis trompé sur toi, hein, je ne me trompe pas, moi. Disons que tu as fait l’erreur de poser les yeux sur lui un nombre répété de fois. Cela t’a gâchée, en quelque sorte. Quand on s’habitue à vivre près de déchets, quand on se met à les tolérer, ça déteint, c’est normal. C’est dommage, Hama. Très dommage. Je suis contrarié. Mais le mal est fait, n’est-ce pas. Il n’y a plus rien à faire, et je n’aime pas perdre mon temps. Je me désintéresse de ton cas. Je te répudie, Hama. Et c’est une décision irrévocable – comme l’est chacune de mes décisions, d’ailleurs. »

Elle pleurait contre moi toutes les larmes de son corps. Elle pleurait de honte. Il la culpabilisait, l’humiliait, faisait peser sur elle tout l’opprobre, tout le mépris qu’elle redoutait d’affronter depuis toujours. Il leva les yeux vers moi – des yeux faussement calmes – et parla – d’une voix qu’il se forçait à rendre posée.

« Toi, comme d’habitude, tu ne réagis pas, hein. Je t’ai traîné dans la boue des milliers de fois, traité de tous les noms, devant tout le monde. Je te provoque, encore et toujours. Hama ne te laisse pas indifférent, j’imagine. Pourquoi tolères-tu toutes mes paroles, Stropovitch ? Pourquoi ne défends-tu jamais ton honneur ? Il n’y a qu’une seule raison à cela. Tu sais que j’ai raison. Tu ne protestes jamais parce qu’il n’y a rien à contredire. Tu ne défends pas ton honneur parce que tu n’en as pas. Un Sans-Lumière n’a pas de dignité. Il n’a rien à affirmer. Alors puisque tu sais que j’ai raison, explique-moi. Explique-moi pourquoi tu es encore là. Tu es peut-être trop bête pour en être venu à cette conclusion toi-même, mais je te signale que quand on est ce que je dis que tu es, il n’y a qu’une chose à faire, Stropovitch. Mettre fin à ses jours. »

Je restai immobile et soutins son regard. Comme d’habitude. Et comme d’habitude je le sentais s’énerver. Il se mettait toujours hors de lui de n’avoir jamais de réaction de ma part. Ce fut Hama qui répondit. En sanglotant, les mains toujours agrippées à mon bras, elle cria :

« Il n’en a rien à faire de ton avis ! »

Darotân écarquilla les yeux en la regardant parler.

« S’il ne réagit jamais c’est qu’il s’en FOUT de ce que tu penses, et de ce que les autres pensent. Tu comprends, ça ? Tu l’INDIFFÈRES, Darotân. Tout le vaisseau te tourne autour, fait ton éloge, boit tes paroles. Sauf un homme : lui. Tu comprends ou pas ? Pour lui, te répondre ou se battre avec toi, ce serait t’ACCORDER DE L’IMPORTANCE. Or, pour Stropovitch, tu n’es rien, Darotân. » Il voulut vérifier dans mes yeux ce qu’elle disait. Je continuai de le fixer, impassible. « Et tu sais quoi ? Il a raison, et j’ai décidé de l’imiter ». Elle se leva, le visage mouillé de larmes, avança vers lui et lui cria dans la figure :

« Alors je te le dis franchement : JE M’EN FOUS de ce que tu penses de moi, Darotân. Et je suis HEUREUSE que tu me répudies. Alors va-t-en et oublie-moi. » Son regard était terrible et sans équivoque.

Alors Darotân se redressa et tourna la tête vers moi. « Stropovitch, je ne te pardonnerai pas de me l’avoir gâchée. Là il y a plein de gens qui vont débarquer à cause des cris, j’entends de l’agitation. Mais je te préviens, je vais te tuer. C’est une promesse. Tu es nuisible, tu me l’as démontré. Considère-toi d’ores et déjà comme mort, Stropovitch. Et Arcân aussi, par la même occasion. Et on ne retrouvera pas vos corps.
— DÉGAAAAGE ! » hurla Hama.

Cette fois, tout le personnel déboulait en s’exclamant. Darotân s’éclipsa aussi discrètement qu’il put. Hama se retourna vers moi et me dit, en s’essuyant le visage :

« Excuse-moi, je file chez moi. On se voit demain. Merci. » Le léger sourire triste. Elle fendit la foule, sans répondre aux questions des gens.

La menace de Darotân était sérieuse, je le savais. Mais qu’importe. Je profitai de l’instant, complètement indifférent au raffut général. J’avais goûté à la félicité, à un moment unique avec elle. Je nageais en pleine béatitude.

Londan s’avança vers moi, l’air inquiet. Je le rassurai en exécutant nonchalamment quelques signes de main. Et je repartis lentement, encore ivre d’amour.


L’unité d’élite était en fait constituée d’environ deux cents soldats, une vraie petite armée. Mais les différents secteurs ne se réunissaient que pour les opérations ; le reste du temps, les différents corps de disciplines s’entraînaient et dormaient chacun de son côté.

Stropovitch fit le lendemain la connaissance de son chef de régiment, le lieutenant-capitaine Mourghold Forpoing lui-même. C’était un nain à longue barbe grise tressée, au maintien aristocratique, à l’œil sévère. Il se contenta d’abord de saluer le draeneï et de lui souhaiter la bienvenue de sa voix rauque. Puis il fronça le sourcil et s’approcha de lui. Il inspecta son armure. « Du cuir revêtu de maille, hein. Écoute le bleu, j’comprends qu’tu sois à l’aise là-d’dans mais t’as intérêt à me chercher illico presto une tenue réglementaire – une vraie armure ! Tu veux qu’j’te dise pourquoi ? » Il le fixa d’un air grave. « Au premier coup qu’tu t’prendras d’un gangr’orc, tu comprendras. Sois déjà content que j’te laisse garder tes épées. Allez file. »

Trouver une armure à sa taille ne prit que quelques minutes. Même pour un draeneï son gabarit était plutôt hors normes. Mais ils avaient en réserve de quoi le vêtir. Chemise et pantalon de coton pour le confort, armure de cuir à enfiler par-dessus, laquelle accueillait sur elle une cotte de mailles d’adamantite. Et encore par-dessus, à attacher par une batterie de sangles, c’était de la plaque simple, très épaisse, d’un blanc crème à reflets verdâtres – un de ces métaux étranges de la Draénor corrompue d’aujourd’hui. Il ramena le tout dans le dortoir. Il eut un peu de mal à tout enfiler, n’ayant plus l’habitude de ce genre d’équipement – l’époque d’Arcân était loin.

Le matin, il s’agissait juste d’exercices visant à maintenir les hommes en condition. Phéoline accueillit Stropovitch et lui montra en quoi consistait chacun. Elle était bien sympathique. Le guerrier en profita pour retrouver les sensations de son entraînement avec Arcân. Il ne serait jamais aussi rapide que sans plaque, mais il avait une force physique suffisante pour ne pas en être handicapé. Phéoline l’observa de temps en temps, avec un air approbateur – Stropovitch en déduisit qu’il ne déméritait pas.

À la fin de la matinée Forpoing apparut, armé de pied en cap, avec masse une main et bouclier plus grand que lui. Il fit signe au régiment de libérer le centre de la salle. Il cherchait quelqu’un du regard. « Soldat Stropovitch, maintenant qu’t’es bien échauffé, viens m’montrer c’que tu sais faire ». Le draeneï s’avança. « Montre-moi comment tu t’y prendrais pour me tuer, là. Et fais pas semblant, c’t’un vrai combat. » Le guerrier hocha la tête. Taper sur son maître ou sur son chef, ça revenait au même. Arcân lui avait appris à se battre contre lui sans se retenir.

Il dégaina ses épées et avança d’un bon pas au centre de la salle. Tout en marchant il analysa l’adversaire. Le nain devait lui arriver à la ceinture. Il était en armure complète, casque inclus. Avec un bouclier énorme et épais. Une boule de métal. Une carapace impénétrable.

Un cas d’école.

Le draeneï ne s’arrêta pas et rengaina sa lame droite. Le nain en fut presque surpris ; il tenta de lui balancer un grand coup de masse dans les jambes.

Prévisible.

Stropovitch para de la lame qui lui restait dans la main gauche, et de l’autre asséna un terrible coup de poing sur l’avant-bras du nain – qui en lâcha son arme – et enchaîna avec un coup d’épaule direct, qui rencontra le bouclier.

Parfait.

Le draeneï y avait mis tout son poids et sa force : le nain recula de deux mètres et en tomba sur les fesses. Le guerrier aussitôt passa sa lame en main droite et saisit de la gauche le bouclier par le bord supérieur. Il le tira sauvagement de côté – le nain ne le lâcha pas, mais en tirant ainsi Stropovitch eut accès à la cuirasse, qu’il gratifia d’un coup de sabot droit magistral – le nain recula encore de deux mètres, et cette fois le bouclier resta dans la main du draeneï, qui le balança.

Finissons-en.

Avant que le lieutenant puisse se relever, il se rua sur lui, lui chopa le bras droit, le tira à lui et appliqua la pointe de sa lame sur un endroit du corps qu’il est impossible de recouvrir de plaque si l’on veut encore bouger le bras – l’aisselle. Son épée était bien dans l’axe du cœur. Il suffisait d’un coup sec pour trancher net la maille et plonger dans la poitrine du nain.

L’assemblée était admirative.

Stropovitch rengaina et alla tranquillement ramasser la masse et le bouclier, qu’il rapporta au chef. Ce dernier se releva, encore un peu sous le choc, le souffle court. Il commenta, en faisant semblant de dominer la situation :

« Bien bien, t’hésites pas, tu sais quoi faire, t’es pas un rigolo, t’es rapide, y a de l’idée et un souci d’efficacité dans ta façon d’te battre, mais ton meilleur atout reste cette force physique infernale, y a pas à chier, rarement vu ça. Tu es digne de faire partie de mon régiment. »

Il ajouta : « Mais c’était un test hein, va pas croire que tu m’exploserais aussi facilement si je te montrais ce qu’un paladin sait faire. »

Stropovitch hocha la tête avec respect. Je m’en doute bien.

« C’est juste que ça s’rait pas très utile pour cet après-midi puisque nous allons raser un camp de gangr’orcs et que ces bestioles-là, la Lumière ça connaît pas. Y en a qui s’prennent pour des démonistes, et à part ça y a qu’des brutes ; mais bon parfois, des brutes en plaque. Allez rompez. Soyez prêts à 13 heures. » Il sortit.

Aussitôt la porte refermée des applaudissements et des « Bravo ! » fusèrent. Les doutes étaient levés. Ils avaient tous compris que Stropovitch n’était pas là par hasard. Beaucoup vinrent lui serrer la main. On lui bourra amicalement l’épaule. On lui offrit à boire. On commenta le combat, l’originalité, la rapidité et la force du Barge. On manifesta de l’impatience de combattre à ses côtés.

Stropovitch s’était intégré.

Ils mangèrent en se préparant mentalement au massacre de l’après-midi.


Les deux cents hommes du corps d’élite se réunirent à l’extérieur de Shattrath, en début d’après-midi. Toutes les disciplines y étaient représentées. Stropovitch retrouva avec plaisir Thiwwina, qui l’accueillit en criant de joie. « Tu m’as manquéééééééééééé !! »

Les camarades du draeneï la considérèrent avec surprise. « Alors c’est elle ? », entendait-on chuchoter. La rumeur disait que la championne d’arène en titre s’était enrolée.

Thiwwina fit signe au guerrier de se baisser. Il s’exécuta. Elle lui dit tout bas : « De ce que z’ai entendu c’est zuste des ruines qu’on va vider avec que des gangr’orcs de bas étaze dedans, on pourrait tous se les faire rien que nous deux. » Stropovitch la regarda en levant un sourcil d’un demi-millimètre. « En fait mon plan c’est zustement qu’on se les fasse à deux. »

Il s’éberlua. « Ben vi on s’éclipse discrètement, on rase tout et on accueille les troupes à leur arrivée. T’en es ? » Elle le regardait en jubilant de son plan, des étincelles dans les yeux.

Le draeneï prit un air amusé et griffonna une page de cahier, qu’il lui tendit. « Au fond tu penses même pouvoir tout raser toute seule, mais tu te cherches un complice, c’est ça ? » Elle releva le nez du papier et lui sourit de toutes ses dents. « Z’avoue. Tu m’en veux ? » Il lui fit signe que non, se retenant de rire.

Les deux cents autres soldats les observaient avec grande perplexité.

Forpoing arriva en s’annonçant de lui-même par sa voix détonante. « Bon la bande de ramollis, aujourd’hui on commence toute une campagne cont’les gangr’orcs et vous en êtes le fer de lance. »

Certains soldats ouvrirent de grands yeux. « En effet ! Vous savez tous qu’un orc devient un gangr’orc sous l’influence de sang d’démon. Et pas d’n’importe quel démon. Il s’agissait de Mannoroth. L’aut’ là, Grom Hurlemachin, l’a buté, fin de l’histoire. Mais en fait non. On a mis un moment à s’en rendre compte, parce qu’on sait pas combien il en restait sur Draénor, des gangr’orcs, mais maintenant c’est sûr, leur nombre grandit. C’était déjà pas terrible que, libérés de la domination du démon Magthéridon, ils s’retrouvent sous la coupe d’son vainqueur – Illidan – mais si en plus ce dernier a trouvé un aut’démon à saigner, là on va pas rester les bras croisés. Aujourd’hui l’objectif est d’raser des ruines pleines d’orcs du clan Mâche-les-os – enfin si ça a encore un sens de rappeler leur clan. Ils y récupèrent des débris d’machines de guerre. On va pas faire dans le furtif, hein, c’est pas loin. On y va, on encercle, on tue tout et on repart. Pour ceux qui connaissent pas encore ces bestioles, ça vous permettra d’faire connaissance. Allez zou. »

Ils marchèrent deux petites heures. Forpoing fit signe à un moment de s’arrêter. Il divisa la troupe en quatre groupes où les représentants des différentes disciplines étaient bien répartis. Il rappela le mot d’ordre : ne laisser aucun orc s’enfuir. Puis il demanda à des éclaireurs de faire contourner les ruines par trois des groupes pour les placer à l’est, à l’ouest et au sud du camp. Le groupe de Stropovitch patienta, le temps que les éclaireurs confirment que tout le monde était en position.

Le draeneï, en retrait, en profita pour regarder les membres de son groupe. L’un d’eux surtout. Un elfe de la nuit qui avait l’équipement et l’allure d’un assassin, un de ces êtres spécialisés dans les opérations furtives – il n’était pas dans son élément et ça se voyait à son expression. Mais ce qui intéressait surtout Stropovitch, c’était son pansement au flanc, sanglé de bandages. Exactement là où il avait blessé son fameux voleur, à Rempart-du-Néant.

L’elfe sentit le regard du guerrier et tourna la tête. Leurs regards se croisèrent une demi-seconde, puis l’assassin détourna les yeux.

Stropovitch sourit. C’est lui.

Des fusées s’élevèrent dans le ciel pour confirmer les positions. Forpoing en alluma une autre pour donner le signal de l’attaque.

Stropovitch courut. Ce n’était pas pour le « plan » de Thiwwina, ce fut un élan soudain, une exaltation. Il dépassa tous ses camarades et pénétra en trombe dans la clairière.

Des orcs à la peau et aux yeux rouge vif. De longues pointes le long de la colonne vertébrale et sur le dos de la main. Juste devant, là, une dizaine d’entre eux démontait un engin de siège. Ils étaient torse nu. Juste bons à se faire hacher.
Le guerrier fondit sur eux, et fit entrer une épée en oblique dans le crâne du premier.
Elle n’alla pas bien loin. Le cuir était si épais que la lame avait perdu toute sa force à le trancher et était restée encastrée dans la boîte crânienne.

Stropovitch fit un bond en arrière, abandonnant son arme, pour éviter le coup de poing qu’allait lui décocher l’orc en retour. Les dix bêtes grognèrent. Leurs yeux s’allumèrent. Une sentinelle arrivait à la rescousse en criant l’alerte.

En effet, c’est plus coriace que prévu.

Mais au moment où les orcs allaient se ruer sur lui, leurs pieds furent gelés au sol. Thiwwina venait de se téléporter à côté de Stropovitch. « Faut se réveiller mon grand, dit-elle de sa voix fluette en transformant en tortue la sentinelle. T’as quand même pas l’intention de me laisser la place de star de la zournée ? » Elle lui décocha un grand sourire étincelant, tandis que, sans avoir l’air d’y regarder, elle enveloppait les dix orcs d’une chape de froid. Frigorifiés, ils n’arrivaient même plus à mettre un pied devant l’autre. « Zoupla c’est parti !! Et de dix brossettes d’orc, dix ! » A un rythme dément, elle se mit à faire apparaître dans ses mains des javelots de glace qu’elle balançait avant même qu’ils soient complètement formés. Transpercés de part en part, un moment hébétés, les orcs s’abattirent tous d’un bloc avec de faibles gémissements.

« Trop facile », conclut-elle en infligeant le même sort à la sentinelle.

Stropovitch, blessé dans son orgueil, alla retirer son arme du crâne gelé de l’orc. Des clameurs retentissaient dans les ruines. Les orcs s’armaient, préparaient une défense. Dans son dos, le guerrier entendit le reste du groupe pénétrer dans la clairière.

Soudain, des centaines de gangr’orcs sortirent des ruines et se ruèrent dans leur direction en hurlant. Toute la forêt en retentit.

Stropovitch entendit Forpoing crier : « Bon, ça c’était pas prévu, qu’ils nous fassent le coup de la charge. Tenez bon jusqu’à ce que les autres groupes rejoignent la mêlée. »


Le choc fut terrible. Les orcs tranchèrent dans le tas, mordirent, hurlèrent. En retour, des masses écrasèrent les crânes, des sorts carbonisèrent, gelèrent, empoisonnèrent, foudroyèrent, corrompirent.

Le cuir est épais, mes coups doivent être appropriés. Stropovitch ne frappa plus du tranchant ; il pointait sa lame et la faisait entrer d’un coup sec dans la chair. C’est ainsi qu’il entama sa danse macabre. Avec une rapidité déconcertante pour un être engoncé dans son armure de plaques.

Celui-là me porte un coup oblique, épée courte, main droite – basique. Je pare, pointe, ma lame plonge dans le cœur, les os du thorax craquent. C’est de la viande solide comme du roc. Mon poignet fatiguera vite. Un grand coup horizontal de hache à deux mains – je me jette à genoux, me renverse en arrière – le tranchant me frôle le nez – aussitôt qu’il passe, je me redresse – dans la fin du mouvement, il a le bras droit le long de la poitrine – pas grave, gorge offerte – gorge ouverte. J’entends le reste de mon groupe moissonner derrière. Je roule de côté pour éviter un autre coup. Je me retrouve dans leurs jambes, tranche quelques tendons. Cris de souffrance aigüe. Me redresse. Un orc lève les bras pour abattre sur moi une grande épée. J’arrête son geste en bloquant ses poignets au-dessus de sa tête du tranchant de ma lame gauche ; de la pointe de la droite lui crève les deux yeux ; il ouvre la bouche pour crier ; lui enfonce la lame dans la bouche, traverse le palais, un moulinet dans le cerveau, mort. Deux derrière lui, qui frappent en même temps. Me jette au sol la tête en avant, roulade entre les deux. Leurs lames se sont abattues. Je pointe et enfonce ma lame droite dans le dos de l’un, à l’endroit du cœur – l’autre se tourne et frappe à nouveau – j’abandonne mon arme – la retirer d’une viande pareille me prendrait une demi-seconde de trop – pare de la lame gauche, lui balance mon poing dans la figure, ça lui pète le nez. Le temps qu’il s’en remette, je retire ma lame, un bond en arrière pour éviter le coup d’un autre, lui tranche l’intérieur du coude au passage – la chair y est plus tendre – il râle, baissé, le sang coule en quantité – je lui balance un bon coup de sabot dans la tête – je reviens sur le précédent, me jette à genoux pour esquiver son coup horizontal, lui enfonce en les croisant mes deux lames en plein dans le bide – les écarte – m’entends crier sous l’effort – l’éventre complètement. Du sang épais et bouillonnant gicle sur moi et se répand en flots à terre. Derrière moi, les soldats de Forpoing déciment les lignes ennemies. Je conserve mon avance. Je traverse. En égorge, en étripe, tranche, transperce, empale. Mes poignets fatiguent. Là je pare une grande lame de mes épées croisées, en accueillant le tranchant au croisement de mes armes ; l’orc appuie de toute sa force pour me mettre à genoux ; il me sous-estime ; je tiens bon, peux même lever une jambe et lui balancer un coup de sabot sur le genou gauche. Bien administré, ça pète l’articulation. Il s’effondre en beuglant, une jambe pliée à l’envers. Enfin je suis passé. Je vois le chef derrière, qui gueule, qui hurle des sons inarticulés. Il me voit. Il empoigne une gigantesque hache, l’abat sur moi de toute sa rage. Je croise encore mes lames pour parer avec mes deux armes ; mais je n’ai vraiment plus de poignets ; il réussit, lui, à me faire mettre genou à terre ; mes bras tremblent tandis que j’évalue la situation. Mais soudain l’orc crie et s’effondre en perdant conscience. L’elfe… comment a-t-il réussi à traverser les lignes, lui ? Et à se glisser dans le dos du chef ?
Il vient m’aider à me relever. Il a un air grave.

« Mon nom est Farôn. C’est un honneur pour moi de faire ta connaissance. »

Ce genre de type ne parle jamais pour rien. Stropovitch hocha la tête avec respect et s’inclina du mieux qu’il put, bien qu’il soit fourbu. Derrière lui le silence se fit quelques secondes, suivi de clameurs. Ils avaient gagné – et devant le draeneï les trois autres groupes arrivaient à peine.

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Chapitre 12

Le lendemain de l’attaque des ruines, Stropovitch mangeait tranquillement sa gamelle assis sur une caisse dans un recoin de la Ville Basse. Il rêvait en regardant distraitement la foule diverse et bariolée des miséreux de l’Outreterre.

Soudain il leva un sourcil et se tourna vers le tas de sable adjacent. Farôn, le voleur, venait d’y apparaître. Il le salua d’un hochement de tête.

« Moi non plus je n’aime pas manger dans la caserne. Autant profiter du soleil quand on en a l’occasion. »

Le draeneï acquiesça.

« Il est étrange que tu ne me manifestes aucune rancune pour ce qui s’est passé à Rempart-du-Néant. »

Le guerrier but la sauce à même la gamelle, la reposa et considéra l’elfe.

Sa peau était d’un violet très clair. Il avait une longue chevelure blanche, laissée libre, qui semblait ne le gêner aucunement dans ses mouvements. Son visage mince était anguleux, taillé à coups de serpe. Il avait les yeux si peu ouverts qu’ils semblaient fermés – mais Stropovitch sentait qu’il voyait tout. Il était vêtu de soie noire et ample et de mocassins noirs – élégance et discrétion. On devinait sous la soie un corps svelte et musculeux.

Le draeneï dégaina son carnet. Mais l’elfe répondit lui-même à la question qu’il venait de poser.

« Pendant notre affrontement tu n’as manifesté nulle haine. Quand je t’ai rendu ta bourse tu as cessé le combat. Habituellement les gens hurlent et me pourchassent sans relâche quand je les détrousse, et n’ont d’autre sentiment que l’envie de me voir au bout d’une corde. Toi tu as remarqué en moi le combattant, non le criminel. Dans ton regard j’ai vu estime et respect. »

Il tourna la tête vers Stropovitch et ouvrit les yeux.

« Sache que c’est réciproque, guerrier. »

Le draeneï hocha la tête, perplexe. Les paupières de l’elfe se rabaissèrent.

Un elfe accordant de la considération à quelqu’un qui n’était pas des siens, voilà un événement rare qu’il ne fallait pas mépriser.

« Tu m’en vois honoré, écrivit-il en réponse. Je n’ai pas eu le temps de me présenter en retour hier : j’ai pour nom Stropovitch – mais tu le savais sûrement déjà.

— Oui, je le savais – mais enchanté quand même », répondit l’elfe sans avoir, en apparence, regardé le carnet.

Le guerrier leva un sourcil d’un demi-millimètre. Il commença à écrire, mais Farôn poursuivit.

« Je sais ce que tu vas me demander. » Stropovitch fixa Farôn. « Tu trouves que je corresponds peu au cadre, n’est-ce pas, que mon genre d’individu devrait plutôt se trouver dans des unités d’infiltration et d’espionnage. » Le draeneï écouta, attendant de voir où menait cette étrange conversation.

« Eh bien je fais en effet partie de ce genre d’unités. On m’a intégré à l’unité d’élite hier en tant qu’espion, pour enquêter sur toi. »

Il y eut un silence – qui en disait long. Évidemment, Farôn ne devait absolument pas révéler cela. Il serait destitué et même très probablement exécuté si ses supérieurs apprenaient la trahison. Il venait en quelques mots d’établir un rapport de confiance absolue entre Stropovitch et lui.

« Le commandant Darotân a déclaré en haut lieu t’avoir vu manifester des signes de transformation en démon. J’ai ordre de guetter une nouvelle apparition de ces signes et de t’éliminer séance tenante. »

Quand ? Avant-hier ? Impossible. O’ros m’a dit que j’étais purifié de tout mal. Un Naaru ne peut se tromper. Darotân a menti de façon éhontée. Je l’ai mal regardé et il a ressorti la vieille rumeur entendue enfant. Oui, c’est sûrement cela. Mais s’il n’a rien vu de réellement suspect, comment espère-t-il me faire éliminer ?

Stropovitch leva soudain la tête, saisi d’un soupçon terrible. Encore une fois l’elfe reprit la parole au moment où il posait la mine sur le papier.

« Oui, tu as bien deviné. Le commandant est venu me voir personnellement après. En me demandant de t’assassiner sous une semaine même si tu ne manifestais aucun signe. Et en m’assurant de son soutien pour mes futures promotions. »

Tu seras mort bien avant, Darotân.

« Nous sommes donc tous les deux dans une situation délicate. Puisque le commandant, en guise de « soutien », me tuera sans aucun doute à mon tour une fois ton meurtre conclu. Pour enterrer l’affaire. »

Oui, c’est vrai. C’est évident.

« Or tout cela me sied à merveille. Car la raison de ma présence dans l’armée est précisément la vengeance. Contre Darotân. »

Stropovitch leva les deux sourcils.

« Le commandant dirige souvent les opérations de grande ampleur menées par l’unité d’élite, et il n’est pas près de perdre son poste : la défaite lui est inconnue. Mais justement : pour lui seule la victoire compte, la vie de ses hommes n’a aucune valeur. Ce n’est pas dans la nature des soldats de « balancer » comme tu le sais, donc le QG a beau s’étonner de la mortalité élevée de l’unité d’élite, Darotân leur donnera toujours sa version des faits, où ses erreurs deviennent des actes héroïques, et ses hommes panseront leurs plaies en gardant pour eux leur rancune. Mon frère est tombé, il y a trois mois, ainsi que tout son régiment, abandonné par le commandant tandis qu’il s’amusait à tout massacrer en première ligne. »

Un des deux sourcils se rabaissa.

« Le seul moyen pour nous deux de sortir de la situation actuelle est de nous allier pour assassiner Darotân. Ainsi ma vengeance sera accomplie ; quant à toi, je pourrai continuer à te « surveiller » sans exigence de résultats, jusqu’à ce qu’on me retire l’enquête. Nous agirons lors de la prochaine grosse opération, qui aura lieu dans deux ou trois jours à Zeth’Gor. Quand j’aurai plus de détails, nous planifierons sa mort ensemble. »

Tout était dit. Stropovitch n’eut que le temps de cligner des yeux – l’elfe avait disparu, en ne laissant sur le tas de sable aucune empreinte, aucun signe visible qu’il y était assis.

Début d’après-midi. Tous les corps de disciplines de l’unité d’élite furent de nouveau réunis.

Sur une grande table basse installée au milieu de la salle s’élevait la forteresse de Kil’sorrau – en miniature. Forpoing venait de la décrire sobrement. Elle occupait toute une colline au sud-est de la plaine de Nagrand. À son sommet, la hutte du chef orc, grande, pas très solide – terre cuite – mais entourée et parcourue de sentinelles et de patrouilles. Le tout cerclé d’une première palissade de bois. On en descendait dans le camp à proprement parler. Évidemment ce camp était aplati, nivelé. Les huttes s’y comptaient par dizaines, les ennemis par centaines. Sur la maquette avaient été également localisés et miniaturisés les écuries, l’armurerie, les bâtiments consacrés aux pratiques occultes, ainsi que la grande tour de garde au nord. Pour clore le tout, une seconde et dernière palissade.

« Alors les mous du bulbe, poursuivit le nain, com’vous l’voyez, niveau défenses, c’est zéro pointé. D’accord, le relief va nous contraindre à passer par devant, et donc à nous faire repérer par la tour de garde. Mais ce n’est que du bois et de la terre cuite. Les ennemis y sont à peine plus nombreux que dans les ruines hier. Alors les gens, c’est-y pas du tout-cuit ? »

L’assemblée approuva bruyamment, enthousiaste. Mais c’était une feinte – le sourire de Forpoing disparut soudain et il cria :

« Eh bien non les rigolos c’est loin, très loin d’être du tout-cuit ! La forteresse de Kil’sorrau est une des bases en Outreterre du Conseil des Ombres. Rien moins ! »

Cette fois les visages s’assombrirent. Le Conseil des Ombres… Des orcs (bien qu’ils aient entretemps recruté d’autres races) séides de Gul’dan, versés dans les arts démoniaques, voués corps et âme à la Légion Ardente, corrupteurs de la quasi-totalité des clans orcs à l’aube de la Première Guerre, initiateurs du génocide des draeneï, envahisseurs d’Azeroth – où leur influence et le nombre de leurs vassaux demeuraient immenses et difficiles à estimer.

« Je constate que vous voyez tous de quoi je parle. Demain matin, à l’aube, nous allons affronter par centaines des brutes de base… mais aussi et surtout des démonistes. »

Stropovitch fut saisi d’une angoisse terrible venue des tréfonds de son traumatisme d’enfance. Sa poitrine se serra, sa respiration devint difficile. Phéoline et Thiwwina le regardèrent avec inquiétude.

« Les démonistes sont capables de distiller dans les cœurs l’horreur et la panique. Ils corrompent les chairs pour qu’elles se désagrègent d’elles-mêmes. Ils plongent les groupes dans des pluies de flammes et sèment des graines de l’enfer dans les âmes qui font exploser les soldats sur leurs camarades. Ils invoquent des batteries de démons capables de diverses tortures mentales et physiques. Ce qui vous attend demain c’est l’horreur, la souffrance et le désespoir. »

Stropovitch tomba sur un genou. Il suffoquait. Phéoline se pencha en murmurant : « Hey, le Furieux, ça va ? Eh, dis quelque chose. » Prenant conscience qu’elle n’obtiendrait pas de réponse, elle ferma les yeux et pria pour instaurer paix et confiance dans le cœur du draeneï. Ce dernier sentit la Lumière l’emplir, ainsi qu’une irrésistible, impérieuse douceur.

« La Pleureuse ! Laissez le Furieux tranquille ! » cria Forpoing, l’œil sévère. C’est à chacun de vous, tout seul comme un grand, de se préparer mentalement pour demain. Je sais que vous vaincrez, mais à deux conditions : que vous ne sous-estimiez pas l’ennemi – je pense que ce point est acquis – et surtout, que vous fassiez preuve d’une volonté et d’une force d’âme à toute épreuve. »

Stropovitch se redressa avec effort. « T’en fais pas Stropo, lui glissa la gnomette. Ils auront à peine le temps de réazir qu’on aura tout dégommé. Ils auront du mal à faire leurs petits tours quand z’aurai tout conzelé. »

Je les découperai. Membre par membre. Et j’espère que, si je croise celui qui m’a immolé, je le reconnaîtrai. Je lui arracherai les yeux et le viderai lentement de son sang, et il gémira comme un petit enfant.

« Bon, reprit Forpoing. Sans attendre davantage je vous présente mon cousin Barthum « Flingot » Forpoing, membre de l’unité spéciale d’intervention. »

Un nain sortit de l’assemblée. Il avait le poil d’un roux flamboyant. Les cheveux encore épargnés par sa calvitie étaient réunis en une queue de cheval. Sa barbe luxuriante était domptée en deux longues et épaisses tresses. Il avait l’œil fou – et il était armé de pied en cap, tel un maniaque qui ne sort jamais sans avoir revêtu un attirail complet qui lui sert de seconde peau.

Pas une seule lame. Dans le dos, croisés, un grand fusil de tireur d’élite, lunette intégrée, et un tromblon, dévastateur en corps-à-corps. En bandoulière, trois cartouchières, une pour les munitions du fusil, une pour celles du tromblon, et une dernière remplie de gadgets divers, télécommande universelle, poulettisateur, défibrillateur, détonateurs, fusées. Au cou, des lunettes-jumelles réglables. À la taille, deux ceintures croisées lestées de grenades. La veste et le pantalon bardés de poches bourrées d’objets plus ou moins utiles, dont son indispensable brosse à barbe et cinq flasques de rhum – on ne sait jamais.

Il leur expliqua le déroulement des opérations de sa voix grasse et de façon très expressive (« Et alors là, KABOOM ! har har harrr »), avec des roulements d’yeux et des éclats déments dans le regard.

L’assemblée en demeura plus ou moins perplexe. Seule Thiwwina trouva l’enthousiasme du nain communicatif, et ne cessa de rire et de glousser d’impatience. Elle répéta même un « KABOOM ! » avec entrain, de sa petite voix flûtée. Flingot lui lança un regard attendri. Cet échange presque émouvant arracha même un sourire à Stropovitch. C’est le coup de foudre apparemment.

Une fois l’explication de son cousin terminée, le lieutenant-capitaine reprit la parole.

« Bon voilà alors, il vous reste très exactement vingt minutes pour vous préparer et vous regrouper à la sortie est de la ville. Nous marcherons jusqu’aux abords de Kil’sorrau. Attaque à l’aube, comme vous le savez déjà. Au cas où il faille le préciser, vous ne dormirez pas cette nuit. Rompez ! »

Quand Stropovitch ressortit de son dortoir avec ses affaires, il se retrouva au milieu d’une grande cohue. Ce n’était pas seulement l’unité d’élite, c’était toute l’armée qui se regroupait. Il fut happé par la vague d’hommes, qui le transporta dans les couloirs, l’ascenseur, la ville basse, la porte est.

Il fut ébloui.

Des milliers de soldats attendaient au pied des remparts, leurs armures flamboyant sous le soleil. Des officiers hurlaient pour ordonner le tout. Le draeneï rejoignit son unité, où Phéoline l’accueillit avec ce sourire qu’il avait remarqué dès la première fois, mélancolique malgré elle. « C’est un grand jour », dit-elle simplement. L’ambiance générale était électrique. La somme de tous les murmures formait une énorme rumeur qui gonflait telle une vague au-dessus de la mer d’hommes, emplissant les bois d’un écho surnaturel.

Soudain Phéoline tira le bras du guerrier et lui désigna le haut de la grande muraille. Les milliers de combattants levèrent la tête. Richeval se dressait, revêtu de son armure étincelante, la poitrine bardée de médailles.

« Fière Alliance ! cria-t-il – et toute l’armée en réponse poussa un cri martial. Votre dernière nuit paisible, vous venez de la passer. Votre dernier repas correct, vous venez de le dévorer. Et n’espérez plus vous asseoir avant que ce ne soit au banquet des morts. Car aujourd’hui mes braves, commence la Guerre de Libération de l’Outreterre ! » Il hurla ces derniers mots, et tous hurlèrent en réponse, faisant vibrer le sol. « Nos ennemis, nous en avons la certitude, n’y sont pas préparés. En une semaine, nous allons tout raser, tout épurer. Les fleuves charrieront du sang. Le Néant distordu résonnera des plaintes des damnés. Leurs corps formeront l’humus d’un nouveau printemps pour cette terre.
Les Naarus et les généraux de l’Alliance et de la Horde ont tout planifié. Dans chaque région, nous avons discrètement renforcé et armé les forces locales – camps et bastions – pour qu’elles nettoient leurs zones elles-mêmes de tous les ennemis mineurs représentant des menaces à faible rayon d’action. Les unités d’élite et autres groupes spéciaux d’intervention vont raser dans le même mouvement tous les points chauds, les bases secondaires de nos principaux ennemis. Quant aux armées régulières, elles ont hérité de la tâche suprême : dévaster les bases principales ennemies et éliminer leurs chefs. À tous ceux qui veulent nous écraser de leur masse et de leur pouvoir de destruction, nous opposons nous-mêmes la masse et la destruction ! Ceux qui veulent envahir Azeroth, nous les envahissons ! Ceux qui voulaient dissoudre nos mondes dans le Néant, nous les y renverrons !

Au moment même où je vous parle, l’armée de la Horde se réunit à la porte nord de la ville. Car dans dix minutes exactement, elle va envahir le marécage de Zangar et investir le Réservoir de Glissecroc. Saluons leur courage, car le nombre d’informations dont nous disposons sur ce lieu approche du rien. Il est à craindre qu’ils aient à affronter la multimillénaire Dame Vashj elle-même. S’ils ressortent vivants de ces abîmes, leur priorité sera le Donjon de la Tempête. Où, de même, personne ne sait exactement ce qui les y attend. »

Les soldats frémirent, en proie à des sentiments partagés. D’une part ils trouvaient la Horde inconsciente, folle. D’autre part ils les enviaient de se réserver une si belle part du gâteau. Les rumeurs disaient que c’était effectivement Dame Vashj la maîtresse du Réservoir, et que son but était de contrôler toute l’eau potable d’Outreterre, voire peut-être de créer pour Illidan un nouveau Puits d’Éternité. Quant au Donjon de la Tempête, chef-d’œuvre de l’architecture draeneï, on disait que c’était Kael’thas qui l’occupait, et qu’il s’était allié lui et son armée à Illidan – les elfes de sang en avaient sûrement fait une affaire personnelle.

« Une semaine, c’est ce dont nous disposons nous-mêmes de notre côté pour notre part de travail. Notre premier objectif est Auchindoun, la base principale du Conseil des Ombres. »

Il était vrai qu’il y avait fort à faire à Auchindoun. Le Conseil s’était approprié cet ancien lieu de culte draeneï après leur génocide et leur exil. C’était un immense sanctuaire, dont les vastes salles et les longs couloirs grouillaient désormais d’innombrables ennemis.

« La Citadelle des Flammes Infernales, nous la laisserons aux garnisons locales de la Horde et de l’Alliance. La forteresse étant abandonnée, ce ne sont pas les gangr’orcs qui y traînent encore qui nécessiteront un détour de l’armée entière. Après Auchindoun, nous mettrons donc le cap directement sur Ombrelune. La région est tellement infestée d’armées de démons et de gangr’orcs que les nains Marteaux-Hardis, malgré toute leur bravoure, auront une marge de manœuvre très limitée en attendant notre arrivée. Nous sécuriserons les abords du Temple Noir ainsi que les deux Terrasses extérieures. L’Alliance formera donc le corps principal de l’armée qui attaquera le Temple Noir et vaincra Illidan.

Pour ceux d’entre vous qui se sentiraient peu concernés par ce bout de monde déchiré, sachez que le sort d’Azeroth va se jouer également dans la bataille. Tout échec entraînera la destruction des deux mondes. Quelle que soit votre terre natale, elle sera envahie et consumée. Si elle l’est déjà, combattez pour venger vos familles et sauver celles de vos camarades.

Mes braves ! Le sort de deux mondes est dans vos mains. Rappelez-vous les héros chantés dans les épopées : considérez-les comme vos frères ! Car c’est bien la gloire éternelle qui vous attend ! »

Un concert de vociférations enthousiastes accueillit ces dernières paroles. Tous ceux qui avaient des boucliers les frappèrent de leurs masses et épées. Ce vacarme exalté dura longtemps. Stropovitch, étant muet, ne put y participer – et de toute façon, l’effet de foule n’avait pas prise sur lui. Il était incapable de ressentir cet enthousiasme. Il voulait défendre son peuple et venger ses morts, bien sûr – mais seules la peur, la haine et la colère le portaient vers ces objectifs. Rien d’agréable, rien qui justifie des hourras ou des cris d’excitation. Quelle que soit votre raison, quelle que soit votre méthode, à la guerre il s’agit d’aller tuer des gens, et de vivre ensuite avec le souvenir de vos victimes, de leurs grimaces hideuses, de leurs atroces gémissements, gravés à vif dans votre cerveau et qui ne vous quitteront jamais.

L’unité d’élite accompagna l’armée vers le sud, puis leurs chemins se séparèrent dans le Désert des Ossements. Les milliers d’hommes s’engouffrèrent dans les entrailles d’Auchindoun. Les premiers échos de la bataille résonnèrent aux oreilles du guerrier. L’unité d’élite poursuivit sa route vers les plaines de Nagrand.

Thiwwina passa tout le trajet avec Flingot, qui lui montra et lui expliqua le fonctionnement de tous ses bidules. Stropovitch dut donc se contenter de la compagnie de Phéoline, qui d’abord ne parla guère. Le guerrier décida de profiter du trajet pour mieux connaître l’histoire récente des humains. Sollicitée par quelques questions écrites, Phéoline raconta plusieurs épisodes de sa vie. Parfois décousu, souvent douloureux, toujours humble, le récit de la paladine étonna grandement Stropovitch, qui au fil des heures se mit à ressentir respect et admiration pour cette Pleureuse qui, en réalité, avait traversé les pires épreuves jamais connues par la race humaine depuis ses origines.

Elle était originaire de l’ancien royaume humain de Lordaeron. De naissance noble, Phéoline Bluemill avait été placée enfant dans un monastère de Stratholme pour y apprendre la théologie, la morale et les bonnes manières. Mais contre la volonté de ses parents, qui voulaient juste en faire une fille bien élevée et bonne à marier, elle avait un peu trop intériorisé les idéaux de la Lumière et s’était enrôlée dans l’Ordre de la Main d’Argent. Sous les ordres d’Uther le Porteur de Lumière elle avait défendu son royaume contre toutes les menaces, jusqu’au jour où le Fléau mort-vivant était apparu. Pour elle, le premier traumatisme avait été de recevoir l’ordre de la bouche de son Prince, Arthas, de détruire Stratholme contaminée. Elle avait dû assister à la dispute – inimaginable jusque là – entre Uther et Arthas ; elle avait dû choisir ! Incapable de se résoudre à massacrer sa famille et à détruire sa ville natale, elle avait suivi Uther avec des centaines d’autres, et ensemble ils avaient prié pour qu’Arthas et ses fidèles abandonnent leur projet. Mais quelque temps plus tard, revenue sur place, elle avait erré dans les ruines du bourg, aveuglée par les larmes tandis qu’elle aidait à enterrer toutes les victimes innocentes de cette atrocité.

L’horreur n’avait pourtant fait que commencer. Bientôt les morts s’étaient relevés, et elle avait été contrainte de combattre tous ceux qu’elle avait aimés et qui désormais se jetaient sur elle pour la déchirer et la dévorer. Et tous ses camarades tombés au combat, elle devait maintenant les affronter eux aussi, en une spirale funeste où les vivants étaient voués à crouler sous le poids des morts dont ils enflaient les rangs à leur tour une fois vaincus. Partout dans le royaume des défunts se levaient de leur lit de mort pour massacrer leur famille endeuillée ; des paysans barricadés chez eux étaient assiégés par leurs voisins zombifiés qui grattaient les planches de leurs ongles noirs ; des mères agonisantes suppliaient leurs propres enfants de les brûler vives avant qu’elles ne se transforment en monstres. La nuit, des goules venaient assassiner des personnes dans leur sommeil ; et le lendemain matin, le frère tuait la sœur, le père tuait le fils, la grand-mère tuait tous les animaux de sa ferme et eux-mêmes se relevaient en meutes pour aller anéantir toute vie.

Phéoline avait soigné ses camarades tant qu’elle l’avait pu. Fidèle à Uther jusqu’à la mort de ce dernier, puis à Alexandros Mograine le Porte-Cendres, elle avait tout donné jusqu’au total épuisement de ses forces et de l’espoir même. Et même si des larmes abondantes coulaient malgré elle à chaque affrontement, jamais, jamais elle n’avait été capable de fuir. Elle était née pour faire face ! Acculée au fond d’une chapelle de la capitale pendant trois jours entiers, il avait fallu qu’elle sombre dans l’inconscience à moitié ensevelie sous les cadavres de ses condisciples pour arrêter de lutter. Et Lordaeron était tombée.

Quand, au bout d’une longue convalescence entrecoupée de fièvres et de délires, elle avait retrouvé ses esprits, elle était sur un brancard en route vers Âtreval.

Embrigadée parmi les fanatiques de la Croisade Écarlate, elle avait été convaincue par les discours du grand Taelan Fordring. Elle avait combattu à la fois les morts-vivants et les ennemis de la Croisade, jusqu’à ce que son zèle et ses capacités soient remarqués et qu’elle soit promue dans la garde rapprochée du Grand Croisé Dathrohan à Stratholme. Victime de cauchemars terribles où ses parents et ses anciens frères d’armes lui reprochaient son impuissance, elle avait pourtant dû retourner dans cette ville réduite désormais à des ruines fumantes où le Fléau restait présent, tenace et rampant. Mais Phéoline s’était persuadée que c’était une occasion de renforcer son cœur et son esprit : si elle atteignait un certain niveau d’indifférence à l’égard de son passé, si même à Stratholme elle se libérait de ses cauchemars et de sa culpabilité, elle deviendrait pleinement le bras armé de la Lumière, elle s’oublierait totalement pour n’être plus qu’un instrument de la Justice.

Finalement vaincue dans sa propre forteresse par un groupe de mercenaires envoyés par l’Alliance, elle avait vu son maître Dathrohan se révéler sous sa vraie forme avant de mourir. Un Nathrezim. Un démon de la Légion, qui avait instrumentalisé le fanatisme des Croisés. À bout de forces suite à ses blessures, elle avait de nouveau sombré dans l’inconscience.

Mais, laissée pour morte, elle avait encore survécu. Pendant une période d’errance et de misère où elle avait adopté plusieurs noms d’emprunt et traversé plusieurs royaumes, elle s’était lentement remise de ses terribles épreuves et avait fait son introspection. Elle avait été trompée, certes ; mais la Lumière, elle, était toujours aussi belle et pure dans son cœur. Un matin, après s’être décrassée dans un canal de Hurlevent, elle avait dépensé les quelques pièces qui lui restaient pour se vêtir comme une citadine pauvre, mais digne, et s’était humblement présentée à la Cathédrale comme une ancienne paladine de la Main d’Argent. De façon inespérée, elle avait été accueillie à bras ouverts, et bientôt intégrée à l’armée du royaume.

Contrairement à certains de ses anciens frères d’armes qui avaient perdu la foi, voire étaient devenus des ennemis des vivants, elle avait décidé qu’elle resterait fidèle à l’enseignement d’Uther. Elle ne voulait désormais obéir qu’à des chefs dignes de leur rang et dignes de la Lumière. Uther et Alexandros l’étaient ; les hauts dignitaires de la Croisade écarlate ne l’étaient pas ; désormais en Outreterre le commandant de toutes les unités d’élite était Darotân, Champion de la Main d’Argus, et pour l’instant, il en semblait digne. Fier et irrésistiblement puissant, il les emmenait de victoire en victoire.

Stropovitch ne commenta pas ces dernières paroles au sujet de Darotân. Il se dit que Phéoline saurait tirer ses propres conclusions le moment venu. Elle n’en serait pas à sa première déception, ni à sa dernière ; elle s’en remettrait ; elle était sensible, mais forte aussi ; face à cette douceur mélancolique, à cette humilité, à cette foi profonde qui habitaient la paladine, il n’avait rien à dire, il s’inclinait.

Ils franchirent la frontière au milieu de la nuit – nuit toute relative bien sûr. Elle demeurait bien suffisamment éclairée pour repérer la forteresse de Kil’sorrau. Quand ils furent arrivés en vue de celle-ci, le jour n’allait pas tarder. Flingot rappela les objectifs. Plusieurs personnes avaient reçu des missions spéciales complémentaires, dont Phéoline – à cause de son surnom. « Y en a une qui s’appelle la Pleureuse j’ai entendu, on va la faire souffrir har har harrrr. Vous vous y connaissez en explosifs ? Non ? Ben vous allez apprendre ! » Farôn également eut pour mission – non des moindres – d’infiltrer la hutte du chef et de l’assassiner. Rien moins ! Alors qu’on n’en connaissait pas même l’identité. Flingot s’attribua une mission à lui-même, aussi. « Affaire de professionnel hin hin » – en roulant des yeux.

Il alla l’exécuter directement, d’ailleurs, en demandant à l’unité d’approcher jusqu’à parvenir à deux cents mètres de la forteresse puis d’attendre le signal de l’attaque. « Quand ça fait boom, foncez ! » – l’ordre avait le mérite d’être plutôt clair.

Ils se déplacèrent le plus discrètement qu’ils purent, et en bordure de la route. Tous revêtirent de grandes capes sombres pour éviter que les armures ne reflètent les étoiles et lunes. Les gangr’orcs n’avaient pas l’ouïe très aiguisée, disait-on.

Flingot, lui, avait couru en démontrant son art – se déplacer avec tout son barda sans en perdre un seul morceau en route. Il dégomma silencieusement les sentinelles somnolentes avec son fusil de tireur d’élite à vision nocturne. Puis il plaça des charges d’explosifs (« De la poudre raffinée issue du fleuron de l’artillerie gobeline, oui mam’zelle ! ») au pied de la grande porte de bois et recula en ricanant – sans prendre conscience que les ricanements étaient incompatibles avec la furtivité –, le détonateur à la main.

Puis boom.

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Chapitre 13

La première chose que vit Thiwwina en pénétrant dans l’enceinte fut un groupe d’une trentaine de gardes gangr’orcs courir vers la porte, mal réveillés, certains encore appliqués à boucler leur ceinture.

« Oulala ça commence fort », lâcha-t-elle – avant de prononcer quelques mots d’incantation.

Une nuée bleutée se forma en avant des orcs. Lorsque la troupe passa dessous, une pluie de glace mi-magique mi-matérielle s’abattit drue sur eux. Leurs jambes devinrent lourdes. Une pellicule d’eau se forma sur leur peau et gela instantanément. Leurs corps s’engourdirent. Le regard bête et douloureux, ils s’arrêtèrent, incapables de réagir.

« C’est qu’ils me mettraient la larme à l’œil », pensa-t-elle ironiquement avec un sourire carnassier. Ses petits doigts de fée s’agitèrent – elle courut vers eux en bondissant et balançant des volées de javelots de glace qui transpercèrent les chairs – les orcs ne lâchèrent que de faibles plaintes. Arrivée au contact, elle s’assura de leur mort en leur incantant à bout portant un cône de givre. Plus rien ne bougea ni n’émit le moindre son – ils étaient littéralement statufiés et fondraient doucement sous le soleil de l’après-midi.


Flingot ne perdit pas de temps. Sitôt la porte passée, il bifurqua à droite et courut vers la grande tour de garde. Arrivé à trente mètres, il vit en sortir plusieurs orcs à l’œil rouge. Ils écopèrent d’une grenade étourdissante suivie d’un chapelet de diverses bombes de tout calibre, que Flingot avec art avait dégoupillées en chaîne d’un seul mouvement alors qu’elles étaient encore en bandoulière, et avaient balancées de même toutes ensemble en détachant la lanière de cuir et en faisant un mouvement de coup de fouet en direction des orcs.

Le nain ricana, hilare, en entendant les explosions assourdissantes suivies d’une pluie de membres et de viscères.

Puis il bondit sur le côté et balança un fumigène à l’intérieur. Des bruits de toux en sortirent – ainsi qu’une nouvelle symphonie en boom majeur.

« Har har harrrr », fit Flingot en s’engouffrant dans la tour. Il dut faire attention à ne pas se laisser déséquilibrer par les quartiers de viande rouge, les mares de sang, les crânes où se voyaient encore quelques morceaux de visages ébahis.

Il roula des yeux satisfaits en voyant les grandes lézardes que ses bombes avaient laissées dans la pierre. « C’est du carton leur truc ! » marmonna-t-il, guilleret, dans sa barbe rousse.


Stropovitch et son groupe s’engouffrèrent et repérèrent les tentes et baraquements qui constituaient leur objectif – toute la partie est du camp. Une vingtaine d’orcs s’étaient réunis et se ruaient sur eux. La plupart n’avaient pu se vêtir que de la moitié de leur armure. Le temps que les guerriers et paladins arrivent au contact, la vague d’ennemis était déjà criblée de flèches et prise dans divers sorts de pluies de feu, affaiblissements, attaques mentales, chaînes d’éclairs, en bref, Stropovitch n’eut plus qu’à égorger ceux qui bougeaient encore.

Le massacre commençait bien.

Mais de fait ces orcs n’avaient fait que se sacrifier pour laisser le temps aux arrières de s’organiser. Le long des baraquements est, achevait de se dresser une barricade faite de tentes abattues, de tronçons de bois et de mobilier rustique. Des soldats armés de lances et d’arcs s’étaient alignés derrière. Le dispositif était mis en place dans le but précis de protéger une nuée de démonistes du Conseil pendant qu’ils décimeraient l’unité d’élite de leurs sorts redoutables.

Stropovitch eut un frisson. Arcân ne l’avait jamais préparé à ce type de bataille.

Ses poings se serrèrent sur les gardes de ses épées.

Il courut comme un fou, sans attendre d’ordre.


La partie supérieure de la forteresse était surélevée par rapport à l’inférieure. Tout était nivelé dans cette dernière exceptée la pente qui menait, donc, au sommet, laquelle pente était contenue entre deux murs de pierre.

Dans la confusion générale, aucun orc n’avait repéré Farôn traverser la cour et gravir le mur ouest. De toute façon, aucun œil même expérimenté n’aurait pu le voir. L’elfe maîtrisait l’art de l’invisibilité non magique. On pouvait y déceler un art de vivre, voire davantage. Farôn avait pour ainsi dire une existence partielle. Il s’éclipsait de la réalité, et n’y revenait que quand il le désirait, devant les personnes qu’il jugeait dignes de le voir.

Un maître assassin n’est fondamentalement plus de ce monde. Il est dans son univers propre. Un univers épuré, serein, où règne la paix de l’âme et la maîtrise totale de soi. Un univers en marge…

sauf pour ces saletés de clebs.

Farôn, contrarié, avait passé la tête au-dessus du mur à mi-pente. Devant la porte étaient postés deux démonistes, dix soldats mais aussi deux maîtres-chiens avec leurs sales bêtes dotées de leur sale flair. Ils avaient déjà la truffe agitée et l’air soupçonneux, d’ailleurs. Un pas de plus et ils aboieraient, les yeux rivés sur sa position.

L’enceinte autour de la porte ne pouvait être escaladée. La pente était large et nue. Le terrain était découvert. En un mot, la partie était ardue.

Farôn se baissa, dégaina lentement et avec mille précautions son arbalète et – incompréhensiblement – se retourna d’un bond, alors qu’il avait les mains sur l’arme et que ses pieds reposaient uniquement sur des aspérités de la roche. Continuant à se moquer éperdument des contraintes physiques de sa position, il arma tranquillement, dos au mur, son arbalète, puis se retourna d’un nouveau bond souple et silencieux.

Les chiens étaient protégés par des plastrons et des masques de cuir lourd clouté.

Et le cuir, ça suffit rarement contre un carreau d’arbalète bien placé.

Tout en visant, il réfléchit calmement à comment il allait gérer ensuite les quatorze orcs et le chien restant. Rien que de très stimulant, comme problème, à première vue.


Phéoline geignit. Porter une armure de plaques, passe encore. Un bouclier de trois tonnes, pourquoi pas, question d’habitude. Une masse aussi lourde qu’inutile, on n’est plus à ça près. Mais en plus de tout cela, une énorme caisse d’explosifs à transporter, en devant se battre en même temps, « et en ne devant SURTOUT PAS trop secouer l’bazar » – dixit Flingot –, là c’était trop.

Pendant que le reste du corps d’élite investissait la forteresse, elle essayait des arrangements. Bouclier dans le dos, caisse sur l’épaule soutenue par un bras : trop fatigant, faudrait alterner d’épaule en cours de route, perte de temps et d’énergie. Caisse portée devant soi à deux bras : empêchait totalement le maniement des armes. Caisse dans le dos sur le bouclier, maintenue par des bandoulières : bloquait le bouclier, puis fallait les trouver et les attacher, les bandoulières.
Cela dit si elle tenait le bouclier en main gauche, ça restait la meilleure solution.
Mais à force de réfléchir à des questions de transport elle avait oublié les explications – au demeurant très succinctes – de Flingot concernant l’utilisation des explosifs une fois arrivée à destination. Et elle s’en rendit compte avec épouvante.

Elle aperçut du coin de l’œil le nain courir vers la tour de garde. Elle saisit à bout de bras la caisse et courut derrière lui en s’égosillant pour l’appeler – mais le poids de la caisse lui coupa rapidement le souffle – et les jambes.

Elle commença à désespérer.

Mais soudain, son visage fut baigné de félicité céleste : Flingot avait laissé derrière lui, à terre, deux bandoulières tout à l’heure encore lestées de grenades.

Un tel heureux hasard ne pouvait être pure coïncidence : rassurée en son for intérieur par les encouragements et l’aide que lui prodiguait la Lumière pour sa mission, Phéoline entreprit de nouer ces fameuses lanières de cuir aux anses de cette maudite caisse.


Thiwwina vit elle aussi une barricade se dresser, mais à l’ouest – la situation se présentait mal. Cela dit même si les orcs se défendaient de façon symétrique en ne laissant que la place centrale aux Alliés, la composition de leurs forces n’était pas, elle, symétrique. À l’est, là où Stropovitch, loin devant son groupe, avait déjà sauté par-dessus la barrière – exploit inexplicable vu qu’il était revêtu de plaques – et commencé son carnage, il y avait quasiment tous les démonistes de la forteresse, avec, tout au fond contre la muraille est, le bâtiment dédié aux pratiques occultes. À l’ouest, symétriquement, c’était l’armurerie – qui d’ailleurs allait normalement, si Phéoline réussissait sa mission spéciale, bientôt sauter.

Autre avantage, la barricade se dressait entre le surplomb du chef au nord et les écuries au sud. Si Thiwwina et son groupe traversaient les écuries, ils se retrouvaient de l’autre côté de la barrière.

Aussitôt pensé, aussitôt exécuté – en bonne gladiatrice digne de ce nom, Thiwwina ne passait jamais plus d’une seconde à réfléchir. Elle courut vers les écuries sous une pluie de flèches et bondit gracieusement par une petite fenêtre. Son groupe batailla pour atteindre la porte – Flingot lui en avait confié le commandement, et elle n’avait donné qu’une seule consigne : « Suivez-moi et admirez. »

Elle n’avait pas posé le pied à terre à l’intérieur qu’une armée de molosses lui sautait dessus.

Quelques secondes plus tard, son groupe avait atteint la porte des écuries, non sans avoir dû combattre une nuée d’orcs qui voulait les en empêcher. Ils s’apprêtaient à la défoncer, des flèches pleuvant dru sur eux, quand Thiwwina leur ouvrit tranquillement. Elle les introduisit d’une courbette et prit des airs de guide touristique – ils s’engouffrèrent et refermèrent.

« Tout de suite sur votre gausse, vous pouvez admirer l’œuvre Zaillissement du soi, représentant un sien-loup en plein bond. Ze vous laisse noter le réalisme étonnant de la posture et de la mâssoire ouverte sur des crocs menaçants. À côté la célèbre scène de groupe Pique-nique cynique, où trois molosses claquent en même temps leurs mâssoires sur du vide, symbolisant l’inanité inhérente à toute action. Sur votre droite, un autre cef-d’œuvre de sculpture glacée, Promesse d’infini, où un maître-sien, le regard déterminé fixé vers l’horizon, pointe un doigt qui ne désigne rien. La question est : désignait-il quelque sose, ou ne fait-il que le vouloir désespérément ? »


Flingot entreprit de placer d’énormes charges à l’intérieur de la tour. Mais soudain, son corps fut parcouru d’un frémissement surnaturel. Le gémissement de son âme retentit douloureusement dans ses entrailles.

De la magie démoniaque.

Le nain se retourna et leva la tête, de la sueur froide perlant déjà à son front. Un escalier courait le long des murs de la tour. Dix mètres au-dessus de lui, il aperçut un orc au moment où il reculait pour se mettre hors de vue.

Encore plus haut, deux autres têtes apparurent brièvement, incantant en deux mots des sorts d’affliction sur lui.

Flingot bondit se terrer sous l’escalier à son tour. Il lui fallait trouver un plan rapidement. Mais déjà les sorts agissaient. Son âme était torturée. L’angoisse lui étreignait le cœur et le faisait suffoquer. Il tomba à genoux et sentit le froid de la mort lui faire trembler les mains convulsivement.

Des pas résonnèrent dans l’escalier. Le nain décela d’après le bruit trois créatures, dont une minuscule et une lourde.

« Mosh’kal ! » s’écria joyeusement une petite voix grinçante. Flingot sursauta. Un diablotin perché au-dessus de sa cachette lui souriait de toutes ses dents.

Les deux autres passèrent au-dessus de lui et apparurent en bas. Ils le repérèrent immédiatement.

Une succube dénudée passa la langue sur ses lèvres et claqua son fouet.

Un gangregarde massif s’approcha lentement de lui à pas lourds, brandissant une gigantesque hache à deux mains.

Il tremblait de façon impressionnante. De grosses gouttes de sueur sillonnaient son visage pâle comme la mort. Sa vie défila devant ses yeux. Dans son délire, il revit ses parents, la fabrique familiale de bière, ses dizaines de cousins et leurs virées nocturnes, ses frères d’armes de toutes les guerres, ses voyages pour la Ligue des Explorateurs, sa fiancée morte sous l’emprise du Fléau à cinq mois de grossesse. Son premier et dernier amour.

Muhra. La bonté et la douceur incarnées. Celle à qui il avait promis sur son lit de mort.

Qu’il ne mourrait pas avant d’avoir fait sauter les démons de la Légion, qu’il ne mourrait pas avant de les avoir tous renvoyés en charpie dans le Néant distordu.

Il se releva. Les tremblements s’affaiblirent. Le regard s’affermit.

Son nom était Barthum Forpoing, décoré par Magni Barbe-de-Bronze en personne pour avoir sauvé avec ses explosifs une unité de cent combattants à Lordaeron, expert mondial réputé en ingénierie et inventeur reconnu, médaillé dans toutes les compétitions de tir de tout Azéroth depuis cinq ans, membre du groupe spécial d’intervention de l’armée alliée de libération de l’Outreterre, promu lieutenant-commandant pour sa participation décisive à l’établissement des forces alliées de l’autre côté de la Porte.

Le Gangregarde leva sa hache. Flingot lui lança un regard de défi en se fendant d’un rictus.


Aucun mortel, quelle que soit sa race, ne pouvait sauter au-dessus de cette barricade vêtu de plaque.
Mais Stropovitch ne se contrôlait déjà plus. Il avait maîtrisé sa peur de la magie démoniaque en en faisant de la rage. Et plus il s’approchait de l’ennemi, plus l’angoisse augmentait, exponentiellement. Et plus il enrageait.

Le bond était magistral. Il s’envola littéralement au-dessus de la barrière, une expression terrible sur le visage. Les orcs de l’autre côté eurent le pressentiment qu’ils allaient mourir.

Le draeneï leur apporta une confirmation immédiate.

En un éclair cinq archers étaient morts. Le guerrier émit un cri démentiel qui effraya même les démonistes proches. Pendant quelques instants, aucun orc ne l’attaqua. Ils le regardaient, pétrifiés de peur, réduire en charpie tout ce qui lui tombait sous la main.

Le reste du groupe profita de la percée effectuée de l’autre côté pour brûler à grand renfort de magie le morceau de barricade que Stropovitch avait franchi.

Pendant ce temps, le draeneï faisait voler les membres. Ses lames se mouvaient trop vite pour que leur trajectoire soit visible. Ce que les orcs voyaient, c’était un colosse se déplacer à une vitesse ahurissante le long de leurs rangées, et leurs camarades tomber en chaîne comme des files de quilles, diversement étripés et égorgés, ou se tordant de douleur au sol, avec des yeux crevés, des tendons sectionnés, ou des plaies béantes dans le torse et les cuisses.

Des cris fusèrent chez les orcs pour contre-attaquer. Ils commençaient à se ressaisir. Un groupe d’une dizaine de démonistes cibla le météore vivant pendant que les autres accueillaient l’unité d’élite qui avait percé la barricade.

Stropovitch sentit une boule de feu lui picoter le dos à travers l’armure. Il se retourna et avisa divers démons mineurs qui se dirigeaient vers lui. Il courut à leur rencontre. Mais il sentit soudain une gêne. Une gêne générale.

Ses mouvements devenaient pénibles et lents. Sa vue se brouillait légèrement.

Hache parée, lames croisées plongées dans la poitrine du gangregarde. Diablotin tranché en deux d’un coup. Fouet arrêté de la lame droite – il s’enroule –, succube éviscérée de la gauche. Là-bas, leurs maîtres…

Derrière, le fracas assourdissant de la bataille engagée avec l’unité d’élite.

Sa respiration devenait difficile. La magie démoniaque l’oppressait. Les démonistes coururent pour rester à distance du guerrier pendant que leur corruption agissait.

Inutile.

Se faisant violence à un point extrême, il se força à courir pour les rattraper. Ses lames sectionnèrent la nuque d’un fuyard. Les autres se retournèrent en grognant diversement. Ils se mirent à incanter leurs sorts les plus puissants pour l’achever.

Pas aujourd’hui.

Il planta ses lames dans deux bouches en même temps. Les orcs gémirent et s’effondrèrent mollement, pendant que Stropovitch martelait de coups de poing la figure d’un autre. Un quatrième se prit un coup de sabot si puissant dans le ventre qu’il tomba à terre, le souffle coupé, vomissant du sang mêlé de substances indéfinissables.

Mais les sorts des autres arrivèrent à destination.

C’est mon âme que je sens crier en moi. Comme ce jour près de Telrédor. Mon corps m’échappe, mes jambes flageolent, je suis faible et impuissant. Ma volonté fléchit, l’angoisse étreint mon cœur pour l’empêcher de battre.

Un gémissement sortit du corps de Stropovitch. La vie en lui était corrompue et travaillait à sa propre perte. Quoi qu’il fasse désormais, même s’il tuait ses adversaires, il allait mourir.

Les orcs encore debout se mirent à sucer la vie qui lui restait, attendant qu’il tombe. Le guerrier hurla. La sensation était horrible, insoutenable.

Derrière lui l’unité d’élite, encerclée de solides gangr’orcs armés et carapaçonnés, était prise sous des pluies de feu et des dizaines de petites graines de l’enfer qui faisaient imploser les corps.

L’air était chargé de mort et de désespoir.

La lueur des yeux de Stropovitch devint rouge.


Farôn tira. Le carreau d’arbalète atteignit le chien en plein cœur, qui couina à peine sous le choc. Aussitôt l’elfe se retourna d’un bond, se baissa et mit en place un autre carreau, en faisant toujours montre de son équilibre surnaturel.

On ne l’avait pas vu. Le groupe de gardes émit cris et grognements. Le second chien fut envoyé en avant pour trouver sa trace.

Bond, repérage, tir. Second chien éliminé.

Farôn sauta souplement sur la pente, un couteau de lancer dans chaque main. Les orcs se jetèrent sur lui. Puis s’ébahirent. L’elfe avait complètement disparu. Et contre la porte, les deux démonistes s’effondrèrent, avec chacun un couteau enfoncé dans l’œil jusqu’à la cervelle.

Les guerriers scrutèrent fébrilement le sol dans l’espoir vain d’y trouver des traces de pas. Ils épiaient, les nerfs à fleur de peau.

L’un d’eux gémit soudain et tomba, le cou à demi ouvert par derrière.

Les autres eurent peur.

C’est le moment que choisit Farôn pour apparaître. Il tourna silencieusement et rapidement autour de chacun d’eux. Paniqués et surpris, ils firent des mouvements de bras stupides comme pour se débarrasser d’une mouche. Pendant ce temps, des talons, des genoux et des cous prenaient des coups de dague d’une précision chirurgicale.

Il esquiva de justesse une hache qui s’abattait sur lui – laquelle, à la fin de sa trajectoire, acheva un orc gémissant qui tentait de contenir l’hémorragie d’une artère sectionnée au genou droit.

Farôn jeta aux yeux de l’orc combatif une poudre aveuglante. Le guerrier se prit la tête dans les mains en criant, lâchant son arme.

Ils étaient encore bien quatre à être en état de se battre. Avec des armures.

Il entama contre eux une danse qu’ils ne comprirent pas. Ils pensaient le frapper, le toucher, mais ils avaient toujours un temps de retard sur ses mouvements. Lui en revanche planta un couteau dans un œil, envoya un coup de pied dans la face d’un autre, puis sembla se téléporter dans son dos et lui planta sèchement ses dagues dans les deux aisselles, jusqu’à la garde, en fouillant de ses lames la large poitrine. L’orc hurla. Et mourut. Mais quand il tomba, l’elfe n’était plus derrière lui.

Il était déjà derrière le troisième. Il lui ôta le casque d’un geste vif, avant de le décapiter proprement en plantant sa dague dans la nuque et en lui imprimant un mouvement circulaire puissant.

Le dernier s’enfuit en hurlant. Il se prit quelques secondes plus tard un carreau d’arbalète mortel.

Il restait à achever l’aveugle et les estropiés, ce que l’elfe fit avec une certaine répugnance.


Phéoline remarqua que l’écurie ne collait pas tout à fait la muraille. Il y avait une largeur suffisante pour qu’un homme y passe. Elle avait vu Thiwwina et son groupe pénétrer dans l’écurie, mais avait préféré ne pas les suivre. Aussi improbable que cela paraisse, on lui avait donné, à elle, une paladine, une mission requérant de la discrétion.

Elle contourna donc le bâtiment, non sans que la caisse dans son dos frotte entre le mur de l’écurie et la muraille, menaçant de se bloquer à tout instant.

Mais elle passa, au grand soulagement de la paladine. Cela dit, quand elle chercha des yeux la direction de l’armurerie, elle se rendit compte que le mur ouest de l’écurie était littéralement assiégé par des dizaines de gangr’orcs qui attendaient que Thiwwina et son groupe sortent.

Elle eut beau reculer immédiatement hors de vue, un gangr’orc l’avait aperçue du coin de l’œil et alerté ses voisins.

Elle n’avait bien sûr aucune chance contre autant d’ennemis. Elle s’enferma aussitôt en elle-même et pria la Lumière. Aussitôt une douce et lumineuse aura la recouvrit. Une rapide formule, et sa masse, qu’elle venait d’empoigner, fut comme imprégnée d’une lumière chantante et scintillante.

Dans la seconde qui suivit, le mur fut fracassé par une bourrasque de gel : le groupe de l’unité d’élite fit une trouée brutale dans le groupe d’ennemis puis partit de l’autre côté poursuivre le carnage.

Phéoline sortit de nouveau de derrière le bâtiment, et tomba nez à nez avec deux gangr’orcs musculeux qui, parce qu’ils s’étaient dirigés vers elle, avaient échappé à l’ouragan de l’équipe de Thiwwina.

Le sang de la paladine ne fit qu’un tour.

Le premier orc voulut lever sa hache, mais, hébété, ne parvint pas à bouger. Il considéra stupidement son bras immobile, puis releva la tête. Il ne voyait plus rien, baigné dans une lumière aveuglante. Il cligna des yeux pour tenter d’y voir plus distinctement. Mais les formes, les couleurs, les sons, tout se refusait à lui, comme si, profondément endormi, il s’était réveillé sous le soleil de midi.

Il sursauta quand son compagnon s’effondra contre lui. Il eut la vision fugitive de son visage tuméfié ; soudain la vue lui fut rendue.

Il vit la paladine, mais elle ne lui fit plus l’effet d’une faible proie, comme la minute précédente : sous son casque, son regard était celui d’une femme déterminée, assurée de la victoire, dépourvue de peur comme de haine. Impuissant, il leva mollement les bras, trop lentement pour empêcher la masse de Phéoline de s’abattre sur son crâne ; une décharge lumineuse lui irradia le cerveau, faisant hurler de souffrance toutes ses cellules corrompues ; il expira la seconde suivante.


Thiwwina avait fracassé le mur du fond d’un cône de gel et gelé les jambes des dizaines d’orcs derrière. Son groupe et elle les avaient décimé sans faire dans le détail et avaient bifurqué immédiatement à droite.

Les orcs derrière la barricade s’étaient rapidement regroupés. Ce fut un choc frontal.

Thiwwina déchaîna ses pouvoirs. Le froid pinçait les peaux, glaçait la chair, pénétrait les os et les faisait vibrer douloureusement, gelait la moelle. L’ensemble des orcs fut saisi d’une irrésistible vague de froid. Certains tentèrent de trouver dans la mêlée la cause de ce fléau. Mais la responsable était une gnominette minuscule et insaisissable qui bondissait et se faufilait partout en prononçant des sorts meurtriers de sa petite voix flûtée.

Un archer elfe près d’elle soudain laissa échapper un cri étouffé, et porta la main à son cœur, serrant sa poitrine convulsivement. Il tomba à genoux, suffoquant, tendit l’autre main en avant, demandant de l’aide. Thiwwina vit dans ses yeux soudain ternes et voilés la souffrance aigüe et la peur de la mort. Il implosa. Elle sentit quelque chose crier en elle.

L’implosion n’était pas physique mais magique. Le cadavre de l’elfe n’avait pas de blessure visible. C’était son âme qui était morte. Et l’onde produite affectait les âmes des mortels proches.

Une prêtresse humaine implosa ainsi à son tour. Puis un guerrier nain. D’autres personnes autour d’eux s’en trouvèrent soudain hors de combat. Leurs membres ne bougeaient plus. Leur force vitale avait été annihilée.

Et Thiwwina la vit.

La graine.

Une petite, toute petite sphère verdâtre entourée d’une aura de décrépitude. La gnomette la vit au moment où elle pénétrait en elle sans bruit, sans heurt, la condamnant sans cérémonie.

La bataille prenait un tour incertain. Les prêtres et paladins en arrière prièrent la Lumière pour fortifier les âmes. Les orcs profitèrent de cet instant de désarroi dans les rangs alliés pour tenter de prendre l’avantage. Des membres et des têtes volèrent. Le groupe se fit lentement encercler.

Et une pluie de feu entreprit de tous les réduire en cendres.

Thiwwina trouva la force de s’entourer d’une barrière de glace. Ces satanés démonistes se trouvaient quelque part en retrait et étaient en train de les décimer. Et c’était à elle de trouver la solution avant la fin du compte à rebours fatal.


La décharge de plombs fit un large trou béant dans la poitrine du gangregarde et termina sa course dans le crâne de la succube. Le diablotin eut à peine le temps d’abandonner son sourire – on le chopa et lui enfonça une grenade dans la bouche.

« Retour à l’expéditeur har har harrrrrr ! » Flingot bondit au centre et balança le démon en hauteur, là où il avait vu le démoniste perché le plus bas dans l’escalier.

Il y eut un boom suivi d’une pluie de pierres et de sang.

Mais le nain était déjà en train de gravir les marches quatre à quatre. Il put voir le résultat de son lancer : un démoniste orc suant et haletant se tenait l’épaule gauche où ne se trouvait plus de bras. Malgré ses efforts, il ne parvenait pas à arrêter une hémorragie affolante. La moitié gauche de son visage était brûlée. Il regarda le nain sans expression particulière. Il était résigné à la mort.

Flingot rechargea tranquillement son tromblon à côté de lui. Les sorts d’affliction qui l’affectaient tout à l’heure semblaient avoir disparu. Bien qu’affaibli, il affichait un entrain invincible.

Il renvoya le tromblon chargé dans son dos et prit en main le fusil de précision. Il laissa l’orc se vider de son sang et continua de monter mais lentement, marche par marche, sans bruit, dos au mur et se déplaçant latéralement, le fusil braqué légèrement vers le haut sur les marches lui faisant face.

Il s’immobilisa totalement lorsqu’il entendit des voix chuchoter au-dessus de lui. Les deux autres démonistes se concertaient. Pour les avoir en ligne de mire, il fallait atteindre le côté opposé. Le plus silencieusement du monde, il atteignit le coin. Puis se décala millimètre par millimètre, l’œil vissé au viseur.

Une oreille rouge. Une tête d’orc qui parle. Qui s’arrête de parler. Une tête d’orc trouée. Un corps qui chute mollement. Qui bascule dans le vide. Et va s’écraser tout en bas dans un bruit mat.

Pas de trace du dernier. Aucun bruit.

Il veut jouer à chat ? J’ai ce qu’il faut pour les petites souris har har har.


Les démonistes qui aspiraient la vie de Stropovitch sentirent soudain leurs corps brûler de l’intérieur. Ils durent arrêter, la douleur devenant insoutenable.

Les yeux du draeneï flamboyaient d’un rouge démoniaque.

Et soudain il se redressa et cria. Il y eut comme une onde de choc qui renversa ses adversaires, suivie d’une vague de chaleur ardente.

Le cri fut long et bestial.

Les démonistes se relevèrent, abasourdis. Les sorts d’affliction qu’ils tentèrent furent vains. La peur qu’ils voulurent distiller dans son âme n’eut aucun effet.

Alors qu’il était à l’article de la mort tout à l’heure, le draeneï irradiait désormais la vie, et une vie bien plus intense qu’au début. Une vie infernale. Incorruptible. Une vie purifiée et nourrie par le feu.

Il cessa enfin de crier et rabaissa la tête quelques secondes. Le sol vibrait sous lui. Son armure se fonçait sous l’effet de la chaleur.

Soudain il chopa un démoniste à la gorge de la main droite. Il serra, le regard dur. L’orc émit des sons étranglés, la face écarlate, les yeux révulsés. Un craquement, un froissement de chair. Le guerrier lâcha le cadavre.

Il se tourna vers un autre et lui décocha un coup de poing terrible, qui lui explosa littéralement le crâne. Des morceaux de mâchoire et des lambeaux de cervelle allèrent décorer les robes de ses voisins.

Le draeneï alla calmement ramasser ses deux épées toujours fichées dans les bouches de deux cadavres.

À ce moment, les autres orcs, pétrifiés de peur, parvinrent à se retourner et à s’enfuir. Vers le Cercle Occulte, le grand bâtiment en forme de pentagone à l’est du camp.

Stropovitch marcha tranquillement dans leur direction. Les robes des démonistes morts s’enflammèrent sous ses sabots.

Derrière lui, la bataille sur la barricade restait d’une issue incertaine, et extrêmement mortelle. Il y avait déjà plus de morts que de vivants de chaque côté.


Farôn constata qu’il pouvait en effet escalader la porte de l’enceinte interne. Paradoxalement, plus les portes étaient renforcées, plus il les passait facilement. Il y avait toujours des cordes, mécanismes et autres armatures qui constituaient d’excellentes prises.

Il se hissa souplement et jeta un œil de l’autre côté.

Il y avait là une véritable armée. Des dizaines de guerriers et de démonistes d’élite. Ils étaient parfaitement préparés à accueillir – et achever – ce qui resterait de l’unité alliée.

Ils avaient même prévu l’option de l’assassin. Des démonistes patrouillaient autour de la grande hutte du chef accompagnés de leurs traqueurs, des démons mineurs ressemblant vaguement à de gros chiens à courtes pattes avec des antennes sur la tête. Capables de sentir sa présence.

Ils le sous-estimaient.

Farôn sauta de l’autre côté de la porte, parfaitement visible. Deux gardes crièrent aussitôt l’alerte. Tous les orcs tournèrent la tête dans sa direction. Ils ne virent personne.

On fit quadriller la zone par des traqueurs. Ils ne trouvèrent rien.

On s’agita. La garde rapprochée du chef fut renforcée. Toutes les sentinelles ouvrirent l’œil, à l’affût du moindre signe visible d’une présence hostile.

Farôn observait tout cela depuis le toit de chaume de la hutte sur lequel il avait grimpé au nez et à la barbe de tous ces empotés.

Allongé, il fouilla le chaume de ses dagues au niveau de l’arête centrale du toit. Il rencontra du bois, et s’y attaqua pareillement. Il était patient et efficace. De toute façon, c’était très loin d’être solide. Il creusa obliquement de ses lames l’épaisseur du bois par un interstice. Puis se servant d’une dague comme levier au niveau où la planche était fixée, il arracha lentement les énormes clous. Les muscles de ses bras apparurent, fins et dessinés, dans l’effort.

Au bout de longues minutes, il réussit à la soulever suffisamment et à la déplacer sur le côté. Il se faufila silencieusement dans l’ouverture créée. Il était dans la grande salle, à dix mètres du sol. Il se reçut en équilibre souplement sur une poutre.

En contrebas, le chef, un énorme gangr’orc à la robe magnificente – un dignitaire du Conseil manifestement, rien moins – recevait chaque minute des nouvelles du front par des messagers. Faisant barrière autour de lui, des dizaines d’orcs, guerriers et surtout démonistes, s’agitaient en scrutant les deux entrées de la salle. Paradoxalement, c’était justement leur nombre et leur agitation – bruits de pas, de voix, cliquetis d’armures – qui les avaient empêchés d’entendre Farôn arracher à moitié une planche du toit.

Il arma silencieusement son arbalète, en équilibre sur la poutre, dissimulé dans l’ombre.


Phéoline respira. Elle ferma les yeux quelques instants pour reprendre des forces. De la force d’âme, s’entend. Là où d’autres se battaient avec leur force physique, leurs techniques et leurs incantations, Phéoline se battait avec sa détermination, sa concentration et sa foi. Telle était l’essence du Sacré. Donc là où d’autres devaient se reposer et se nourrir entre deux batailles, Phéoline faisait quelques instants la paix dans son âme.

Elle ne se laissa pas distraire une seule seconde par la bataille qui faisait rage non loin de là.

Revigorée, elle réajusta les lanières qui maintenaient la caisse sur son dos, puis se dirigea vers l’armurerie. Elle se débarrassa de deux orcs qui gardaient l’entrée – et ouvrit.

À l’intérieur, en même temps qu’elle entrait, trois énormes guerriers ennemis surgirent d’une trappe du sol. À leur armure et leur stature, on pouvait deviner qu’ils étaient l’élite du camp. Il n’y avait a priori aucune raison qu’ils se trouvent là.

Et maintenant qu’ils l’avaient vue et lui avaient lancé des regards meurtriers, il n’était déjà plus question de rebrousser chemin.

L’affrontement s’annonçait bien plus dangereux que le précédent. Un frisson d’angoisse parcourut l’épiderme de Phéoline. Un frisson bien connu. Celui qu’elle avait connu trop de fois déjà, dans des moments similaires, contre le Fléau ou la Légion, ces moments où tout un régiment sait qu’il va mourir, où chaque soldat pense fugitivement à sa famille, à ses enfants, tremble de tous ses membres et, le poing convulsivement serré sur son arme, ne se pose plus qu’une seule question.

Comment entraîner avec lui un maximum d’ennemis dans la tombe.

Les trois colosses, un peu moins abrutis par le sang démoniaque que leurs congénères, s’approchaient d’elle avec vigilance. Ils ne fonçaient pas aveuglément, ce qui signifiait qu’ils savaient que certains ennemis pouvaient être plus puissants qu’ils ne le paraissaient.

Or Phéoline avait dans le dos une caisse d’explosifs. Elle s’était débarrassée de ses deux adversaires précédents à moindres frais, mais cette fois-ci, il fallait absolument qu’elle dépose la caisse à terre et la préserve des chocs. Comme ces nouveaux ennemis étaient méfiants, elle pouvait peut-être les impressionner suffisamment pour qu’ils lui laissent le temps de se délester de son fardeau.

Elle cria trois formules brèves, avec un air terrible et une voix rendue puissante par l’adrénaline de l’instant. Elle consacra d’un mot le sol sous le regard des orcs, et le sol brilla ! Elle se trouvait au centre d’un grand cercle de terre lumineuse baignée de magie du Sacré.

« Je vous préviens, cria-t-elle d’une voix forte et impérieuse. Si vous approchez, vous recevrez votre Jugement ! »

Elle savait bien qu’ils ne parlaient pas sa langue, mais elle avait voulu paraître crédible, et pour l’instant elle l’était : alors qu’ils étaient trois contre elle, les gangr’orcs hésitaient toujours à attaquer les premiers.


Il fallait réagir vite. Thiwwina se faufila entre les jambes des orcs, en bondissant, esquivant les lames et les mouvements. Tel un feu follet, elle traversa les lignes ennemies, fuyant l’encerclement.

Elle atterrit d’un bond au milieu des démonistes.

Ils n’étaient que cinq. Mais ce nombre suffisait à décimer les rangs de l’unité encerclée. L’un d’eux incantait une nouvelle graine.

« Tut tut tut », fit Thiwwina en verrouillant ses lèvres magiquement.

Les visages des démonistes se tournèrent vers elle.

« Ze m’amusais bien zusqu’à maintenant, mais vous m’avez énervée, dit-elle d’un air sérieux. Toi, tu es une tortue ! »

Un second orc se métamorphosa en tortue. Les trois derniers se mirent aussitôt à la marteler de sorts d’affliction.

Consciente de n’avoir que peu de temps avant l’implosion, elle avait décidé de tout donner. Elle s’entoura d’un bouclier magique qui la protègerait de tous les sorts, mais qui en contrepartie la viderait progressivement de sa propre réserve de magie. Les corruptions des démonistes n’agirent pas sur elle. Elle annula leurs malédictions. Puis elle ferma les yeux.

Des éclairs l’entourèrent. Pas des éclairs naturels. C’était de la puissance magique pure. Les orcs restèrent un instant interdits.

Elle rouvrit les yeux. Ils étaient passés du noisette au bleu clair. Et ils brillaient.

Décrire le massacre qui suivit serait difficile tant il fut rapide. En quelques secondes, les cinq démonistes furent réduits en miettes de glace éparpillées par le vent.

Thiwwina mit un genou à terre, complètement vidée. Mais la partie n’était pas terminée. Elle avait des dizaines d’hommes à sauver. Avant la fin.

Elle se concentra encore, et communiqua directement avec le plan de la magie. Une tornade bleue l’entoura, l’irradiant de magie pure.

Quand elle se redressa, elle inspira profondément. Elle était de nouveau en pleine possession de ses moyens.

Elle se retourna vers les guerriers orcs, qui lui tournaient toujours le dos, n’ayant rien remarqué de la mort des démonistes. En quelques mots une bourrasque de gel s’abattit sur eux, ralentissant leurs mouvements. Délivrée des graines et des pluies de feu, la troupe d’élite mobilisa ses dernières forces pour renverser définitivement le cours de la bataille. Thiwwina maintint la bourrasque jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent une seconde fois.

Elle sentit soudain les tréfonds de son âme trembler. Elle jeta un dernier regard soucieux sur l’affrontement. Elle avait accompli sa mission.

« C’était quand même une belle balade », pensa-t-elle.

Personne ne la vit s’effondrer sans bruit. Il n’y a rien qui ne sache mieux capter l’attention qu’une gnomette exubérante de vie ; mais il n’y a rien de plus discret qu’une gnomette qui meurt.


Flingot continua de gravir lentement les marches, plaqué contre le mur, le fusil braqué progressivement sur chaque portion d’escalier découverte. Il parvint ainsi au sommet. Des sons rauques se faisaient entendre. Une batterie d’orcs incantait des sorts sans interruption.

Le nain comprit immédiatement. Il y avait là-haut un groupe de démonistes qui, en sûreté, exterminait le groupe chargé de la partie est du camp, en contrebas.

Soudain, une énorme boule d’ombre avec ce qui semblait deux yeux – deux tâches de feu sur une excroissance qui tenait lieu de tête – se matérialisa devant lui. « Mash’linnkaroth ! » dit fortement la boule d’une voix caverneuse.

Tous les démonistes se ruèrent dans l’escalier pour tuer l’intrus. Une bonne quinzaine.

« Wouh pétard ! » lâcha Flingot en se délestant fébrilement de grenades de toutes sortes, avant de sauter dans le vide… en déployant sa cape-parachute – qu’il avait lui-même inventée.

Un tonnerre assourdissant d’explosions retentit. Le sommet de la tour s’effondra. Une pluie de pierres s’abattit à l’intérieur, rebondissant sur les marches, détruisant l’escalier.

Alors Flingot tenta une action désespérée.

Il sortit un poignard et trancha net le parachute. Et en tombant, il actionna ses bottes-fusées.

À l’extérieur, orcs comme alliés virent la tour s’effondrer et, à la dernière milliseconde avant de se faire écraser, un nain-missile sortir par la porte en baissant la tête, volant à un mètre du sol. Flingot, absolument hilare, mit le cap sur la bataille de la partie est.

La réserve de carburant prit fin. Le nain se reçut au sol, dégaina son tromblon et le déchargea dans les entrailles d’un guerrier orc. Les plombs le traversèrent et abattirent encore deux orcs derrière. Le sol était jonché de cadavres.

« Allez ! fit Flingot en rechargeant. On a une bataille à gagner les gars ! »


Stropovitch se dirigeait à pas lents vers la grande bâtisse noire. Sur son passage, les tentes prenaient feu, le sable grésillait.

Il avait toujours le plein contrôle de sa conscience. Sa peau n’avait pas changé de couleur. Il ne s’était même pas rendu compte que ses yeux flamboyaient. Il se sentait simplement parfaitement bien.

Il entra.

Dans une grande salle en forme de pentagone, une quarantaine de démonistes était en plein rituel d’invocation.

Non.

Ils invoquaient un démon pour les aider dans la bataille. Dont on pouvait déjà voir se profiler la silhouette dans la pénombre. Une chose énorme. Un monstre d’une quinzaine de mètres de haut, semblable à une femme à la peau sombre, nantie de six bras armés chacun d’une grande épée ; aux yeux flamboyants de colère. Une machine de mort. Une faucheuse d’âmes.

Stropovitch se rua dans le cercle des démonistes. Insensible à leurs sorts par la puissance du feu qui s’éveillait en lui, il les réduisit en charpie. Certains tentèrent de fuir, mais leurs robes et leurs entraînements ne les rendaient pas aptes à semer le draeneï. Il les déchiqueta tous, les débita en fines tranches fumantes, cuites par les lames chauffées à blanc. Deux d’entre eux semblaient être des dignitaires, des démonistes de haut rang. Ceux-là constatèrent calmement l’inefficacité totale de leurs sorts. Ensemble, ils invoquèrent un infernal.

Un gros démon constitué de rocs animés d’un feu jaune. Comme ceux que le guerrier avait aperçus en passant la Porte. Il se précipita sur la chose et planta férocement ses lames dans le roc qui tenait lieu de torse. Il sentait qu’il en avait la force. Les épées pénétrèrent en effet la pierre. Les démonistes en restèrent coi. Le draeneï tenta de les écarter pour briser littéralement le démon. Il s’entendit crier sous l’effort. Ses muscles se bandèrent à l’extrême, faisant apparaître des veines noires sur la peau. L’infernal était parcouru de tremblements, incapable de riposter. Le feu jaune qui liait les rocs entre eux devint rouge. Le déchaînement de Stropovitch faisait pénétrer son feu dans le démon via ses lames. Lequel finit par exploser. Des fragments de roche à demi fondue jonchèrent le sol. Le draeneï prit enfin conscience qu’il manifestait les symptômes. Il s’en étonna, mais n’en fut pas effrayé. Il se sentait trop bien pour s’inquiéter. C’était surprenant que le démon intérieur ait survécu à la mort du draeneï dans l’Exodar et ait échappé à l’inspection de son âme par O’ros ; mais dans la situation actuelle, s’en plaindre ne lui serait jamais venu à l’idée. Il ne ressentait que maîtrise et puissance.

Stropovitch fondit sur les deux démonistes, une épée dans chaque cœur. Leurs robes s’enflammèrent. En mourant, l’un d’eux planta ses yeux dans ceux du guerrier. Et soudain sembla le reconnaître. Ses lèvres tremblèrent. Il s’exalta, et sembla presque heureux.

« Mok graghor an, Ar… Arch… », lâcha-t-il en expirant, un sourire sur les lèvres.

Stropovitch en fut troublé. Mais il sentit une présence derrière lui. Il se retourna.

La faucheuse d’âmes était invoquée. Et le regardait étrangement, comme si elle hésitait.

« Vash’kor Eredar ? » demanda-t-elle d’une voix grave, empreinte de doute.

Le draeneï fut saisi d’une grande colère. Ses yeux lancèrent de longues flammes. Sa peau se recouvrit de veines noires. En un clin d’œil il se trouva aux pieds de la créature, et lui cingla les chevilles de coups d’épées sauvages. Elle poussa un cri terrible et tomba à genoux. Furieuse, elle le cribla de coups à son tour de ses six bras, avec toute la force que peut déployer un démon de quinze mètres de haut. Mais il para tout. La vitesse des mouvements du guerrier était décuplée par la rage. Les chocs des lames étaient si puissants que les sabots de Stropovitch s’enfonçaient dans le sol et que le bâtiment tremblait ; si détonants qu’on les entendit dans l’ensemble de la forteresse. Tous les combattants comprirent que quelque chose qui ne concernait pas les mortels se passait près d’eux.

L’expression du guerrier se durcit. Les veines de ses tempes frémirent. Les muscles de ses cuisses se tendirent. Il cria longuement, et au milieu de deux parades, bondit à la poitrine de la faucheuse et y planta ses lames. Le cri qu’elle poussa fut suraigu et surpuissant. Elle se renversa en arrière. Il prit appui de ses sabots sur le torse incliné, retira ses épées et d’un mouvement vif et précis la décapita.


Farôn tira. Le carreau traversa la tête du chef par l’occiput. La pointe ressortit dans la bouche, par le palais.

Mais il ne tomba pas. Il leva les yeux vers Farôn avec un regard terrible. De la fumée noire se dégageait de son corps. Ce n’était pas vraiment un gangr’orc. C’était un démon.

L’elfe sauta d’un bond sur le toit en évitant de justesse la pluie de flèches qui s’était abattue sur la poutre.

Des dizaines de guerriers et de démonistes sortaient de la hutte pour lui faire la peau. Des échelles furent levées. Farôn sauta du toit et disparut. Mais il savait que ce ne serait que provisoire. Ces fichus démons traqueurs couraient dans tous les sens. Ils finiraient par le trouver.

L’elfe était parfaitement invisible aux yeux des orcs. Accroupi contre un mur, il les regardait tous courir en tous sens en criant des ordres. De toute évidence, cette agitation n’était pas due qu’à sa présence.

En effet, les deux groupes de l’unité d’élite avaient remporté leurs batailles et, sous la direction de Flingot, défoncèrent la porte menant à la hutte du chef. La bataille commença aussitôt, impitoyable, déchaînement final de toute la fureur accumulée des deux côtés. Les troupes d’élite de Kil’sorrau, bien que fraîches, fléchirent rapidement. En deux minutes, des dizaines d’orcs moururent, contre une poignée d’alliés. Mais les démonistes s’organisèrent et commencèrent de plonger les alliés dans des cycles de désespoir et de mort.

Farôn, avec tout l’art d’un maître assassin, fit un pas et se retrouva à vingt mètres de là, dans le dos d’un démoniste. L’enserra doucement de ses bras. L’éviscéra.

Un autre tenta de lui insuffler une peur irrésistible. Son incantation fut interrompue par un vigoureux coup de pied dans la mâchoire. Ses dagues dansèrent dans le groupe de démonistes. Mais inévitablement, il fut corrompu et sa vie fut aspirée hors de son corps. À ce rythme, il mourrait avant d’en avoir tué la moitié.

Il lui fallait retourner dans son univers.

Il disparut aux yeux de tous dans un mouvement de cape, comme s’il partait dans un autre plan de réalité. Il se concentra et fit un pas. Il était derrière les alliés, dans la pente. Il enduisit ses lames de poison frais. Si le problème était les démonistes, il allait s’en occuper personnellement.

Il s’en retourna calmement dans la mêlée, subtilisa la dernière grenade de Flingot et traversa une nouvelle fois les lignes de guerriers orcs comme s’il était un spectre. Il balança la grenade au milieu des démonistes – c’était une aveuglante. Un grand flash de lumière les éblouit tous.

Ce fut à leur tour de connaître la peur. Une pluie de coups de dagues incisifs et précis s’abattit sur eux. Il n’y avait que deux lames, maniées par un seul combattant, mais elles semblaient mille. Il en tomba les trois quarts, égorgés ou éventrés. Le sable s’imbiba de sang. Derrière, l’unité d’élite put enfin briser les lignes ennemies. Et pénétrer dans la hutte.

Laquelle était pleine d’orcs, mais vide de chef. En plein milieu de la salle, une grande trappe était ouverte, un carreau d’arbalète brisé gisant au bord. Il s’était enfui.

La bataille reprit de plus belle.


Phéoline s’abattit au sol, exténuée. Les trois guerriers orcs gisaient au sol, jugés. L’armure et le bouclier cabossés, les muscles douloureusement froissés par les terribles chocs des armes, elle avait survécu. La Lumière ne l’avait toujours pas abandonnée. Mais elle savait que son jour viendrait. Phéoline était humble. Profondément et sincèrement. Elle ne se jugeait jamais assez digne d’être sauvée.

Elle se recueillit encore, longuement. Ses forces revinrent peu à peu. Dehors, le fracas des batailles grondait. Pendant quelques instants, le sol avait même tremblé et un cri suraigu avait retenti. Apparemment quelques forces surnaturelles avaient participé à l’affrontement.

Elle se releva et mit en place les explosifs. Elle était censée au départ faire sauter l’armurerie pour empêcher des orcs encore désarmés et mal réveillés de s’équiper. C’était très largement un échec. Non seulement la bataille avait commencé depuis longtemps, mais elle allait se finir que l’armurerie était toujours debout. Il était devenu parfaitement inutile de la faire sauter. Mais c’était sa mission, et on ne savait jamais. Après tout, ces orcs-là venaient sûrement prendre des armes. Il y avait une trappe au sol, d’où ils étaient sortis. Très vraisemblablement ils venaient du surplomb.

Les mains encore un peu tremblantes, elle fit courir sur le sol des traînées de poudre à partir des trois coins où elle avait placé des explosifs, et les fit se rejoindre à l’extérieur. Il suffisait de mettre le feu à la poudre, et la flamme courrait sur le sable jusqu’aux charges. Enfantin.

Mais Flingot lui avait donné un engin qui était censé produire du feu, et elle ne se rappelait plus comment le faire fonctionner. C’était grossièrement une boule, avec des trous, des boutons, un interrupteur et une grille minuscule. Elle tenta diverses combinaisons. En vain.

Phéoline geignit. Mais pourquoi ce bidule était-il si compliqué alors que sa fonction première était si simple ?

Avec un soupir, elle alla ramasser un morceau de bois du mur déchiqueté de l’écurie, et l’enflammer sur une tente qui brûlait non loin. Elle jeta le brandon sur la poudre et courut se mettre à l’abri.

Flingot avait été généreux sur les charges.

L’explosion non seulement fut assourdissante, explosa l’armurerie en envoyant valdinguer des armes qui fusèrent de partout comme des missiles, mais fit également un cratère dans le sol de douze mètres de rayon.

Phéoline se releva de derrière la pierre où elle s’était abritée. Ses tympans sonnaient encore, mais elle entendit une voix grondante provenir du cratère. Au moment de l’explosion, il y avait quelqu’un dans le tunnel. Elle s’approcha.

Au milieu de cadavres d’orcs à moitié ensevelis, un démon terrifiant sortait de terre en s’ébrouant et en fulminant. Il avait l’allure d’un Érédar, avec des sabots, mais il avait la peau rose, des petites cornes fines et des ailes… Il faisait bien six mètres de haut.

Nathrézim. Un Seigneur de l’effroi. D’un coup d’aile il se rua sur elle, sa bouche déroulant déjà un chapelet de malédictions acérées.

Les yeux de Phéoline s’écarquillèrent sous l’effet du choc qu’avait produit en elle cette vision et le temps se figea dans son esprit. En vingt ans de combats, jamais elle n’avait imaginé telle situation. Seuls des régiments entiers, voire des armées, luttaient contre des Nathrézims.

Les yeux toujours grand ouverts, comme en transe, elle cria un sort d’exorcisme avec une force qu’elle-même ne se connaissait pas.

Ce puissant sort du Sacré, censé renvoyer instantanément les démons dans le Néant, ébranla les entrailles du Seigneur et l’aveugla une seconde. Sous le coup de la tentative de renvoi, il fut interrompu dans son assaut aérien et dut atterrir prématurément, genou à terre. Impensable.

Elle profita de cette seconde de répit pour s’emplir de Lumière, sinon les malédictions que le Nathrézim avaient lancées sur elle l’auraient tuée l’instant suivant. Puis d’un mot elle imprégna sa masse d’une aura scintillante.

Le démon, redressé, la regarda comme on considère un insecte échoué dans un verre de vin : comme un détail très agaçant. Il savait que, face à la mort qui fond sur eux, certains se recroquevillent sur eux-mêmes, pétrifiés par la peur. D’autres, au contraire, dans l’énergie du désespoir, dévoilent pour survivre des capacités insoupçonnées. Manque de chance, cette petite humaine lui opposait de la résistance. Pourquoi ? Elle n’y gagnerait que quelques secondes de vie supplémentaires.

Il balança un coup de sa main griffue à la paladine, qui y opposa son bouclier. Les griffes y creusèrent de profonds sillons. Elle riposta de sa masse dans les jambes du démon. Le coup n’était pas puissant mais il résonna dans tout le corps du Seigneur. Et Phéoline consacra de nouveau le sol. La Lumière assaillait le corps du Nathrézim, repoussant l’Ombre. C’était un déchirement intérieur. Il trouva la force d’envoyer valdinguer la paladine d’un coup de sabot, et voulut prendre son envol, exaspéré de perdre un temps précieux avec cette humaine beaucoup plus combative que prévu.

Mais d’un mot elle l’étourdit et l’aveugla en plein vol. Le Seigneur retomba à terre. La paladine retenta un renvoi. Ses forces s’épuisaient déjà. Il fallait faire vite, et profiter de ce que le démon l’avait sous-estimée.

Les entrailles du Nathrézim furent encore secouées atrocement. Mais il était puissant. Il résistait à la magie de la paladine. Et il était vraiment furieux.

Il fondit sur Phéoline et la martela de coups. Ses griffes réduisirent en charpie le bouclier, creusèrent les plaques de son armure, firent voler son casque, la blessèrent profondément en de multiples endroits. La paladine, dans l’intensité de l’action, ne sentait pas la douleur, mais sentait qu’elle perdait pied. La différence de puissance était nette. Qu’avait-elle bien pu espérer… ?

Alors qu’un ultime coup de griffe allait lui arracher la tête, Phéoline s’entoura d’une bulle d’invincibilité temporaire – l’ultime recours d’un paladin, le sort de la dernière chance – et pria. Toutes ses blessures se refermèrent. Le démon attendait, le regard terrible.

La dernière lanière du torse céda et la cuirasse de Phéoline tomba littéralement en miettes, emportant avec elle les épaulières.

Ses cheveux libérés et sa chemise baignée de sueur valorisaient une féminité qui était d’ordinaire cachée sous une carapace de métal. Son regard bleu voilé de fatigue complétait ce tableau mélancolique.

La paladine détacha le libram enchaîné à sa ceinture. Elle l’ouvrit à la page de la Colère divine, tout en inspirant profondément. C’était un sort réservé aux meilleurs parmi les paladins. Serait-elle capable de le lancer ?

Elle déclama la formule avec énergie et conviction tel un suprême acte de foi. Un météore de Lumière apparut ! Et frappa le Seigneur, le faisant tomber à la renverse. Phéoline, la bulle dissipée, sauta sur le torse du Nathrézim, qui voulut se redresser d’un coup d’aile. Phéoline appliqua la main sur la poitrine du démon et y libéra une décharge de Lumière pure. Le Seigneur hurla, et planta ses griffes dans les flancs de la paladine. Profondément.

Phéoline tomba à genoux sur le vaste torse. Elle n’avait plus assez de forces : elle devait choisir entre achever le démon et se soigner. Mais se soigner ne la sauverait pas.

D’un mot elle exorcisa une dernière fois le Nathrézim. Ce dernier sentit toute la pureté d’âme de la paladine servir de canal à une vague de lumière dévastatrice dans les tréfonds de son âme démoniaque.

Le démon, aveuglé, ne pouvait plus bouger. Les griffes glissèrent hors du torse de Phéoline, libérant un flot de sang. La paladine, lâchant sa masse, les dents rougies par des hoquets sanguinolents, se concentra une dernière fois. Une autre masse se forma dans sa main droite, faite de Lumière pure !

« Marteau… de courroux… »

Elle la balança dans la tête du Nathrézim, projetant définitivement son âme damnée dans le Néant. Le corps du démon s’effaça tel un cauchemar au matin, laissant Phéoline étendue sur un plastron vide.

Ça y est… Cette fois c’est mon tour, camarades…

Sa vue se brouilla, et elle s’endormit d’un sommeil sans rêves, baignant dans la mare de son sang.

Là-haut, les derniers orcs étaient massacrés. La bataille était gagnée.

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C’est un régale cette lecture je te félicite et te remercie pour ce moment d’imaginaire que tu m’as transmit !

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Chapitre 14

Flingot avait rassemblé tous les survivants sur la place centrale de Kil’sorrau. Le bilan était mitigé. Certes ils avaient vaincu, mais les pertes étaient très lourdes. Seule la moitié des combattants était encore debout. Des chamans, paladins et prêtres passaient en revue tous les corps étendus pour tenter d’en sauver le plus grand nombre. Flingot commanda de dresser un grand bûcher au milieu de la place. Des soldats y jetèrent les cadavres de ceux qu’on ne pouvait rappeler à la vie. Le lieutenant-commandant pour chacun prononçait quelques phrases et clamait leur nom, pour que leurs camarades s’en souviennent – et prient pour leur âme, s’ils avaient un dieu à prier. La scène était belle et calme. Quelques larmes coulaient. L’unité d’élite pansait ses blessures en silence, dans la dignité.

On apporta le petit corps de Thiwwina sur un brancard. Flingot s’émut mais n’en laissa rien paraître, et chercha quelques phrases d’éloge. Les soldats allaient livrer le cadavre aux flammes.

« Attendez ! », fit une voix impérieuse.

Phéoline, soutenue par un camarade, arrivait en titubant, presque nue, le regard brillant de souffrance. On l’avait sauvée. Elle parvint au brancard. Elle posa la main sur le front de la gnomette et ferma les yeux. Tous la regardèrent, muets. Ils savaient déjà qu’elle avait vaincu, seule, un puissant Nathrézim. Cette bataille avait fait de La Branleuse une légende. Elle n’inspirait plus que respect et admiration.

« Je vois, murmura-t-elle. L’âme a été brisée. » Elle se tourna vers Flingot. « Si vous permettez mon Lieutenant-Commandant, je vais la ramener.
— Je ne vois aucune objection à ce que vous essayiez », dit le nain, la voix tremblante.

Phéoline ferma les yeux et pria. Le corps de Thiwwina fut entouré d’une aura lumineuse. La paladine communiqua avec le plan de la Lumière. Elle intercéda pour la rédemption. Elle l’obtint. Elle put sentir la plaie béante de l’âme, la voir. Elle demanda la guérison.

Personne hormis elle ne vit ces flocons telles de fines poussières lumineuses apparaître dans l’air et se précipiter dans le corps de Thiwwina via la main de la paladine. C’étaient les miettes d’âme éparpillées par la graine. Par l’intermédiaire de Phéoline la Lumière reconstruisait cette âme.

Phéoline rouvrit les yeux. Elle se tourna vers Flingot – elle avait le visage d’une sainte – et dit : « Mon combat contre le démon et ma demi-mort m’ont mis en état de Grâce, mon Lieutenant. Je ne sais combien de temps la Lumière me jugera digne d’y rester, mais pour l’heure, je suis capable d’obtenir le rappel d’âmes perdues.
— Eh bien au boulot alors », répondit Flingot avec respect.

Le visage de Thiwwina reprit des couleurs. Elle était revenue à la vie. Elle dormait paisiblement.

La paladine était définitivement révélée comme une héroïne de premier ordre. Une longue série de vivats l’accompagna sur le champ de bataille, à la recherche d’âmes à sauver. Le nain se jura que s’il y avait un jour une fin à cette guerre, il ferait en sorte qu’elle soit décorée et honorée.

Le tunnel après enquête s’avérait partir loin vers le nord-est. Dans la direction exacte d’Auchindoun. De fait, le Nathrézim n’avait pas fui les alliés. Ce n’est pas un groupe de deux cents mortels qui effraie un Seigneur de l’effroi à la tête d’une armée de gangr’orcs. L’hypothèse retenue était qu’il avait été informé d’une façon ou d’une autre de l’attaque de l’armée alliée sur Auchindoun, et qu’il avait sans attendre entrepris de rejoindre discrètement le Labyrinthe, base principale du Conseil des Ombres, pour aider dans la bataille, voire qu’il en avait reçu l’ordre impérieux par un supérieur. Il n’avait donc pas voulu perdre davantage de temps à Kil’sorrau.

Oui, c’était l’explication la plus probable. Dans tous les cas, le fait était qu’il rejoignait Auchindoun, et qu’il y aurait fait un massacre. Phéoline, seule, avait sauvé des dizaines voire des centaines de vies.

Un autre soldat cependant faisait l’objet des conversations entre survivants. On avait retrouvé Stropovitch méditant assis contre un mur du bâtiment des pratiques occultes. Dans la salle, des dizaines de cadavres de démonistes et de démons mineurs, des restes d’Infernal, et surtout, l’immense corps décapité d’une shivarra. L’exploit était encore deux à trois fois plus impressionnant que celui de Phéoline. C’est-à-dire absolument inexplicable. Quel que soit le temps qu’on pouvait passer à tenter de comprendre, c’était vain. Le massacre perpétré par le draeneï était très loin au-dessus des capacités des mortels. Mais encore une fois, sans doute fallait-il pour l’unité d’élite se contenter de constater qu’il les avait tous sauvés.

Le guerrier revenait d’ailleurs du pentagone, escorté par des soldats intimidés. Il marchait lentement, l’air sombre. Il alla s’asseoir à part, et aucun soldat ne l’approcha. Personne ne l’avait vu manifester les symptômes avant qu’ils se dissipent. Mais tous les yeux étaient rivés sur lui. Des yeux incompréhensifs. Phéoline avait autant l’aura d’une sainte que Stropovitch avait celle d’une puissance terrifiante voire démoniaque.

Ce dernier, lui, rêvait toujours.

Elle a prononcé le mot Érédar. Elle me demandait si j’en étais un. Elle doutait. Je sentais le démon à plein nez. Et cet orc qui me reconnaissait… qui était heureux… Peut-être était-il au courant du projet dont je suis la victime. Serait-ce le Conseil qui l’a organisé ? C’est très probable. C’est l’un d’eux qui a implanté ce démon en moi. Si j’étais allé à Auchindoun, j’aurais peut-être eu des réponses, mais l’armée va tout dévaster… Velen ignorait s’il s’agissait d’un nouveau démon ou d’un ancien qu’ils tentaient de ramener. Mais si cet orc l’a reconnu, c’est bien un ancien, mais lequel ?

« Finalement, Darotân n’avait peut-être pas menti », souffla une voix à son oreille.

Le draeneï sursauta. Farôn se tenait à sa droite et mangeait tranquillement une pomme – dont on se demandait bien où il l’avait trouvée.

« Qu’importe, ajouta l’elfe. Quel que soit ce que tu caches, ça ne changera rien à mon estime. Nous sommes frères d’armes – et complices. D’ici peu nous nous mettrons en route pour le Bastion de l’Honneur à la Péninsule. »

Stropovitch comprit. L’attaque de Zeth’Gor. L’assassinat de Darotân.

« Garde ta fabuleuse énergie pour notre vengeance, draeneï, dit Farôn non sans une légère pointe d’ironie. Tu devras même la contenir pour l’affrontement. Regarde Phéoline. Un paladin est puissant contre un démon. »

Tu ne comprends pas, Farôn. Je ne suis pas un démon. Si ma conscience se laisse envahir, mon corps risque de se faire posséder par celui qui dort en moi. Tant que je garde le contrôle, je pourrai déployer ma puissance sans qu’un paladin puisse riposter. D’autant plus que mon démon est d’un genre particulier. Il n’a jamais manifesté de pouvoir lié à l’Ombre. Il préfère carboniser.

Stropovitch eut un léger sourire de satisfaction. Puis il prit conscience de ce sourire et son estomac se crispa d’angoisse : il ne fallait pas qu’il aime cette puissance. Il eut un éclair de lucidité : son démon intérieur changeait peut-être de stratégie. Pour vaincre les résistances du draeneï, peut-être ne cherchait-il plus à forcer le passage, comme aux Mortemines ; peut-être, comme aujourd’hui à Kil’sorrau, lui donnait-il des moments de puissance provisoires, pour qu’il y prenne goût, pour qu’il la désire. Et de fait, Stropovitch désirait furieusement garder cette puissance, mais sous contrôle.

« Tu penses tellement fort que je peux t’entendre, lança calmement l’elfe en sortant une seconde pomme de sa giberne. Malgré ce que tu crois, tu ne contrôles pas. Tu es en train de changer, Stropovitch. Tu deviens orgueilleux. Tu vas commencer à aimer le sang. À l’origine, tu es un combattant respectable, juste et droit, mesuré et stratège. Tu vas devenir impitoyable, sauvage et barbare. Ne m’oblige pas à accomplir la mission que l’on m’a donnée. »

Comme si tes menaces pouvaient me faire peur.

Farôn disparut. Stropovitch leva les sourcils.

« Je suis de ceux qui choisissent le moment pour leurs proies de mourir… », murmura-t-on à son oreille gauche. Le draeneï sursauta et voulut se retourner – mais le tranchant d’une dague était appliqué contre la peau de son cou. Il voulut saisir rageusement la main qui tenait l’arme, mais elle n’y était plus. L’elfe était de nouveau assis à sa droite, continuant de manger sa pomme, les dagues rentrées dans leurs fourreaux. « … Ainsi que celui de leur propre mort », ajouta-t-il d’un ton léger.

Stropovitch, l’orgueil blessé, fulmina intérieurement, mais comme cet orgueil confirmait les propos de l’elfe, il choisit de se taire et d’en rester là.


Une armée de griffons attendait l’unité d’élite à Télaar. Bien qu’entièrement remis sur pied par les soigneurs, les combattants commençaient à ressentir les effets de la nuit blanche. Il devenait urgent pour eux de se reposer.

Stropovitch, encore une fois, ne put dormir. Trop de questions demeuraient sans réponses : quel démon était en lui ? Comment avait-il échappé au regard du naaru ? de Velen ? échappé à la mort du draeneï dans l’Exodar ? Quel était son but ? Pourrait-il le garder sous contrôle, voire profiter sans risques de ses immenses pouvoirs ?

La réponse était peut-être dans son passé. Assis sur un promontoire de Télaar d’où il voyait les ruines d’Oshu’gun – reste de leur premier exil – Stropovitch ressentit encore une fois le besoin impérieux de fouiller sa mémoire, de tout consigner. Il écrivit toute la matinée.


Le lendemain des événements de l’hôpital, je me levai très tôt avec la peur au ventre. La menace de Darotân avait parcouru telle une musique lancinante des rêves incohérents, sans substance.

« Et on ne retrouvera pas vos corps », avait-il ajouté. Pour être sûr qu’il n’y aurait pas de résurrection tentée. Son but était donc de nous tuer à un moment et un endroit où il n’y aurait aucun témoin, et de dissimuler nos cadavres dans un lieu où personne ne les chercherait.

Sans oublier l’odeur de la décomposition.

Le problème était ardu. Darotân allait certainement prendre quelques jours de réflexion pour peaufiner les détails.

En attendant, j’avais le temps de prévenir Arcân.

Je me préparai rapidement et sortis avant même qu’Ondraïev ne s’éveille.

Sur le chemin du Hall des Ressources je griffonnai mon avertissement pour mon maître. Je ne perdais pas une seconde alors que j’avais au moins une heure d’avance – mais le sentiment d’urgence ne me quittait pas.

C’est Hama que je trouvai adossée à la porte de la réserve d’armes d’entraînement. Quand elle sourit, je dus détourner les yeux, incapable de supporter un tel rayonnement de beauté. Elle se redressa et s’approcha de moi, puis hésita sur la façon de me saluer. Je la vis tentée ainsi entre rire et larmes, tentée aussi bien par le salut respectueux que par l’étreinte émue. Mais comme de mon côté je restais bêtement immobile et raide, elle s’agita un peu, eut un petit sourire inquiet et me demanda platement comment j’allais – ce à quoi elle répondit immédiatement : « Question stupide, désolée », avec un air triste.

« Je suis dans tous mes états depuis hier, confessa-t-elle. Je n’arrivais pas à dormir alors je suis venue t’attendre ici. En fait, vis-à-vis de sa menace, on fait quoi ? Je veux dire, doit-on prévenir nos maîtres ? Voire Velen ? »

J’y avais pensé, mais quelque chose me déplaisait dans ce procédé. Je fronçai les sourcils.

« Je veux dire, qu’ils nous croient ou pas sur le moment, ce n’est pas important. L’essentiel est que Darotân sache qu’on leur en a parlé. Car si Arcân ou toi disparaissez, il saura qu’ils penseront immédiatement à lui. Donc il sera bloqué, il ne pourra rien faire. »

Je hochai la tête. Effectivement, c’était bien pensé. Mais cela me contrariait de reconnaître qu’elle avait raison. Au fond, je désirais que cela reste entre Darotân, Arcân et moi. Je désirais vraiment que ce paladin se ramène un jour devant mon maître ou moi. Et se fasse exploser.

C’était stupide de ma part, je le savais. C’était une réaction primaire. Et puis Hama, rassurée par mon hochement de tête, m’avait de nouveau souri. Voilà qui valait bien une petite concession.

« Ah, vous êtes déjà là ? »

Nous nous figeâmes.

Darotân, l’air de rien, arrivait à petites foulées en sifflotant, avec ses poids pour la gymnastique.

« Je viens toujours une petite heure en avance pour me mettre en condition et travailler un peu plus », fit-il légèrement, sur le ton de la conversation, tout en exécutant quelques flexions.

J’avais envie de lui carrer mon poing dans la mâchoire, et je me retins à grand-peine. Hama le fixait, interdite.

« Ah au fait, ajouta-t-il avec l’air d’avoir oublié un petit détail anodin, j’espère que tu n’as pas pris la menace d’hier au sérieux, Stropovitch – il enchaîna sur des pompes, ses paroles désagréablement coupées par des expirations rythmées. Ce serait parfaitement absurde et indigne de ma part d’aller ainsi à l’encontre de tous les principes de la Lumière et de notre peuple. Je l’ai dit hier, si Hama ne s’intéresse pas à ma personne, si elle est aveugle au point de ne pas voir l’abîme qui nous sépare, c’est qu’au fond, elle ne me mérite pas. Elle n’est rien pour moi. Je vous souhaite plein de bonheur. »

Et il repartit à petites foulées faire le tour du Hall.

Je jubilai intérieurement. J’écrivis à Hama : « Ce n’est pas la peine de prévenir les maîtres. Je vais en glisser un mot à Ondraïev et Arcân quand même, au cas où. Il a compris tout seul qu’il ne pouvait rien faire sans se compromettre. Or ce à quoi il tiendra toujours le plus, c’est à sa réputation et à sa place de futur champion de notre race. »

Hama lut mais n’en fut visiblement qu’à demi rassurée.

Et pour cause ! Si de mon côté j’avais peine à contenir ma joie, c’était parce que j’avais bien compris que Darotân n’avait pas abandonné. Son discours d’hier était clair. Pour lui, je souillais de ma présence les êtres qui m’entouraient. La « corruption » d’Hama, il me l’imputait comme un crime caractérisé. Darotân avait pris acte, jugé et rendu la sentence. Et il l’exécuterait. Il voulait juste gagner du temps – et je m’arrangeais pour lui en donner.

« Je veux bien ne prévenir personne si tu penses que ça ira », chuchota Hama. J’adoptai un air qui se voulait rassurant et confiant. « Ce qui me met hors de moi, c’est qu’il fasse comme si je l’avais « échangé » avec toi. Alors que nous deux avons eu seulement hier notre premier moment ensemble. Je ne sais pas comment lui expliquer que je me suis laborieusement délivrée de lui moi-même, de mon plein gré, et que tu n’as fait que m’aider à franchir le dernier pas.
— La vraie question est de savoir si ça vaut vraiment la peine d’essayer de lui expliquer, lui écrivis-je.
— Oui, acquiesça-t-elle. Il doit songer à une espèce de complot tissé en douce depuis des mois ou je ne sais quoi… C’est la seule façon qu’il a trouvée d’accepter la chose. Mais je trouve ça malsain. Je préfère la vérité.
— Il vaut mieux le laisser se conforter dans une idée qu’il supporte. Si nous tentons de lui imposer une vérité qu’il n’accepte pas, il deviendra dangereux, répondit le carnet.
— Tu veux dire plus dangereux qu’il n’est déjà ? » rétorqua-t-elle avec humeur.

Darotân dans sa course repassa devant nous au petit trot, l’air de ne rien voir.

« Il m’énerve, chuchota-t-elle en grinçant des dents, il m’énerve ! Bon je m’éclipse, je reviens tout à l’heure, je vais en profiter pour manger un bout chez moi. »

Elle s’éloigna d’un pas exaspéré. Je suivis des yeux le mouvement de ses hanches et de ses cuisses fuselées. C’était sûrement les discours réguliers d’Arcân sur ses nombreuses conquêtes – récits toujours très détaillés – qui avaient fini par m’échauffer le sang et orienter mon regard. Je me repris, un peu honteux.

Un instant après qu’elle fut sortie c’est Arcân qui entra, d’ailleurs. Avec un seau et un balai. La personne préposée au nettoyage du Hall avait eu une indisposition.

Je pouffai de rire en le voyant. Il s’approcha de moi, posa le seau et me tendit le balai : « Tiens, vu qu’t’es en avance, voilà de quoi t’occuper, hop. » Je me levai, soudain moins joyeux, et me pris une beigne par la même occasion. « Et ça, c’est pour t’apprendre à te fout’ de ma gueule », conclut-il.

Je passerai sur le plaisir immense que j’ai eu à laver le sol avec un œil au beurre noir devant Darotân puis les autres qui arrivaient progressivement.

À la fin de la séance, je tendis à Arcân la liasse de feuilles que j’avais préparée pour lui. Il lut attentivement pendant que le flot d’élèves s’écoulait dehors.

En lisant les dernières phrases il éclata d’un grand rire.

« Eh bien ! s’exclama-t-il, ce serait bien dommage de le contrarier, ce mignon petit Darotân ! On dit rien à personne et on attend ! Et s’il se pointe un jour pour m’buter, fit-il en se frappant le poing droit dans l’autre main, je lui décalque la tronche dans le mur on y moulera sa statue plus tard. »

J’étais ravi. C’était la réponse que j’avais espérée.


Nous prîmes l’habitude Hama et moi de manger ensemble le soir. Je pensais avoir droit à d’âpres négociations avec Ondraïev, mais il n’en fut rien. Il s’en réjouit grandement, même. Il n’attendait que cela, une occasion de se dégager des responsabilités que lui avaient données Velen, pour pouvoir passer des soirées avec ses collègues.

Il n’y avait rien de bien exceptionnel à faire dans l’Exodar en matière de dîner. Nous étions rationnés, d’une part. Et puis la nourriture n’était pas très variée. Les chasseurs, au moment du départ, avaient parcouru Nagrand en toute hâte, en capturant la quasi-intégralité des troupeaux de sabots-fourchus et de talbuks. Nous avions ainsi le lait et la viande. Quant aux fruits, des parterres de vignes telaari ceignaient les différents halls. La magie des naarus préservait nos bêtes et nos arbres des maladies. Pour l’eau, celle invoquée par les mages était trop pure, et en prévision de cela, avant de partir, ils avaient ouvert un portail dans une rivière souterraine de Nagrand. Ainsi l’eau était apportée directement de la rivière dans l’Exodar via un second portail établi dans le vaisseau, maintenu sans discontinuer par des mages qui se relayaient. Il en était de même pour l’air. Plusieurs gigantesques portails à plusieurs endroits du vaisseau faisaient office de bouches d’aération. La magie donnait vraiment des possibilités illimitées.

Pour égayer un peu l’éternel steak de talbuk et l’éternel bol de raisins, j’avais donc apporté un peu de pâtisseries invoquées par Ondraïev (qui m’avait bien caché ce talent, « pour ne pas faire de moi un enfant gâté » soi-disant, ben voyons…), en l’occurrence des roulés à la cannelle, sa spécialité. Ce n’était pas nourrissant mais l’artifice était parfait. Hama était ravie.

Ses parents, tous deux hauts dignitaires de la Main, ne comprenaient pas ce qui se passait. Leur fille avait vécu dans une bulle jusque-là. Admirée mais jalousée ou considérée comme inaccessible, elle n’avait toujours eu comme réelle compagnie que celle de Darotân et de ses deux sbires. La voir parler avec un rustre réputé être le seul disciple d’Arcân le Sans-Lumière, ce qui impliquait aux yeux de la bonne société qu’il avait à peu près tous les pires défauts et pas la moindre qualité compensatoire, c’était inexplicable. Et puis évidemment le fait que je sois muet ne les aidait pas à comprendre. La patience dont faisait preuve Hama en me regardant écrire pour la moindre remarque les ébahissait.

Elle me demanda à brûle-pourpoint le second soir si ça m’était arrivé d’écrire des poèmes. Apparemment cette question la démangeait depuis la veille, où elle avait déploré le manque de sensibilité flagrant de la quasi-totalité de nos camarades. J’hésitai puis répondis par l’affirmative. Elle prit une mine heureuse, me pris par la main et m’entraîna dans son univers – sa chambre séparée du reste du monde par de lourds rideaux, chose qui n’est absolument pas pratiquée par notre peuple. Elle se coupait complètement de la lumière des cristaux et s’éclairait à la bougie.

Elle me fit découvrir un trésor. Elle écrivait depuis petite des poèmes longs et magnifiques. Elle avait lu toute la bibliothèque de Kalten. Des livres sur Argus elle tirait des vers nostalgiques sur un paradis terrestre perdu. Elle chantait la féerie d’un monde enchanté, où l’horizon souriait, où les arbres se penchaient vers les passants, où les montagnes échangeaient des cantiques. Des livres sur la corruption d’Archimonde et Kil’Jaeden et le premier exil, elle tirait des vers tragiques sur la trahison d’un idéal, la grandeur de Velen dans la souffrance, la perte de l’espoir et la peur de la fin du monde. De Draénor, elle chantait les vallées et les rivières, les peuples pacifiques, la paix du ciel et de la nature. Elle savait également l’art de l’épopée, en contant la résistance âpre mais vaine de notre peuple contre les démons et les orcs corrompus. Là elle chantait le sang, elle chantait le sifflement des lames et les échos des sorts, la fumée des brasiers et le silence des ruines, les cris et les larmes, la danse de la vie et de la mort. Et pour ce nouvel exil elle se refusait aux pleurs. Elle chantait les naarus et la Lumière, elle chantait l’espoir, la foi et l’amour.

Quand elle psalmodiait doucement ses vers en s’accompagnant d’une cithare, je sortais du temps. C’était un enchantement comme jamais je n’aurais imaginé en vivre. J’avais en même temps l’impression d’être indigne de telles faveurs. Mais elle faisait ces merveilles avec tant de simplicité et de modestie, qu’elle ouvrit de grands yeux quand je lui fis part de ma honte. « Darotân a toujours trouvé mes œuvres médiocres et sans intérêt », confia-t-elle. « Je pensais bien que ce ne devait pas être si mauvais, mais es-tu sûr que tu ne tombes pas dans l’excès inverse ? » demanda-t-elle ensuite avec un sourire ému. Je défaillais régulièrement d’un trop-plein d’émerveillement. Elle riait parfois de mes mines atterrées. Elle ne me croyait pas quand je disais manquer de m’évanouir devant tant de beauté, de talent et de sensibilité. Elle était devenue à mes yeux plus divine que les naarus.

Elle me demanda tous les jours de lui présenter mes propres vers. Je repoussai longtemps, mais dus m’exécuter. Ce fut avec grande honte que je lui tendis un soir une liasse d’extraits recopiés – les manuscrits originaux étant illisibles. Elle m’arracha le tout des mains avec un gloussement de triomphe et lut à voix haute.

« Mon rire est plein de pleurs et mes larmes ricanent.
Je suis celui qui crie dans le vent boursouflé
Où le Néant chantait des cantiques profanes,
Où les morts lancinants me donnaient des soufflets. »

Elle leva des sourcils incompréhensifs.

« Je suis un lourd chaos boitant sur ses chevilles.
Mes mains furent brûlées par un fleuve de plomb ;
Elles creusent la terre où dorment les charmilles,
Mais ne peuvent sentir ni saisir de bourgeons.

Je fus le noir souci des orgues infernales :
Elles hurlaient parfois et roucoulaient toujours.
Dites-moi la beauté des ombres sépulcrales
Pour que leur fils revienne en leurs froides amours ! »

Elle pleurait. Elle me rendit la liasse et me prit dans ses bras.

Tout était dans la même veine. Mais comment lui dire… Je ne savais comment décrire les sensations qui accompagnaient mes jours depuis mon immolation. Une angoisse permanente m’étreignait le cœur. Une peur ancrée profondément en moi, qui troublait mes pensées, hantait mes nuits. Une souffrance perpétuelle dans mon âme, comme un crissement discontinu de griffes sur une table de verre. Et puis cette solitude terrible, insupportable, que la compagnie pince-sans-rire d’Ondraïev n’effaçait jamais. Cette suspicion et ce mépris permanents dans les regards des autres. Hama pensait que je ne m’en préoccupais pas, mais c’était inexact. Je voulais au plus profond de moi n’accorder d’importance qu’aux jugements de Velen et d’Arcân. Mais je n’y suis jamais parvenu. Avec mon maître et le Prophète, je gardais une distance infranchissable, celle du respect infini que je leur devais. L’âme torturée et le cœur vide, je luttais tous les jours contre la folie. J’en obtenais un recul permanent sur ce qui se passait autour de moi. Tout tournait comme dans une pièce de théâtre. Le vrombissement dans mon crâne me distrayait sans cesse, me tirait un peu en marge de la réalité, juste ce qu’il fallait pour être étranger aux autres. Les considérer, silencieux, analyser leurs manèges quotidiens. Être là dans l’indifférence et la pénombre. Et écouter son cœur gémir faiblement.

Mais tout changea. Nous devînmes inséparables. Elle me fit beaucoup lire. Je fus initié à son monde, un monde où tout sentiment est un poème, toute sensation une note de cithare. Je naviguais donc entre deux univers contraires, le sien le soir et celui d’Arcân le jour. Je lui demandai une fois si cela ne la dérangeait pas de fréquenter un guerrier inapte à la magie et à la Lumière – et dont l’éducation était entièrement à faire. Elle me répondit mystérieusement, gênée. « Je ne vois pas pourquoi ta voie me dérangerait. La sensibilité, ce n’est pas la voie choisie qui la crée ; la lecture, tous également peuvent la pratiquer, et elle embellit le cœur de chacun sans distinction ; et il y a des avantages à toutes les disciplines ». Des avantages… « Au fait, dit-elle en se forçant à adopter un ton anodin, je n’ai toujours pas pu assister à un de tes entraînements, et justement Kalten est convoqué avec les autres maîtres par O’ros demain après-midi. Il n’y a comme toujours qu’Arcân, en tant que Sans-Lumière, qui est dispensé des réunions générales – car elles sont sacrées. C’est une excellente occasion, non ? » Elle vint donc. Et je crus comprendre.

Hama adorait les exercices qu’Arcân m’imposait. Elle admirait la force et l’endurance déployées. Elle nous dévorait des yeux quand nous nous affrontions dans des fracas assourdissants de lames et des expressions terribles sur le visage. Elle scrutait le jeu des muscles dans les mouvements. Je compris de quels avantages elle parlait. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, la douce et cultivée Hama, nourrie de poésie, chanteuse d’espoir et de foi, se mordait la lèvre devant les deux mâles les plus musclés du vaisseau. Et c’est toute chose qu’elle m’accueillit à la fin du cours, ravie, des étoiles dans les yeux, la voix traînante. J’en restai complètement perplexe.
Arcân me fit un clin d’œil d’un air goguenard quand nous repartîmes. Il ajouta un signe de main assez explicite. J’en rougis presque.
Chez elle, il n’y avait personne. La réunion durait, et ses parents, en tant que hauts dignitaires de la Main d’Argus, y étaient conviés. Elle me guida nonchalamment dans sa chambre, comme d’habitude. Mais cette fois elle resta debout et posa une main sur ma chemise encore moite de sueur. Elle trembla de nervosité et nos yeux se rencontrèrent. Son regard était coupable, et demandait l’indulgence. Elle avait peur de ce que je pouvais penser. Elle continua pourtant, avec toujours l’air de demander pardon.
Elle glissa sa main sous la chemise et me caressa le torse lentement, en frissonnant. Je sentis son désir. Une pulsion me prit. D’un bras je la saisis à la taille, la soulevai et l’embrassai longuement et fiévreusement.
Quand je la lâchai, ses jambes ne la tinrent pas. Elle s’étendit mollement.
Il était temps de bouleverser définitivement ma vie. D’en changer le thème, comme d’un poème. Les sensations s’enchaînèrent en douces notes de cithare, et le lendemain j’en fis des mots.

« La lueur des bougies semble être une complice,
Tant elle correspond à nos tacites vœux ;
Contempler ton grand corps m’est alors un délice,
Et mon regard intense en est l’ardent aveu.

Ta frayeur est légère, et ton rire adorable,
Lorsqu’un élan soudain me projette sur toi,
Et dans cet océan de chaleur malléable
J’enivre tous mes sens en invincible émoi.

Mon esprit devient flou, les mots l’ont déserté.
J’ai laissé sur le seuil mes pensées pour autrui.
Un éternel présent porte notre unité :
Ce despote, le Temps, a pris congé sans bruit.

Mes lèvres et mes mains te veulent tout entière,
Je presse et je pétris, je caresse et je mords.
Mes baisers font frémir l’étendue de ta chair.
La chaleur de ta peau irradie tout mon corps.

L’amour et le désir conjuguent en nos cœurs
Une force infinie qu’ils tiennent l’un de l’autre,
Et dans le tourbillon d’une commune ardeur,
Nous sentons l’absolu, et nous le faisons nôtre. »


J’ai connu la rédemption et la plénitude durant deux semaines. Je passais chaque seconde libre dans le monde merveilleux d’Hama. Notre passion fut ardente et muette, éclairée de bougies, protégée par un ample rideau bleu nuit – c’est dans les microcosmes que s’exprime l’infini, c’est dans les écrins que se forment les perles d’absolu.

Ondraïev, ne me voyant plus revenir le soir, prit une décision qui m’emplit d’une joie sans bornes – et dont je fus presque honteux, tant il prouvait par là son affection pour moi, alors que je l’avais pour ainsi dire ignoré tout ce temps. Il rédigea un rapport d’une qualité et d’une précision exceptionnelles, qu’il remit à Velen, dans lequel il démontrait que j’étais extrêmement sain de corps et d’esprit et que, si la corruption dormait toujours en moi, il faudrait bien plus qu’une contrariété mineure du quotidien pour l’éveiller et la faire s’étendre. Au vu du niveau de discipline mentale atteint, il faudrait, selon lui, une colère monstrueuse, une rage démente, que rien n’était susceptible de produire au sein du vaisseau. Le Prophète lut et fut convaincu – et officialisa séance tenante mon indépendance. Ondraïev m’annonça la décision sur son ton le plus anodin le soir même, à la fin de l’entraînement d’Arcân, alors que je courais rejoindre mon amour.

Je m’immobilisai. Je réalisai qu’il avait une valise à la main – si petite… Il regardait en direction du sol, tentant de dissimuler son émotion derrière son habituel léger sourire ironique. Il m’avait consacré plusieurs années de sa vie sans que je m’en rende vraiment compte. Je m’effondrai de honte et de remords. Je me fis l’effet d’un misérable ingrat.

« Allez, fit-il en trouvant la force de se redresser et de planter ses yeux dans les miens, je sais que tu as horreur des contacts, mais tu devras me pardonner ce coup-là. » Il me prit très brièvement, et paternellement, dans ses bras, me tapotant rapidement l’épaule. Il se recula. « T’es un mec bien, Stropo. Je suis fier de toi, mine de rien. Même si je n’ai jamais… trouvé comment te distraire de la solitude qui te collait à la peau. » Nous étions émus et embarrassés, l’éclat de nos yeux s’était embué. « Enfin bon, conclut-il légèrement, fidèle à lui-même, pour ce qui est de la solitude et des contacts, effectivement valait mieux une demoiselle pour régler ça hein. » Il me fit un clin d’œil, se retourna et partit.

Je ne le revis jamais, hormis son cadavre, après le crash du vaisseau. Ondraïev… Pourquoi les êtres que nous connaissons le moins sont-ils ceux qui nous ont élevés ? Quelle est l’origine de cette ingratitude et de cet aveuglement spontanés et universels ? Toi, mon précepteur que je n’ai jamais écouté, que j’ai réduit dans la plus grande indifférence à l’état de cuisinier pendant des années, toi que j’ai tué, puisses-tu me voir encore, depuis quelque plan parallèle où vont les morts, quand je pleure en pensant à toi, en regrettant, en me sentant si profondément coupable – et me pardonner.


Hama et moi passions les exercices du matin à nous dévorer des yeux de façon très suggestive. Nous arrivions ensemble et repartions de même, avec des difficultés à marcher tant nous nous serrions. Ce dont tous se doutaient déjà depuis quelque temps eut pour confirmation l’évidence même. Aux doutes fit place la plus totale incompréhension. Beaucoup glissèrent des questions à l’oreille d’Hama – qui exprimaient tour à tour le désir, la jalousie, la curiosité malsaine, la moquerie, toutes choses dont elle se contenta le plus souvent de rire, mais souvent aussi la déception – ce qui la toucha davantage. Ces avis-là étaient dispensés non seulement par ses camarades, mais aussi et surtout par sa famille et tous les honorables draeneïs fréquentés par cette dernière. Ils étaient un si beau couple avec Darotân… Ils alliaient à eux deux toutes les vertus, toutes les valeurs… Ils auraient pu être le nouveau flambeau de leur peuple… La tristesse de certains était sincère et profonde. Sa mère en avait les larmes aux yeux. Le symbole était brisé. Hama s’était perdue dans les abîmes de l’anonymat et de la banalité. Elle avait refusé le destin exceptionnel qu’elle méritait. Quand elle se déplaçait dans le vaisseau, elle croisait parfois des regards empreints de mélancolie, qui semblaient l’implorer. Tous les soirs elle commençait par pleurer quelques instants dans mes bras. Je lui caressais la nuque du bout des doigts, la serrait doucement, l’apaisait de ma tendresse.

De mon côté j’affrontais tous les jours mon lot de regards, de jalousie, oui, nécessairement, de la plupart de mes camarades, mais de la part de tout le vaisseau c’était de la haine pure et simple. La rumeur de la corruption, certes s’était apaisée avec les années, mais avait cristallisé sur ma personne toute la peur, tout le traumatisme qui imprégnait mon peuple depuis la corruption première des Érédars sur Argus il y a des millénaires. Même pour ceux qui n’étaient pas encore nés c’était une plaie à vif dans les âmes, une crainte viscérale, qui se ravivait à ma vue, tous les jours ; j’étais le support et le réceptacle de leurs angoisses. Cela, je n’en ai pris toute la mesure que tard, mais il n’est pas nécessaire de comprendre en profondeur les causes d’un rejet pour en souffrir. Cette répulsion instinctive et première, qui s’était donc adoucie, reprit toute sa vigueur et même se renforça. Même si personne ne se le formulait ainsi, je fus considéré comme une espèce de malédiction. Le pressentiment flottait, général, que j’allais apporter un grand malheur – en cela ils n’eurent pas tort en fin de compte –, que je le préparais déjà, le distillais à chaque pas.

C’était le moment idéal pour Darotân de faire part de son opinion à mon sujet au plus grand nombre et de façon développée, argumentée et incisive. Mais il n’en fit rien. Je pense que c’était parce que son but n’était pas de me faire officiellement et explicitement haïr – il se serait heurté à Velen de toute façon –, mais de me tuer. Il fit mine de ne rien voir. Lui, personne n’osa lui poser de questions, et encore moins se moquer de lui. Ses deux comparses, Runuur et Nuraam, restaient graves et silencieux. Quelque chose de sinistre émanait de ces trois paladins, l’élite de leur promotion, quelque chose qui couvait, qui allait éclore, nous le sentions tous, et personne n’osait imaginer quelle allait être la conclusion de cette pièce – aux acteurs passablement dangereux. Arcân et moi étions tendus. Mon maître me donna quelques conseils de sécurité maintenant que mon précepteur était parti. Insensés comme nous l’étions, nous préférions attendre la vengeance de Darotân avec excitation et envie d’en découdre, plutôt que de prévenir Velen et les autres maîtres et empêcher du même coup le paladin de mettre en application sa menace. Comment avons-nous pu être aussi fous… pourquoi aimiez-vous tant les défis, maître ?


Quand la fatigue apaisait nos ardeurs, nous passions de longs moments de recueillement dans notre bulle de tendresse. Elle prenait souvent sa cithare et psalmodiait doucement un poème déjà écrit, parfois en improvisait un nouveau. Elle était si belle quand elle était rêveuse. Mais je savais que c’était l’atmosphère hostile et désapprobatrice du vaisseau qui la rendait pensive. Je lui écrivais à l’inspiration quelques vers qu’elle chantait à la suite des siens quand ils lui plaisaient, sur une mélodie créée ou enrichie spontanément – tant elle savait mettre instantanément des sentiments en notes. Le bonheur peut-il avoir un autre visage ? J’en doute depuis que je l’ai perdu.

Un soir qu’elle pleurait amèrement après avoir entendu des mots particulièrement blessants de sa mère, je décidai de la consoler d’un poème que j’écrivis d’un jet, sans ratures. Elle le chanta quelques jours.

« Confrontés chaque jour aux foules ennemies
Qui ne sont qu’un Autrui toujours renouvelé,
Deux jeunes gens las d’être ainsi écartelés
Dans un calme profond, chaud, se sont enfouis.

Ils n’ont plus de passé ; ainsi ce qui les fonde
Est l’éternel présent d’un capiteux amour.
Ils n’ont plus de langage ; et leur délicieux monde
A des regards pour mots, la pénombre pour jour.

La rupture est immense avec le passé proche.
Ils existaient avant, mais désormais ils sont.
Personne ne jugeant, n’ayant tort ou raison,
Sont oubliés l’effet, la cause des reproches.

Quand ils sont étrangers ils le sont à eux-mêmes.
Le rideau est tiré sur toute hostilité :
C’est lors par et dans l’autre, en une unique gemme,
Qu’ils trouvent, calmes, purs, leur seule identité.

Lorsque les faux-semblants sont ainsi déjoués,
Ils se recueillent dans l’invincible entité,
Dans une sphère bleue, essence d’existence,
Le ductile fœtus, l’absolue consonance. »

Je ne pouvais me détacher de sa peau qu’en déchirant mon cœur, et j’allais à l’entraînement de l’après-midi avec le sentiment – non, la sensation – de ne plus avoir dans la poitrine qu’un morceau de chair sanguinolent. Je savais de surcroît qu’Arcân n’avait plus rien à m’apprendre depuis longtemps. Nous ne faisions plus que nous affronter depuis des mois. Il remportait les duels, et commentait. C’était instructif, c’était du perfectionnement, c’était nécessaire ; mais il fallait que cela finisse un jour. Je ne pensais plus qu’à elle. Elle était devenue mon unique et incessante obsession.

Je résolus donc de faire reconnaître à mon maître que j’étais à la hauteur. Et le meilleur moyen pour cela était de le battre.

Je muai l’ardeur de mes désirs en ardeur au combat. Pendant ces deux semaines je m’exaltai, je m’enthousiasmai, je perdis toute mesure. Je déployai une force et une rapidité insoupçonnées. Je ne pouvais ni parer ni dévier sa lame quand il frappait de tout son poids et de toute sa puissance, alors je l’acculais contre les murs, le repoussais sans cesse, le faisais tomber, voire remportais les duels par quelques attaques fulgurantes et imparables, dont j’improvisais la moitié. C’étaient des armes d’entraînement, mais je le blessai à plusieurs reprises – ce dont il ne se fâcha absolument pas, au contraire.

Un jour donc – ce fameux jour –, il m’emmena chez lui après l’entraînement. C’était une chambre vide de livres et plutôt sombre, encombrée de centaines d’objets étranges mal rangés. Il me fit asseoir au milieu du capharnaüm. « Bon Stropo, dit-il, j’ai bien compris le message, je vais te laisser tranquille désormais. Tu es le meilleur élève que j’aie jamais eu, et te fie pas aux apparences, j’en ai eu un paquet. » Un silence. Je ne me sentais pas bien. Je m’en voulais déjà d’avoir fait en sorte de mettre fin à cet entraînement. Arcân et moi, nous étions plus qu’un maître et un élève, plus même que des amis. Depuis des années, le Sans-Lumière était mon père.

« Je vais me sentir un peu seul les prochains temps », avoua-t-il la voix un peu émue – ce qui ne lui ressemblait pas du tout. J’en restai abasourdi. « Mais c’est comme ça, hein, depuis la fuite d’Argus j’en ai eu de moins en moins, des élèves, tu vois le truc, les naarus qui débarquent, la Lumière tout ça… j’ai été le seul qu’ils ont pas réussi à imprégner de leur fichue magie – et tout le monde ne pense plus qu’à produire en série des petits paladins. »

J’ouvris de grands yeux. Je pensais – tous pensaient – que Velen était le plus ancien des anciens, le dernier draeneï vivant à avoir vu Argus de ses yeux. Arcân le marginal avait donc, lui aussi, au moins vingt-cinq mille ans.

« Eh oui je suis un peu vieux, quelques dizaines de milliers d’années, je les compte plus, fit Arcân en souriant. Je les fais pas hein ? Bah j’ai plus ou moins la jeunesse éternelle, mais c’est une longue histoire… tu vois, un truc genre je suis né au début, au temps des dieux, nous sommes la première race de l’Univers, tu le sais… enfin si on excepte les démons, z’ont pas d’âge eux… enfin les vrais démons, pas les fiottes créées après… je m’égare. Donc ouais le temps des dieux, c’était spécial à l’époque, y avait pas de monde bien concret, bien… délimité comme maintenant, l’Univers était essentiellement magique, ça bougeait beaucoup. »

J’étais hypnotisé, fasciné. Il ressentit de la gêne de me voir ainsi. « Ouais bon le raconte à personne, y a que le Prophète qui est au courant… t’imagines pas les emmerdes que tu vas me faire si tu ouvres ton bec. On va me faire parler de millions de trucs, mettre ça en bouquins reliés, me traiter comme un vieux sage sacré machin… l’horreur quoi. Je suis pas une relique, je suis bien vivant bordel ! Velen m’a compris, lui, c’est un mec bien, il sait que j’ai qu’un désir dans la vie, c’est qu’on me foute la paix. »

Je m’apprêtai à lui promettre sur papier, mais il m’arrêta d’un geste. « Nan c’est bon oublie les grands serments, je te fais confiance petit. Donc ouais c’était parti en vrille, y avait eu une grande dispute cosmique tout ça, les dieux se sont séparés et se sont fait des petits mondes où ils se sont foutus à un ou plusieurs, selon les amitiés ou plutôt les « affinités » tu vois. Enfin c’est compliqué, tu sais, les dieux c’est pas fixe, ils s’influencent les uns les autres, ils se « forment » les uns par rapport aux autres… pas le genre de truc que je peux expliquer. Enfin bon donc au début les dieux ils ont fait un peu ce qu’ils voulaient, les mondes c’était plus de la… musique et de la poésie que de la logique tu vois, enfin c’était à l’inspiration quoi, t’avais les abstraits, les compliqués, etc. Et y en a un qui a fabriqué Argus dans l’histoire et qui nous a créés, les Érédars. Il en a fait quelques-uns et j’étais dans le lot. »

J’étais figé dans l’étonnement le plus profond.

« Tu vois après, t’as des dieux au milieu qu’on a appelés les Titans qui ont préféré aller mettre le bordel dans les mondes des autres qu’en créer eux-mêmes. T’imagines comme ça me fait marrer la version officielle de l’histoire avec le Panthéon super gentil et tout… nan c’est juste que le délire des Titans à la base c’était de refaire les mondes, juste parce que dans un univers tu peux rien faire sans qu’il y ait des emmerdeurs qui aiment pas et qui y foutent le nez tu vois… Mais c’est compliqué, faut beaucoup négocier avec les créateurs s’ils sont toujours là, leur expliquer que c’est mieux ça comme ci, ci comme ça, argumenter, et t’en as certains de créateurs tu peux dire ce que tu veux, quand ils veulent pas… T’es obligé souvent de négocier avec les poings tu vois, et ils gagnaient pas toujours. Donc dans tout ça t’as les démons eux leur plaisir, c’est de détruire. Au départ les dieux, y compris les Titans, leur bousillaient la gueule à l’occasion, histoire de leur expliquer le respect. T’as Sargeras lui à force il a douté un peu du sens de ses actes. Tu parles que les Nathrezim à la première hésitation qu’ils ont perçue chez lui ils en ont profité. Ils s’en sont pris plein la tête le temps de creuser le doute en lui, mais ç’a été payant. Et puis il a dû trouver ça super rigolo, de détruire un monde, la première fois. Et hop c’était parti, il a enchaîné jusqu’à tomber sur Argus. La suite de l’histoire tu la connais. »

Je digérais lentement les informations. Présentés comme ça, les événements se dégageaient de la vision manichéenne de l’univers qu’on nous enseignait depuis d’innombrables générations.

« Donc nous notre dieu sur Argus il était tout seul et il nous a faits pour avoir de la compagnie et de l’occupation. Mais surtout, histoire qu’on se sentent proches de lui, il nous a donnés de grands pouvoirs magiques, et notre monde du coup il bougeait pas mal, on s’amusait bien. La faim, la mort, la douleur, on connaissait pas. On s’envoyait pas mal en l’air – les super gonzesses qu’il avait créées çui-là ! mais je m’égare encore – et le reste du temps on cogitait pas mal sur les formes de vie tout ça, histoire d’imaginer des millions de trucs et que le monde soit riche et beau gnagnagna. Ouais bon moi je cogitais pas trop j’avoue. Je préférais les filles. J’étais considéré comme le fainéant du groupe, je foutais rien. Je cherchais pas trop à comprendre leurs histoires de vie et de magie. Sauf qu’à force de faire des petits ben le peuple grandissait à toute allure et qu’on a fondé une vraie société. Enfin « on »… je laissais les autres cogiter sur l’organisation sociale machin et je m’occupais des jeunettes. Et de former les jeunes aux armes. Oui parce que les démons évidemment ont régulièrement attaqué Argus pendant ces milliers d’années-là. Et quand je te parle de démons c’étaient les vrais, ceux qui sont aussi vieux que l’univers voire plus. Là oui à force j’en ai imaginé des choses à créer. Pendant que les autres utilisaient leur magie je concevais des trucs bien solides moi, des armes, et des armes qui coupent. J’étais la terreur des champs de bataille. Le Champion. Les démons de tout le Néant distordu connaissaient mon nom, et je te parie ce que tu veux qu’ils s’en souviennent encore. Si tu voyais les combats que j’ai menés et les exploits accomplis… Enfin bon du coup j’ai convaincu avec mes épées, et j’ai été désigné maître d’armes, une fois la société instituée. À la tête ils ont mis deux des Premiers-Nés, Kil’Jaeden et Archimonde – des vieux potes à moi donc, que j’ai faits cocus un nombre incalculable de fois, pas étonnant qu’ils se soient aigris –, et Velen, qui s’était déjà pas mal illustré côté airs sages et tournures raisonnables, tu vois le style… Ben comme quoi hein, c’est les deux plus vieux qui se sont fait embobiner par Sargeras, enfin bon embobinés consentants hein, et c’est pas totalement illogique quand on y pense. Cela faisait un sacré paquet d’années qu’ils ne progressaient plus niveau puissance et qu’ils étaient blasés de tout. Z’ont voulu voir ailleurs, ça s’explique – surtout que Sargeras leur a signifié au passage que notre pote dieu était un tocard, aux pouvoirs ridicules comparés aux siens –, alors que Velen c’était le passionné, avec tout plein de principes et de valeurs, tu vois. Enfin bref c’est parti en sucette, y a eu une méchante guerre, je me suis bien éclaté, mais cette fois la différence de puissance était… abyssale. Notre dieu s’est fait buter, tous les Premiers-Nés non corrompus aussi – sauf moi –, c’était la débâcle totale, Sargeras avait mis le paquet, le Néant débordait des démons qu’il libérait, on aurait dit que la nuit coulait par terre tellement les nuées étaient infinies. On s’est enfermés dans notre grande cité et tous les mages – enfin, tout le monde sauf moi – se sont concentrés pour former un bouclier autour, un sacré bouclier petit, t’en verras jamais un pareil, tout le Néant pouvait tomber dessus qu’il aurait pas bronché. Sargeras allait pas tarder à s’en occuper personnellement. C’était fini, le paradis terrestre et la société idéale. Coup de bol quand même, les prières de Velen ont résonné dans l’Univers et les naarus ont débarqué d’on ne sait où et nous ont foutus dans un de leurs super-vaisseaux là. Ils en ont profité pour nous enseigner leur fichue Lumière et nous en imprégner aussi – ainsi tout le monde a pu avoir les yeux qui brillent et ça se transmettait héréditairement, comme ça on a pu commencer à faire des moules à paladin et à y cuire tous les volontaires et leurs fistons comme des gaufres. Moi j’ai pas voulu assister à leur cérémonie sacrée là, me suis pas fait imprégner de leur Don. Ouais parce que tu vois, les histoires de plan spirituel où le Bien combat le Mal, c’est de la connerie. Moi je dis rien, même pas à Velen, parce que ça les rendrait tristes, mais la Lumière c’est une magie comme une autre, point barre, comme l’Ombre ; le Bien et le Mal ça a jamais existé. Les naarus sont pas des incarnations du Bien ou je sais pas quoi, c’est des gus comme les autres, ça se bute, ça se corrompt, comme tout ce qu’il y a dans l’Univers. D’ailleurs moi je les trouve super louches, les naarus. Je reste sur mes gardes. J’ai jamais capté l’intérêt qu’ils avaient à nous aider. Pour ça que je me suis pas laissé tripoter. J’y tiens, à mes yeux noirs. Pis mine de rien, ça a du succès auprès des filles. »

J’avais dépassé le stade de l’hébétement.

« Ouais, fit-il en riant, c’est marrant t’as vu, je suis l’Érédar le plus vieux de l’Univers, et non seulement je raconte ma vie à personne alors que je pourrais être une Légende vivante, voire carrément vénéré, mais j’ai jamais réussi à faire de la magie, je suis jamais devenu un grand sage ou spécialement intelligent. J’évolue pas, et j’arrive pas à m’en sentir coupable. Au fond tout le monde ne fait que s’occuper avant de crever, les gens ont beau dire qu’il y a des occupations au milieu plus sérieuses que d’autres, c’est leur avis, le résultat est le même, ils crèveront un jour, on les oubliera plus ou moins vite, et ils auront loupé des tas d’occaz de se faire une partie de jambes en l’air. Pendant qu’ils font les gens importants, y en a beaucoup qui devraient réfléchir avant de dire que tel gamin est leur fils. »

Il fit une petite pause, hilare, en pensant à tous les enfants du vaisseau qui pourraient être les siens.

« Donc ce que j’aime bien chez toi Stropo, c’est qu’on est pareils tous les deux. »

Il s’interrompit brusquement. Dire ça juste après avoir parlé de ses conquêtes, pouvait paraître ambigu. D’autant que nous avions tous les deux les cheveux d’un noir de jais, la même taille et le même froncement de sourcils.

« Enfin ce que je veux dire, repartit-il, embarrassé, c’est que, tu ne t’en rends pas encore compte, mais tu es actuellement le guerrier le plus puissant que j’aie jamais entraîné. C’est-à-dire, donc, que tu es le meilleur depuis le début de la race. »

Je me pris cette déclaration comme une claque dans la figure.

« Le seul truc qui me gêne chez toi, c’est que par rapport à moi tu manqueras toujours d’un poil de force pour manier l’épée longue, et d’un poil de rapidité pour les armes à une main. On pourrait hésiter sur ton orientation et sur ce que tu dois travailler en priorité. J’ai réfléchi, et mon conseil final à l’issue de ton entraînement consisterait en ceci. »

Il fit une pause. L’instant était solennel. De nombreuses années d’enseignement allaient trouver leur conclusion.

« Tu dois conserver le style à deux épées. Tu le maîtrises parfaitement, et ce que j’ai apprécié, surtout ces derniers temps où tu m’en as mis plein la tête, c’est que tu es inventif et imprévisible. C’est vraiment ce qui te correspond, c’est là où ta puissance s’épanouira. Mais la rapidité nécessaire contre les adversaires sérieux, tu ne l’obtiendras qu’en enlevant du lest. Je te conseille d’oublier les plaques. Au moins dans un premier temps. Et fais super gaffe aux mecs inventifs comme toi, ou aux styles que tu connais pas. Au contact, pas le temps de réfléchir, tu devras choisir en une milliseconde entre foncer et laisser venir. Te trompe jamais, sinon t’es mort. Au bout d’un an ou deux de combats, tu auras normalement assez d’expérience et d’entraînement pour avoir le choix entre remettre des plaques et miser sur toujours plus de rapidité. Je te conseille de remettre les plaques. C’est trop dangereux de renforcer exclusivement ses points forts. Maîtrise et équilibre, Stropo. Retiens ça. »

Je hochai la tête. Arcân soupira et sortit d’une armoire un coffret imposant fait d’un métal brut, orangé, sans ornement.

« J’ai demandé l’autorisation à Velen et il me l’a accordée. Je vais te remettre les armes les plus puissantes qui aient jamais été forgées par notre peuple. Je les ai créées moi-même sur Draénor à partir de fragments du Titan Noir lui-même – j’ai eu l’occasion de le trancher un peu sur Argus. Dommage il s’est téléporté pour se soigner et j’étais pas en état de le poursuivre. Ce bâtard dégage une chaleur terrible, il m’a bien cramé, mais j’ai gardé les deux croûtes que je lui ai arrachées, même inconscient à l’hôpital je les serrais tellement fort qu’on a renoncé à me les faire lâcher. »

Une secousse, presque un sursaut, ébranla mon corps. Il ouvrit le coffret. Deux épées y reposaient, dans leurs fourreaux. Il les dégaina. Elles étaient du noir le plus profond, un noir magnifique, fascinant, hypnotique, qui absorbait le regard telle une fenêtre vers une autre dimension – et ce noir d’outre-monde était marbré de veines rouge vif, un rouge de lave, un rouge de feu. Les fourreaux étaient faits d’un cuir noir enchanté, conçu pour contenir non seulement les lames, mais aussi leur aura maléfique.

« Tu trouveras pas de matériau plus mortel que de la peau de Titan Noir, dit fièrement Arcân. Dommage ça se fond pas, j’en aurais fait une épée longue sinon. Comme elles me servent à rien je te les offre. Attention quand même à deux trucs avec ça. D’abord, c’est pas du métal, ça se reforge pas, si tu les pètes ou les ébrèches elles sont pas réparables. Bon, évidemment elles sont super dures, donc faudrait un truc pas naturel pour les abîmer sérieusement – genre un coup tel que celui que j’ai balancé ce jour-là, précisa-t-il avec un sourire frimeur. Le deuxième truc, c’est que c’est de la corruption brute ce machin, c’est de l’Ombre et du Feu à l’état solide tu vois. En gros quand tu cogites, quand tu doutes, quand t’as de la peine ou des conneries de ce genre, tu les laisses au fourreau. Si tu les prends en main, c’est pour massacrer, point barre. Ces lames guetteront la moindre occasion de t’influencer. Tu réfléchis, tu dégaines, tu tues, tu rengaines, tu réfléchis. Ok ? »

Je hochai la tête, halluciné. Il rengaina les lames et me tendit le coffret sans cérémonie. « Évidemment interdiction absolue de les sortir de leur fourreau devant qui que ce soit, déclara impérieusement Arcân. Les gens s’étonneraient de leur allure et poseraient des questions. Personne ne doit connaître leur origine ni leur créateur. Ah et faut-il le préciser, personne d’autre que toi ne doit les toucher. Tue quiconque mettra les mains dessus. J’espère que c’est clair. »

Je hochai de nouveau la tête. Je ne savais pas quoi faire, ou plutôt par quoi commencer. Arcân constata ma fébrilité. Il m’empoigna le bras, me releva et me reconduisit à la porte. « T’entends pas les clameurs, Stropo ? Velen vient d’ordonner le rassemblement général. » Il me bourra l’épaule en éclatant de rire. « Allez cours cacher le coffret chez toi, t’as encore le temps avant qu’il commence à parler. T’en fais pas, j’ai pas besoin que tu cherches trois mille ans comment me remercier des épées, des années d’entraînement et que sais-je encore, je m’en fous des remerciements. Contente-toi de me faire honneur dans les affrontements qui nous attendront dans notre prochaine terre, car il y en aura à coup sûr ! Fais résonner ton nom, que ton peuple, tes alliés et tes ennemis le connaissent, et rappelle-toi qui fut ton maître. »

Je lui lançai un regard où je tentai d’exprimer toute ma reconnaissance, toute ma gratitude, tout mon amour pour ainsi dire filial. Quoiqu’il essayât de paraître décontracté, il était indéniablement ému. Je me retournai et courus.

« Et oublie pas de continuer les exercices, feignasse ! On se voit demain matin ! » cria-t-il dans le couloir.

Je ne sais pas pourquoi, depuis les événements tragiques qui ont suivi, j’ai souvent regretté que cette fin d’entraînement et ce don exceptionnel se soient faits sans cérémonie. Je n’ai jamais réussi à lui exprimer ce que je voulais, et je ne suis même pas sûr de savoir exactement ce que j’aurais voulu exprimer. En fin de compte nous étions tout à fait comme un père et son fils. Condamnés à ne jamais trouver les mots.


Velen réunit l’intégralité de la population du vaisseau dans le Hall principal. Tout le monde était surexcité, l’ambiance était exaltée d’espoir. Il ne pouvait y avoir qu’une seule raison pour une telle assemblée, il ne DEVAIT y avoir que cette raison.

Et c’était bien le cas.

Hama me sauta au cou en pleurant quand j’arrivai, essoufflé, quelques secondes avant le début du discours. « Tu as intérêt à m’expliquer après pourquoi tu m’as laissée seule si longtemps », fit-elle d’un air boudeur, les joues ruisselantes. Je hochai la tête et la serrai fort.

« Draeneïs ! – Exilés, gronda Velen d’une voix grave et puissante qui emplit le vaisseau, nourrie et sublimée par d’innombrables millénaires d’espoir et de désespoir, de foi et de doute, de bonheur et de souffrance. O’ros vient de m’apprendre une formidable nouvelle. Un monde hospitalier est enfin à portée de notre vaisseau, terre que nous aborderons d’ici trois jours. »

Ce fut davantage qu’une foule, ce fut un peuple qui cria sa joie. Le Hall résonna d’une formidable clameur, d’une exultation fantastique. Ils semblaient soudain des millions à hurler leur délivrance, car tous les draeneïs morts au fil des millénaires se joignaient aux présents pour chanter l’espoir d’une fin à leurs tourments. C’étaient des abîmes de souffrance accumulée au cours des générations qui se commuaient en sommets d’enthousiasme fébrile. Les esprits se brouillaient. Plus personne ne se contrôlait. On hurlait, on sautait, on restait bouche bée, comme ivre, ou même, comme Hama, on pleurait de bonheur. Elle inondait ma chemise de larmes de joie. Ce fut un moment extraordinaire. Un moment qui se passa de mots. Les grandes joies comme les grandes colères des peuples ne se formulent pas, elles se hurlent.

Je fus de ceux qui restèrent coi, interdits. Je n’osai y croire. Arcân venait à peine de me parler des futurs affrontements sur notre prochaine terre, et voilà qu’elle se concrétisait immédiatement, elle se donnait à moi, la terre et ses combats, dans un délai de trois jours. J’entrevis d’ailleurs mon maître, dans la foule, qui rugissait joyeusement. Il sentit d’une façon ou d’une autre qu’on le regardait, m’aperçut et me fit un clin d’œil. Je n’eus pas de réaction. En fin de compte, je ressentais plus d’appréhension que de joie.

« Mes enfants, reprit enfin Velen après dix minutes de délire, je ne peux vous empêcher d’être enthousiastes, car c’est certes un grand bonheur pour notre peuple ; mais il demeure que la mesure, la modération et la prudence sont en toute chose les clefs de la réussite. Nous avons trois jours, ce qui représentera pour nous à la fois un temps d’attente insupportable et un temps de préparation ridicule. Il n’y a pas une seconde à perdre. Il y a énormément à faire en vue de notre atterrissage et de notre installation. L’avenir de notre race n’est pas encore assuré. Je compte sur vous tous pour aborder ce nouveau monde avec respect, dignité et sagesse. Je demande au Conseil une réunion immédiate avec O’ros pour mettre au point le déroulement des préparatifs. Pour les jeunes, demain sera jusqu’à nouvel ordre votre dernière journée de cours. »

Ce discours clair et concis modéra les ardeurs. Nous nous dispersâmes lentement. Les cris de joie et les rires fusaient en grappes. L’ambiance était électrique. Tous les visages étaient souriants voire exaltés. Hama et moi allâmes nous enfermer dans notre monde, qui fut particulièrement doux et joyeux cette nuit-là. L’enthousiasme général était communicatif. Nous ne ressentîmes ni fatigue ni sommeil.


Le lendemain matin, nous attendîmes Arcân dans le Hall des Ressources. Les élèves de toutes les disciplines s’étonnèrent de plus en plus au fil des minutes.

Il ne vint jamais.

Arcân avait disparu.

La vengeance de Darotân était en marche, calme, minutieuse, impitoyable.

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Chapitre 15

Une musique lancinante de violon résonna dans ma tête tandis que je parcourais les couloirs menant aux appartements d’Arcân, Hama m’emboîtant le pas, soucieuse. Une mélodie qui se donnait des airs légers, mais imprégnée en profondeur de la mélancolie des abîmes. Je compris que s’il y avait un destin, c’était lui le musicien, et qu’il quittait l’espace d’un instant son impassibilité légendaire, pour m’exprimer sa tristesse sur le sort qui attendait le dernier Premier-Né et son disciple.

J’hésitai à entrer dans cette chambre. Je restai immobile une longue minute devant la porte, qui était légèrement entrouverte. Hama tremblait de nervosité. Il y avait quelqu’un derrière, nous le sentions – tout était silencieux, mais ce silence était lourd. Il demeurait possible que nous trouvions dans la chambre un Arcân endormi, éreinté par une nuit de débauche. Mais l’évidence était palpable dans l’air. La vérité était nécessairement autre.

Je toquai enfin. Il y eut un silence, et un soupir. « Qu’attends-tu ? Entre donc », dit Darotân.

Une rage terrible me saisit lorsque ma peur se mua en certitude. Il avait agressé voire tué mon maître. Mon impulsion première fut de me ruer et de l’éviscérer à mains nues. Mais un formidable pressentiment me retint. Une intuition. Il ne fallait pas entrer. Je me contentai donc, fulminant, de pousser la porte, sans faire un pas. Le paladin était assis sur le lit d’Arcân, les coudes sur les genoux, les doigts croisés. Il avait un fin sourire, mais je sentis sa poitrine serrée d’une légère tension.

« Ah mais décidément vous êtes inséparables, ajouta-t-il joyeusement en jetant un œil à Hama. Vous venez à ma rencontre tous les deux, que de bonheur ! Moi qui pensais notre chère amie suffisamment intelligente pour enfin prévenir Velen et les Conseillers. Elle n’a pas réfléchi et a bien imprudemment suivi son amant. »

Le sentiment de danger me retenait toujours sur le seuil. Hama fit un pas en arrière, en un début de panique.

« Non non reste, ne t’enfuis pas, dit Darotân en riant. Runuur et Nuraam sont déjà postés derrière la porte du couloir là-bas au fond, équipés de pied en cap. Et puis regardez – il tendit les paumes de ses mains –, je n’ai pas d’arme ; vous non plus me direz-vous, mais je suis seul contre deux. En plus je détiens Arcân prisonnier – ces mots me foudroyèrent –, j’aimerais parler avec vous, tout simplement. Mais pas dans le couloir, si possible. Disons que si vous me refusez cette petite entrevue, je le tuerai, ajouta-t-il légèrement – je commençai à perdre le contrôle, ma vue se brouillait, les mots désertaient mon esprit.
— Tu es stupide si tu crois que Velen et le Conseil ne te suspecteront pas, dit Hama, d’une voix froide et dure. Ils connaissent ta fierté.
— Au cas où je sois vraiment obligé de vous tuer tous les trois, répondit-il d’un sourire carnassier, Nuraam est tout prêt à s’en accuser lui-même, il me l’a promis. Il dira avoir voulu venger mon honneur. Même s’il considère que se sacrifier pour moi est une noble cause, je voudrais éviter un tel bain de sang et négocier les termes de ma vengeance avec vous – si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer…
— Je vais m’occuper de lui, me chuchota Hama, sa voix tremblant désormais de colère. Aie confiance en mes pouvoirs. »

Quand je la vis faire un pas vers Darotân, mon pressentiment desserra soudain son emprise. Il était hors de question que je la laisse s’exposer. Je lui empoignai le bras et passai devant elle, en serrant les poings. Ce faisant, je franchis le seuil. Nous avançâmes doucement.

« Braves petits », fit Darotân avec un sourire méprisant. Runuur et Nuraam, dissimulés dans la pièce, apparurent et figèrent nos corps d’un mot. Avant de lever leurs lourdes masses et de les abattre sur nous, sans que nous puissions réagir.


La lumière était éblouissante. Je ne parvins pas à ouvrir les yeux.

« Hey Stropo, t’en as mis du temps à te réveiller, lambinard. »

Arcân… Mon cœur se serra. J’avais eu tellement peur. Mes yeux s’en embuèrent. Je me sentis immobilisé, et maintenu debout contre une paroi, bras écartés. Je mis au moins dix minutes à avoir une vision claire de ce qui m’entourait. Pendant ce temps mon maître et Hama parlèrent.

« Ouais Stropo, Hama venait de s’éveiller et de demander où on était. Donc en fait j’en sais rien, ce bâtard m’a chopé avec ses deux potes pendant que je pionçais, ils m’ont immobilisé magiquement et m’ont martelé jusqu’à ce que je tombe dans les pommes. Plus loyal, tu meurs…
— Il nous a bien honteusement piégés nous aussi, dit Hama avec incompréhension. C’est incroyable mais il nous a menti. Et puis ce matin il attendait avec nous pour l’exercice, comme si de rien n’était. Je ne comprends pas comment il a fait pour être avant nous dans la chambre. Ce prétendu honorable paladin a usé de subterfuges magiques…
— C’est totalement dingue, répondit Arcân, sincèrement étonné. C’est incroyable que Darotân se soit laissé aller à de tels procédés. Il est orgueilleux, c’est un fait, mais il a des principes, non ?
— Je le sais bien pour l’avoir fréquenté longtemps, soupira Hama. Comment a-t-il pu changer ? Son cœur et sa raison sont faits d’une matière plus dure que le métal. Je l’ai toujours vu comme un être inaltérable.
— Et je le suis ! » déclara le concerné en apparaissant soudain, accompagné par le silencieux et impassible Runuur.

Ma vision acheva de se préciser. Nous étions à l’intérieur d’un énorme cristal rouge, de ceux qui constituaient la réserve de magie nécessaire au vaisseau pour se déplacer dans l’espace. À en juger par sa taille, nous étions dans le cœur même de l’Exodar, là où aucun draeneï ne se rend jamais, un gigantesque assemblage d’immenses cristaux. À en juger par la façon dont Darotân était apparu, il n’y avait pas d’accès vers l’extérieur. Il allait et venait via un portail magique dissimulé dans quelque recoin.

Arcân, recouvert d’énormes ecchymoses, les vêtements à moitié déchirés, et Hama, qui avait une vilaine plaie sanguinolente à l’arcade sourcilière, étaient eux aussi attachés debout et les bras écartés, contre la paroi qui me faisait face. De lourdes chaînes nous ceignaient les poignets, les chevilles et la taille.

« Je suis inaltérable ! répéta Darotân, les mains dans le dos, cambré, l’air fier, les yeux plantés dans ceux d’Hama. J’ai fait une promesse, il y a un mois, à l’infirmerie. J’ai dit que je tuerais les deux êtres responsables de ta déchéance. Et la réalisation de cette promesse doit se faire à n’importe quel prix. »

Il marcha en cercle entre nous trois, nous regardant tour à tour.

« Un combattant de la Lumière se trouve parfois dans des alternatives où, quel que soit son choix, il éprouvera du remords. Velen, ce Prophète que vous vénérez tant, le sait bien, lui qui a organisé deux exodes. Croyez-vous qu’à chaque fois il a pu sauver tout le monde ? Non bien sûr. Il a fait le choix d’abandonner à leur sort une partie pour sauver l’autre. Vous saisissez, n’est-ce pas. À mon esprit donc se présentait l’alternative suivante : soit je vous laissais en paix, et ne tenais pas ma promesse, ce qui aurait constitué pour moi un déshonneur éternel ; soit je la tenais, mais si je la mettais en œuvre de façon directe et honorable, tout le vaisseau se serait retourné contre moi. »

Il s’arrêta et soupira, levant les yeux au ciel – en l’occurrence le plafond de la cavité pratiquée dans le cristal. Il reprit son discours – et sa marche.

« Parfois un combattant de la Lumière sait ce qui est juste, mais il se heurte à la foule ignorante. Que doit-il faire alors ? Le choix de la justice, bien sûr. Je me suis donc, avec une extrême répugnance je le confesse, assuré par quelques dispositions de la réussite de mon entreprise. Car enfin vous êtes désormais une peste qui gangrène mon peuple. Et vous avez commencé par la plus belle fleur. »

Il s’arrêta devant Hama et lui caressa le visage. Elle pleurait doucement.

« Et non seulement tu n’as pas conscience d’avoir été corrompue dans ton âme, dit-il doucement, mais tu aurais fait tout un scandale si je m’étais contenté d’enlever les deux Sans-Lumière, n’est-ce pas ? Je suis tellement désolé, Hama… je ne vais pas pouvoir te laisser libre. »

Il était sincèrement triste. Runuur manifesta quelque émotion.

Arcân n’avait pas quitté son air hilare depuis le début du monologue.

Quant à Hama, quelque chose monta en elle. Un désespoir dément. Elle haleta et se tordit convulsivement dans tous les sens, poussant de temps à autre un cri de bête affolée. Je serrai les dents de la voir ainsi. Darotân, lui, était fasciné par le spectacle, et profondément bouleversé. Les larmes et la sueur d’Hama imbibaient le haut de sa chemise, collant le tissu à ses seins mis en valeur par les postures cambrées qu’elle prenait en se débattant follement. La respiration du paladin s’accéléra. Son sang s’échauffa. Ses yeux s’écarquillèrent. Ses mains tremblèrent, mues par l’envie de toucher ce corps extraordinairement sensuel. Darotân se laissait posséder par le désir. L’atmosphère se chargea d’intensité, la tension qui saisissait le paladin était palpable dans l’air. Runuur se sentit mal à l’aise. Arcân avait quitté son air hilare et fronçait les sourcils, attentif, comme prêt à l’attaque, les poings serrés.
Dans ses mouvements de tête forcenés, Hama soudain vissa ses yeux agrandis par la panique dans ceux de Darotân. Et hurla. Longuement. Le cri était suraigu. Les deux paladins se couvrirent les oreilles. Arcân et moi ne nous préoccupâmes guère de nos tympans. Nous étions extrêmement inquiets pour elle. J’avais eu une peine infinie à me contenir jusque-là, mais ce cri m’arracha des larmes. Je serrai les dents à me les enfoncer dans les gencives. Je sentis que je n’allais pas tarder à devenir fou moi aussi. Fou d’impuissance. L’impuissance à aider sa bien-aimée, je ne connais pas de chemin plus rapide vers le désespoir sans fond et la folie éperdue.

À la fin du cri, sa tête retomba mollement, et elle recommença à pleurer doucement. Darotân, ébranlé, reprit contenance – non sans garder une grande fébrilité dans la voix. « Il ne sert à rien de crier, fit-il avec un petit rire nerveux, personne ne peut entendre. Nous sommes au milieu exact du noyau de cristaux du vaisseau. Cette cavité s’est créée naturellement, car un cristal vidé de sa magie devient friable. Je l’ai trouvée et y accède par magie. Le portail de téléportation utilisé est du type le plus sûr, à savoir conçu pour son propriétaire et produit à volonté par un petit artefact. En d’autres termes, Runuur, Nuraam et moi pouvons disparaître et apparaître comme nous voulons en quelques mots d’incantation, sans laisser de portail utilisable pour vous – et nous voler les artefacts ne serviraient à rien. J’ai dû user de tout mon crédit et manquer de me compromettre pour obtenir discrètement ces petites merveilles. »

Il était très fier.

« Second point, personne ne vous cherchera. Tous sont très occupés par les préparatifs de l’atterrissage – et faut-il le préciser, tout le monde est habitué à voir « disparaître » Hama et Stropovitch – il nous lança un regard méprisant - ; quant à Arcân, il n’a aucun parent, et il ne fait même pas partie du Conseil : son absence ne sera pas remarquée. »

Nous savions tous qu’il avait raison.

« Enfin, les liens qui vous attachent sont mi-matériels mi-magiques. Car les chaînes qui retiennent vos corps sont reliées par des liens magiques impossibles à briser, à des cristaux encore riches de magie autour de celui-ci. Autrement dit, pour vous libérer il faudrait vider de leur substance arcanique les cristaux qui environnent celui qui vous emprisonne. Ne suis-je pas génial ? » Mon maître éclata de rire.

Darotân se vexa. « Apparemment nous avons été trop gentils avec toi tout à l’heure, dit le paladin avec mépris. Quelques coups supplémentaires t’auraient appris l’humilité.
— Pas ma faute si vous tapez tellement comme des brêles que vous arrivez même pas à me péter une côte avec des masses de vingt kilos », ricana Arcân.

Darotân prit un air pincé. Le Sans-Lumière était de constitution si robuste qu’un puissant coup de masse à deux mains sur le torse avait autant d’effet que sur une sculpture en khorium. La dureté de ses muscles tenait du surnaturel. Il avait fallu près de dix coups de masse dans la tête – je pouvais les compter sur son visage – pour le faire s’évanouir – au risque de le tuer, ce que le paladin voulait absolument éviter.

« Estime-toi heureux d’être encore vivant.
— Et que me vaut cet honneur, messire Darotân ? ricana mon maître.
— C’est la Justice que je mets en œuvre par l’intermédiaire de ma promesse, répondit avec orgueil le paladin. J’ai pris acte de l’influence néfaste que vous exercez, en tant que Sans-Lumière et fiers de l’être. À votre contact les foules s’abrutissent, les consciences s’amollissent, les âmes s’affaiblissent, les cœurs se corrompent. Vous représentez une grande menace. Votre seule présence empêche les draeneïs qui vous côtoient d’engager tout leur être dans la voie de la Lumière. Votre nature primitive, telle une tache sur une toile blanche, bloque l’aspiration des autres vers l’absolu – déteint, en quelque sorte. Quiconque se compare à vous se sent infiniment noble et intelligent, donc ne fait plus d’effort pour se rapprocher de la perfection de l’âme.
— Pas bientôt fini ton tissu de conneries là, l’interrompit Arcân en bâillant, je te rappelle qu’à cause de toi j’ai dormi que trois heures, si en plus tu me sors la berceuse ça va pas le faire.
— En effet, rétorqua le paladin avec un sourire méprisant, vous expliquer quoi que ce soit est parfaitement inutile, vous êtes trop bêtes pour comprendre.
— Ben on va tester tiens alors, repartit mon maître en prenant un air idiot, ce que j’ai compris c’est que t’es vachement frustré que Stropo t’ait chouré ta copine, que tu passes tes nuits à psychoter sur ce qu’ils font ensemble, et que du coup au lieu de dormir t’as ruminé grave pour sortir ta vengeance à deux balles, et bien préparé les discours pour enrober la praline. Alors patron, j’ai pigé ?
— Non, répondit sèchement Darotân. Tu te crois malin mais tu ne l’es pas, Arcân. »

J’observais notre tortionnaire. Je voyais beaucoup de choses dans ses yeux. Mon maître avait raison mais il y avait plus, bien plus que cela. Darotân était profondément triste. Intensément malheureux. Je le perçus clairement. Il ne l’avoua jamais, mais il aimait Hama. Avec son besoin maniaque de tout rationaliser et de tout contrôler, il avait fatigué l’objet de son amour. Depuis des semaines, il se torturait pour cela. Pour accepter. L’angoisse qui serrait sa poitrine, je la sentais. Tout son être luttait contre ses sentiments. Un conflit interne et extrêmement douloureux. Il se contraignait à rationaliser toutes ses pulsions, en permanence. Il éprouvait leur validité. À chaque minute il transformait une pensée ou un sentiment en problème, développait les tenants et aboutissants, résolvait et concluait. Sa tête était une machine infernale qui ne trouvait jamais le repos ; une machine qui broyait son cœur en espérant le faire taire ; mais ce dernier à la place criait toujours plus fort, avait toujours plus mal. Darotân… Pourquoi ? Pourquoi t’être toujours infligé de telles souffrances ? Pourquoi fouiller sans cesse tes entrailles du scalpel des mots ? Pourquoi clouer ton cœur sur le métal froid de ton armure ?

Nuraam apparut.

« Tiens, tu parlais d’enrobage, dit Darotân, voici enfin la praline ! »

Le nouvel arrivant, un grand sourire aux lèvres, apportait en effet un petit sac blanc.

« C’est incroyable comme il traîne encore plein d’affreuses bestioles dans certains laboratoires, dit Darotân en ouvrant le sac. Un de nos meilleurs spécialistes m’a fait l’honneur de me faire visiter le sien – enfin, sur ma demande, bien sûr. »

Il sortit un bocal transparent contenant trois minuscules chenilles jaunâtres.

« Donc avant que tu ne m’interrompes avec tes sarcasmes, reprit Darotân en observant les petites bêtes, les yeux écarquillés de fascination, je disais que j’ai pris acte de votre caractère néfaste. »

Il planta ses yeux dans les miens.

« Et j’ai jugé et rendu la sentence. Vous devez souffrir et mourir. »

La déclaration était sèche et sans appel. Arcân fronça les sourcils, attentif, et recommença de serrer étrangement les poings. Hama et moi restâmes hébétés. Une peur sans nom nous avait saisis à la vue des chenilles. Nous n’avions aucune idée de la façon dont ces bêtes faisaient souffrir – cette ignorance était terrifiante.

« Car enfin vous n’êtes pas seulement des déchets, vous êtes fiers de l’être, et c’est pour cela que vous devez souffrir. Souffrir jusqu’à ce que vous vous rendiez enfin compte d’à quel point vous n’êtes que de misérables et pitoyables créatures. Alors seulement je vous accorderai la mort.
— Va avoir du boulot ta chenille alors, fit Arcân en fixant le paladin. Avant que je reconnaisse être faible j’espère que t’as pas mal de milliers d’années devant toi.
— Le vaisseau atterrit dans trois jours. Ce sera bien suffisant. Car vois-tu, cette petite bête a une façon de se reproduire assez particulière. Elle creuse la peau de ses proies et recherche un nerf suffisamment épais pour qu’elle le détecte. Puis elle le remonte, lentement, jour après jour, et il paraît que c’est une douleur effroyable, une des pires imaginables. Et le plus vicieux, c’est que Hama ne pourra pas vous en délivrer avec les pouvoirs du Sacré, car il ne s’agit pas d’une maladie, uniquement d’un animal qui voyage dans l’organisme. Parfait n’est-ce pas ? »

Hama recommença à haleter et à gémir. Arcân demeurait attentif, et moi je l’observais telle notre seule chance de salut, m’empêchant de sombrer dans les abîmes du désespoir et de la peur.

« Et ce n’est pas tout ! Sa destination finale est le cerveau. Donc si je vous pose cette petite merveille sur la jambe, elle remontera toute la colonne vertébrale en creusant une galerie dans votre moelle épinière, vous paralysant peu à peu. Je n’ose même pas imaginer les abîmes de souffrance générés alors. Positivement atroces. »

Il tremblait de nervosité. Il était en lutte. Il avait du mal à assumer ce qu’il allait faire. Runuur et Nuraam fixaient les chenilles en écarquillant les yeux, pâles, hésitants.

« Bien évidemment vous ne mourrez pas tout de suite. À la fin de son parcours, qui devrait durer deux jours, elle ira pondre des œufs dans votre cerveau. Des larves en écloront et dévoreront tout ce qu’elles pourront avant – et un peu après – votre mort. Après quoi elles sortiront, se feront un joli cocon et deviendront de petits papillons aux ailes pourpres qui partiront à la recherche d’un nouvel hôte. Ces papillons ont la particularité étonnante de pouvoir se séparer de leurs ailes quand ils se sont posés sur la peau de leur proie. Donc ce que vous voyez là ne sont pas des chenilles, mais des papillons à qui l’on a déjà arraché les ailes – par sécurité. »

Il resta un instant immobile. Hama recommençait à se tordre, implorante. « Arrête, arrête, arrête, arrête, arrête, arrête… » répéta-t-elle, sa voix s’affaiblissant à mesure et s’éteignant en un sanglot. Elle poussa un gémissement qui nous déchira l’âme.

Arcân fixait toujours le paladin. Intensément.

« Je ne reviens jamais sur une décision », lâcha Darotân, tremblant de plus belle – et il posa la main sur le couvercle du bocal. Runuur et Nuraam devinrent livides et saisirent leurs artefacts de téléportation.

La voix d’Arcân retentit enfin, mais elle n’était plus légère et moqueuse. Elle était grave, et elle résonnait de toute la profondeur de ses dizaines de milliers d’années.

« Tu vas vraiment le faire, Darotân ? »

Cette voix caverneuse nous glaça le sang. Elle figea l’instant. Le paladin trembla convulsivement. Hama s’immobilisa également, et son regard étonné passa de mon maître à notre tortionnaire.

« Je t’ai posé une question, Darotân. »

Des gouttes de sueur froide couvrirent le front du paladin. Sa mâchoire se mit à trembler. Il était incapable de prononcer le moindre mot. Incapable de regarder Arcân. Il fixait les chenilles, hagard, les yeux écarquillés, la main serrée sur le couvercle.

« As-tu VRAIMENT l’intention d’ouvrir ce bocal, Darotân. »

Cette voix résonnait de menaces infinies. Nous en avions le vertige.

Mais la force d’âme du paladin était déjà réputée dans l’Exodar. Il avait instauré en lui ce qu’il appelait le « Troisième Œil », une espèce de dédoublement de l’esprit qui lui assurait une auto-critique permanente. Et là le conflit qui le déchirait était visible. Son visage fut parcouru de grimaces terribles. Il tomba à genoux, la main droite toujours serrée convulsivement sur le couvercle, l’autre plaquée sur la figure, ses doigts s’enfonçant dans ses yeux et pétrissant violemment son front et ses tempes. Il produisit en même temps un long râle, qui au bout de longues secondes se mua en paroles hurlées. Il cria comme pour répondre à une voix intérieure : « NON JE NE SUIS PAS LÂCHE ! »

Il se mit debout, planta ses yeux dans ceux d’Arcân en une expression de défi, sourit – métamorphosé –, saisit le couvercle et l’ouvrit.

Runuur et Nuraam, paniqués et dépassés par les événements, commencèrent à incanter leurs portails.

Une voix formidable retentit, manifestement celle d’Arcân, mais si puissante et tonnante qu’on l’aurait attribuée à un dieu.

« TU L’AURAS VOULU, DAROTÂN. »

Les yeux d’Arcân devinrent plus noirs que jamais. Son front se marbra de veines. Son visage changea, ses traits s’étirèrent, sa peau se parchemina. Il sembla soudain avoir cent mille ans. Ses muscles se contractèrent au point que chaque fibre sembla s’inscrire sur la peau. Il se cambra, serra les poings, prit une profonde inspiration. Sa poitrine surpuissante sembla doubler encore de volume. Et il tira sur les chaînes.

Un cri naquit au fond de sa gorge et ne cessa de s’amplifier – un écho grave des profondeurs. Les liens magiques décrits par Darotân apparurent à travers la paroi. La traction exercée par Arcân était à ce point surhumaine que la magie se trouvait… physiquement contrainte, ce qui était a priori impossible.

Hama, Darotân et moi-même regardions, paralysés de stupeur.

Le cri sombre et sauvage s’amplifia. Les muscles semblaient se contracter sans fin. Il n’y eut plus un centimètre carré de peau qui n’eût sa ride. Sa peau devint d’un bleu extrêmement clair. Il grandit lentement, jusqu’à atteindre trois mètres. Il révélait son véritable aspect. Il était le dernier Premier-Né, le dernier Érédar des temps anciens, le dernier Sans-Lumière.

L’improbable se produisit.

Ses poignets se décollèrent lentement de la paroi, tremblant dans l’effort. Le lien magique suivait. C’était un phénomène absolument, radicalement irréalisable. Sauf si l’on supposait l’inimaginable. On ne pouvait en effet briser le lien… Mais on pouvait l’annuler en extrayant toutes les ressources arcaniques du cristal auquel il était attaché de l’autre côté de la paroi. Cependant, non seulement l’on ne pouvait extraire de la magie que par un procédé lui-même magique, mais les cristaux de cette zone étaient gigantesques et extrêmement purs et riches, et en vider un aurait pris des semaines voire des mois.

Les poignets continuaient à s’écarter lentement mais sûrement de la paroi. Les chaînes, incassables car imprégnées du lien, pénétraient la chair des avant-bras. Nous ne pouvions détacher les yeux du spectacle. Darotân tomba encore à genoux, en proie à une nouvelle crise.

À travers la paroi, un rougeoiement s’intensifia. Il allait falloir accepter l’impensable : par sa seule force physique, Arcân extrayait d’un coup toute la magie du cristal.

Le cri devint démentiel, il se fit grondement des abîmes. Il grandit encore. Sa chevelure farouche blanchit soudain, entièrement. Il réunit toute sa force en une ultime traction.

Ses poings se joignirent devant lui. Nous dûmes fermer les yeux. De l’autre côté de la paroi translucide, une quantité de magie suffisante pour faire voyager le vaisseau dans l’espace pendant un an fut libérée, sans bruit, sans explosion, mais en s’éparpillant elle flamboya comme mille soleils. Longuement.

Quand je rouvris les yeux, l’esprit brouillé par ce moment d’irradiation, le Premier-Né, gigantesque, aussi vieux que l’Univers, faisait face à Darotân. Son regard exprimait de la pitié et de la colère mêlées.

« REDIS-MOI MAINTENANT, dit-il de sa voix venue du fond des âges, QUI EST LA MISÉRABLE ET PITOYABLE CRÉATURE, DAROTÂN. »

Hama, pétrifiée de terreur depuis le début de la métamorphose du Premier-Né, manifesta enfin un signe de vie – en hurlant comme une demeurée.

Le flamboiement de la masse de magie libérée s’était certes atténué, mais j’en compris rapidement la raison. Les cristaux vidés ou affaiblis par le vaisseau au long des années de voyage absorbaient la nuée comme des éponges – à commencer par celui qui nous contenait. C’était une chance, car nos esprits et nos corps auraient été gravement affectés par une exposition prolongée au rayonnement. Les parois translucides devinrent opaques et produisirent leur propre lumière, épaisses et riches comme jamais, suintantes presque de leur couleur écarlate, plongeant la scène dans un rouge sang écœurant.

Darotân, à genoux, était encore en plein conflit intérieur. Il haletait, la poitrine à ce point serrée par la panique et l’angoisse qu’il suffoquait. Il avait une main sur le cœur et l’autre à terre, et l’ensemble de son corps était secoué de spasmes si violents, que ses doigts s’enfonçaient à mesure dans le sol de cristal. Il s’était ce faisant brisé et retourné tous les ongles, et son sang comblait les petits cratères pratiqués par ses doigts dans la pierre magique. Ses yeux étaient écarquillés à l’extrême, exorbités même, et fixés sur les sabots massifs – et écaillés par les millénaires – d’Arcân.

Ce dernier roula des épaules et dodelina de la tête en grimaçant, pour dissiper sans doute quelques courbatures provoquées par son exploit. Puis il arracha sans sourciller les chaînes toujours incrustées dans ses avant-bras et ses poignets. Son sang épais et noir coula le long de ses grandes mains puissantes et vint marteler le sol par grosses gouttes lourdes.

Dans son regard profond comme la nuit d’un univers sans étoile, je perçus un éclair fugace – de souffrance. Cela me surprit – me foudroya d’étonnement. Je connaissais mon maître mieux que personne. Je sentis plus que je ne compris. Arcân avait sous-estimé la résistance du lien magique. Et cela faisait longtemps qu’il n’avait plus eu à déployer sa véritable force. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Arcân avait mal. Ses muscles formidables étaient endoloris et engourdis. Il ne fallait pas que Darotân en prenne conscience. Je paniquai.

« NE M’OBLIGE PAS À TE TUER, dit mon maître. SORS-NOUS D’ICI IMMÉDIATEMENT. »

Hama cessa ses cris en entendant une nouvelle fois cette voix d’outre-monde. Elle s’évanouit à moitié.

Darotân regardait désormais, fasciné, le sang d’Arcân. Il redressa enfin, très lentement, la tête, faisant entrer dans son champ de vision le corps colossal du Sans-Lumière, peu à peu. Il tremblait encore violemment, mais la crise semblait s’apaiser.

Il balbutia.

« C’est…
— LE CONSEIL TE JUGERA POUR TES ACTES.
— C’est… »

Le paladin se releva lentement, tremblant toujours, hagard. Il regardait Arcân, désormais.

« Ce sang… ces yeux… cette taille… »

Le Premier-Né fronça ses longs sourcils broussailleux et blancs comme la neige.

« Ce sont… ceux d’un DÉMON ! »

Il était trop tard pour tenter de lui expliquer quoi que ce soit. Darotân roula des yeux déments. Sa peur se mua en frénésie, et un rire nerveux monta en lui, un ricanement abominable.

« Quand je pense, fit-il en émettant ce grincement horrible, que j’avais RAISON depuis le début, HA ! J’ai toujours SU que tu étais une… créature nocive, mais… je ne m’attendais pas… – il s’interrompit, pris par une crise de rire – à ce que tu sois un ESPION, un TRAÎTRE, un COMPARSE D’ARCHIMONDE ET KIL’JAEDEN. »

Il détacha sa masse de son dos. Il cessa tout à fait de trembler, prit une grande inspiration, les yeux rivés dans ceux – étrangement mélancoliques – d’Arcân, et quand il expira, ce furent toutes ses angoisses qui se volatilisèrent.

Le Premier-Né ne répondit pas. C’était inutile. Darotân avait remporté sa lutte interne, il était en pleine possession de ses moyens, inébranlable, déterminé.

Et la première chose qu’il fit, sans prévenir, vif comme l’éclair, fut d’assommer violemment Hama. Pour être sûr qu’il ne lui vienne pas à l’esprit d’aider Arcân.

Puis Darotân commença d’invoquer la Lumière pour se renforcer. Mais Arcân lui chopa le crâne en un éclair d’une de ses gigantesques mains et le balança comme s’il s’était agi d’un fétu de paille. Le paladin alla heurter violemment le mur de l’autre côté de la grotte, à cinq mètres de hauteur – resta encastré quelques secondes puis tomba lourdement.

Sans arme, sans armure et très affaibli, mon maître n’avait pas l’intention de laisser le paladin utiliser sa magie. Sans perdre une seconde et sans me lancer le moindre regard, il vint arracher ma chemise et s’en faire des bandages de fortune sur les deux avant-bras. Son sang avait beaucoup coulé. Les chaînes avaient pénétré trop profondément la chair.

Il fondit aussitôt sur le corps de Darotân, qui avait repris ses incantations fortifiantes. Ce dernier parvint à bloquer de sa masse le poing titanesque qui allait s’abattre sur sa tête, mais Arcân enchaîna sur un coup de sabot dans le ventre. Le paladin, le souffle coupé, retourna s’encastrer dans le mur. L’empreinte du sabot sur le plastron était profonde de plusieurs centimètres. La force du Premier-Né, même éreintée, restait surnaturelle.

Arcân saisit la masse et la tira violemment à lui. Mais – il s’en étonna – Darotân, malgré le choc, la tenait toujours fermement, et il ne lâcha pas prise. Mieux, il leva la main gauche et balança d’un cri un sort d’immobilisation. Arcân déploya une force monumentale pour – une nouvelle fois ! – contraindre physiquement un sort. Darotân ne manifesta pas de surprise, et avec un sang-froid que rien ne pouvait plus émousser, renchérit sur le premier sort par un second. Alors il dégagea sa masse de la grande main figée, l’imprégna de Lumière d’un geste – elle flamboya – et l’abattit sur le torse du Premier-Né.

L’effet fut impressionnant. Le colossal Sans-Lumière fut violemment projeté à son tour, tant la charge de puissance que Darotân avait ajoutée à son coup était grande. Celui-ci marcha vers le corps étendu à une quinzaine de mètres de lui. Ses yeux brillaient comme jamais. Je frissonnai. Darotân n’avait aucune expression particulière. Il avait le regard du Juste. Il puisait sa force dans une conviction que rien dans l’Univers ne pouvait faire plier. Je compris enfin pourquoi tous s’accordaient à dire qu’il serait le prochain Champion de notre peuple. Pour la simple et bonne raison que la Lumière est d’autant plus puissante que la foi de son dépositaire est grande et sans tache. Je ne pourrais m’exprimer sur sa foi, mais ce que je sentais à ce moment-là, c’était que la détermination de Darotân et sa confiance en son pouvoir étaient au-delà du mesurable. Quand il résolvait ses conflits internes ; quand dans son âme régnait en maître absolu son fameux Troisième Œil, son esprit alternatif ; quand il n’avait plus de principes, mais était lui-même ses principes ; n’avait plus de volonté, mais était la volonté incarnée – alors, il était virtuellement invincible.

Il avait décidé qu’Arcân était un démon. Donc Arcân devait mourir. De fait, à ce moment précis, lorsqu’il avança vers mon maître étendu, il s’immobilisa, vissa ses yeux dans ceux, toujours figés, du Premier-Né, et tenta de l’exorciser, de le renvoyer – mais le sort n’eut aucun effet. Et l’idée ne lui vint pas à l’esprit qu’il pouvait s’être trompé. Pas une seconde. Il constata simplement le fait.

L’immobilisation magique s’estompa brusquement et plus tôt que prévu ; Arcân l’avait très probablement brisée, je ne sais comment ; ces deux êtres avaient en commun de pouvoir réaliser l’irréalisable grâce à leur indéfectible volonté – en cela ils se rapprochaient des dieux. Le paladin n’eut pas le temps de réagir. Le Sans-Lumière lui saisit la taille d’une main et de l’autre lui décocha une droite qui n’allait pas manquer de réduire sa tête en bouillie. Mais le poing s’écrasa sur une barrière surpuissante. Darotân, le visage toujours dépourvu d’expression, venait de s’entourer d’un bouclier impénétrable. Il riposta immédiatement en balançant un rayon de Lumière dans la tête d’Arcân, qui en eut l’esprit brouillé, fut aveuglé mais ne lâcha pas prise. Le paladin réagit dans la seconde en abattant de toute ses forces sa masse sur le bras du Sans-Lumière.

Les bandages se déchirèrent et le sang recommença à couler en abondance. Arcân eut mal. Il desserra sa prise sous la douleur. Il balança l’autre main mais une masse vint avec une vitesse prodigieuse se carrer dans sa mâchoire, trouant la joue, brisant quelques dents et le propulsant à l’autre bout de la grotte cristalline avec une onde de choc luminescente qui troubla sur son passage l’éclat des murs.

Darotân venait de donner un coup formidable. Je l’observais. La Lumière le recouvrait d’une nappe étincelante. Ses yeux flamboyaient maintenant comme deux étoiles. Il n’était plus un draeneï, mais une espèce d’incarnation de quelque concept.

Un grondement terrifiant se fit entendre du côté d’Arcân. Si Darotân était la Justice, le Sans-Lumière était la Colère.

Le lion Arcân fit un bond si rapide et puissant, que du point d’impact il atterrit directement aux côtés du paladin, le temps de cligner de l’œil. Il lui saisit une jambe, le souleva tel un hochet et le fracassa contre le mur comme on bat un tapis. Le paladin n’eut que le temps de lever les bras devant lui pour protéger son visage.

Arcân était une bête enragée. Il martela le mur avec sa victime, encore, et encore, et encore, et les coups étaient si puissants, qu’un météore semblait s’abattre sur la paroi à chaque choc. C’étaient de véritables déflagrations. Bien que le cristal se soit régénéré magiquement et qu’il ait retrouvé une solidité à toute épreuve, un cratère se forma peu à peu dans le roc couleur de sang.

J’assistais à un combat digne du début des âges. Les deux combattants manifestaient une force et une endurance que je n’aurais pas imaginées avant de les voir. Je n’aurais pas tenu une seule seconde contre l’un ou l’autre.

Car le bouclier de Lumière protégeait toujours Darotân malgré ces coups d’un autre temps. Arcân rugit, balança violemment le paladin au sol, leva la jambe droite et abattit son sabot.

Le coup était si terrible que Darotân disparut dans le sol, complètement encastré. Le Premier-Né martela furieusement le corps. Un nouveau cratère se forma à mesure. Le cristal s’émietta, les murs s’inclinèrent, le sol s’affaissa.

Arcân prit une grande inspiration et réunit tout ce qui lui restait de force dans un ultime coup de sabot.

Un séisme sauvage ébranla le noyau du vaisseau et l’Exodar tout entier. Les cristaux glissèrent doucement les uns contre les autres, s’entassèrent en bloc plus serré, s’imbriquèrent de façon plus étroite. Tout trembla. Les murs penchés et le plafond s’émiettant menaçaient de s’écrouler sur nous. Scène d’apocalypse. Les deux combattants mettaient tout le peuple en danger.

Sous le sabot d’Arcân un flot de Lumière se mit à sourdre. Il sourit et fit un pas en arrière. Le bouclier achevait de se briser. Toute la grotte fut illuminée pendant de longues secondes. C’était déjà la troisième fois que Le Premier-Né brisait physiquement de la magie. Il saisit le paladin par le haut de son plastron et le souleva avec un rugissement de joie.

Le sang continuait de couler de son avant-bras. Il en avait perdu énormément depuis le début de cet affrontement titanesque.

Arcân saisit le paladin par la tête et arracha en jubilant le plastron comme on épluche un oignon. Darotân ne réagit pas, les paupières à demi abaissées, sonné par les chocs inhumains qu’il avait encaissés. Il n’avait toujours pas lâché sa masse. Il trouva la force de lever son bras gauche devant son visage.

« ADIEU », fit le Sans-Lumière. Et il bourra le torse du paladin d’un coup de poing certes affaibli, mais qui aurait suffi pour décimer un rang complet d’une armée. Les yeux de Darotân s’exorbitèrent ; un flot de sang et de substances indistinctes jaillit de sa bouche ; il alla s’écraser comme un insecte contre une paroi, réduisant tout un pan de mur en miettes écarlates – qui s’abattirent sur lui en fine pluie. Le poing d’Arcân était littéralement inscrit dans son torse ; on voyait distinctement l’empreinte des phalanges dans la cage thoracique et l’abdomen ; par ce coup les entrailles et les os du paladin avaient été réduits instantanément en bouillie. Personne ne pouvait survivre à cela.

Le Sans-Lumière soudain défaillit et manqua de tomber. Il réalisa enfin qu’il avait perdu une énorme quantité de sang. Comme il avait déjà déchiré ma chemise, il alla ôter sans ménagement celle d’Hama – qui était toujours inconsciente – s’assit et se fit un garrot de toute urgence. Je le sentis épuisé – plus par le sang perdu que par le combat. Sa peau s’était tellement éclaircie qu’elle était presque blanche.

Mais il y eut un mouvement du côté des débris.

Arcân fronça les sourcils. Moi, depuis le début de ce combat, je n’en finissais pas de voir repoussées les frontières de ce que je considérais comme possible.

Darotân se leva et marcha tranquillement vers mon maître. Pendant que ce dernier se faisait un garrot, le paladin s’était complètement régénéré. Comment avait-il survécu ? Comment avait-il pu ne pas même perdre conscience sous le choc ? Où avait-il puisé la volonté ? D’où tirait-il sa force ? Sa peau scintillait. Il respirait la puissance. Il ne montrait pas le moindre signe de fatigue. Il était frais comme à la première minute de l’affrontement. Il avait même quelque chose de plus. De grandes ailes… Des ailes de Lumière étaient apparues dans son dos. Chacun de ses pas produisait une onde de choc lumineuse qui faisait littéralement onduler le sol.

C’était donc là toute l’étendue de son pouvoir. Plus il se révélait, plus je comprenais pourquoi il était déjà presque vénéré par les autres disciples de Kalten, pourquoi les hauts cercles faisaient reposer une partie de l’avenir de notre peuple sur ses épaules. À tous égards, Darotân était habité. Il était invincible.

Je sentis un regard sur moi. Mes yeux rencontrèrent ceux d’Arcân. Je ne le voyais même plus distinctement tant mes yeux pleuraient. Mon maître… Il était impossible qu’il meure.

« T’inquiète, Stropo, fit-il d’une voix adoucie, et l’air goguenard comme jamais. Fais comme moi, regrette rien. »

Il se leva de toute sa hauteur en se tournant vers Darotân et bondit sur lui.

Le coup de masse fut fulgurant. Et triple. La vitesse des trois mouvements approcha de l’instantanéité absolue – je vis seulement l’air vibrer autour du paladin. Les impacts furent précis et impitoyables. Le premier coup pénétra comme du beurre le corps de khorium d’Arcân, brisa les côtes du flanc gauche, réduisit le poumon en bouillie ; le second fit définitivement voler en éclats la mâchoire ; le troisième et dernier explosa la tempe gauche et souleva la moitié de la boîte crânienne.

Le corps d’Arcân sous le choc bascula en arrière en plein vol, et s’effondra mollement sur le dos. Darotân leva sa masse. Celle-ci était tellement imprégnée de puissance qu’elle semblait flotter et trembler, mais de fait c’était son aura qui faisait frissonner l’espace à son contact.

Lorsqu’elle s’abattit, elle pénétra la colossale poitrine – qui s’affaissa dans un fracas retentissant d’os et de chair de métal – et écrasa le grand et millénaire cœur, un des premiers cœurs qui battirent dans l’Univers.

Je crois que j’ai crié et me suis assourdi. Mes larmes noyèrent définitivement ma vision. Je n’eus plus que la douleur. Je ne pus plus que nier la réalité. C’était impossible. Arcân ne pouvait pas mourir. Pas lui. C’était si absurde. S’il n’y avait pas eu ces maudites chaînes, ce maudit lien, s’il avait eu une arme, une armure… Arcân était le seul vrai Champion de notre race. Il était celui dont le nom résonnait dans l’Univers depuis cent mille ans, celui qui avait décimé des millions de démons, celui qui avait blessé le Titan Noir. Il était le Dieu de la Guerre et le Dieu de la Vie. Non, il ne pouvait pas être mort ainsi. Pas en se faisant prendre pour un démon par un apprenti paladin, dans le vaisseau qui était sur le point de nous offrir un nouveau monde. C’était la plus grande injustice qu’une race ait jamais connue.

Et au fond de moi, ce qui provoquait réellement ma douleur sans fin et me rongeait l’âme d’infinies morsures, au-delà des considérations sur cette absurdité et cette injustice, ce qui rendait mes larmes amères et torturait de mille aiguilles de souffrance mon cœur suffoquant, c’était la perte d’un maître qui représentait et construisait mon univers depuis mon enfance, et que j’aimais comme jamais un fils n’a aimé son père.

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Chapitre 16

Quand je repris conscience, Darotân n’était plus là. Il y avait Nuraam, qui, accroupi, l’air surexcité, tenait le maudit bocal. Il avait les cernes de ceux qui ne peuvent plus dormir. Il n’avait pas encore commis son crime, mais l’acide de la culpabilité le rongeait déjà. Le teint fiévreux, il leva les yeux vers moi avec un sourire nerveux.

Le corps d’Arcân n’était plus là. Mais son sang épais et noir recouvrait le sol, en flaques et longues traînées. Des larmes coulèrent de nouveau sur mes joues.

« Deux jours et demi avant l’atterrissage, Stropovitch. J’avais ordre d’attendre que tu sois conscient. Ne me juge pas, je ne suis que le bourreau. C’est Darotân qui a rendu la sentence. »

Lamentable excuse d’un lamentable assassin.

Il prit en tremblant une des trois chenilles.

Je ne sus que me figer comme une pierre, le souffle coupé. Les plus grandes terreurs sont muettes.

Il était si fébrile qu’il l’écrasa entre ses doigts.

« ‘Tain », lâcha-t-il, la gorge nouée par l’angoisse.

Il en pinça une deuxième avec toute la délicatesse dont il était capable à ce moment – brutalement. Je priai désespérément pour qu’il l’écrase de même. Mais, sentant que ses tremblements allaient la tuer, il la lança sur mes jambes. Elle se colla à mon mollet droit.

À ce contact je fus saisi de convulsions violentes, et manquai de perdre connaissance.

Nuraam soupira en fermant les yeux. Il se retourna – incapable d’observer – et s’assit à terre.

Je sentis la bête commencer de pénétrer ma peau. La panique amplifiait mes sensations. Raidi, pleurant toutes les larmes de mon corps, je ne pus qu’écouter Nuraam, qui se lança dans un long monologue – certainement pour couvrir les gémissements que je lâchais malgré moi.

Il me raconta que Runuur et lui avaient rejoint la partie habitée du vaisseau au moment où Arcân se libérait de son lien. L’Exodar n’avait pas tardé à trembler. Velen était allé immédiatement demander à O’ros ce qui se passait. Ce dernier n’avait pu que dire que ces secousses provenaient du cœur de l’Exodar – les auras magiques surpuissantes des cristaux brouillant toute tentative de détection à distance, il ne pouvait en savoir plus.

Les naarus, Velen et le Conseil avaient donc décidé sur-le-champ d’aller se rendre compte par eux-mêmes des événements. Dans le vaisseau, les regards reflétaient la résignation douloureuse. La certitude que le destin s’acharnait une nouvelle et dernière fois sur leur race, pour l’éteindre à jamais. Un désastre dans la salle des cristaux signifiait la mort générale, sans espoir de salut. Les draeneïs de tous les âges avaient regardé, muets, le groupe de vénérables traverser la foule et se diriger vers le noyau.

« J’étais loin d’être le dernier à avoir peur, confessa Nuraam. Je joignis ma prière à celle de mon peuple. »

Au moment où j’écris, j’imagine parfaitement la scène. Velen marchait devant. Il avait sûrement l’air des moments fatidiques. Ses yeux avaient vu des millénaires de souffrance. Il dégageait sous leurs formes les plus pures tout à la fois la bonté et la tristesse. Il était notre seul Dieu, notre seul Guide. En cet instant, je le sais, il n’avait pas l’air déterminé, combatif ou rassurant. Il était le réceptacle de toutes les émotions. Il était la représentation du Peuple Martyr. Bonté et tristesse. Faites chair.

Quand les naarus et le Conseil avaient ouvert, devant tous, la porte du gigantesque cœur du vaisseau, ils n’avaient d’abord vu que la lumière rouge. Puis, se découpant, une ombre. Qui avançait.

L’instant avait dû être fantastique. Aux yeux de tous, le groupe de vénérables à sa gauche, Darotân était apparu, tenant le gigantesque corps d’Arcân dans les bras.

« Il était… recouvert de Lumière, dit Nuraam, la voix tremblante, avec… des espèces d’ailes dans le dos. Nous le reconnûmes à peine. Il était… transfiguré. Avec ce monstre méconnaissable, immense et terrifiant dans les bras, il ressemblait à une gravure sainte… »

Il était resté ainsi debout quelques instants, dans la stupéfaction et la fascination générales. Puis soudain avait lâché le corps et était tombé à genoux, la Lumière quittant son corps en flocons étincelants qui s’évaporaient doucement.

Velen alors lui avait mis une main sur l’épaule et lui avait demandé – sa voix résonnant dans le vaisseau muet :

« Darotân… que s’est-il passé ? »

Le paladin exténué avait levé des yeux fiévreux et déclaré, en regardant le peuple :

« Ce que vous voyez n’est autre que le corps d’Arcân le Sans-Lumière ! »

Il y avait eu des exclamations de stupeur dans la foule : « Impossible ! », « Impensable ! » Darotân avait eu des larmes d’ange.

« C’est un démon, à l’instar d’Archimonde et Kil’Jaeden, un espion, un traître, une menace formidable. Il vidait par sa seule force démoniaque les cristaux de leur substance. Exilés ! Je l’ai vaincu. »

Le Conseil était resté interdit. Le peuple avait eu le souffle coupé par la révélation. Puis quelques exclamations avaient fusé – « Darotân le Champion ! », « Grâce te soit rendue, héros ! », « Que les naarus te bénissent, notre sauveur ! » – qui en avaient entraîné d’autres, et en quelques secondes, l’Exodar s’était empli d’un concert assourdissant d’acclamations à la gloire de Darotân.

Mais la voix de Velen parvient à couvrir tout autre son. Et à le faire cesser.

« Il s’agit en effet d’Arcân. Mais ce n’est pas un démon. C’est un Premier-Né, créé par un dieu sur Argus il y a plus de cent mille ans. Il est un des fondateurs de notre race. »

La foule et le paladin en étaient demeurés incrédules. De même que le Conseil, qui l’ignorait.

« Maintenant que le danger semble écarté, je demande à tous de retourner à leurs occupations et devoirs. Le Conseil et moi allons enquêter. Darotân, suis-nous. Gardes, apportez le corps d’Arcân dans la salle du Conseil. »

Tous s’étaient exécutés.

« Les gens ont débattu sec, fit Nuraam. Personne ne doutait des bonnes intentions de Darotân, ça non. Et puis Arcân n’avait rien à faire dans la salle des cristaux, surtout sous cette forme… C’étaient avant tout la nature et les intentions réelles de ce… « Premier-Né » qui n’étaient pas claires dans les esprits. »

Ceci dit le contexte jouait en défaveur d’Arcân. D’abord, le Conseil, une fois réuni, avait dû admettre très rapidement que le Sans-Lumière ne pouvait en l’état être ramené à la vie. Son cœur et son encéphale étaient irrémédiablement atteints. Événement rarissime, la lueur des yeux du Prophète s’était alors assombrie, à ce qu’on rapporte. Le Premier-Né avait été pour lui un ami depuis plus de vingt mille ans. Mais son goût pour la solitude et la tranquillité ne l’avait pas rapproché de beaucoup d’autres. Velen était le seul à éprouver une peine sincère et profonde. Le dernier à ôter ses mains vénérables du corps inerte d’une des plus grandes – et des plus inconnues – gloires de notre race.

Ensuite, Darotân n’avait jamais révélé sa haine pour le maître d’armes à quiconque, sauf à Hama et ses deux amis. De fait, il n’avait créé dans sa pyramide la catégorie « êtres nocifs » qu’à l’occasion de la scène de l’infirmerie, en constatant la « corruption » d’Hama ; il nous y avait placés Arcân et moi, et n’avait plus fait dès lors que songer à sa vengeance justicière – et donc à surveiller ses propos.

Enfin, le Conseil connaissait bien Darotân. Ils le savaient orgueilleux, certes, et certains lui pardonnaient même ce travers, parce qu’il était en droit de se sentir supérieur. Il l’était. À un futur héros l’assurance, la confiance en soi, la conscience de sa valeur sont nécessaires. Mais ils savaient également qu’il était pénétré des meilleurs principes. Il était improbable que le paladin ait conçu le moindre complot ou mensonge. Et de fait ils ne se trompaient pas ! Certes le paladin avait pensé agir pour le bien de son peuple et la Justice en projetant de nous faire souffrir et mourir mon maître et moi, mais ce que les Conseillers et l’ensemble des draeneïs ignoraient, en plus de la teneur exacte de ce projet, c’était que Darotân les voyait comme des aveugles, péchant par négligence et insouciance, et qu’il avait pris la décision, douloureuse mais nécessaire, de leur mentir, de les abuser, pour faire triompher cette même Justice !

Nuraam n’avait pas assisté à la réunion entre Darotân, le Conseil et la Main d’Argus. Mais il savait.

« Velen et les naarus, surtout O’ros, lisent dans les cœurs, mais pas dans les pensées. Ils ne pouvaient pas connaître son plan ni ce qu’il pensait d’eux. Mais ils ont senti que Darotân ne pensait qu’à l’instauration de la Justice. Ils ont perçu son intimité avec la Lumière. Ils ont constaté que Darotân était très sincèrement perturbé d’apprendre qu’Arcân n’était pas un démon. Il en était convaincu, absolument. Il devenait impossible de douter de ses bonnes intentions. Et inutile de se demander s’il avait manigancé quoi que ce soit. Sonder son âme suffisait à lui faire pleinement confiance. »

Je ne pouvais croire que Velen, cet être infiniment sage, avait été dupé. C’était inconcevable. Je commençais à peine à comprendre que Darotân avait été totalement, absolument, radicalement sincère dans ses discours. Un livre ouvert. Il s’était réellement convaincu au plus haut point du bien-fondé de ses actes. C’était la source de sa force divine.

J’avais senti tout le long du récit la chenille se creuser très lentement et imperturbablement un chemin dans ma chair. Elle saisit alors un nerf. Je hurlai en sentant distinctement chaque micropatte se poser sur la fibre et s’y fixer. Elle commença sa marche lente mais assurée, où je pouvais percevoir chaque mouvement, chaque étape des mécanismes de déplacement et de préhension. Cette douleur, cette horreur sont indescriptibles. J’entendais toujours distinctement la voix de Nuraam, et m’y accrochais désespérément, pour rester conscient, garder une accroche dans la réalité, une distraction minimale.

« Et moi aussi je me fie, je me voue à lui ! s’exclama-t-il soudain. Darotân n’est pas mauvais. Il est l’être le plus clairvoyant et le plus juste de notre peuple. Il dépassera les naarus en sagesse, si ce n’est déjà le cas. C’est pour cela que je le suivrai toujours, même si je ne suis pas encore capable de comprendre toutes ses décisions – il regardait, soudain triste, le bocal contenant la dernière chenille. Aujourd’hui, son cœur a été éprouvé par Velen, les naarus et tous les vieillards les plus vénérables de notre peuple. C’est un jour exceptionnel. Cela nous a prouvé à Runuur et moi, qui étions plongés dans les affres du doute, qu’il était digne d’être notre Guide ; et incité l’ensemble du peuple à le considérer comme tel. J’ai l’espoir qu’il succèdera un jour à Velen. Alors une nouvelle ère commencera. Une ère glorieuse. »

Les naarus avaient sondé la salle des cristaux.

« Manque de bol pour vous, fit Nuraam, ce cristal qui vous emprisonne a absorbé la quasi-totalité de l’énergie des cristaux vidés par Arcân. Cette concentration arcanique empêche quiconque de vous détecter de l’extérieur. Si ce cristal était demeuré vide, les naarus vous auraient repérés immédiatement. À croire parfois au destin ! Car s’ils ont pu constater quelque chose en revanche, c’est qu’il y avait effectivement eu un désastre au niveau des cristaux. Il y a des résidus arcaniques partout, le noyau s’est effondré sur lui-même. Seule la force d’Arcân a pu causer cela, Velen le sait. »

Alors le Prophète avait failli. Son cœur lui criait que son vieil ami le Sans-Lumière n’avait pu faire une chose pareille, mais il restait du côté de la raison – du côté de Darotân. Il avait réuni une nouvelle fois le peuple et parlé, le paladin à sa droite – lequel était toujours bouleversé, ne pouvant croire s’être trompé sur la nature du Premier-Né. Velen avait regretté chacun de ses mots après les avoir prononcés, et en gardait dans la gorge une amertume pénétrante.

« Draeneïs ! Je ne sais pourquoi ni comment, mais le Sans-Lumière a commis un acte insensé, en vidant un des cristaux principaux de sa substance. Je ne sais s’il était devenu fou, s’il voulait tester sa force ; je n’ai aucune explication qui satisfasse mon cœur. Selon toute apparence, Darotân a réagi avec une rapidité exemplaire, en utilisant un artefact de téléportation. Ce qui est sûr et certifié par O’ros et le Conseil ici réunis, c’est que Darotân l’a tué en pensant sauver notre peuple, et c’est peut-être bien le cas. Ceci dit, il a accompli sans conteste un exploit formidable, étonnant, prodigieux, qui confirme les espoirs que le Conseil a placés en lui. Nous réfléchirons d’ici demain à une récompense digne de cet acte glorieux. En attendant, il mérite vos acclamations. »

En cette période où tous les nerfs étaient tendus comme des cordes de violons, où vibrait dans les cœurs l’attente insoutenable de la nouvelle patrie, où chaque émotion voyait son intensité décuplée par un enthousiasme irrésistible, ce n’était pas des acclamations qui avaient répondu à la demande de Velen, mais une joie démente, équivalente à celle qui s’était déchaînée lors de l’annonce du nouveau monde.

En entendant la vague de clameurs enfler et se faire raz-de-marée, Darotân, glorifié soudain par la déferlante sonore, avait sursauté ; ses yeux hagards avaient considéré la foule ; cela l’avait libéré. C’était la première fois qu’il devait reconnaître s’être trompé, mais c’était cette erreur qui l’avait délivré de son statut de futur champion. Il était dorénavant pleinement le Champion. Il était advenu.

La chenille sectionna, au niveau du genou, un petit nerf qui formait une branche de celui qu’elle parcourait. Je m’égosillai et perdis conscience.


Une main gantée de plaques m’éveilla d’une série de baffes musclées.

Darotân. La douleur…

« Ta peine est de souffrir, pas de demeurer inconscient, vaurien. »

La netteté et l’intensité de mes sensations brouillèrent de nouveau mon esprit.

« Il reste à peine plus de deux jours, donc c’est maintenant ou jamais pour commencer le supplice de ta compagne de décrépitude, enfin, si elle le mérite. Nuraam, surveille-le. Ne le laisse plus s’évanouir, entends-tu ? »

Hama. Elle n’eut aucune réaction. Elle gardait les yeux baissés, le regard… terne. Je fus saisi d’une grande angoisse. Depuis le début de notre captivité, elle plongeait de plus en plus profondément dans la démence. Mon impuissance me rendait fou. J’aurais tant voulu avoir la force de mon maître, être capable de la sauver. Mais ma fébrilité ne m’arrachait que des cris étranglés de déni et de rage amère.

Le paladin s’arrêta devant le torse, dénudé par Arcân, d’Hama. La sueur produite par ses moments d’agitation forcenée perlait sur le galbe des seins, faisait luire sa peau bleu marine, douce comme le satin. Sa blessure à l’arcade sourcilière avait été rouverte par le coup de Darotân au début de son affrontement avec le Sans-Lumière. Le sang avait coulé, en un filet épais qui avait contourné l’ovale parfait de son visage, ondulé légèrement en parcourant le torse en son milieu, et imbibé le haut de son pantalon ample d’exercice, jusqu’à l’entrejambe, qui gouttait encore alors que la plaie s’était refermée.

Le paladin, les yeux écarquillés, demeura un instant interdit devant ce spectacle, qui le fascinait de la beauté et de la sensualité d’un corps martyr.

Il ferma les yeux, se concentra. Il les rouvrit, et passa nerveusement un châle, apporté exprès, autour du torse d’Hama, qu’il enroula maladroitement et fixa avec une épingle.

Il souffla, reprit contenance. Il saisit le bocal contenant la dernière chenille que lui tendait Nuraam et l’agita sous le nez de sa victime.

« Hama ! »

Elle ne vit rien. Elle était plongée dans quelque état de conscience second, dans une torpeur qui coupait ses connexions avec l’extérieur.

Darotân lui saisit le menton, lui redressa la tête et lui vissa les yeux dans les siens.

« Hama, réponds-moi si tu veux être sauvée. »

Le regard terne retrouva un peu de clarté. Des larmes coulèrent doucement sur ses joues.

« Je vois que tu m’entends. Parfait. Hama… je confesse ma faiblesse, je n’ai que du déplaisir à te maintenir captive. »

Il la considéra avec… compassion. Je m’entendis geindre. La douleur irradiait de ma cuisse dans toute ma jambe. C’était insoutenable. Mais seul le sort d’Hama m’importait et me faisait garder conscience.

« Regarde ! fit-il, triomphant, en me désignant. Ton corrupteur souffre mille morts. Il geint comme une petite fille, il n’a aucune force d’âme, aucune dignité. Pourtant, il ne comprendra que demain le sens du mot douleur. Il devrait me remercier pour cela. Il mourra fortifié moralement et conscient de sa valeur. Mais toi, tu ne mérites pas ce sort. »

Elle lança un long regard implorant à Darotân. Personne ne pouvait résister à une détresse si intense.

Il ferma les yeux un instant, se concentra, les rouvrit. Il résista.

« Hama… reprit-il, si tu te repens de tes péchés et promets solennellement de ne jamais révéler ce qui s’est passé dans ce cristal, je te libère. Je ne peux pas supporter plus longtemps que ces chaînes indignes t’entravent. Je ne peux me convaincre que tu aies été irrémédiablement dépravée. Dis-moi que tu te repens, Hama, dis-moi que tu me… que tu reviendras dans le droit chemin. »

Ils échangèrent des regards tristes. Darotân ôta un gant et caressa la joue de celle qu’il aimait. Sa voix devint douce et tendre.

« Je vois de la peine dans tes yeux. Regrettes-tu, Hama ? Je t’en supplie, donne-moi espoir.
— Je… »

Darotân et moi nous pendîmes à ses lèvres, avides d’un mot qui puisse nous rassurer, lui sur ses propres espoirs, moi sur l’état de mon aimée.

« Je regrette… »

Les yeux du paladin s’embuèrent d’émotion.

« Je regrette tant – elle pleura de plus belle –, c’est à cause de moi que… – un sanglot l’interrompit – que ce dément a décidé de te faire souffrir, Stropovitch, mon amour… »

Darotân tomba à genoux, la tête dans les mains.

Elle s’abandonna à des pleurs amers.

J’aurais tant voulu parler. J’avais tant à lui dire… mais il n’aurait jamais existé assez de mots, ni d’assez forts, pour l’exprimer.

J’eus un instant de répit dans ma douleur formidable et tirai comme un fou sur mes liens. Mais je ne fis que m’endolorir les muscles. La rage née du sentiment d’impuissance, et le désespoir le plus profond, alliés à la souffrance suraigüe, me firent littéralement imploser. Une crise, mais que je sentis plus physique, organique, que mentale – une déchirure. Et je les vis. Les veines noires affleurer sur ma peau. J’eus peur. Alors la douleur s’engouffra dans la déchirure et je ne fus plus que son jouet hurlant.

Dans un éclair de conscience je remarquai que les deux paladins avaient disparu. Puis je sombrai à nouveau.


Quelque part dans la nuit, une serre. Un pilon. Une vrille, qui me saisit à la base de la queue, et s’enfonça en vibrant dans ma colonne. Une douleur indicible. Une irradiation foudroyante. Mes muscles se crispèrent en bloc, la moindre fibre se contracta à l’extrême. Mes yeux s’exorbitèrent. Il me fut impossible d’émettre le moindre cri. Je me mis à haleter à un rythme dément à travers mes dents serrées.

Mon corps fut parcouru de convulsions violentes, que je ne pouvais contrôler. Je me heurtai brutalement la tête contre la paroi à m’en étourdir, fendant le cuir chevelu, inondant mes cheveux de sang. Je lacérai les paumes de mes mains de mes ongles. Je me déchirai les poignets et les chevilles sur les liens. Je m’enfonçai les dents dans les gencives.

Je ne vis plus rien, n’entendis plus rien. Je perdis toute notion de temps et d’espace. Je n’eus plus ni souvenirs ni pensées. Je fus douleur.

Le supplice ultime. Mon cerveau vibra, chaque sensation y parvenant comme un claquement de fouet sur la chair à vif, le fouillant de mille tenailles chauffées à blanc, disséquant sans fin les lambeaux épars de ma conscience, écorchant mon âme et entretenant les plaies de myriades de fines pinces cruelles.

Je sentis des millions de clous pénétrer chaque pore de ma peau, s’appuyer sur chaque millimètre de nerf, et jouer une partition démoniaque, infiniment rapide, infiniment élaborée, virtuose, douée d’irrésistibles envolées passionnées, de thèmes sans cesse enrichis, détournés, déroulant à l’envi mille variantes, les alternant ou les superposant en symphonies tartaréennes de souffrance paroxystique.

Alors, après l’éternité, il y eut une note plus profonde et grave que tous les sons de l’univers qui résonnent sans fin dans l’espace. Une note au-delà de la souffrance qui fit trembler les fondations de mon âme. Et qui ouvrit une porte. Alors, l’infini s’affina, le tourment eut un terme.

Et j’ouvris les yeux. Je ne sentais plus rien. J’étais absolument calme. Quelque chose en moi s’était éveillé, et observait par mes yeux. Je vis le sol. Je ne pouvais pas lever la tête. Mon corps était mou, réduit à une masse de chair amorphe.


Un bruit étrange de glissement éthéré… deux personnes passant des portails de téléportation.

« Regarde, Nuraam – la voix de Darotân –, c’est le moment fatidique. Après une quarantaine d’heures, la chenille atteint le cerveau et pond ses œufs. D’ici quelques instants, ils écloront et les larves dévoreront voracement son encéphale. Nous arrivons pour le sursis, pour l’heure de la rédemption – avant d’assister à la mort de celui qui n’aurait jamais dû naître. »

Un silence.

« Allez, lève-lui la tête avec ce que nous avons préparé, je veux qu’il nous regarde dans les yeux durant son agonie. Nous allons atterrir dans moins d’une heure, faisons vite – je dois être aux premières loges. Je veux savoir si Stropovitch a compris qu’il n’était qu’une misérable petite chose, une goutte de chair sans intérêt dans un univers trop vaste et trop noble pour lui – bien indigne de fouler notre nouvelle patrie. »

Nuraam m’ajusta sur le cou une minerve, renforcée par une plaque de métal qui prenait appui sur ma poitrine pour soutenir mon menton. Mon regard se dirigea immédiatement vers Hama. Elle avait pendant deux jours subi le spectacle de mon supplice. Son châle était imbibé du torrent de larmes qu’elle avait versé. Elle avait atteint les limites de l’abattement et du désespoir. Mais elle était saine et sauve. Il n’avait pas eu le cœur de la torturer. J’étais pleinement rassuré. Alors je pus visser mes yeux dans ceux de Darotân. Je me sentais parfaitement bien. J’aurais souri, si je l’avais pu.

« Excellent, fit-il, radieux. La plupart de ses nerfs sont détruits mais il lui en reste suffisamment pour continuer de vivre et d’être conscient. Cette chenille est vraiment formidable. Tu ne trouves pas, Stropovitch ? Allez, regarde-moi avec l’humilité et le respect qui me sont dus. Velen et le Conseil ont décidé de la récompense à m’attribuer pour mon acte. Devant toi se tient désormais un Commandant de la Main d’Argus. Ce n’est pas suffisant pour être membre du Conseil mais c’est un immense honneur – mérité toutefois. »

Il sourit en observant mes bras et mes jambes.

« Je vois qu’Hama a persisté à te soigner en continu pendant que tu te déchirais la peau sur les chaînes. C’est parfait, cela a prolongé tes souffrances et assuré ta survie. J’aurais été contrarié qu’elle te laisse mourir avant cet instant. Car c’est maintenant que ton supplice va prendre tout son sens, maintenant que tu peux prier et te repentir avant la fin – sans quoi tant de tourments auraient été inutiles. »

Je jetai un œil à Hama. Elle me supplia du regard. De lui pardonner. Elle regrettait de n’avoir pu se résoudre à me laisser périr. Si seulement j’avais pu lui dire que tout allait bien… Elle n’aurait pas commis cette erreur fatale.

« Darotân… », gémit-elle.

Il se retourna vivement.

« Je ne veux pas qu’il meure… Je le refuse, je… si tu veux… au moment d’atterrir… Stropovitch et moi partirons… loin… tu ne subiras plus notre présence, je t’en supplie, délivre-le, nous ne corromprons plus personne, nous… nous exilerons. »

Elle se remit à pleurer abondamment. Il n’y a rien de plus douloureux pour notre peuple que l’idée de l’exil. C’est parce que nous le portons dans nos cœurs telle une plaie à vif, c’est parce que l’exil est notre nom et notre histoire, que nous ne pouvons l’évoquer sans ressentir dans nos entrailles l’écho de nos anciennes souffrances, de celles de nos pères et des pères de nos pères.

« C’est hors de question, fit Darotân d’un air pincé. L’existence même de Stropovitch est une honte et un déshonneur pour notre race, une souillure. Crois-tu que je vous laisserai impunément aller faire des bâtards ailleurs, créer une sous-race, que je permettrai une descendance, fût-elle cachée, à Stropovi… »

Darotân s’interrompit et pâlit. J’eus un funeste pressentiment.

Il regardait le ventre d’Hama.

Une angoisse nous saisit, elle et moi. Nuraam eut peur de comprendre et trembla de nervosité.

Il s’approcha lentement d’elle.

« Et si… et s’il était déjà trop tard… » murmura-t-il.

Il ôta son gant droit et posa la main sur le ventre d’Hama, doigt après doigt, l’air paniqué par une éventualité fatale, une hypothèse terrible, une probabilité terrifiante.

« Arrête… » gémit-elle.

Il ferma les yeux et se concentra. Une fine pellicule de Lumière apparut entre sa main et la peau. Il sondait.

Hama fermait les yeux elle aussi, pleurant toujours. Je pense qu’elle priait.

« NON ! » hurla soudain Darotân en ouvrant des yeux fous et en reculant vivement. « NON ! »

Il tomba à genoux et pleura. Je doute qu’il versa des larmes plus d’une fois durant son existence.

Nuraam ne savait que faire. Il observait, bouche bée, incrédule, son Guide se livrer au désespoir.

« Non… dois-je donc la tuer… » lâcha-t-il encore entre deux sanglots.

Ces pleurs furent de courte durée. Il ferma les yeux, y appuya des doigts nerveux en se plaquant la main sur le visage, et soupira. Profondément. Un soupir par lequel on se débarrasse de ses sentiments ; par lequel on se vide de substance. Il se releva et rouvrit les yeux. Raffermi.

« Je l’ai senti… , fit-il, calmement, en regardant Hama. Minuscule, imperceptible, encore invisible pour des yeux mortels… Mais je l’ai trouvé, car le don héréditaire des naarus est déjà inscrit en lui… Ton enfant ! La déchéance de la race est déjà en marche. »

Le son que produisit Hama tenait plus du râle d’agonie que du gémissement. Sa détresse n’en finissait jamais de repousser les limites de l’insoutenable.

La révélation que j’étais père ne me fit aucun effet particulier. C’était le sort d’Hama qui m’importait. J’observais Darotân. Comme Arcân avait fait. Comme si j’étais capable de me libérer au moment opportun. Sans pouvoir expliquer pourquoi, je me sentais en mesure de le faire. Alors même que je ne pouvais plus bouger. Une étrange puissance m’irriguait.

Darotân se mit à faire les cent pas, en proie à un problème insoluble qu’il étudia à haute voix – et en parlant très vite.

« Il faut, soit tuer l’enfant seul, soit la mère. De préférence, épargner Hama. Comment donc tuer l’enfant. Physiquement ou magiquement. Magiquement, je ne suis pas capable de le faire, pas plus que Nuraam ou Runuur, car minuscule au point d’être invisible. Physiquement, même problème. Il n’est absolument pas formé, trop petit pour être atteint par une lame. »

Hama, muette, fixait le paladin, terrorisée, tremblante.

Il s’immobilisa soudain, fit une moue. Il avait une solution, mais qui ne le satisfaisait pas, ou qui exigeait trop de lui. Il murmura.

« Je ne suis pas obligé de planter la lame avec précision… Mais il faudra qu’elle puisse porter d’autres enfants… Je peux déchirer la matrice, m’assurer que le parasite est mort, puis soigner la plaie avec l’aide de la Lumière. Nuraam, dit-il à voix haute, passe-moi ton épée. »

Le concerné s’exécuta, pâle, hésitant.

Darotân décrocha sa masse de son dos, la saisit à une main, près du poids, et, l’épée dans l’autre, s’approcha d’Hama, qui émettait des « Non ! » étranglés en cascade, en pleine crise de panique.

« Hama, dit-il pour se donner du courage, je ne vais pas te tuer. Fais-moi confiance. Je vais seulement m’assurer avant l’atterrissage que cet enfant ne naîtra jamais. Car je ne peux me résoudre à te faire périr, même si je n’ai toujours pas décidé de la façon dont j’allais t’empêcher de me nuire. L’opération sera longue et délicate, car je ne peux pas me permettre la moindre probabilité d’échec. Pour que tu ne souffres pas et ne tente pas de t’interposer à l’aide de tes pouvoirs, je t’assommerai autant de fois qu’il le faudra. Courage. C’est absolument nécessaire. »

Sa main se serra sur le manche de la masse. Il s’apprêtait à réduire en charpie les entrailles de son aimée tout en tentant de la maintenir en vie. Il hésitait. Hama continuait à psalmodier des supplications inaudibles. Je guettai, avec une concentration extrême.

Il fit un dernier pas vers elle, leva la masse… Je sentis mes muscles frémir, alors que je ne pouvais normalement plus bouger. Mon corps était baigné d’une grande chaleur.

Un bruit étrange de glissement éthéré… Runuur apparut, un grand coffret orange sous le bras. Il écarquilla les yeux. « Il fait chaud ici », lâcha-t-il.

Darotân se tourna vers lui. « Un problème ?
— Je ne sais pas encore à quel point c’en est un, Commandant Darotân. J’ai trouvé ceci dissimulé dans la chambre de Stropovitch. »

Il ouvrit le coffret, révélant les deux lames noires marbrées de rouge – dégainées.

« Leur aura maléfique est impressionnante. C’est de l’Ombre à l’état pur, Commandant, aucun doute à ce sujet. »

Hama me lança un regard incompréhensif, inquiet.

Darotân les examina, fasciné. Il raccrocha sa masse dans son dos, rendit son épée à Nuraam. Il approcha lentement la main des lames, les yeux s’écarquillant à mesure.

« Attention, Commandant, dit Runuur, bouleversé. Je les ai touchées moi-même et… on dirait qu’elles parlent dans notre esprit. Enfin je veux dire… elles saisissent l’âme, si on n’y prend pas garde. Elles corrompent tout ce qu’elles touchent. Ce sont des artefacts maléfiques d’une puissance incroyable, Commandant, il n’y a aucune comparaison entre ces épées et les artefacts utilisés par Kalten pour nous entraîner à la détection du mal. »

Darotân recula la main et se tourna vers moi en souriant.

« Tu les as obtenues d’Arcân, n’est-ce pas ? Elles sont une preuve du danger qu’il représentait pour notre peuple. Posséder de tels germes de corruption, pure folie ! La sentence a été rendue, mais de nouveaux éléments viennent aggraver votre culpabilité. »

Il les effleura des doigts. Un frisson le parcourut.

« Oui, sans conteste, quelle puissance… De l’Ombre brute. Susceptible d’ôter la vie en un instant à tout être qu’elle blesse – ou même touche – qui n’ait pas la force d’âme de lui résister… »

Il s’immobilisa à nouveau, ouvrant grand les yeux.

Encore un funeste pressentiment.

« Runuur, fit-il d’une voix fébrile, tu viens de m’apporter une solution parfaite. »

Il saisit soudain les deux lames par la garde et ferma les yeux. Il fut parcouru de longs frissons.

« Quelle sensation… soupira-t-il. Ces épées sont impitoyables. Mais je domine leur aura. »

Il rouvrit les yeux, qui reflétèrent un calme souverain mais aussi une certaine exaltation. Runuur et Nuraam prirent des mines perplexes et inquiètes.

Darotân s’approcha d’Hama. Elle comprit. Elle hurla en s’agitant frénétiquement.

« Je vais corrompre momentanément ta chair, Hama ! Et ce faisant, détruire le germe de vie que ton ventre contient ! Je te purifierai une fois que ce sera accompli. »

En un éclair, je sentis venir le désastre. Les lames influençaient les âmes hésitantes ou chagrines. Mais le cas d’Hama était extrême. Elle avait sombré dans tous les abîmes depuis le début de sa captivité. Elle avait vu la mort de nombreuses fois, l’avait même souhaitée. Elle avait éprouvé les pires terreurs, celles qui éparpillent les consciences et brisent les esprits. Elle avait vécu tous les doutes, tous les paradoxes. Elle avait arpenté durant de longues heures sans sommeil les frontières de la démence. Elle avait subi pendant près de deux jours le spectacle de mon supplice infernal, sa détresse et son malheur amplifiés à l’infini par son amour. Elle avait pleuré plus de larmes que certains n’en versent en une vie. Elle n’était ni éveillée ni endormie, ni consciente ni inconsciente, la moindre de ses pensées était floue et indistincte. Les mots se tordaient dans son esprit, jouets d’un désespoir si profond, qu’il était devenu bien plus qu’un sentiment, avait vaincu la raison, n’avait pas laissé à cette dernière la moindre retraite. Les fondements de son âme s’étaient effondrés, il ne régnait plus en elle qu’indécision, instabilité, folie et cauchemars. Ces épées n’allaient pas seulement l’influencer. Elles allaient trouver en elle l’hôte idéal, parfait, l’esprit le plus affaibli et impuissant qui soit. Elles allaient la posséder tout entière en un instant.

Et le temps que Darotân comprenne qu’il ne pourrait pas la ramener, il serait cent fois trop tard.

Ma poitrine s’enflamma soudain. Un fleuve ardent coula dans mes veines. Je sentis de longs frissons de puissance me parcourir.

Darotân planta sèchement, jusqu’à la garde, les épées dans le ventre d’Hama – les lâcha et recula vivement, dans un sursaut effrayé et excité tout à la fois.

Elle hurla à nous assourdir. C’était le cri pur d’une âme qui se déchire. Un cri surnaturel. Un cri d’outre-tombe.

Les lames émirent un bruit horrible. Un ignoble bruit de succion. Elles se gavaient de l’être d’Hama, qui s’abandonnait tout entière à leur voracité. En un instant une tache apparut sur le ventre de satin, si noire qu’on la voyait sous le châle et le pantalon, dont elle flétrissait et assombrissait le tissu – ombre qui s’étala très vite ; et ses plaies se mirent à émettre une lente fumée noire.

Darotân posa une main sur elle et se concentra. Ses sourcils frémirent. L’ombre continua de s’étendre, très vite, jusqu’à recouvrir la peau des seins aux genoux. Le visage d’Hama reflétait la souffrance dans son expression la plus absolue, immobile, les yeux exorbités, la bouche ouverte, le souffle coupé. Il maîtrisa sa panique et s’investit corps et âme. Sa main rayonna d’une Lumière pure et intense.

Je sentis le feu me régénérer. Un pilier de lave emplit ma colonne vertébrale. Mes muscles se reconnectèrent à mon cerveau, en bloc. Un vent ardent tourbillonna dans ma tête – j’entendis nettement la chenille crépiter. Un bien-être exaltant m’envahit.

Les épées, gloutonnes, continuaient leur bruyante orgie. L’ombre s’étendait désormais jusqu’au cou d’Hama. Darotân ouvrit les yeux, et cette fois paniqua. Il saisit les deux lames et tira. Mais il ne fit que secouer le corps. Les épées étaient déjà liées à elle, elles ne faisaient plus qu’un. Il eut une expression désespérée ; et se résigna à les arracher coûte que coûte. Il tira du plus fort qu’il put. Mais les poignées glissèrent et il tomba à la renverse. Elles émettaient elles-mêmes une fumée noire. Elles devenaient peu à peu vaporeuses, empêchant d’exercer sur elles une pression suffisante pour les désolidariser d’Hama.

« Commandant ! cria Nuraam, qui avait détaché ses yeux du spectacle pour connaître l’origine de la chaleur qui les faisait suer, Stropovitch s’agite ! Il… a les veines qui apparaissent de partout et…
— Aidez-moi ! Purifions-la ! » hurla Darotân éperdu.

Hama émit un nouveau cri, mais qui se mua en râle, de plus en plus grave et sonore, comme si le son était déformé progressivement par une distorsion magique.

Les trois paladins apposèrent leurs mains sur elle, dont tout le corps désormais exhalait de la fumée noire en abondance. Ils sentirent qu’elle devenait de plus en plus légère. Ils firent appel à toute l’étendue de leurs pouvoirs. Elle fut assaillie par un flot de magie sacrée – complètement inutile. Les lames, insatiables, achevèrent de se mêler à Hama, de la posséder – elles disparurent en elle.

Je ne parvenais pas à éprouver de sentiment particulier en la voyant se dissoudre dans l’Ombre. La chose derrière mes yeux bloquait mes pensées.

« Je ne peux pas voir ça », lâcha Darotân. Son visage était défiguré par le remords, l’impuissance, le désespoir. Le malheur le submergeait. Il devait en fin de compte se résigner à perdre son amour. Ce qu’il faisait assez bien, somme toute. « Il n’y avait de toute façon pas d’autre solution, murmura-t-il, infiniment triste, en contemplant les arabesques formées lentement par la fumée ténébreuse et chatoyante. Elle m’aurait nui si elle avait vécu. » Il geignit. « Ce spectacle m’est insoutenable. » Il invoqua un portail, tout en me regardant, mélancolique.

« S’il reste quelque chose d’elle après sa mort, faites tout disparaître. Et ne vous inquiétez pas pour Stropovitch, ajouta-t-il d’une voix faible et terne – dépassionnée –, toutes les réactions étranges de son corps sont provoquées par les larves qui lui dévorent l’encéphale… » Il passa le vortex.

Je pus tourner la tête. Je vis, ou plutôt la chose qui regardait par mes yeux vit, ma peau mauve foncé virant lentement vers le rouge, les veines noires. Je vis aussi, recouvrant les chaînes comme une glu, une lueur rougeoyante – le lien magique qui les imprégnait ; voilà qu’il apparaissait et luisait, ce qui signifiait qu’il luttait. La chaleur que je dégageais était magique. Elle pouvait briser les liens.

La chose derrière mes yeux me fit ouvrir la bouche et souffler longuement en direction de mon poignet droit. Le lien brilla de mille feux, s’affinant progressivement – avant de s’estomper. Ma peau n’avait pas brûlé. La chose me fit tourner la tête et souffler de même sur mon poignet gauche. Il ne restait plus que les chaînes, chauffées à blanc, attachées au mur.

Mon regard revint aux paladins, qui, baignant dans leur sueur, observaient, impuissants, abattus, le corps devenu immatériel d’Hama, qui flottait devant eux, essence de ténèbres. Tandis que je brisais mes chaînes, mon amour s’évaporait doucement. Et disparut.

Mon doux, mon tendre, mon fabuleux amour.

Elle avait été engloutie. Effacée.

C’est à ce moment que le démon voulut prendre le contrôle total de mon corps. Pendant qu’il agissait, je me souviens que j’ai lutté de toute ma volonté pour reprendre l’ascendant sur lui.

Parfois dans mes cauchemars des visions me reviennent, brèves, violentes. Le crâne de Nuraam qui craque dans ma main, libérant des flots de sang et de la bouillie d’encéphale. Le cœur de Runuur arraché à mains nues de sa poitrine sanguinolente. D’énormes cristaux volant en éclats, que dis-je, des montagnes de débris de cristaux. Le rayonnement de mille soleils. Le sol qui se dérobe sous mes sabots. Des parois de vaisseau éventrées à coups de poing. De la poussière rouge s’éparpillant dans le ciel en grandes nuées étincelantes. La chute. Ma victoire intérieure contre le démon. Le noir.


Lorsque j’ouvris les yeux, je me redressai tout de suite. J’étais allongé au milieu d’une longue rangée d’autres personnes étendues. Des cadavres, des blessés et des draeneïs encore inconscients, à perte de vue. Des prêtres rescapés passaient dans les rangs pour soigner voire ramener ceux qui pouvaient encore l’être – tandis que d’autres survivants indemnes apportaient sans cesse de nouveaux corps. Qu’ils étendaient sur de l’herbe. J’en restai incrédule, hébété.

Mes derniers souvenirs me revinrent brutalement. Je sentis les racines de mes cheveux se raidir et de la sueur froide couvrir mon front. Sans doute… oui, sans aucun doute. C’était moi qui avais causé ce désastre. Je fis comme une crise d’angoisse. Je me pris la tête dans les mains, suffoquant, le cœur douloureusement serré comme écrasé entre mes côtes. Mon regard errait sur les milliers de corps étendus. Je reconnus le cadavre désarticulé d’Ondraïev à ma droite. Cette vision me fut insoutenable. Je me levai, enjambai, courus – je ne me fis pas la remarque sur le moment, mais je n’avais rien, pas la moindre écorchure, pas la moindre bosse ou contusion.


Je restai longtemps accroupi, le dos appuyé contre un arbre dans la forêt de l’île. Je n’avais pas de pensées particulières. Les mots et les images se bousculaient dans mon esprit, mais ne se fixaient pas. Je ressentais plus que je ne pensais, et il s’agissait de peur et d’angoisse.

Je ne parvenais toujours pas à éprouver de sentiments particuliers à propos de la disparition d’Hama. Ce souvenir était insaisissable, il glissait, fugace. J’étais en plein déni de réalité. Je n’y pensais pas car il n’y avait rien à penser. Ce qui me torturait, en revanche, c’était que j’avais tué des centaines de draeneïs. Les anciens comme les jeunes, les parents comme les enfants, les maîtres comme les élèves, indistinctement, j’avais causé la perte d’un grand nombre d’entre eux. C’était inavouable. Et l’idée était insupportable. Je ne pouvais pas assumer cet acte.

Le soir tombait quand une nouvelle impulsion me fit courir vers le champ de victimes – au milieu duquel se dressait Velen, inamovible statue, inébranlable tristesse du peuple martyr, monolithe de souffrance sur fond de crépuscule. Mais aussi immortel symbole d’espoir, dressé sur le sol de notre nouvelle patrie. À ce moment, cependant, sa vue ne m’inspira que terreur.

Nos regards se croisèrent. Je ne pouvais soutenir le sien. Je m’enfuis.

Au détour d’une dune, une plage et un bateau. Je tombai nez à nez dans ma course avec des pirates humains – c’était la première fois que j’en voyais. Ils débarquaient, sûrement d’une île ou d’un rivage proche, attirés par l’explosion. Plus exactement le capitaine, les yeux étincelants, dévoré de curiosité, d’enthousiasme, de goût du mystère et d’espoir de butin, avait certainement dû obliger ses hommes à embarquer au plus vite, car manifestement l’équipage ne partageait pas son excitation. Les pirates étaient hésitants, inquiets, nerveux. Ils hurlèrent à ma vue – ma frayeur égala bien la leur. Seul le capitaine me mit en joue et m’expédia dans les ténèbres de l’inconscience d’un coup de fusil.

Commença une longue série de voyages et d’aventures diverses, toujours sanglantes, qui me firent, au terme de mon périple, m’établir comme mercenaire dans les contrées humaines.

J’appris plus tard qu’une aile de l’Exodar était demeurée intacte, bien que profondément fichée dans le sol, et constituait notre refuge en ce monde, sur lequel Velen et O’ros veillaient. Diverses rumeurs coururent sur les raisons de la chute, mais aucune ne mentionnait de démon. J’en conclus que tout s’était passé trop vite pour que quiconque ait eu le temps de comprendre. Ou que le Conseil avait choisi le silence.

Le souvenir d’Hama me plongea dans nombre de soirs et de nuits passés à pleurer amèrement ou à me figer dans un désespoir absolu, un désespoir concret et suintant, liqueur noire générant une ivresse particulière, qui fit de moi le tueur le plus impitoyable, le plus sûr et le plus rapide, et réputé comme tel.

Pour moi tout ce temps passé comme mercenaire était de l’entraînement. Je devais devenir fort. Mon maître m’avait dit qu’il me faudrait encore des années d’exercice. Je m’appliquai, recherchai les défis. Dont le plus excitant me fut proposé par un certain Jack, un jour, en Marche de l’Ouest.

Je le jure solennellement sur ce papier, je tuerai le démoniste qui a implanté ce fléau en moi et m’a fait tuer des centaines de mes frères et sœurs. Et je le jure solennellement également, un jour que je ne peux prédire, quand le moment sera venu, je tuerai Darotân. Quand j’aurai sa tête tranchée dans mes mains, Arcân, Hama, quand je vous aurai vengés, alors je rugirai à la face des étoiles, et l’univers résonnera longtemps des échos de ma voix ; et je le sais, en entendant mon cri sauvage, les démons de tous les abysses connus et inconnus frémiront, car le disciple du Sans-Lumière se sera révélé à la hauteur de son maître.

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Chapitre 17

Le lendemain de la bataille de Kil’sorrau, l’unité d’élite fit le voyage en griffon depuis Nagrand et parvint au Bastion de l’Honneur en fin d’après-midi. Flingot, encore éreinté de la veille, organisa rapidement l’établissement d’un camp en plein milieu du Bastion – la caserne, déjà pleine, ne pouvait les recevoir, d’autant plus que la garnison avait été renforcée. Darotân allait diriger personnellement l’opération contre Zeth’Gor, il arriverait en soirée. L’attaque était prévue pour le lendemain à l’aube.

Flingot convoqua Thiwwina, Phéoline, Stropovitch et Farôn. « Comme vous vous êtes particulièrement illustrés à Kil’sorrau, j’ai réservé des chambres pour vous à l’auberge. Un bon lit, c’est le mieux qu’on a à vous offrir pour l’instant. Reposez-vous bien, le Maréchal Darotân réveillera tout le monde au milieu de la nuit pour expliquer le déroulement des opérations avant l’attaque. Allez ouste. »

Ils le remercièrent et se dirigèrent vers l’auberge.

« C’est absolument zénial, dit la gnomette, toute fraîche et reposée, elle, en gravissant l’escalier menant aux chambres. Il avait l’air de s’excuser de n’avoir que ça à nous offrir, mais en ce moment, entre une médaille et un lit, beaucoup soisiraient le lit, bon moi ça va, ze suis un peu morte tout ça, mine de rien ça vaut trois nuits de sommeil de crever, pis ze suis revenue de vassement loin, encore un record à mon actif ze dirais, faudra que ze fasse une liste un zour, histoire que les biographes oublient rien, on sait zamais, sont touzours forts pour dénisser des histoires de cœur qui n’ont zamais existé, les écrivains, mais pour le reste, on peut pas leur faire confiance, en fait ze devrais écrire moi-même ma vie, t’en penses quoi Strop… bonzour madame la sèvre ! donc ze disais… »

Stropovitch, qui avait les yeux rivés sur les marches, analysa le mot. « Sèvre », ça doit vouloir dire « Chèvre ». Une madame Chèvre ?

Il leva des yeux ensommeillés. Qui s’écarquillèrent. Il manqua tomber à la renverse dans l’escalier.

En face de lui, la draeneï le regardait avec des yeux embués, figée, incrédule.

Hama.


Stropovitch, sous les yeux étonnés de ses compagnons d’armes, amena doucement Hama contre lui et disparut avec elle dans sa chambre, fermant derrière lui la porte à double tour.

Il ne lui posa pas de questions. Elle était vivante, c’était la seule chose qui comptait. Elle non plus ne dit rien. Elle se pelotonna contre lui et ils s’enfermèrent dans leur bulle de tendresse, comme avant, comme s’ils étaient toujours adolescents, dans l’Exodar, avant que tout leur univers soit anéanti. Ils n’unirent pas leurs corps, mais leurs cœurs : leur désespoir avait été si profond, ils étaient tous deux si pleins d’amertume, si pénétrés de souffrance, qu’ils ne purent que pleurer et se serrer fort, et pleurer encore, et se serrer encore, comme incrédules, incertains de la réalité de l’instant.

Au milieu de la nuit, les cors retentirent. La garnison du Bastion et l’unité d’élite se rassemblèrent sur la place centrale. Stropovitch et Hama échangèrent un long regard, où ils se dirent tout leur amour. Il hésita, puis se leva pour enfiler son équipement.

Visiblement inquiète qu’il ne revienne jamais, elle s’assit dans le lit et demanda enfin, d’une voix étranglée :

« Quelle importance cette guerre peut-elle bien avoir ? »

Il prit son carnet et écrivit quelques mots. Elle lut.

« Elle est vitale pour Azéroth, mais ce n’est pas pour Azéroth que je pars ce matin. Aujourd’hui, je tue Darotân. »

Le visage d’Hama se ferma, et son regard fut celui d’un oiseau de proie. Elle répondit d’une voix exaltée. Exaltée de haine.

« Alors tue-le, dit-elle en relevant la tête vers lui. Et assure-toi qu’aucun dieu ni mortel ne puisse le sauver de ses blessures.
— Je l’anéantirai, lui répondit le carnet. Puis je reviendrai, et plus rien ne nous séparera. »

Elle le regarda s’équiper avec excitation, cette fois submergée de désir ; mais c’était un désir attisé par une haine noire qui s’exprimait sans limite ; elle détestait le paladin de toute son âme avec une telle intensité, que cette intensité se muait en libido exacerbée pour le bourreau de son ennemi mortel. Elle se retint de lui sauter au cou, fascinée par la puissance de ses propres sentiments.

Avant de sortir de la pièce, Stropovitch lui sourit : retrouver son amour perdu lui avait rendu le goût de vivre, et il se sentait plus puissant que jamais, inébranlable, invincible.


Donjon du Bastion, salle du commandant.

« Non, dit sèchement Darotân.
— Mais il a parfaitement accompli sa mission à Kil’sorrau, insista Flingot. Je réponds de lui, il est absolument fiable, et c’est le meilleur.
— L’assassinat du chef est une méthode éprouvée et extrêmement efficace contre les gangr’orcs, ajouta Danath Trollemort, commandant en chef du Bastion. Ils sont tellement bêtes que le chef est le plus souvent le seul cerveau, le seul stratège, la seule réelle source de commandement. Laissons le dénommé Farôn infiltrer sa hutte et lui régler son compte. Le nombre de pertes sera réduit de moitié par rapport à une offensive normale.
— C’est moi qui dirige cette opération, trancha Darotân. D’après votre propre rapport, Lieutenant-Commandant Forpoing, sa mission à Kil’sorrau s’est soldée par un échec, et sans cette Phéoline Bluemill l’armée régulière aurait eu un Nathrézim à Auchindoun. De plus, j’ai horreur de ce genre de procédés. C’est une guerre sainte, je vous le rappelle. Et comme l’a si bien prouvé Phéoline, la Lumière n’a pas besoin de ruses ignobles pour triompher.
— Certes, mais comme je vous le disais, répéta doucement Danath, ce n’est pas tant une question de victoire que de nombre de morts. Si nous décapitons l’armée ennemie, leur défense deviendra désorganisée et hésitante. Sans vouloir vous contredire, la guerre sainte sera celle menée au Temple Noir. Épargnons autant d’hommes que nous le pourrons en vue de l’affrontement final.
— Rappelez-moi comment un orc devient un gangr’orc, Commandant Trollemort ?
— Par l’injection de sang de démon dans leurs veines.
— Eh bien lutter contre les puissances démoniaques est une mission sacrée. En avant, nous avons perdu assez de temps. »


Pour mener à bien cette opération, Darotân avait sous ses ordres pas moins d’un millier d’hommes. Ils étaient tous réunis en cercle sur la place du Bastion. Le paladin fit s’écarter la foule pour rejoindre le centre, et expliqua la bataille d’une voix forte et claire, une main dans son dos cambré, l’autre traçant des signes sur le sol au moyen d’un long bâton.

« La victoire sera écrasante, mais toute erreur vous coûtera un peu des précieuses forces que vous devez conserver pour la suite de cette guerre-éclair. C’est pourquoi je dirige personnellement la manœuvre.
La forteresse de Zeth’Gor est la dernière base du clan orc de l’Orbite-Sanglante, maintenant réduit à une bande de brutes écervelées. Elle est très grande et contient, d’après les renseignements établis par nos griffonniers, environ cinq cents orcs. Ce sera donc du un contre deux – notre avantage est énorme. De plus, la seule difficulté pour nous sera ces six tours de garde, quatre contre le rempart sud – c’est-à-dire deux de chaque côté de la porte – et deux autres, plus petites, encadrant la hutte du chef, qui est attenante au rempart nord. Nous ne savons par quel miracle, ces bêtes sont équipées d’armes à feu, et en font usage avec une certaine efficacité. Leurs fusiliers sont nombreux et tireront à travers des meurtrières. Il faudra donc concentrer la puissance de feu des mages sur l’entrée pour envahir la forteresse le plus vite possible. Une fois à l’intérieur, les tours seront la priorité. Je laisserai vos supérieurs directs expliquer à chaque régiment son rôle spécifique. Les griffonniers n’ont pas repéré d’enceinte interne, mais la grande hutte sera très certainement cernée de barricades à notre arrivée. Une fois les troupes neutralisées, ce sera encore une fois aux mages de réduire en cendres leurs fortifications improvisées. Restera à nettoyer. Le mot d’ordre : aucun rescapé, aucun prisonnier. Si vous avez des questions, posez-les à vos chefs en route. Nous sommes partis. »


De la fenêtre de l’auberge, Hama regardait Darotân. Son visage était sans expression.

Un gnome à l’âge indéfinissable, aux yeux caves soulignés de cernes noires et la peau très blanche, s’approcha d’elle. Il caressa sa fine barbichette noire et s’adressa à elle en démonique.

« J’ai senti une aura particulière cette nuit venant de ta chambre, dit-il d’un air finaud. Celle d’assassins désirant la mort d’une proie. Avec qui complotes-tu en douce ?
— Ce n’est pas un assassin, répondit-elle dans la même langue. C’est un ancien amour perdu et retrouvé.
— Oh, voilà qui est étonnant ! La sombre et impitoyable Hama ! Des sentiments ! – il ricana. Le complot avec un assassin était une explication plus crédible.
— Répète ce mot et tu es mort, dit-elle d’un ton neutre, les yeux toujours fixés sur le paladin.
— Comme tu voudras, fit-il, piqué au vif. Dans tous les cas, je suis venu t’informer, puisque tu n’as pas daigné te présenter, que notre unité ne partait pas à Zeth’Gor, mais faisait partie des forces désignées pour assurer la protection du Bastion. En bref, on va s’ennuyer. Cela me manque de jouer avec les âmes de pauvres mortels incapables d’opposer la moindre résistance…
— En même temps, dit Hama avec un sourire diabolique, m’en prendre aux âmes des gangr’orcs m’a lassée. Je me demande comment crie celle d’un vilain petit gnome lorsqu’on la plie lentement jusqu’à la rompre… »

Le démoniste miniature ne trouva pas la plaisanterie à son goût. Il redescendit en soupirant, perdu dans d’obscures pensées. Il s’arrêta cependant à mi-chemin et demanda :

« C’est cet amant qui t’a mise sur la voie de l’Ombre ?
— Non. En fait… , ajouta-t-elle après un long moment d’hésitation, il me croit prêtresse de la Lumière. »

Le gnome éclata d’un grand rire moqueur. Il en avait les larmes aux yeux.

« Et il va réagir comment quand il va voir ce que tu es devenue ? fit-il avec des yeux brillants de sarcasme.
— Je n’en ai absolument aucune idée », dit-elle en soupirant et en détournant ses yeux tristes de la fenêtre, d’où l’on pouvait voir l’armée partir vers Zeth’Gor.


Sous les pas de l’armée la terre sèche et rouge de la Péninsule s’effritait et se tassait. Les craquelures du sol se comblaient d’une fine poussière. La troupe marchait dans une nuée hostile. Le sable soulevé pénétrait les poumons et torturait les yeux. Tous étaient silencieux. Le plan de bataille exposé par Darotân était trop simple. Personne n’osait croire que tout allait se dérouler aussi aisément. Les combattants, l’air grave, se préparaient mentalement à l’apparition de difficultés inattendues.

« C’est ce soir », entendit Stropovitch.

Farôn venait d’apparaître à sa droite. L’elfe parla de façon décontractée et nette. Il savait l’art de ne se faire entendre que d’une seule personne.

« Cette bataille va nécessairement être plus difficile que prévu. L’armée ne pourra pas enchaîner sur la Citadelle avant demain. »

Le draeneï écoutait avec attention, le visage impassible.

« La Péninsule est parcourue de dunes et de crevasses. Nous aurions pu nous dissimuler à la vue de la Forteresse et nous découvrir à seulement trois cents mètres d’elle. Là, ils vont nous repérer à plus d’un kilomètre, puisque Darotân nous fait marcher à découvert. Les orcs vont avoir au moins un quart d’heure de préparation avant que nous n’atteignions les murs. Il n’y a rien qui puisse justifier une attaque à l’aube si l’ennemi nous accueille préparé. »

Stropovitch fronça un sourcil d’un demi-millimètre.

« Cette nuit je donnerai rendez-vous à Darotân à l’extérieur du Bastion, en prétextant vouloir lui faire mon rapport sur la mission qu’il m’a donnée – t’assassiner. Nous serons deux à l’accueillir. J’effacerai les traces. »

C’était clair et concis.

« Danath ouvrira une enquête immédiate mais ne pourra pas retarder l’attaque de la Citadelle, car ce serait déroger au plan de la guerre-éclair édictée par le Conseil. Comme je me serai arrangé pour ne laisser aucun indice, cette première enquête ne donnera rien. En revanche, une seconde sera certainement ouverte après la guerre. Si tu veux jouer la prudence, il serait sage de « disparaître » dans une bataille entretemps. Je t’arrangerai le coup si tu fais ce choix. »

Stropovitch sourit. Hormis Velen, qui le regretterait s’il était porté disparu ? Personne. Alors pourquoi était-il si évident pour lui qu’il n’accepterait jamais la dernière proposition du voleur ?

Il serra les poings. Jusqu’à présent il s’était battu sans but réel. Revoir Hama avait instillé dans son cœur un formidable espoir. Un espoir d’avenir, de bonheur. De rédemption.

Au matin, il avait hésité. Sur le moment, pendant une seconde, il avait voulu déserter avec elle. Mais en marchant vers la bataille, une décision s’était imposée à lui, inévitable, et qui peut-être allait déplaire à Hama.

Il se devait d’offrir à leur amour un monde pacifié.

Et tous ceux qui se dressaient encore entre lui et cet avenir, il était, plus que jamais, prêt à en faire de la charpie, et de la charpie bien lisse, bien homogène, écrasée et malaxée avec art et application.

Au détour d’une dune, Zeth’Gor apparut au loin.


Les gangr’orcs de la forteresse divisaient la « nuit », si l’on pouvait parler de nuit dans la Péninsule, en quatre tours de garde, chacun assuré par une équipe de dix orcs chapeautée par un sous-officier.

On arrivait à la fin du dernier tour. Le sous-officier monta mollement, en bâillant, les marches de l’escalier de bois menant au sommet de la tour ouest. Il saisit l’embouchure de la grande corne qui s’y trouvait, prit une profonde inspiration et souffla.

Au sein de la caserne, d’où sortaient des odeurs de bête et des ronflements sonores, les hamacs remuèrent en grommelant. Et il en sortit par chapelets des gangr’orcs aux yeux rouges bouffis de sommeil.

Gorzu, lui, se rendormit aussitôt. Il avait un peu trop profité la veille au soir de la réserve secrète d’eau-de-vie de pomme de Chundrak, apportée d’Azéroth sous le manteau par des messagers zélés.

Le sous-officier entra dans la pièce et distribua généreusement des coups de matraque dans les hamacs encore occupés, dans un concert de grognements de douleur et de protestations. Quand il vit Gorzu ronfler béatement, la bouche grande ouverte et l’haleine nauséabonde, la lueur rouge de ses yeux s’alluma, et il le rossa avec délectation.

C’est donc recouvert d’hématomes que Gorzu se traîna à son poste cinq minutes plus tard – l’entrée même du camp. Ses camarades de corvée rirent et se moquèrent de leurs voix bourrues en le voyant grimacer à chaque mouvement. La journée commençait mal.

Pour le coup, il se posa la question « Pourquoi ? » et il se figea. Depuis qu’on lui avait injecté du sang de démon dans les veines, il était, comme ses camarades, devenu beaucoup plus fort et endurant, sa peau s’était durcie, mais il ne se posait plus de questions. Les jours se succédaient rythmés par la corne, et il obéissait par instinct à toute personne qui lui était donnée comme chef et qui le rosserait en cas d’impair.

Mais là, sous l’influence de l’alcool qui sait, il venait de se demander, en un éclair d’intelligence, pourquoi en fait il devait faire ça tous les jours. Cependant l’éclair avait été fugace, et il restait là, bouche bée, un filet de bave au menton, incapable de réfléchir à la question qui flottait, floue, dans sa conscience. Il sentit confusément qu’il était devenu idiot. Des bribes de souvenirs de sa vie passée lui revinrent. Il avait perdu quelque chose. Son identité, en fait, mais ce mot ne lui vint pas. Son regard se perdit dans le chemin mental ouvert par ce bref instant de clarté. Ses trois compagnons de garde le fixèrent, incompréhensifs, avec des grognements interrogateurs.

Soudain quelque chose capta l’attention de Gorzu. Une perturbation dans l’horizon. Une étoile qui clignotait. Une ombre sur la grande ombre du ciel.

Il s’aplatit au sol et y colla son oreille. Un millier d’hommes. À trois kilomètres.

Il voulut crier l’alerte mais se ravisa. Ses camarades ne comprenaient rien à son comportement.

Il alla prévenir discrètement ses supérieurs. Les gangr’orcs s’organisèrent tranquillement pendant une demi-heure.


L’armée parvint à quelques dizaines de mètres des remparts de Zeth’Gor.

Elle reçut un formidable accueil.

Des dizaines de gangr’orcs apparurent sur les toits des tours de garde. Une clameur s’éleva de l’ensemble du camp orc. Des rugissements de défi. Longs, et joyeux. Sur les toits des tours, les archers dansaient ! et hurlaient et riaient en direction des Alliés. Ils leur dispensèrent généreusement des gestes grossiers et provocateurs.

Puis la clameur se fit chant martial. De l’autre côté de la grande porte, des centaines d’orcs martelèrent de leurs pieds le sol et émirent en cadence des sons rauques et puissants. Les secousses de la terre firent vibrer les cœurs des Alliés, et le chant enflamma leur ardeur. Les draeneïs, nains, humains, gnomes et elfes répondirent de toute leur âme à cette provocation, avec rage et fureur. Le ton était donné. L’atmosphère se chargea des grondements des poitrines. L’air pulsait.

Darotân fit sonner la charge. Les archers ennemis sautèrent à l’intérieur des tours par les trappes des toits et commencèrent derechef à cribler les Alliés de pluies de flèches, qui allèrent ricocher sur les armures ou pénétrer les chairs. Des cris de douleur aigüe fusèrent des rangs. Cela embrasa la colère de l’armée, qui répondit à ces cris par d’autres, qui s’amplifièrent et résonnèrent et couvrirent le chant des orcs. La bataille était déclenchée sous le signe du massacre impitoyable.

Les archers alliés décochèrent des flèches enflammées sur les tours, mais elles avaient été enduites de substance ignifuge. De plus, elles étaient renforcées et les orcs tiraient depuis des meurtrières.

Les mages arrivés à portée réduisirent en cendres volatiles la grande porte. L’armée s’engouffra dans le camp emportée par un élan incontrôlable.

Élan qui se brisa sur des barricades qui n’avaient rien d’improvisé. Ces dernières formaient un demi-cercle autour de la grande porte. En avant des barricades, une forêt de lourdes lances de bois brut enfoncées profondément dans le sol empalèrent la première ligne d’hommes qui, poussée par l’arrière, avait été incapable de s’arrêter à temps.

Les orcs savaient que les Alliés briseraient en quelques secondes les barrières à grand renfort de magie. Ils ne leur laissèrent même pas ce répit.

Les archers des tours troquèrent leurs arcs contre de lourds fusils à gros calibre. Ils firent pleuvoir la mort sur les rangs de leurs ennemis. En même temps, de façon synchronisée, l’armée orc, regroupée derrière les barricades ainsi que sur les toits des bâtiments qui entouraient la place centrale du camp, balança par quintaux des grenades explosives et des seaux d’acide.

Les explosions déchiquetaient les corps et faisaient voler membres et viscères. En quelques instants tous les vivants étaient recouverts des lambeaux des corps des morts. L’armée alliée baigna dans le sang et devint écarlate.

L’acide traversait les armures et les chairs, torturant leurs victimes de souffrances inouïes. Les hommes furent plongés dans un concert d’outre-tombe, de cris horribles et d’explosions assourdissantes, le tout martelé furieusement par l’ennemi, instillant dans les cœurs un sentiment d’inéluctable.


Le gnome démoniste arriva complètement essoufflé dans la chambre d’Hama. Cette dernière était en pleine méditation au milieu d’un cercle d’Imprégnation de l’Ombre.

Un cercle entouré de bougies. Elle préférait toujours garder ses volets fermés et s’éclairer ainsi.

Elle ouvrit les yeux pour lui décocher un regard terrible. Elle détestait être dérangée dans une méditation, et avait déjà tué pour ça.

« Qu’y a-t-il Akmar ? demanda-t-elle d’une voix profonde et menaçante.
— Je suis désolé Hama, mais il y a urgence, nous sommes attaqués par une grande armée. »

La draeneï se leva d’un bond et sortit de l’auberge à la vitesse d’une bourrasque d’ombre. Les forces de protection du Bastion se réunissaient, paniquées, sur la place. Elle parcourut du regard la Péninsule.

« Impossible… » murmura-t-elle.

Vomie par la Citadelle que l’on croyait abandonnée, une masse d’orcs et de monstres noircissait le Chemin de la Gloire et montait vers le Bastion via une crevasse.

Il y avait là peu d’ennemis – quelques centaines – mais dotés à première vue d’une grande puissance. Car il ne s’agissait pas seulement d’orcs. Il y avait également des démons, des gangregardes en grand nombre, des éréd’ruins aussi.

Soudain le bâtiment à la droite d’Hama explosa.

Une pluie de météores s’abattit sur le Bastion. Les tours, l’auberge, la caserne, le donjon, la forge, l’armurerie, les remparts, tout fut criblé d’énormes boules incandescentes, transformant en quelques instants la forteresse en ruines et incendies. Les combattants achevèrent de s’affoler. Les officiers hurlaient en vain.

Les météores étaient une invocation à grande échelle. Les boules se révélèrent être des rocs animés d’un feu jaune surnaturel. Qui s’assemblèrent. Des ruines sortirent des dizaines d’infernaux.

Akmar rejoignit Hama en courant.

« C’est l’apocalypse ! hurla-t-il. Il faut fuir, dépêche-toi ! Tous les traînards vont y rester ! C’est perdu d’avance !
— Crois-tu que les démons épargnent les fuyards, Akmar ? répondit-elle calmement.
— Oh non… » pensa tout haut Akmar.

Hama était recouverte d’une légère fumée noire. La lueur de ses yeux s’était éteinte – inversée, plus exactement. Ses orbites semblaient vides. Elle communiquait directement avec le plan de l’Ombre. Sa peau devenait transparente. Son visage perdit toute expression.

« Arrête ça ! cria Akmar. L’Ombre n’est pas un jeu, Hama ! Pourquoi crois-tu que nous autres démonistes nous contentons de la manipuler, sans nous laisser envahir par elle ? Tu ne peux pas impunément te laisser posséder ainsi ! Un jour tu te dissoudras complètement en elle, Hama ! Tu m’entends ? Hama ! »

Il était trop tard. La draeneï n’était plus qu’une grande ombre, partagée entre deux plans de réalité. Elle se retourna et avança lentement vers la place où la garnison alliée, réunie, luttait contre les infernaux. Au passage, elle posa une main sur l’épaule du gnome éperdu. Une main qui avait perdu tout poids. Une main qui n’était plus qu’une caresse froide.

« J’ai parfaitement conscience du danger, chuchota-t-elle. Mais je ne peux pas me permettre de mourir aujourd’hui.
— Tu ne comprends pas, gémit Akmar. Quoi que tu fasses, nous allons mourir. »

Hama regarda dans la même direction que le gnome. L’armée de démons atteignait les portes – déjà ouvertes par les infernaux. À vue d’œil, elle était cinq fois plus nombreuse que la garnison alliée.

« Il semble en effet, répondit-elle calmement. Après tout, tu avais raison ce matin. Le bonheur et l’amour ne sont pas faits pour moi. Il fallait que l’on vienne me les voler au moment où ils me revenaient. »

Une ombre ne pleure pas.


Flingot débarrassa rageusement son visage des tripes d’elfe qui s’y étaient violemment plaquées. Il cligna des yeux déjà cernés de sang à demi séché et hurla à l’oreille de Darotân :

« La retraite ! Il faut sonner la retraite !
— La Lumière ne recule pas ! hurla le paladin en retour. Les mages, réduisez-moi cette barricade en cendres ! »

Le nain frappa du pied sur le sol, furieux, et courut en arrière. Le vacarme causé par les explosions était assourdissant. Des gouttes d’acide atterrirent sur sa barbe et mangèrent la moitié d’une tresse – ce qui acheva de l’enrager.

« Dix hommes avec moi ! hurla-t-il. Dehors ! Suivez-moi ! »

Il parvint à s’extirper du massacre. Une quinzaine d’hommes l’avait suivi. Ils coururent vers les engins de siège abandonnés en marge du Chemin de la Gloire.

« Fait chier ! lâcha-t-il en crachant une glaire sanguinolente. Salopards d’orcs, vais leur montrer ce que c’est des explosions moi. »


Les mages incendièrent les forêts de pieux et les barricades. Ils allaient enfin pouvoir se sortir du traquenard, mettre à bas les tours et avancer.

Mais là l’improbable se produisit.

Les orcs utilisèrent un système de défense que les griffonniers n’avaient pas repéré lors des reconnaissances. Depuis un petit cratère situé à cinq cents mètres au sud-ouest de la forteresse ils avaient installé un complexe de rigoles en khorium pur. Un soldat posté près des vannes, situées au niveau du cratère, venait de recevoir le signal. Un torrent de lave fluide se déversa, guidé par un large canal qui débouchait directement dans le camp, et se ramifiait au niveau de la barricade en cours de destruction.

Le torrent s’élargit donc et se déversa depuis la ligne de front en direction des Alliés.

Deux lignes d’hommes brûlèrent dans d’atroces souffrances avant que le phénomène ne soit remarqué. La lave saisissait les pieds et faisait tomber dans des cris horribles les pauvres combattants, qui ne tardaient pas à y mourir.

« Retraite ! hurla Darotân. Retraite ! »

La fuite avait déjà commencé. Une fuite éperdue et générale.

Une seule personne faisait encore face à la chape de lave qui, rapidement, se dirigeait vers elle.

Thiwwina – qui, tirant un petit bout de langue, se retroussait les manches. « Ok, fit-elle, c’est parti. »

Elle s’entoura d’une barrière magique puissante la protégeant des flèches et des explosions. Elle ferma les yeux, fit le vide en elle.


Vingt et un.

Farôn, armé de son arbalète, visait un à un les lanceurs de grenades perchés sur les toits des bâtiments de l’autre côté de la barricade.

Vingt-deux.

Il était plaqué contre le rempart nord, près des débris de la grande porte, se cachait à chaque carreau tiré, et ne réapparaissait que pour tirer le suivant.

Vingt-trois.

Une marée hurlante soudain ressortit en trombe et dans le plus complet désordre. Il attendit à l’abri, en chargeant calmement le carreau suivant.
Il se retourna et vit la gnomette debout, immobile.

Le spectacle était horrible. La terre était imbibée de sang. Et recouverte de cadavres affreusement déchiquetés. Des corps bougeaient encore ; certains soldats rampaient même vers l’extérieur, traînant un ou plusieurs moignons en guise de membres. Il ne sortait de l’ensemble qu’un concert confus de gémissements, de râles et de cris. Le tout martelé en fond par le chant martial des orcs et, commençant à retentir et à s’enfler, leurs longs et puissants beuglements de victoire.

Vingt-quatre.

Il rechargea de nouveau, en jetant cette fois un œil du côté de l’armée. Cette dernière se rassemblait à deux cents mètres de là. Les officiers haranguaient les combattants. Il fallait se ressaisir, soigner rapidement les blessés. Danath s’approcha de Darotân. Il lui proposa de passer par ailleurs, de pratiquer une brèche dans le mur sud et de s’y engouffrer.

Le paladin était fébrile, ne savait que faire. Il piétinait de rage en regardant la lave, incapable de prendre une décision.

Comme d’habitude en cas d’imprévu, il n’y a plus rien à tirer de lui.

Farôn se retourna encore. Et son visage exprima – chose rare – l’étonnement.

Des éclairs environnaient Thiwwina. Elle avait rouvert les yeux, et ils étaient bleu orage. Elle se concentrait à l’extrême. Dans ses mains, des tourbillons de magie brute condensée. L’air vibrait autour d’elle. Les orcs des toits et des tours avaient abandonné l’idée de la tuer. Les bombes et les balles ne traversaient pas son bouclier. Tous regardaient, impuissants.

La lave avançait rapidement, fine couche fluide, recouvrant de rouge flamboyant le rouge ocre de la terre ensanglantée.

Vingt-cinq.

Farôn sourit et se tourna de nouveau.

Il remarqua les airs ahuris de l’armée. Tous les regards des Alliés étaient également fixés sur Thiwwina. Farôn, tout en tendant la corde de l’arbalète au moyen de sa manivelle, pouvait entendre le sifflement de l’air qui tournait en cyclone autour de la gnomette. Des éclairs arcaniques la parcouraient, dans un grondement terrible.

Il se retourna et sursauta.

Au moment où la lave atteignit les pieds de Thiwwina, la mage balança soudain une bourrasque de gel devant elle. D’une puissance phénoménale.

Le flot de feu gela. En quelques secondes il s’arrêta, durcit, noircit et même se recouvrit de cristaux de givre. La vague de froid se communiqua aux rigoles et au canal qui sous l’effet du gel foudroyant se fissurèrent ! bien qu’ils soient faits du métal le plus dur de l’Outreterre.

Thiwwina était au centre d’un typhon de magie bleu électrique. On ne distinguait nettement d’elle au milieu des éclairs que ses yeux, qui émettaient un bleu encore plus clair, plus intense.

Elle leva la main génératrice de cataclysme.

Le cône de tempête s’éleva du sol et se déchaîna contre les restes calcinés de la barricade.
Tout s’envola, soldats et débris. Tous les orcs qui étaient à moins de cinquante mètres d’elle gelèrent intégralement et instantanément, ainsi que toute matière molle ou organique, le bois, les tissus, les cuirs. Les gangr’orcs, leurs armes et des tonnes de matériaux divers furent violemment projetés et allèrent se pulvériser en fine poussière gelée contre les murs des bâtiments entourant la place centrale.

Elle leva encore un peu le bras, pour le mettre totalement à l’horizontale. Portée maximale.

Une onde de choc parcourut le camp, soulevant le sable en un brouillard surnaturel. Thiwwina ajoutait un dernier regain d’énergie à son cône de mort.

Le vent s’empara du sable et le gela. La place centrale fut engloutie totalement sous une tempête de sable destructrice, qui transformait à son tour en poussière de glace tout ce qu’elle touchait. Les gangr’orcs, surpris, n’eurent pas même le temps de crier avant de se dissoudre littéralement dans la tempête et de la nourrir de leurs corps. Les silhouettes des baraquements s’effacèrent également progressivement, rongées en une minute par le fléau gelé. Lequel s’apaisa enfin. Le sable resta en suspens en l’air, comme le temps s’arrêtant après l’apocalypse.

Le cyclone entourant la mage se dissipa. Avec le bouclier.

Farôn réagit immédiatement. Il fit un pas et fut derrière elle. Il disparut en l’emportant dans ses bras.
Il réapparut près de la grande porte, à l’extérieur.

Thiwwina était livide. Ses grands yeux, de nouveau noisette, peinaient à rester ouverts. Elle respirait difficilement.

Mais elle souriait.

« Qui c’est la meilleure ? demanda-t-elle faiblement d’une voix brisée.
— C’est toi », répondit tendrement l’elfe, comme on parle à un enfant.

Elle perdit connaissance, son beau sourire aux lèvres.


Sûr de la victoire, et convaincu d’investir un bastion déjà abandonné par des troupes en fuite – ce qui n’était pas loin d’être le cas –, le chef de l’armée d’orcs et de démons qui avait jailli par surprise de la Citadelle, un gangr’orc particulièrement massif, du genre à être devenu chef de régiment à coups de poing, débarqua dans la place à la tête de ses hommes. Parmi les décombres fumants, la silhouette austère d’Hama se découpait – seule, telle une âme en peine.

Il sourit de toutes ses dents – qu’il avait fort épaisses. Sa bouche s’ouvrit pour ordonner joyeusement le massacre des survivants, mais à la place elle s’étira et resta bée, tandis que ses yeux louchaient et que son visage pâlissait. Il tomba à genoux, suffoquant. Il pleura du sang. Les veines de son crâne chauve apparurent, sombres – sa tête vibrait de souffrance. Il eut un hoquet, et s’effondra enfin tout à fait, avec l’expression du plus profond désespoir.

La silhouette se dressait toujours. Un léger coup de vent balaya la fumée qui l’environnait.

Hama regardait l’armée, fixement, calmement.

Derrière elle, la garnison finissait de démanteler les infernaux. Le plus gros de la troupe arrivait à la rencontre des ennemis. Lesquels, après quelques secondes d’incompréhension et de stupeur, se ressaisirent.

« Faites-moi de la charpie de ces être dégénérés, beugla en démonique un éred’ruin carapaçonné. Il ne doit RIEN rester de cette minable petite forteresse !
— Retournez d’où vous venez », lui répondit la draeneï ténébreuse dans le même langage.

Le démon fronça les sourcils. Un ennemi connaissant le démonique, voilà qui ne lui plaisait pas. La garnison achevait de s’organiser derrière elle. Les archers et lanceurs de sorts se dissimulèrent derrière des pans de mur effondrés. Les combattants de contact firent un demi-cercle autour d’elle.

« Vous feriez mieux de vous rendre, cria le démon qui semblait définitivement s’être improvisé chef à la place de l’ancien. Les forces sont trop inégales. Toi, femelle, ajouta-t-il à l’intention d’Hama, ton art m’intéresse, je veux bien te donner une chance de rejoindre nos rangs.
— En effet, si je vous rejoignais, la bataille serait plus équitable, rétorqua l’ombre en souriant. Mais pardonnez mon manque de fair-play, je préfère rester dans le camp des vainqueurs. »

Sa voix, malgré l’ironie, était si froide, et résonnait si étrangement dans l’espace, que l’éred’ruin se surprit à frissonner en l’entendant. Ses épais sourcils se froncèrent davantage.

Il hurla l’ordre d’attaque.


« Ses pouvoirs sont absurdes ! cria Darotân.
— Qu’importe, répondit Danath, profitons-en, attaquons sans tarder et finissons-en.
— Mais d’où sort cette mage ? » continua de hurler le paladin, complètement fou. Il n’avait jamais vu autant de puissance magique déchaînée en une seule fois, et qui ne soit pas du Sacré. Il était en plein drame existentiel, en plein déchirement intérieur. Il regardait la nuée glaciale dans laquelle était plongée Zeth’Gor, hagard, rageur, fulminant, niant.

Danath ne perdit pas une seconde et fit charger l’armée. Si Darotân était dans l’incapacité de commander, il le ferait à sa place. La priorité était la victoire. Le paladin suivit la troupe, perdu dans de furieuses pensées.

L’atmosphère était fraîche, mais le brouillard se dissipait très lentement. Les Alliés se ruèrent en avant, emplissant l’espace. Ce n’est qu’arrivés à un mètre de la barricade suivante qu’ils la remarquèrent.

Les gangr’orcs avaient prévu un second renforcement, un demi-cercle bien plus imposant que le premier, qui empruntait ce qui constituait les artères principales du camp en temps normal. Les tours à l’ouest et l’est restaient hors de portée tant qu’on n’avait pas passé la seconde barrière, de même que la hutte du chef au sud.

Du côté orc, on se remettait à grand-peine de l’étonnement suscité par Thiwwina. C’était Gorzu qui haranguait ses propres chefs, pour les réveiller de leur torpeur. De dépit, il hurlait des ordres de partout. Et dans le désarroi général, il fut écouté. Leur seule chance de salut était de présenter aux Alliés la dernière surprise sanglante qu’ils avaient préparée, avant que les Azérothiens ne détruisent ces ultimes fortifications, ce qu’ils allaient faire dans la minute, le temps que les mages se placent et que la brume se dissipe encore un peu.

Les orcs des tours, toujours à l’abri derrière leurs meurtrières, reprirent leurs esprits en entendant les ordres. Ils saisirent des flèches spéciales, et les tirèrent un peu au petit bonheur dans la nuée, par dizaines. Les filets qui y étaient accrochés se détachèrent et se déployèrent à mi-course, empêtrant les Alliés par groupes de trois ou quatre. Ces derniers émirent des clameurs diverses. Les orcs postés en retrait près de la hutte du chef firent couler doucement sous les pieds de leurs ennemis, par le même système de rigoles se terminant en deltas, quelques hectolitres d’alcool.

Danath comprit immédiatement et hurla la retraite. Il avait fait une erreur en comptant sur l’effet de surprise engendré par l’exploit inouï de la gnomette.

Au moment même où le commandant en chef Trollemort ordonna la retraite, Gorzu, qui avait vaillamment contourné la brume au risque de se faire repérer, avait atteint l’entrée de la forteresse, et tirait sur un levier dissimulé un peu en retrait de la grande porte. Il s’égosilla en donnant le signal – et se mit à tourner frénétiquement, à deux bras, une énorme manivelle du lourd mécanisme attenant au levier.

Au moment du signal, les archers des tours avaient déjà les flèches enflammées encochées. Ils les tirèrent dans l’agglomérat des Alliés hurlant, empêtrés dans leurs filets. La plupart avaient échappé au piège immobilisant – ils coururent vers la grande porte et virent avec des yeux horrifiés une imposante herse d’acier s’élever doucement du sol en lieu et place de l’entrée, conçue pour coller au rempart nord sur une largeur double à celle de la porte, afin d’être sûr de couvrir l’éventuelle brèche pratiquée. La herse était grillagée de lames tranchantes, décourageant toute escalade.

Mais de fait elle le fut, escaladée, en une seconde par une silhouette fugace, qui était demeurée en retrait dehors.

Gorzu la vit, tournant toujours sa manivelle comme un forcené. Il eut un pressentiment. Il entendit la seconde suivante une voix lui murmurer à l’oreille : « Belle résistance, l’ami. »

Une dague se planta dans sa nuque et fit le tour de la gorge, en une rotation d’une netteté et d’une précision chirurgicales.

Derrière eux l’armée alliée fut plongée dans une mer de flammes et de cris d’horreur et de souffrance.

Quelques dernières connexions se firent dans le cerveau de Gorzu. Des visages de ses amis d’avant la corruption passèrent fugitivement dans son esprit. Mais il n’était plus temps de chercher des réponses. Il mourut en versant une larme.


Phéoline, debout et immaculée dans la tourmente, pria.

Comme beaucoup, elle n’avait été atteinte ni par les filets ni par les flammes. L’attaque était puissante mais rien n’était terminé.

Du moins, si le soutien demandé lui était accordé.

Son vœu fut exaucé. Elle sourit et rouvrit les yeux. La Lumière lui avait manifestement fait une grâce toute particulière pour cette guerre sainte.

Elle parcourut lentement les rangs, et toucha de ses mains les combattants immobilisés qui mouraient en s’époumonant dans les flammes – lesquelles semblaient se dissiper à son passage.

Ceux qui étaient touchés étaient instantanément et complètement régénérés. Leur peau guérissait intégralement, même les cicatrices disparaissaient. Toute douleur cessait, et la plupart s’affaissaient momentanément, hébétés. Mieux, toute peur, tout désespoir s’envolaient. Elle instaurait d’autorité et d’un seul geste la paix dans les corps et les âmes. Le feu brûlait les filets et libérait leurs prisonniers. La Lumière donnait une seconde chance aux Alliés. Les soigneurs encore en vie s’activaient dans les rangs.

Phéoline frémit en voyant un draeneï massif tituber, à moitié brûlé, un bras ruisselant de sang, l’autre arrachant une à une trois flèches plantées dans son dos. Stropovitch, démontrant encore une fois sa force d’âme exceptionnelle, continuait de marcher vers l’ennemi, avec des blessures qui auraient directement cloué dans un cercueil le plus vigoureux des combattants.

Elle posa doucement la main sur le grand corps haletant. Le guerrier s’arrêta mais n’accorda pas un seul regard à la paladine. Ses yeux étaient fixés sur la barricade – ou plutôt sur ceux qu’il y avait derrière, comme s’il pouvait les voir. Des yeux…

Phéoline fronça les sourcils.

Rouge sang.

Régénéré, le draeneï s’ébroua violemment et reprit sa marche. Une marche conquérante et furieuse. Il sembla à Phéoline que sur son passage les flammes étaient comme absorbées dans le corps du guerrier. La paladine continua son œuvre salvatrice d’un air soucieux.

Il fallait neutraliser les archers des tours. S’ils avaient en réserve de quoi réitérer, c’en était fini d’eux. La Lumière avait beau l’habiter, elle sentait ses forces diminuer.

Comme pour exaucer son souhait, la tour la plus à l’est fut pulvérisée par une explosion assourdissante, laissant les Alliés comme les orcs complètement ébahis.


« Har har harrrrrrrrr, en plein dans le mille ! »

Flingot était hilare. « Allez, tir suivant ! » Quatre hommes placèrent un tronc sur la baliste – que les connaissances de l’ingénieur et leurs muscles avaient réparée en quelques minutes avec des bricoles récupérées à côté. Deux autres soufflèrent comme des forçats pour tendre la corde.

Le nain pendant ce temps préparait déjà le troisième carreau – en l’occurrence un morceau d’un autre engin de siège abandonné au bord du Chemin de la Gloire. Il fixa solidement la charge au bout du rondin, un explosif spécial qu’il réservait pour de meilleures occasions, et qu’il avait mis au point juste avant le déclenchement de la guerre-éclair. C’était de la puissance à l’état pur : de très faibles quantités suffisaient pour réduire une de ces tours en miettes. Heureusement il ne se déplaçait jamais sans la poudre nécessaire pour fabriquer rapidement quelques bombes.

Une fois la corde tendue, il passa derrière la baliste et visa soigneusement. Il libéra la corde. Le carreau géant fila comme une fusée et pulvérisa la seconde tour est dans un grondement qui provoqua une secousse du sol. Même à cette distance, on pouvait voir les cadavres de gangr’orcs s’éparpiller dans les airs en délicates arabesques de viscères au milieu des débris de bois. « Har har haaaar, fit Flingot, j’leur avais bien dit que j’leur montrerais, à ces enflures ! Allez, chargez le troisième suppositoire ! »

Il prépara le quatrième et dernier rondin en chantonnant dans sa barbe : « Tu l’as voulu, tu l’as eu… »


Il me fait bien rire l’elfe. J’étais stratège et mesuré c’est ça ? Respectueux et respectable ? Je change, c’est ça, je me pervertis ?

Le bleu de sa peau se fonça – elle devint violette.

Je ne suis pas en duel là. Ici c’est le massacre, qu’importe si je fais preuve de sauvagerie, il n’y a pas d’honneur, seulement souffrances et morts inutiles.

Ses yeux lancèrent des flammes. Il parvint devant les fortifications sud, celles qui bordaient la grande hutte.

Je maîtrise. Je peux le faire. Je dois cesser de réfréner, je prends plus de risques en réprimant qu’en contrôlant le flux. Et puis…

Le feu qui achevait de brûler l’alcool lécha la peau de ses jambes, la parcourut, enveloppa doucement son corps, amoureusement.

CE MISÉRABLE RAMASSIS DE BOIS DOIT BRÛLER, AINSI QUE TOUS CEUX DERRIÈRE, ILS DOIVENT SOUFFRIR ET MOURIR.

Il ouvrit la bouche et cracha de longues flammes démoniaques, des flammes surnaturelles, qui réduisirent instantanément en fines cendres volatiles une partie de la barricade. Stropovitch, les poings serrés férocement sur les gardes de ses épées, emprunta le chemin pratiqué, en laissant dans la suie de profondes empreintes fumantes de sabot.

Une silhouette fière et massive le regarda s’éloigner, puis lui emboîta le pas avec détermination, en sortant de son dos une énorme masse à deux mains étincelante. L’expression de Darotân était étrange. Il avait le sourire d’un fou, un sourire de défi et d’envie de massacre, mais en même temps les dents serrées et grinçantes d’un combattant indécis et angoissé.

Derrière, sur la place centrale, les Alliés rassemblaient leurs forces. La brume glissait en direction de la grande hutte, masquant aux autres le départ impulsif et irréfléchi des deux draeneïs. Les soldats faisaient éclater cris de joie, applaudissements généreux et rires nerveux et sonores à chaque nouvelle tour qui explosait. Seule Phéoline, l’air sombre, ne parvenait plus à détourner ses yeux du sud, saisie d’un formidable pressentiment.

(Êtes-vous prêts à lire le duel titanesque des deux draeneïs ? #hype)

Chapitre 18

La brume créée par Thiwwina n’en finissait pas de se dissiper. Elle se déplaça lentement vers la grande hutte du chef, noyant les dizaines de gangr’orcs qui en gardaient l’entrée dans des lambeaux de brouillard fantasmatiques qui donnaient à la réalité des airs de cauchemar.

Ils entendirent le léger crépitement de la barricade qui s’envolait en fines cendres sous le souffle de Stropovitch. Puis virent se découper sa sombre silhouette, progressivement, avançant lentement. Et ses deux yeux flamboyants, lourds de menaces. Son aura était celle d’une puissance brute, massive, imposante. L’atmosphère en était chargée, alourdie. Les gangr’orcs, leurs mouvements soudain ralentis, se mirent en position de combat pour l’accueillir. Tandis que le draeneï approchait, ils avaient de plus en plus chaud. Ils se mirent à suer abondamment.

Leur instinct leur dit que ce qui venait n’était pas mortel.

Un ordre fut crié.

La silhouette fut criblée de dizaines de lances et de flèches.

Stropovitch put se protéger le visage de ses bras. Les projectiles rebondirent sur les plaques de son armure.

Il gronda. Les cœurs frémirent. Les mains tremblantes eurent des difficultés à empenner une seconde volée de flèches.

Il fondit sur eux. Ils crurent subir l’assaut d’une armée. Il enfonça leurs lignes avec l’impact d’un troupeau de sabots-fourchus lancés au galop. Il ferrailla de ses épées chauffées à blanc, avec une vivacité surnaturelle. Les lames furent parées, les membres volèrent, les chairs fumèrent, les cerveaux furent cuits dans les crânes, les cœurs dans les poitrines. Des cris de souffrance aigüe, mêlés à des râles d’agonie.

Les gangr’orcs encore valides le cernèrent étroitement de leurs guerriers les plus carapaçonnés, tandis que d’autres, en arrière, les bras levés, tentaient de l’empaler de leurs lances. Stropovitch eut beau se démener, son torse et son dos furent transpercés, libérant d’épais filets de sang fumant. À son contact, les lances s’enflammaient, et les lames conduisaient la chaleur, brûlant les mains qui les tenaient.

Enragé, il grêla de coups de poing et de sabot les guerriers qui l’entouraient. Les chocs sur les armures lourdes étaient tels, que les orcs étaient projetés sur plusieurs mètres en entraînant les lignes arrière, et s’affaissaient, sonnés, de profondes empreintes fumantes sur les plastrons et les casques. Stropovitch se libéra ainsi de son encerclement, en renversant ses adversaires, par groupes entiers. Puis il prit une grande inspiration.

Et souffla, en tournant lentement sur lui-même. Tous les orcs proches furent réduits en cendres dans leurs armures, lesquelles flamboyèrent et fondirent partiellement.

Il se tourna vers la hutte. Tous les orcs qui faisaient face au draeneï fuirent à l’intérieur. Les autres se regroupèrent dans son dos, attendant qu’il pénètre dans le bâtiment pour clore l’entrée de leurs corps.

Ceux-là entendirent d’autres pas derrière eux. Ils se retournèrent lentement, un pressentiment leur glaçant le sang. Une autre silhouette se découpait dans la brume, mais brillante. D’autres yeux, mais lumineux. Une autre aura de puissance, mais sereine et infinie.

Après le Démon venait l’Ange.


« Phéoline Bluemill ! » cria le commandant Trollemort.

La paladine sursauta. Elle n’avait cessé de fixer la brume.

« Oui, mon Commandant ?
— Les troupes sont-elles prêtes à repartir à l’assaut ? »

Phéoline s’ébahit. Ce n’était pas à elle, simple soldat, que le Commandant était censé demander cela. Mais manifestement, la grâce dans laquelle elle baignait depuis Kil’sorrau était déjà connue de tous. Si le Commandant s’adressait à elle, c’était parce que si Phéoline ne pouvait pas secourir davantage ses compagnons d’armes, c’était nécessairement qu’il n’y avait rien de plus à faire.

« J’ai fait mon possible, mon commandant.
— Parfait ! Nous repartons donc. » Il hurla des ordres. Les hommes se préparèrent. « Dites-moi Bluemill, qu’est-ce qui vous rend si songeuse ? ajouta-t-il en suivant le regard de la paladine. Vous percevez des mouvements étranges de ce côté ?
— Ce n’est pas exactement cela, mon commandant, bredouilla Phéoline. J’ai… le pressentiment que nous ne devrions pas y aller.
— Et pourquoi cela ? demanda Trollemort intrigué, prenant le sentiment au sérieux.
— Je sens un grand danger, murmura la paladine. Les orcs comme notre armée vont être pris et emportés.
— Soit, fit Danath, l’air sombre. Je vous crois sur parole, soldat, mais j’ai une mission et dois faire le nécessaire pour la mener à bien. Vous avez ma parole que je ferai se replier les troupes à la moindre menace sérieuse. Rejoignez vos rangs et faites votre devoir, comme vous en avez l’habitude.
— À vos ordres, mon commandant. »

Phéoline s’exécuta, ne pouvant s’empêcher de lancer de longs regards pensifs en direction de la brume. Elle y sentait la présence de deux puissances destructrices, capables de les engloutir tous dans un chaos qui n’aurait pas d’issue.


Stropovitch, haletant, affaibli par ses blessures, sentit le feu l’envahir. Il mit un genou à terre, et geignit tandis qu’une chape de flammes régénératrices l’enveloppait. Elles le soulageaient de ses souffrances – et en produisaient d’autres plus grandes. Les blessures se refermèrent, et les flammes s’éteignirent, laissant le draeneï harassé de douleur.

Un choc métallique surpuissant – un orc l’effleura en coup de vent. Il volait, éparpillant sur sa trajectoire des morceaux d’armure tordus. Le corps alla s’écraser à l’intérieur de la hutte, dans la brume. À en juger par le bruit, il avait traversé un ou deux murs.

Le guerrier se releva et se retourna, fronçant les sourcils.

Derrière lui, Darotân se dressait au milieu d’une dizaine de corps inertes. L’affrontement n’avait fait aucun bruit. Le démon était entouré de métal fondu et de chair brûlée à l’odeur âcre ; et l’ange, de corps intacts, aux visages sereins – pacifiés –, gisant sur un sol consacré et lumineux. Leurs regards se rencontrèrent.

« Déjà fatigué, Stropovitch ? tonna le paladin, saisi d’un enthousiasme terrible. Je t’ai envoyé le dernier pour te réveiller ! Les autres, je me suis contenté de les juger ! Regarde ! » Il désigna les corps à ses pieds et leurs visages béats. Une âme faible mourait à sa seule présence, s’il le souhaitait.

Sa peau claire étincelait doucement. Son regard était exalté.

« Depuis le temps que j’attendais ce moment ! Tu te révèles enfin ! »

Il s’esclaffa.

« Ces flammes ! Ces yeux ! Cette aura ! Un DÉMON ! »

Il sourit exagérément.

« C’était donc bien toi ! Ces traces de puissance démoniaque sur les débris du vaisseau ! Velen savait, et l’a caché ! C’est toi qui as tué des milliers d’innocents ! Qui a compromis la survie de ton propre peuple ! »

Il rit de plus belle. Avec un frisson extatique. Un rire dément.

C’est toi qui l’as réveillé en moi…

Le froncement de sourcils de Stropovitch s’accentua. Son regard se chargea de haine. Quelque chose gronda en lui. Ses sens s’aiguisèrent. Il sentit que le paladin, en percevant le démon en lui comme il avait cru le voir chez Arcân, était entré de nouveau dans une frénésie sainte, une transe justicière, celle-là même qui lui avait permis de vaincre le Premier-Né, qui faisait de lui l’Invincible, le Champion.

« Moi, je savais déjà que tu devais être éradiqué – il jubilait. Mais les autres ne savaient pas, ne voulaient pas voir qui tu étais. Maintenant je peux enfin te tuer ! Sans que personne n’ait à y redire ! Entends-tu, Stropovitch ? Ils arrivent ! »

En effet, le bruit sourd et métallique d’une armée en marche. Les Alliés reprenaient l’offensive.

« Ils seront témoins du triomphe de la Lumière sur le Mal ! cria-t-il en empoignant sa masse, qui s’imprégna d’une Lumière encore plus intense, plus puissante que ce jour-là contre Arcân. Il est temps de rejoindre ton maître dans les abysses des Sans-Lumière, Stropovitch ! »

Tu as tué Arcân.

Les mains du guerrier se serrèrent sur les gardes de ses lames. Ses dents grincèrent. Ses yeux lancèrent de longues flammes.

« J’ai fait une promesse, Stropovitch ! hurla le paladin. Je suis la Main de la Justice ! Je vais débarrasser l’Univers de celui qui est maculé du sang de sa propre race ! D’un démon qui n’aurait jamais dû voir le jour ! La Lumière, Stropovitch ! La Lumière te renverra enfin au Néant distordu ! »

Il ajouta en murmurant, comme malgré lui – l’air halluciné : « Et tu vas payer pour Hama… Pour l’avoir corrompue, et m’avoir obligé à la tuer. »

T’avoir obligé…

Le guerrier courut vers Darotân. Ou plus exactement, il fondit sur lui, instantanément. Ses traits étaient déformés par la rage. Des veines noires étaient apparues en bloc sur sa peau mauve. Comme en réponse, la peau du paladin se marbra de rigoles étincelantes, comme si son corps n’était plus que Lumière pure.

Darotân sourit, sûr de la victoire.


Accroupi sur le toit tendu de cuir, dissimulé parmi les lambeaux nébuleux de la brume mélancolique, Farôn, l’œil étincelant tel celui d’un tigre devant sa proie, avait tout regardé et écouté. Ses mains étaient étroitement serrées sur les poignées de ses dagues. Mais, chose exceptionnelle, il avait la gorge nouée.

Réfléchis, Stropovitch. Tu étais stratège, mesuré, respectueux de ton adversaire. Ta rage est inutile. Tu ne peux vaincre par la puissance, car celle de Darotân est infinie. Réfléchis !

Le regard de l’elfe se voila. Il n’était pas censé avoir de telles pensées. Il ne devait avoir comme unique volonté que d’accomplir sa mission. La seule, la vraie, l’unique mission, celle qu’Elle lui avait donnée. Il avait prévu d’organiser cette rencontre le soir même à l’extérieur du Bastion, mais le destin en avait voulu autrement. Tant mieux. Il ne devait pas souhaiter que Stropovitch demeure celui qu’il était. Au contraire. Depuis le début, Son désir était que le Seigneur renaisse. Le corps et l’âme du draeneï-hôte seraient ce faisant consumés dans un feu de fin des âges.

Farôn ne devait vouloir que Lui plaire. Pourquoi donc ce nœud dans ses entrailles ?


Tout se passa le temps d’un clin d’œil.

Stropovitch devina à peine le mouvement vertical qui abattait le poids de la masse sur sa tête. Emporté par sa course, il se baissa et leva ses épées croisées, accueillant le manche de la masse juste en-dessous du poids.

Le paladin fut surpris de cette parade.

Les lames glissèrent le long du manche, tout en le déviant en direction du sol.

Arrivé au corps-à-corps, le guerrier décroisa les épées, libérant la masse, et balança les pointes en direction de la gorge de Darotân.

Lequel les accueillit de la main gauche, qu’il avait ôtée du manche. Les lames crissèrent entre les doigts gantés.

Le paladin écarquilla les yeux sous l’assaut, une soudaine sueur froide perlant à son front.

Son bras droit balança la masse en direction de la tête de Stropovitch. Lequel retira violemment ses épées, s’accroupit pour éviter le coup, et fit bondir de nouveau ses pointes, en direction de l’aine du paladin, un des rares endroits accessibles à travers une armure de plaques.

Mais, voyant l’esquive, Darotân avait bloqué de la main gauche le manche de la masse dans sa trajectoire : passant d’horizontal à vertical, le coup atteignit le crâne du guerrier – qui, coupé dans son élan, dut poser les mains à terre pour ne pas s’étendre.

Une main fit pivot. Rebroussant chemin, la masse décrivit un fugace cercle lumineux dans l’air. Stropovitch n’eut que le temps d’envoyer les mains, au moment où le poids arrivait par en-dessous pour le percuter au niveau du menton.

Il fut projeté en hauteur, à dix mètres du sol. Il était parvenu à ne pas lâcher ses épées.

Le paladin ferma les yeux, prit une grande inspiration. La puissance irradiait ses membres.

Il tourna sur lui-même violemment. La masse accueillit le guerrier dans sa chute, en pleine poitrine. Le coup était surnaturel. L’impact fit un bruit de détonation, et produisit une onde de choc qui fit frémir la terre.

Le corps de Stropovitch fut propulsé dans la hutte. Il traversa deux murs, fit son entrée à la vitesse d’un obus dans la grande salle, où il renversa comme des quilles des dizaines de gangr’orcs qui s’y étaient massés. Pour finalement pulvériser le trône du chef – un grand siège renforcé d’os – et s’encastrer la tête la première dans un grand et ovale bouclier doré, finement ciselé, qui ornait le mur derrière.


Le frémissement du sol et la détonation éveillèrent Thiwwina, qui avait été dissimulée par Farôn dans une faille du terrain. Elle ouvrit des yeux ensommeillés.

« Qu’est-ce que… »

Elle sentit l’atmosphère chargée, alourdie d’une aura magique exceptionnelle, divine. Il était pénible ne serait-ce que de bouger le bras. L’air vibrait d’une puissance démesurée mais contenue, annonciatrice d’une libération de pouvoirs dévastateurs.

Elle ouvrit de grands yeux. « Mazette… lâcha-t-elle. C’est pas bon ça, pas bon du tout, oh non… »

Elle se releva à grand-peine, en soufflant, et se dirigea à petits pas vers l’entrée de la forteresse – Farôn avait rabaissé la grille.

« Pas bon, non… à tous les coups c’est Stropo qui veut encore me voler la vedette, c’est pas du zeu ça. »

Elle ne put s’empêcher d’être inquiète. Un guerrier draeneï n’était pas censé rayonner d’une telle puissance. « Ze sais pas ce qu’il a fait comme bêtise, fit-elle, la mine boudeuse, mais il a pas intérêt à me refaire le coup, de crever pendant un souette voyaze… »


Réfléchir…

Stropovitch avait encaissé les chocs et gardé conscience. Le plastron avait gardé l’empreinte de tous les détails de la masse ouvragée de Darotân, mais le torse du guerrier était aussi endurci par les années d’entraînement que l’armure elle-même. Il sentit une gêne. La cage thoracique avait été enfoncée.

Il ne parvenait pas à reprendre son souffle, qui avait été coupé par le choc. Sous les yeux ahuris de l’assemblée d’orcs, il retira son visage ensanglanté du bouclier. L’arête du nez était brisée. Les arcades sourcilières, les pommettes et le menton étaient ouverts. La peau des épaules était arrachée sous l’armure.

La rage montait, irrésistible.

Réfléchir…

Il prit appui sur ses jambes flageolantes, suffoquant toujours. Ses genoux étaient meurtris de profondes blessures. Malgré ses efforts, les mots désertaient son esprit. Ses yeux rougeoyèrent de plus belle. Sa peau mauve tira vers le rouge. Il se baissa avec mille peines, ramassa en tremblant ses épées, qui gisaient au pied du mur. Sous ses halètements ardents le sable grésillait et fumait.

Un ordre fut crié. Des dizaines d’orcs armés de pied en cap fondirent sur lui.

Réfléchir !

Il hurla en sentant la vague de flammes l’envahir, emplissant ses veines.

À la seconde où la première ligne d’orcs l’atteignit, les deux épées parcoururent chacune un demi-cercle horizontal fulgurant. Les manches des haches et des masses furent tranchés, des doigts tombèrent au sol, des visages furent privés d’yeux ou de dents, des épées furent éjectées des mains qui les brandissaient.

Les lames revinrent la seconde suivante, au niveau des têtes.

Des boîtes crâniennes s’ouvrirent. Des casques volèrent, emportant avec eux des lambeaux de figure. Des flots de sang jaillirent des gorges.

Les assaillants s’immobilisèrent, incrédules. La première ligne avait été réduite en un clin d’œil en ramassis de cadavres et d’infirmes geignant.

Stropovitch, enveloppé de flammes, tomba à genoux, torturé de douleurs aigües. Ses plaies achevèrent de se refermer.

Des ordres hurlés. Les orcs, hésitants, piétinèrent la première ligne anéantie pour l’atteindre.

Soudain, ils furent pris de stupeur. Une chape de Lumière s’étendait sur le sol de la salle, les affectant tous. Darotân apparut par la brèche pratiquée dans le mur, le visage orné de son sourire exagéré.

« Tu es si faible, Stropovitch. Regarde ! cria-t-il en désignant la foule stupéfiée, ils attendent le Jugement ! Comme toi ! »

Il empoigna sa masse et commença de faucher les orcs hébétés. Beaucoup tentèrent de se défendre ; on ne pouvait cependant pas l’attaquer, tant sa vivacité et la portée de sa masse étaient grandes ; on ne pouvait qu’essayer de parer son arme ; mais la puissance de ses coups était telle, qu’il désarmait, pliait les lames, tordait les armures, projetait des corps désarticulés à travers les murs, inépuisable, une détonation après l’autre, avec un rire dément devenu inextinguible.

Il avançait vers Stropovitch. Qui se releva lentement, en chancelant.


Des murmures avaient parcouru l’armée quand les premiers échos du duel avaient retenti. Et avaient enflé en rumeur quand l’onde de choc avait fait trembler le sol.

« Halte ! » cria Danath Trollemort.

La brume avait avancé, révélant aux yeux de tous la brèche dans la barricade et les cadavres de gangr’orcs gisant devant la hutte. Certains indemnes. D’autres réduits à l’état de cendres puantes dans des armures informes.

« Qu’est-ce que… » eut à peine le temps de dire Danath.

Puis une série de chocs métalliques surnaturels retentit. Un gangr’orc traversa le toit, visiblement propulsé depuis le sol, des lambeaux d’armure lourde pendant encore lamentablement aux lanières, et alla se fracasser aux pieds du commandant.

L’armée s’exclama. Des orcs, diversement écrasés selon l’endroit de l’impact, traversaient murs et toit, l’un après l’autre. Un rire dément se fit entendre, qui glaça le sang de tous.

Tous l’avaient reconnu, mais personne n’osait y croire.

Darotân.

« Je veux un volontaire en éclaireur pour aller voir ce que c’est que ce bordel ! cria Trollemort.
— Si vous permettez, mon commandant… fit Farôn en apparaissant à sa droite – esquivant adroitement au passage une tête d’orc, à moitié réduite en bouillie dans le casque, qui manqua de lui faucher une jambe.
— Vous savez ce qui se passe, sergent-chef Farôn ?
— Le commandant Darotân et le soldat Stropovitch s’affrontent, mon commandant. »

Les visages s’allongèrent. Dans la hutte, le massacre faisait toujours rage, assourdissant.

« Pour quelle raison se battent-ils ? cria Danath. Et ces orcs qui volent, c’est quoi ? »

Farôn hésita. Il fallait qu’il souhaite que le démon se libère – et tous périraient. Mais peut-être y avait-il un espoir…

Une probabilité.

Une probabilité que le guerrier s’en sorte, et là… on le condamnerait à mort.

Ce qui pourrait tout à fait servir Son plan. Mais…

Il se refusait à prendre ce risque.

« Le commandant Darotân semble être pris de démence, mon commandant. Il a pris Stropovitch pour un démon et tue tout ce qui se dresse sur son chemin.
— Bon sang ! Il faut aller le maîtriser !
— Vous n’y parviendrez pas. Ce qui vous attend dans cette hutte est la mort. »

Darotân veut des témoins. Si Stropovitch s’en sort, il ne faut pas qu’on l’ait vu combattre.

Danath se souvint du pressentiment de Phéoline. Les yeux de l’elfe étaient durs. Il ne plaisantait pas. Les Alliés blêmirent. La réputation de l’Invincible prenait tout son sens.

« La bataille est gagnée, si je puis me permettre, ajouta l’elfe. Ces deux combattants ne laisseront ici que ruines.
— Dois-je pour autant laisser mourir un innocent, Farôn ? Je m’y refuse !
— Il ne mourra pas, monsieur.
— Bon sang, savez-vous de qui vous parlez ? Connaissez-vous le commandant ?
— Oui. Mais, sauf votre respect, je connais aussi le soldat. »

Un frisson – pour certains d’excitation – parcourut l’armée. L’exploit inconcevable de Stropovitch à Kil’sorrau revint dans les mémoires des membres de l’unité d’élite.

Danath considéra Farôn avec suspicion. Il était anormal qu’un elfe parle autant. Il réfléchit.

Puis le martèlement titanesque prit fin. La hutte était entourée de cadavres désarticulés. Les murs s’effondraient par pans entiers. Le toit ne tenait plus que par miracle. À travers les brèches, les yeux perçurent nettement le flamboiement surnaturel de Darotân. Ils retinrent leur souffle.


Pendant la moisson fantastique du paladin, l’évidence s’était imposée à Stropovitch.

Il faut que je le désarme… Sans masse… il n’est rien.

Toute pensée lui était difficile à former. Un feu cent fois plus puissant que celui qui irriguait déjà ses veines grondait en lui, et il savait qu’il devait le contenir. Il le savait d’instinct. Il sentait qu’il ne devait pas lâcher la bride. Cela requérait toute sa force d’âme, toute sa présence d’esprit. Il se dressait, calme, esquivait les projectiles humanoïdes, balançait même les orcs proches vers le paladin d’un coup de sabot, espérant qu’il s’épuise.

Mais quand Darotân eut fini, souriant, il ne manifestait aucune once de fatigue. Il marcha immédiatement vers le guerrier, d’un pas conquérant, rapide, martelé.

Je peux le faire.

Il rengaina ses lames – les fourreaux fumèrent et crépitèrent –, mit un genou à terre et aiguisa ses sens.

« Tu te résignes déjà ? s’esclaffa Darotân. Soit. Reçois la mort promise. »

La masse vint horizontalement, balancée en direction de la tête. Le choc fut sourd. Aucun corps ne fut projeté. Le paladin écarquilla les yeux, étonné, et ébloui par l’éclat infernal des flammes qu’avait fait jaillir l’impact. Il sentit son arme entraînée par un surplus de poids à son extrémité. L’élan imprimé le fit tourner violemment sur 180°. À demi déséquilibré, il faillit lâcher la masse.

Stropovitch s’était, en un clin d’œil, redressé et tourné de côté, pour accueillir la masse en pleine poitrine. Le choc avait été si puissant qu’il lui avait coupé le souffle, enfoncé encore davantage le plastron dans le torse et fait vomir du sang et des flammes. Mais il avait refermé les bras sur le poids et les mains sur le manche, s’y accrochant désespérément. Le coup l’avait tout de même soulevé de terre, et l’aurait propulsé – avec la masse – si le paladin n’avait tenu bon de son côté. Il avait donc fait un demi-cercle autour de Darotân, et dès que ses sabots effleurèrent de nouveau le sol…

Tu vas lâcher cette arme…

… alors, la peau plus rouge, les yeux plus flamboyants, les veines plus noires que jamais, ses muscles contractés à l’extrême…

TU VAS LÂCHER CETTE ARME !

… il souleva en hurlant la masse et le paladin, leur fit décrire un arc de cercle vertical au-dessus de sa tête, lui-même se retournant dans le mouvement, et abattit de toutes ses forces Darotân sur le sol, tête la première.

Il y eut une secousse de la terre. Il y eut un souffle, qui souleva un brouillard de sable. Il y eut un grondement souterrain. Les piliers et poutres qui formaient l’armature de la hutte s’inclinèrent ou tombèrent. Les murs s’écroulèrent définitivement en poussière. Le plafond s’effondra partiellement. Le toit s’affaissa mais tenait toujours. Le chef de la forteresse et quelques gardes qui s’étaient réfugiés dans les combles churent derrière Stropovitch, dans le cratère formé par le choc – de dix mètres de diamètre et trois de profondeur.

Beaucoup de soldats à l’extérieur perdirent l’équilibre quand le sol trembla. On ne lisait sur les visages qu’incrédulité et fascination.


Flingot franchit en courant l’entrée de la forteresse avec ses hommes, et sourit en voyant l’armée massée devant une hutte effondrée – avant de s’étonner de son immobilité. Soudain, à quelques mètres des derniers rangs, une secousse du sol le fit trébucher. Il tomba en avant, se rattrapant des mains. Il se releva, penaud.

« Grmbl, c’quoi le problème là ?
— Mon lieutenant-commandant, répondit un soldat, vous allez pas me croire mais… il semblerait que le commandant et Stropovitch se battent… même si on voit rien encore, on dirait qu’ils sont au fond d’un… cratère là.
— Vous vous foutez de ma gueule ? »

Il rejoignit Trollemort. Les rangs s’écartèrent sur son passage.


Stropovitch tira sur la masse. Les mains de Darotân étaient toujours serrées obstinément dessus.

Le guerrier s’embrasa encore davantage sous l’effet de la rage. Un grondement surnaturel résonna et s’amplifia dans ses entrailles.

Le chef gangr’orc de Zeth’Gor, dans son dos, voyant que sa présence n’avait pas été perçue, intima d’un geste le silence à ses gardes. Il saisit sa francisque démesurée et la leva lentement, pour l’abattre sur la nuque offerte de Stropovitch.

Lequel tira vers lui la masse avec une force inouïe, arrachant la tête du paladin du sol – leva un sabot…

Et le décocha dans la figure de Darotân.

Sous le choc, ce dernier, projeté, lâcha enfin le manche, rebondit brutalement sur le sol – ce qui le fit sortir du cratère – et roula encore violemment, brisant des poutres, heurtant des rocs, jusque dans les rangs des Alliés à trente mètres de là, en renversant plusieurs avant d’être arrêté dans sa course.

Stropovitch ne perdit pas une seconde. Il se retourna pour balancer la masse dans le Néant distordu. Le coup de francisque destiné à sa nuque s’abattit alors puissamment sur son épaule droite. Sous la surprise, il lâcha à son tour la masse, qui, un début d’élan lui ayant été imprimé, alla fracasser un des rares piliers encore debout.

Saisi d’une grande colère, le guerrier désarma l’orc stupéfait d’un violent coup de poing sur le manche de la hache, lui saisit le crâne de sa grande main, hurla, des flammes jaillissant de ses yeux et même de ses narines, et broya le casque et ce qu’il contenait. Le corps du gangr’orc s’affala mollement. Un artefact à sa ceinture s’illumina, manifestement prévu pour se déclencher à sa mort. Stropovitch dégaina ses épées et fondit sur les gardes, qu’il égorgea et démembra rageusement.

Quand il se retourna, un immense œil vert lui faisait face, flottant en l’air. Le guerrier fronça les sourcils. Une voix parla dans sa tête.

Oh, je comprends… Je suis censé désormais te tuer, mais si c’est… toi… le meurtrier de Morkh… ça change tout…
— Ça change quoi ?
— As-tu envie de savoir… qui… t’a condamné à te faire engloutir un jour… par le démon qui grandit en ton sein ?


Flingot avait vu Darotân rouler jusqu’à ses pieds. Il l’observa rapidement. Tous les yeux étaient rivés sur le paladin.

Ils ne virent rien. Darotân était intact. Sa peau était recouverte de Lumière pure. Ses yeux étaient ouverts. Et n’avaient aucune expression.

Le Gardien. L’Œil du Juste.

Il se releva sans effort dans le silence général. Et marcha vers Stropovitch d’un pas égal, mécanique.

Sur son passage, la plupart des soldats, le cœur soudain oppressé, chancelaient, devaient mettre genou à terre, tant son aura était pure et impitoyable. Beaucoup moururent à ses pieds. La panique saisit les Alliés, qui s’écartèrent en masse de Darotân, terrorisés.

Danath observa, songeur, le paladin avancer vers son adversaire. « À première vue, sergent-chef Farôn, lâcha-t-il, le commandant ne s’est pas trompé en prenant ledit Stropovitch pour un démon. Ceci dit, j’avoue ne pas bien savoir lequel des deux est présentement le plus dangereux. »

L’elfe n’eut pas de réaction. Il observait le guerrier et l’œil vert – œil qui manifestement évoquait une chose qui ne plaisait pas au draeneï. La chaleur que ce dernier dégageait était telle, que la charpente, malgré qu’elle soit restée à plusieurs mètres de lui, s’enflamma. Le feu atteignit rapidement le toit tendu de peaux.

Si je dois perdre mon âme, je veux que ce démoniste meure avant moi, je veux le voir souffrir.
— Viens donc… au cœur de la Citadelle… je te présenterai à lui…
— Tu me tends un piège. Je viendrai, le déjouerai, et vous tuerai. Tous.
— Très bien… je t’attends… Et à propos de nous tuer… commence donc par cet être à la puissance… intéressante… qui ramasse son arme, là-bas…

L’œil disparut. Stropovitch se retourna d’un bond. Le paladin ramassait sa masse. Il était inexplicablement indemne. Son armure et sa peau brillaient comme jamais. Ses yeux étaient deux astres. Son visage était absolument inexpressif.

Comme ce jour…

Comme le jour où il avait tué Arcân le Sans-Lumière, son maître – son père.

Le sol se craquela sous ses sabots. Une bourrasque de flammes infernales jaillit soudain de son corps, et tourbillonna, s’amplifiant sans cesse, réduisant en fines cendres volatiles ce qui restait de la hutte, engloutissant le paladin – qui ne sourcilla pas, insensible, et marcha vers lui – et dérobant la scène aux yeux des Alliés, qui reculèrent sur ordre de Danath.

Stropovitch tenait ses deux vengeances. Darotân lui faisait face avec sa pleine puissance, dans un duel à mort. Et il savait désormais où trouver le démoniste qui, à l’origine, l’avait maudit, l’avait condamné à toutes les souffrances, toutes les exclusions, tous les cauchemars. Sa joie et sa rage ne connurent plus de limites.

Il vit à travers les flammes tourbillonnantes l’éclat des yeux du paladin avançant, inflexible, vers lui. Et il les vit jaillir. Les ailes. De vastes ailes de Lumière se déployant dans le dos de Darotân. Et il sentit l’aura du Champion tripler encore en puissance, alors qu’elle semblait déjà infinie. Une aura qui oppressa son âme. Et la chose en lui se révolta contre cette force.

La douleur fut terrible. Il hurla. Tandis que la bourrasque émise ne cessait de s’intensifier, il grandit, sa peau devint écarlate, ses veines d’un noir de jais, ses muscles doublèrent de volume. Son armure et ses épées fondirent, coulant sur sa peau. D’étranges pointes blanches transpercèrent de l’intérieur la peau de ses épaules, comme des débuts de cornes.

Le guerrier sentit le démon prendre le contrôle. Il ne parvint plus à éprouver de sentiments particuliers. Comme ce jour-là quand Hama avait disparu, et qu’il la voyait s’évaporer sans en ressentir peine ou désespoir.

Hama… vivre pour elle…

La peur d’être possédé. La peur d’abandonner Hama une seconde fois, plus que la peur de mourir. Cette peur-là envahit son âme et arrêta la libération du démon. Cet arrêt eut dans le corps du draeneï l’effet d’une véritable déflagration. Tandis que son cri résonnait dans le Néant, une onde de choc ardente, produite par une véritable explosion interne, tripla la profondeur et la surface du cratère, projeta tous les Alliés sur dix mètres, abattit les murailles et tout ce qui tenait encore debout, et fit onduler le sol jusqu’au Bastion, en une puissante secousse sismique.

Seul Darotân, parvenu au contact, insensible à cette fournaise d’un autre monde, ne bougea pas, alors qu’il était pris dans le tourbillon ardent. Il brandit sa masse, et ses ailes flamboyèrent et s’étendirent encore. Champion éternel. Avatar de justice.

Le regard de flammes, soudain calme, se posa sur le paladin, qui s’apprêtait à apporter à ce duel une fin foudroyante, semblable à celle qui avait mis fin aux cent mille années de vie du dernier Premier-Né.

Mais Stropovitch n’avait pas peur. Il avait réussi. Le démon et lui cohabitaient. Coexistaient.


La garnison du Bastion opposait toujours à l’armée d’orcs et de démons une résistance héroïque. À cause de leur nombre, les troupes ennemies avaient pris position très vite sur toute la moitié sud du Bastion. Pour les forces alliées, elles étaient pour la plupart repliées du côté du donjon, dont les étages avaient été condamnés par l’effondrement des plafonds, et les soldats se battaient comme des lions derrière des barricades improvisées, criant régulièrement le nom de Trollemort pour se donner du courage. Le régiment de démonistes, mené par Akmar, était couvert par deux lignes des plus solides gaillards disponibles, et semait la mort sur son passage du côté des ruines de l’auberge. Le reste des forces était dispersé et menait une véritable guérilla. Toute ruine fumante constituait une embuscade, toute fumée un traquenard. Sous chaque tenture, il y avait un combat. Chaque pan de mur qui s’effondrait écrasait quelqu’un. L’éred’ruin qu’avait provoqué Hama ne menait aucune offensive construite. Si ce n’était sur les lignes de front, ils étaient des deux côtés livrés à eux-mêmes. L’air retentissait de chocs de lames et d’incantations.

Hama se cachait peu et agissait seule. La fumée des incendies et la pénombre naturelle de la Péninsule la servaient à merveille. Elle sentait la vie à distance, et l’éteignait en quelques secondes, sans avoir jamais eu besoin de voir son adversaire – tel était le pouvoir que lui avaient conféré les lames maudites faites de la chair même du Titan Noir.

Quand elle se faisait ombre, elle devenait froide, incorporelle, et avait soif de vie et faim de chaleur. Cet appétit modifiait ses sens, sa perception de la réalité. Elle les voyait même en fermant les yeux, tous les foyers palpitants qui l’environnaient. Elle reconnaissait leur couleur, leur consistance, leur forme, selon leur race. Puis elle captait ceux qui l’intéressaient. Elle drainait les âmes. Elle les savourait doucement. Elles la réchauffaient d’une douce extase. Douce, mais si brève… Elle n’était jamais rassasiée. Même quand elle se désimprégnait de l’Ombre, une sensation désagréable la tenait au cœur. L’envie, le désir d’une âme qui la rassasierait enfin. Elle avait tant souffert près de Stropovitch la nuit précédente… La puissance qui dormait en lui… Si grande, si chaude… Promesse de délices infinis… Mais elle aimait tant son guerrier muet… Elle ne pouvait lui faire du mal… Il fallait à tout prix que cette puissance dorme. À jamais. Pour qu’il ne soit jamais possédé. Pour qu’elle ne le perde plus.

Elle se vengeait toutefois sur les orcs et les démons des tortures de la faim subies tout le long de la nuit. Elle dévorerait leurs âmes viciées et amères jusqu’à la dernière. Elle ne les faisait même plus souffrir avant de les tuer. Elle engloutissait voracement.

Elle sentit soudain l’aura de Darotân quand il déploya ses ailes. À plus de trois kilomètres de distance, elle perçut sa puissance – et la reconnut.

Tss, le voilà qui fait le beau à Zeth’Gor… Si seulement je pouvais aspirer son âme lentement, en observant son visage déformé par la souffrance…

Elle fronça tout de même les sourcils. A priori, elle ne se souvenait pas que Darotân fût du genre à faire montre gratuitement de l’étendue de sa puissance. Rien à Zeth’Gor ne pouvait justifier une telle débauche…

Un autre foyer se déclara alors. Infiniment chaud. Une fournaise digne des profondeurs abyssales des plans élémentaires. Elle sentit d’abord une faim immense… puis une angoisse terrible quand l’évidence s’imposa à elle.

Stropovitch…

Le séisme secoua la terre et surprit autant les deux forces en présence. De part et d’autre, on s’assit pour ne pas tomber, et l’on s’ébahit.

Il a libéré le démon pour se battre contre Darotân… Il s’est perdu…

Elle sombra immédiatement dans la folie des grandes détresses. Elle se précipita éperdument dans la démence. Elle émit un hurlement de banshee, et son visage incorporel se déforma. Le cri pétrifia tous ceux qui l’entendirent. Elle se fit douleur. Elle disparut, comme emportée par un souffle.


Il a frappé Arcân à la poitrine, à la mâchoire et à la tempe.

Le coup de masse fut fulgurant. Et triple.

Le premier fut bloqué par la main droite de Stropovitch, qui accueillit fermement le poids dans sa paume, le second par sa main gauche, de même. Les coups étaient assez puissants pour le projeter jusque dans les profondeurs du Néant, mais comme ils étaient quasi instantanés, les deux pressions s’annulèrent – à peine un sabot eut-il le temps de se décoller un peu du sol. Malgré sa force devenue divine, Stropovitch sentit les os de ses mains et de ses poignets craquer douloureusement, et ses coudes et ses épaules, qui avaient encaissé la pression, s’engourdir. Sa main droite se leva immédiatement vers sa tempe.

La masse la frappa, mais encore plus puissamment que les deux premières fois. La force de ses bras ne suffit pas. Le coup, considérablement affaibli tout de même, aplatit et écrasa la main sur la tempe, et projeta à terre le guerrier-démon, que le choc aveugla momentanément.

Le paladin fit un pas en avant – et abattit sa masse étincelante à la vitesse de l’éclair sur la tête de son adversaire étendu. Lequel ne dut qu’à son instinct de l’éviter.

Le poids s’enfonça donc dans la terre rouge, qui absorba tout le choc – et ne le supporta pas.

Le coup provoqua une nouvelle onde. De larges fissures coururent depuis le point d’impact, jusqu’au bord du Néant d’une part, et l’entrée de la forteresse d’autre part. Le choc se répercuta dans les entrailles de la terre. Un séisme se déclara et s’amplifia, tandis que le bloc qui soutenait Zeth’Gor se déchirait dans un formidable grondement, des fracas souterrains assourdissants.

Danath hurla la retraite – qui avait commencé. Les soldats s’enfuirent, saisis d’une folle panique. Le sol se dérobait sous les pieds. Des dizaines d’hommes tombèrent dans le Néant ou se retrouvèrent isolés sur des îlots flottants, stupéfaits, les jambes rompues par la peur.

Zeth’Gor et sa colline disparurent de la carte, se désagrégeant lentement dans le Néant.

Stropovitch cligna des yeux pour achever de retrouver la vue. Depuis le coup à la tempe, il ne cessait d’enrager. Le démon en lui criait vengeance contre le paladin et luttait férocement pour se libérer davantage. Il oppressa violemment la volonté de Stropovitch, et prit enfin l’ascendant. Le tourbillon de flammes qui l’enveloppait grandit encore, englobant tous les morceaux épars de l’ancienne colline et les faisant tournoyer follement, réduisant en cendres les soldats qui y étaient bloqués. Ses hurlements de rage résonnèrent dans toute la Péninsule.

Soudain, une lumière dans le champ de vision. Darotân, le visage toujours inexpressif, avait été éloigné de lui par le morcellement de la terre. Mais le tourbillon avait rapproché son îlot, et il bondit sur le démon dès qu’il fut à portée, au mépris du danger. La masse changea de trajectoire au dernier moment, trop vite pour qu’un œil mortel puisse le voir.

Mais son adversaire n’avait plus rien d’un mortel. Le démon balança ses longs bras en avant et chopa le manche de la masse avant que le poids ne l’atteigne. Ils se retrouvèrent face à face au bord du vide. Ils savaient tous les deux que le moindre mouvement puissant en basculerait au moins un des deux dans le Néant et la mort.

C’était dans ce décor d’apocalypse que tout devait finir.

Ils se regardèrent dans les yeux quelques secondes. Puis le démon eut un sourire carnassier. Il ouvrit la bouche et souffla. Le feu magique était brut, infiniment pur, infiniment destructeur, comme puisant à la source originelle. La Lumière imprégnant la masse et le corps de Darotân flamboya – puis la lueur s’atténua peu à peu.

Le paladin ne chercha pas à comprendre comment sa Lumière pouvait être vaincue par du feu, aussi démoniaque fût-il. Il constata simplement le caractère désespéré de la situation. Il ôta sa main droite du manche et la posa sur la poitrine du démon. L’aura imprégnant son gant s’affaiblit rapidement. Il se concentra et fit déferler dans le cœur de son adversaire un torrent de Lumière expiatrice, dans lequel il investit toute la puissance libérée de ses ailes – qui s’évaporèrent.

Le démon hurla. Alors qu’il n’avait pas totalement brisé ses chaînes, il fut refusé, nié par la Lumière, refoulé, torturé, poussé à la non-existence. Le tourbillon de flammes s’évanouit dans un ultime crépitement sous l’assaut. Stropovitch retrouva soudain entièrement son apparence normale. L’Ange, puisant d’un plan inconnu une puissance dépassant l’imagination, avait vaincu le Démon en se brûlant les ailes. Il ne restait plus que deux draeneïs voguant dans l’infini.

Stropovitch reprit conscience et chancela. Il vit le paladin lancer une frappe horizontale vers sa tête. Il n’eut que le temps de se laisser tomber pour éviter le coup. Qui lui frôla le nez – il entendit le poids siffler en fendant l’air. Il se retrouva assis sur l’extrême bord de l’îlot – il posa les mains sur l’arête.

Et en ce moment précis, il eut l’énergie du désespoir.

La masse revint obliquement. Il se projeta en avant des deux mains et glissa sur le dos – l’arme fit frémir son cuir chevelu.

La masse s’abattit. Il roula, posa une main sur le manche au moment où le poids pulvérisait le sol, privant encore l’îlot d’un tiers de sa surface. En relevant son arme, Darotân redressa du même coup le guerrier. Lequel leva un sabot et l’abattit avec force sur le genou gauche du paladin. Qui ne se brisa pas, mais le coup le déséquilibra.

Stropovitch enchaîna sur une série de coups de poing extrêmement violents dans la figure de Darotân, qui ne le blessèrent pas mais l’empêchèrent de se redresser. Le guerrier fit un pas en avant martelé sur le sol, et envoya un coup de genou magistral dans le visage du paladin.

Lequel chancela, mais fit un pas en arrière pour ne pas tomber.

L’îlot s’éloignait lentement de la terre ferme. Il en était désormais à une quarantaine de mètres.

Darotân, en reprenant son équilibre, vit que Stropovitch se décalait légèrement sur le côté, calculant visiblement quelque chose.

Il ne chercha pas à comprendre.

Simultanément, le guerrier et le paladin firent un pas en avant, l’un donnant son ultime coup de masse, l’autre son ultime coup de poing, chacun à bout de forces, chacun sachant que c’était la fin, chacun imprégnant son mouvement de toute sa haine, de toutes ses souffrances, de toutes ces années de colère contenue, renfermée, libérée désormais, chacun luttant et combattant toujours jusqu’à l’épuisement total des corps et de la haine elle-même.

Une masse broya une poitrine.

Un poing s’écrasa sur une figure.

Stropovitch fut projeté, vomissant du sang mêlé de substances indéfinissables.

Darotân perdit l’équilibre – et tomba dans le Néant.


Le visage du Champion retrouva enfin une expression. Il fut le désespoir, le vrai, le pur. Celui qui ne s’accompagne d’aucune colère, d’aucune révolte. D’aucune volonté de survivre. L’Œil du Juste s’était complètement évaporé. Il laissa enfin couler ses pensées. Il arrêta de réfléchir. Il s’étonna. Dans sa tête s’égrenèrent lentement, timidement, des souvenirs enfouis, des sentiments refoulés, des désirs niés. Il sourit tristement et se laissa bercer. Il délivra son cœur de la prison dans laquelle il l’avait enfermé depuis toujours. Et il écouta sa plainte mélancolique.

Il pleura doucement. De ses yeux à l’éclat soudain terni coulèrent des larmes étincelantes, qui se détachèrent mollement pour aller dériver dans l’espace. Il les regarda, songeur.

« Hama… » murmura-t-il simplement. Il ferma les yeux, et émit un soupir qui venait des profondeurs de son être. Il s’était libéré de ses tensions. Il se sentit soudain incroyablement léger, calme, détendu. Tout en pleurant son amour perdu, il se recroquevilla sur lui-même, comme un enfant – et s’endormit doucement.

Son corps alla se perdre dans les abîmes originels.


Stropovitch, ainsi qu’il l’avait calculé, fut projeté vers la terre ferme. Son corps nu s’écrasa près du bord, aux pieds de Danath et des survivants.

Les Alliés considérèrent silencieusement son corps, ne sachant que penser, que faire. Le commandant Trollemort lui-même hésita un instant sur les mesures à prendre.

Farôn laissa transparaître une ombre d’angoisse sur son visage.

Je touchais au but… Le démon était à deux doigts de briser ses chaînes… J’aurais sûrement dû tenter quelque chose… En tout cas, Elle va… S’il ne peut être ramené, Elle va…

Il blêmit en imaginant son sort.

Soudain, une bourrasque froide comme la mort traversa les lignes. Beaucoup furent pris d’un tremblement convulsif. Une ombre se forma près du corps du guerrier. Hama apparut, le bras droit sous la nuque de Stropovitch, l’autre lui secouant désespérément l’épaule. Elle était parcourue de sanglots qui lui arrachaient de faibles gémissements. Des larmes d’ombre coulaient de ses orbites ténébreuses.

Nul n’était besoin d’un œil avisé pour comprendre que le guerrier était mort. Il avait la poitrine enfoncée, et la chute lui avait rompu les os.

« Si vous permettez mon commandant, dit Phéoline en s’avançant, je peux voir ce que je peux faire.
— Ne le touchez pas ! » hurla la draeneï.

Elle regarda Phéoline avec les yeux d’une louve défendant le cadavre de son petit. La paladine frémit.

Elle se concentra. Les Alliés la virent se réincarner. Elle se désimprégna de l’Ombre. Entièrement. Cela lui demandait manifestement des efforts considérables et une volonté de fer. Sa peau se restructura, se raffermit, reprit sa teinte bleu marine. Un étrange bruit de succion accompagnait la métamorphose. Comme si elle se dégageait concrètement d’une substance gluante. Ce spectacle donna la nausée à plus d’un.

Elle rouvrit les yeux – ils brillaient de nouveau. Elle considéra le grand corps avec une tristesse infinie. Puis elle posa lentement la main sur la poitrine de Stropovitch, et tenta de faire appel à ses anciens pouvoirs de prêtresse – qu’elle n’avait plus utilisés depuis la chute de l’Exodar.

Elle fit appel à la Lumière. Elle l’invoqua avec ferveur, avec passion, les yeux fixés sur les paupières fermées du guerrier. Elle la pria de toute son âme, de tout son cœur. Longuement.

Et la Lumière répondit à l’amour.

Depuis sa main, la magie du Sacré s’écoula sur le corps inerte, et l’enveloppa tendrement. Hama psalmodiait de façon ininterrompue des incantations que l’assemblée ne connaissait pas.

« C’est assez orizinal comme sort, non ? demanda Thiwwina à Phéoline. Ze comprends pas trop ce qu’elle raconte.
— Elle… n’incante pas de sorts du Sacré, fit la paladine, bouleversée.
— Comment ça ? s’ébahit la gnomette.
— Je crois qu’elle… chante des poèmes. »

La rumeur parcourut les rangs. « Des poèmes… » murmura-t-on de ligne en ligne. Hypnotisés par la scène, et émus par le chant doux et mélodieux, tous joignirent leurs espoirs à celui d’Hama. Les craintes, les doutes, les répugnances s’envolèrent. Les sentiments de la draeneï résonnèrent dans les cœurs comme des notes de cithare… et tous désirèrent ardemment le retour du guerrier. Des yeux s’embuèrent. Certains se surprirent à chanter avec elle.

Cette étrange Lumière liquide fut lentement absorbée par le corps de Stropovitch – et y disparut. Sa poitrine se releva lentement.

« Reviens-moi, je t’en supplie, murmura-t-elle en pleurant, reviens-moi, mon doux, mon tendre… »

… mon fabuleux amour.

Il ouvrit les yeux.

Troisième partie : la Citadelle

Chapitre 19

Dans une tente de fortune, en pleine nuit, à la lueur d’une bougie, deux draeneïs, lovés l’un contre l’autre, tardaient à s’endormir.

« Je ne me souviens que de bribes. J’étais à l’agonie. Je n’ai esquissé aucun espoir d’en réchapper. À partir du moment où Darotân a montré ces chenilles, ces horribles créatures, la panique m’a submergée, je n’ai plus réussi à me dominer, je n’ai plus vu ce qui se passait, ou je l’ai oublié. Des bribes. Tu étais parcouru de convulsions. Je refermais continuellement tes plaies, je crois. Mais ta mort était pour moi inéluctable, je ne faisais que retarder follement l’échéance. »

Des larmes coulèrent, mais elles n’étaient plus amères. La vengeance était accomplie. La parole était libérée, les sentiments s’écoulaient telle une rivière paisible.

« Je me souviens parfaitement du moment où je suis revenue à moi. Deux lames infiniment froides et cruelles fouillaient mes entrailles et dévoraient mon âme. La sensation n’était pas douloureuse à proprement parler. Mais elle n’en était pas moins insoutenable. Celle de sentir son être englouti dans un tourbillon glacial et impitoyable. Indescriptible. Je ne peux mettre des mots sur ces tourments inconnus, mais j’essaie tout de même… Mon être fut arraché à mon corps comme on arrache un cœur palpitant de la poitrine d’une biche encore vivante. Je me sentis ensuite plongée dans un vortex. Tout tourna autour de ma conscience, de plus en plus vite, jusqu’à brouiller la conscience elle-même. Le froid m’avait investie. Les lames noires avaient disparu de mon ventre. J’étais anéantie dans le froid et le noir. Je pense que j’ai presque cessé d’exister à ce moment-là, dissoute dans l’univers comme une goutte dans l’océan. »

La main de son bien-aimé lui caressait la joue.

« Après plusieurs jours de folles souffrances dans l’Exodar, ce flottement dans le Néant fut un grand bien-être. En outre j’ai toujours aimé l’obscurité, tu le sais. Mais cette plénitude était sournoise. Elle dévorait mes souvenirs. Elle brisait mes pensées, à peine formées. Elle m’annihilait. Je le sentis, et compris enfin que je me dissolvais. Je me résignai alors et me concentrai sur une seule pensée, la seule qui s’imposa à moi : toi, mon amour perdu. Mon amour assassiné. Je ne cessai de fixer mentalement ton image au moment où tu mourais, inconscient, rendu amorphe par la chenille. Je n’avais aucune volonté de te survivre. »

Les doigts de Stropovitch glissèrent vers les cheveux noirs de la draeneï, qu’il caressa doucement.

« Le Néant répondit à cette image. La chose qui me dévorait se figea, et mon âme fut brutalement saisie, pétrie, malmenée, sondée. Je ployai sous ces affreuses souffrances spirituelles. Ce fut à ce moment que je les entendis. Les voix des épées qui ne faisaient plus qu’un avec moi. Elles se répondaient en écho, et chacun de leurs mots s’imprima dans mon âme, modela ma volonté sur la leur. Elles voulaient clairement m’utiliser pour te retrouver. Intéressées par mes souvenirs, elles ne cherchaient plus à me posséder totalement, mais à retourner vers toi. »

Stropovitch fronça les sourcils, continuant toutefois d’écouter.

« Mais je n’étais plus la même… Les lames avaient distillé en moi la haine, irréversiblement. Une haine infiniment acérée, un poison âcre qui m’a pénétrée, qui m’imprègne jusque dans les tréfonds de mon être. Pas seulement contre Darotân : une haine viscérale, générale, contre la vie qui m’a fait miroiter un bonheur idéal avec toi pour mieux m’anéantir en m’en privant à jamais. »

Stropovitch ne protesta pas. Certes, Darotân avait payé ; leur soulagement était réel ; mais le bonheur de leur adolescence semblait irrémédiablement perdu. Ils pouvaient tenter de le recréer cette nuit, mais ils partageaient la même appréhension : celle de découvrir à quel point ils avaient changé l’un et l’autre.

« Les lames me firent parcourir le Néant par des chemins réservés aux âmes. Un jour, mes yeux s’ouvrirent. Je sentis de nouveau mon corps. Ou plutôt un simulacre de corps, si léger… si froid… J’étais une ombre. Je me surpris à sourire. Je me sentais terriblement puissante. Et terrible aussi était mon envie d’utiliser ce pouvoir. La haine grondait en moi, pleine d’assurance, et infiniment affamée. Où étais-je ? Il n’y avait comme seule lumière que celle des étoiles et de planètes réfléchissant faiblement des soleils lointains à travers de lourdes et lentes brumes noires. Il n’y avait comme son qu’un énorme fracas continu, tel celui d’une immense armée en marche. J’étais debout au sommet d’un énorme bâtiment sombre. Et en-dessous de moi s’étendait de tous côtés à perte de vue une ville fantastique, un océan sans limite de casernes et de bâtisses colossales, grossières et noires. Parcouru de millions de créatures diverses et difformes. »

Elle se retourna pour capter le regard de son amant.

« Stropovitch… C’était Argus, devenue la cité-monde de la Légion Ardente. »

Le draeneï en fut bouleversé.

« Deux érédars Man’ari, nommées Alythess et Sacrolash, habitaient le palais sur le toit duquel j’étais apparue. Elles m’ont facilement détectée. Elles m’ont forcé à me matérialiser davantage, pour leur servir de… jouet. »

Elle frémit, et se tut un instant. Puis elle reprit son récit d’une voix rageuse. La rage de son impuissance d’alors.

« Puis Méphistroth est venu leur rendre visite un jour. Ce nathrézim… appartient à une race de Seigneurs et parmi eux il est Seigneur encore. Tu ne peux imaginer, Stropovitch, la puissance des démons auxquels j’ai eu affaire. J’avais beau être puissante, agressive, rusée… je n’ai pu qu’assister à la leçon qu’il leur donna pour les punir de m’avoir dissimulée, puis me faire capturer par lui. C’était tellement humiliant, que je n’entrerai pas dans les détails de ces épisodes sordides, et je te demande de ne jamais chercher à les connaître. »

Il hocha la tête.

« Méphistroth voulut m’utiliser, je crois. Ou alors il conçut des sentiments pour moi, mais c’est tellement improbable… En tout cas il m’apprit à me nourrir d’âmes. Il s’assura que j’étais impitoyable, que je n’avais aucun scrupule à tuer des innocents pour assouvir ma faim. Mais il se trompait sur moi, ou alors je n’ai rien compris à ses desseins. En apparence j’étais docile ; en vérité, j’apprenais de lui tout ce dont j’avais besoin pour être forte, autonome, aguerrie, et pour connaître Argus et les portails qui relient les mondes. Je fis en sorte d’avoir mes entrées où je voulais, en tant que séide de Méphistroth. Et puis un jour… »

Stropovitch la caressait de plus en plus tendrement à mesure qu’il prenait conscience de la dureté des épreuves qu’elle avait traversées. Elle sourit, fière de l’exploit qu’elle allait annoncer.

« J’ai échafaudé un plan et un jour, je l’ai mis à exécution. Personne ne s’attendait à ce que je trahisse la Légion. Quand j’ai infiltré un de leurs laboratoires, les démons présents furent complètement pris par surprise. Certains réussirent à fuir pour donner l’alerte ; je n’avais que quelques minutes, mais j’ai réussi, grâce à leurs runes et à leur sang, à diriger vers moi le sort d’invocation d’un démoniste. C’est ainsi que j’ai fui Argus. Akmar pensait invoquer une succube, mais c’est moi, il y a trois mois de cela, qu’il trouva dressée devant lui. »

Stropovitch écarquilla les yeux tandis qu’Hama savourait son moment de gloire.

« Comme je n’étais pas vraiment un démon, je ne ressentis presque pas l’asservissement que l’invocation impliquait. Ce fut même le contraire : fasciné par ce que je lui révélais, Akmar, loin de chercher à me dominer, se démena pour me garder à ses côtés dans l’armée alliée et me conférer au passage une identité officielle. Peu de temps après que mon existence fut validée par l’administration, tu es apparu devant moi, à l’auberge du Bastion. »

Ils se pressèrent avidement l’un contre l’autre. Puis, non sans amusement devant le trouble du guerrier, Hama attendit patiemment qu’il couche ses réflexions par écrit.

« Ma déesse, ce que tu as enduré dépasse l’imagination. Peu de mortels ont eu l’occasion de prouver autant de force d’âme. Aujourd’hui comme jadis, j’ai toutes les raisons de penser que je ne mérite pas l’amour d’une âme et d’un cœur aussi fascinants que les tiens. Cependant, quelques détails m’ont intrigué. Et je suis convaincu que toutes les pièces énigmatiques de nos récits appartiennent au même puzzle. Si les lames noires, faites en peau de Sargeras, voulaient retourner à moi ; si Méphistroth, haut dignitaire de la Légion, t’a donné les moyens de repartir ; si cet œil démoniaque, à Zeth’Gor, m’a invité à venir au cœur de la Citadelle, c’est peut-être pour la même raison : la volonté de Sargeras et de toute la Légion est tendue vers la libération du démon qui m’habite. Le problème, c’est que les conflits répétés ont ouvert des brèches en moi, par lesquelles ce démon sort de plus en plus facilement. Il faudrait que je me cache loin de tout danger, mais ce serait en vain : où que j’aille, mon destin me rattrapera. Je dois détruire tous mes ennemis jusqu’au dernier démon vivant dans le dernier recoin du cosmos pour espérer retrouver une minute de la paix magnifique – mais si brève – que nous avons connue dans le vaisseau, toi et moi. »

Elle fronça les sourcils, inquiète ; puis secoua la tête. « Mon amour, dit-elle enfin après un soupir tout en promenant sa main sur la large poitrine de son amant, tu réfléchis comme si tout l’univers tournait autour de ta personne. Méphistroth semblait presque amoureux de moi, ce qui peut expliquer sa conduite irrationnelle ; quant aux lames, il se peut qu’elles veuillent revenir à toi simplement parce qu’Arcân te les a données ! Maintenant que je suis double, je suis à la fois ta bien-aimée et ton arme ; utilise-moi pour ton ultime vengeance, murmura-t-elle, exaltée, en pressant ses ongles sur la chair offerte. Quand nous aurons fait subir mille morts au démoniste qui t’a volé ton enfance, nous laisserons les mondes à leurs guerres éternelles, et l’on nous oubliera si vite que tu auras peine à y croire. »


Danath Trollemort entra dans la tente de fortune – très spacieuse néanmoins – qu’on lui avait dressée au milieu des ruines du Bastion. Une table et de nombreux sièges dépareillés et grossièrement rafistolés y avaient été établis.

Flingot lui emboîtait le pas. Ils s’installèrent précautionneusement. Deux gardes restèrent à l’entrée, attentifs aux ordres qu’ils étaient susceptibles de recevoir.

« Bien, fit Danath après quelques secondes de silence. Le moment est au bilan et aux décisions. Ruther, allez me chercher le sergent-chef Rockvissle.
— À vos ordres mon commandant.
— Donc ! reprit Trollemort. Du côté des forces que nous avons envoyées à Zeth’Gor, qu’en est-il exactement ?
— C’est alarmant, répondit Flingot. La résistance gangr’orc et le duel entre les deux draeneïs a causé la mort des trois quarts de nos hommes. Si l’on met de côté les blessés, il nous reste une petite centaine de soldats valides, dont soixante membres de l’unité d’élite, laquelle est censée, selon les ordres, partir dans la vallée d’Ombrelune pour d’autres missions.
— C’est un désastre, soupira Danath. Gurten ! Va me chercher de quoi écrire, fouille les décombres du donjon s’il le faut. Et trouve-moi un autre soldat en chemin pour rester à disposition devant la tente.
— À vos ordres mon commandant.
— Le sergent-chef Rockvissle ! annonça Ruther – Akmar entra et salua.
— Comme vous êtes le plus haut gradé encore en vie des forces qui ont combattu au Bastion, déclara tout de suite Trollemort, faites-moi un rapport immédiat sur ce qui s’est passé. Installez-vous.
— Eh bien à vrai dire, commença – fort peu protocolairement – Akmar en s’asseyant, beaucoup de doutes subsistent sur la nature exacte de cette attaque. Elle était composée à moitié de démons et à moitié de gangr’orcs. Ils étaient six cents environ. Et c’est une pluie d’infernaux qui a détruit le Bastion.
— Des démons ? s’étonna Danath. La Légion serait-elle donc toujours active dans la Citadelle ? Aurait-elle échappé à la mainmise d’Illidan sur les forces de Magthéridon ?
— En fait, fit Flingot, un rapport a été fait au lieutenant-commandant Forpoing l’avant-veille du déclenchement de la guerre, au sujet de l’accroissement du nombre des gangr’orcs. N’en avez-vous pas entendu parler ?
— Aucunement, répondit sombrement Trollemort. Vous connaissez aussi bien que moi la manie de l’unité d’élite de faire ses enquêtes elle-même et de ne distiller les informations qu’au compte-goutte.
— Eh bien ç’a été difficile à estimer à cause des moyens extrêmement réduits de se renseigner, mais il semblerait qu’Illidan ait trouvé un moyen de produire de nouveaux gangr’orcs.
— C’est ridicule, le coupa sèchement Danath. Vous savez aussi bien que moi que du sang de Seigneur des Abîmes est requis, et pas de n’importe lequel. Mannoroth a été vaincu par Grom Hurlenfer, Magthéridon par Illidan… Et pour ce qui est d’un troisième, il faudrait qu’il soit consentant, ce qui est absurde puisque la Légion et Illidan sont ennemis, ou qu’il soit retenu captif, ce que la Légion ne tolèrerait pas.
— Il y a diverses hypothèses, mais le fait a été constaté. Y a plus à en douter, avança timidement Flingot. Je n’ai malheureusement pas eu ce rapport entre les mains. Mais Farôn a été un des enquêteurs. Je lui fais confiance.
— Soit ! fit Trollemort en haussant les épaules. Mais depuis quand Illidan aurait-il une armée de démons à son service ? La Légion et lui ont toujours été ennemis. Il est le Chasseur de démons, il entraîne même d’autres chasseurs au Temple Noir.
— C’est là que c’est étrange, reprit Akmar. Nous autres démonistes avons senti que tous ces démons étaient… asservis. Sauf un, un éred’ruin qui a pris plus ou moins le commandement au début de la bataille, et dont j’ai entendu le nom par hasard… Omorr me semble-t-il.
— Asservis ? s’ébahit Danath. La seconde moitié de l’armée était-elle donc composée des démonistes qui les contrôlaient ?
— De fait non, répondit le gnome, embarrassé. Mais sans doute Hama pourra-t-elle vous en dire davantage. Elle « sent » les âmes, leur nature et leurs éventuelles connexions.
— Ruther ! cria Trollemort. Allez me chercher Hama.
— À vos ordres mon commandant.
— Donc ! ajouta Danath en s’adressant à Akmar, avez-vous, comme je vous l’ai demandé, fait le compte des pertes humaines ?
— Les deux armées se sont presque consumées mutuellement, mon commandant, dit faiblement le gnome. Aucun ennemi n’a fui. Si l’on ôte les morts et les blessés, il ne reste en tout et pour tout qu’une dizaine d’hommes valides.
— Une dizaine ? s’exclama Trollemort. Si je décompte les rescapés de l’unité d’élite, il me reste donc cinquante hommes ! – une expression de douleur passa fugitivement sur son visage.
— Hafhnir, à vos ordres mon commandant, grommela un nain en entrant et saluant. Gurten m’a demandé de le remplacer à son poste.
— Parfait ! dit Danath en se ressaisissant. Allez me chercher le sergent-chef Farôn.
— À vos ordres mon commandant, éructa le nain, avant de repartir en soufflant.
— Voici Hama mon commandant, annonça Ruther, avant de s’effacer devant la draeneï.
— Installez-vous, ordonna froidement Trollemort. Ruther, allez informer l’unité de soins que je veux voir Stropovitch dès qu’il sera en état. Revenez ensuite.
— À vos ordres mon commandant.
— J’ai trouvé un nécessaire d’écriture mon commandant, fit Gurten en revenant, couvert de poussière et les mains écorchées. Il avait même apporté une bougie, allumée sur un reste d’incendie.
— Posez-moi ça là et reprenez votre poste. Bon ! fit Danath en ouvrant le coffret et en posant sur la table parchemin, plume, encrier et bâtonnet de cire. Je vais être très clair, Hama – il lui jeta un coup d’œil inquisiteur. Je n’aime pas du tout les pouvoirs dont vous disposez. Je ne sais pas d’où vous les tirez, et je ne veux pas le savoir. Je me contenterai de prendre note de vos faits d’armes et de vous en féliciter – elle hocha la tête, impassible. Dites-moi tout ce que vous avez constaté sur cette attaque incompréhensible, et votre sentiment sur la question.
— Il y a un démoniste extrêmement puissant dans la Citadelle, déclara-t-elle immédiatement et sans hésiter – l’auditoire fut soufflé. Il a invoqué à distance, depuis le cœur de la forteresse, une pluie d’infernaux. Et il tenait trois cents démons sous son contrôle.
— Impensable, souffla Akmar après quelques secondes de silence stupéfié. Qui serait capable d’un exploit de cette ampleur ?
— Je ne sais pas, répondit froidement Hama. J’ai seulement senti que toutes les âmes étaient liées à la même volonté, et que cette dernière se trouvait dans la Citadelle. Il a une puissance comparable aux dignitaires des premiers cercles du Conseil des Ombres – ils frémirent tous, le souvenir de Gul’dan revenant dans les mémoires.
— Et il en fait peut-être bien partie, dit Trollemort, gardant contenance. Ce qui conforterait l’hypothèse que la Citadelle soit demeurée secrètement aux mains de la Légion.
— Si c’était le cas, rétorqua Flingot, ils n’auraient pas eu besoin d’asservir des démons pour attaquer le Bastion.
— Peut-être ont-ils conservé le meilleur de leurs forces et ont-ils envoyé de la piétaille. Et il y a cet Omorr, l’éred’ruin qu’a mentionné Akmar, qui n’était pas asservi.
— Tous les démons ne sont pas au service de la Légion, répondit Flingot sans se démonter.
— Vous êtes buté sur ce fameux rapport dont vous ne connaissez que la conclusion, lieutenant-commandant, sourit Danath. Si le Haut Commandement était si certain que les gangr’orcs d’Illidan provenaient de la Citadelle, il n’aurait pas confié le nettoyage de celle-ci aux seules forces du Bastion – il tailla la plume et se mit à griffonner sur le parchemin.
— Nous sommes en effet une minorité d’officiers à penser que ces gangr’orcs sont produits ici, notamment parce que nous n’avons jamais repéré de régiments orcs quitter la Péninsule pour aller grossir les armées d’Ombrelune. La plupart pensent qu’ils sont changés en gangr’orcs directement au Temple Noir. Mais demeure le problème de la matière première. Les derniers orcs non corrompus disponibles en Outreterre pour nourrir les rangs d’Illidan sont les Mag’har. Or il y a un poste Mag’har juste au nord de la Citadelle, dont les habitants sont étrangement angoissés et agressifs. Je suis persuadé qu’ils sont contraints de fournir régulièrement des mâles valides. Une fois changés en gangr’orcs, il ne reste qu’à les téléporter à des points stratégiques selon les besoins.
— Théorie fort intéressante, admit Trollemort, qui faisait fondre le bâton de cire rouge sur la flamme de la bougie – Hama fixait l’opération, fascinée. Gurten ! Reste-t-il un griffon valide ?
— Oui… un seul, mon commandant.
— Parfait ! Vous partez immédiatement pour Ombrelune, dit-il en apposant son sceau sur la cire, fermant la lettre. Portez cette missive au Grand Maréchal Richeval. Il est vraisemblablement au Bastion des Marteaux-Hardis.
— À vos ordres mon commandant – il partit.
— Lieutenant-capitaine Forpoing, fit gravement Danath en regardant Flingot, par cette lettre j’avise le Grand Maréchal de ma décision, à savoir que je vous retiens ici ainsi que l’unité d’élite pour assurer la protection du Bastion de l’Honneur et accomplir ma mission – Flingot hocha la tête, ayant prévu la chose.
— Le sergent-chef Farôn, lâcha Hafhnir d’un ton bourru, et terminant par un hoquet – l’elfe salua.
— Hama, cédez votre place au sergent-chef et restez ici. Farôn, asseyez-vous – les deux désignés s’exécutèrent.
— Mon commandant ! s’exclama Ruther en revenant, enthousiaste et essoufflé. Un messager de la Horde vient d’arriver par voie aérienne.
— Faites-le entrer – le soldat s’effaça devant un horrible réprouvé borgne, à la peau jaunâtre et aux joues trouées par la putréfaction. Sa combinaison noire et ses lames signalaient l’assassin.
— Je vous salue, commandant, fit-il d’une voix rauque et peu amène, l’haleine empuantie de relents de poisson – dont il valait mieux ne pas se demander l’origine. Je suis l’agent Harth Jinks.
— Je vous salue, également, réprouvé, fit Danath, dont la courtoisie cachait mal sa haine pour le représentant du peuple maudit qui spoliait les anciens territoires humains de Lordaeron. Prenez place… – Farôn se levait déjà.
— Sans vouloir vous offenser, fit-il en grimaçant, je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai fait le détour mais je dois me rendre sans délai à Shattrath. Sachez donc que la Horde a mené dans les profondeurs de Glissecroc une bataille épique qui restera dans les légendes. La Dame Vashj a été vaincue, ses membres ont été arrachés de son corps et dispersés. Son armée de nagas a été anéantie. Nos forces sont encore vivaces et nous sommes déjà en route pour Raz-de-Néant.
— Je vous sais gré d’avoir fait ce détour, car cette nouvelle nous enthousiasme et nous galvanise, fit Trollemort avec un rictus – il était bien plutôt amer d’avoir offert le spectacle d’un Bastion dévasté à cet être abject, qui ne manquerait pas de rapporter ses observations à ses camarades hilares. Vous transmettrez mes sincères félicitations à vos Seigneurs de Guerre. Puisse la Horde venir à bout des Solfuries. Pour Draénor et Azéroth !
— Pour Draénor et Azéroth, grinça le Réprouvé. Puissent vos « forces » venir à bout du Temple Noir – il grimaça d’une ironie mordante, qui fit frémir Danath d’indignation. Si vous permettez, je prends congé, commandant.
— Faites donc ! – l’assassin fixa un instant Hama de son œil unique, et disparut littéralement.
— Satanées pourritures, lâcha Flingot pour lui-même. J’ai beau savoir qu’ils étaient humains et qu’ils ne sont plus servants du Fléau, je ne peux toujours pas les sentir.
— Trêve de considérations futiles, lieutenant-commandant, le rappela à l’ordre Trollemort. Sergent-chef Farôn, vous avez fait partie de l’équipe d’enquête sur l’origine des gangr’orcs qui continuent manifestement de nourrir les troupes de l’ennemi. Je vous le demande donc, que savez-vous de ce qui se trame actuellement dans la Citadelle.
— Je ne suis pas autorisé à révéler ces informations, répondit calmement l’elfe d’une voix douce et monocorde, sur ordre formel du Chef des Unités spéciales d’intervention et d’infiltration.
— C’est un ordre, sergent-chef, dit Danath en rivant ses yeux dans ceux de Farôn. Un ordre d’un supérieur. Comme il est permis en temps de guerre, je vous ai pris d’autorité sous mes ordres directs et en ai avisé le Grand Maréchal par une lettre qui vient de partir par griffon. Par conséquent, expliquez-moi ce dont il retourne, ainsi que la raison pour laquelle vous deviez dissimuler ces informations.
— À vos ordres mon commandant, répondit Farôn sans sourciller, parfaitement stoïque. J’ai exploré furtivement une grande partie des entrailles de la Citadelle. Kargath Lamepoing en est le maître. Il y crée des dizaines de gangr’orcs et les entraîne durement. Les installations sont vastes et entièrement dissimulées dans les ruines.
— Ha ha j’avais raison ! s’exclama Flingot au mépris de la bienséance. C’est bien là qu’ils sont créés.
— Vous aviez également tort, sourit Danath. Je vous rappelle que Kargath est un dignitaire du Conseil des Ombres, qui a combattu avec ses orcs en Azéroth lors de la seconde invasion. Je ne savais pas qu’il avait survécu et était parvenu à se rapatrier. Dans tous les cas, ces gangr’orcs sont créés pour le compte du Conseil, donc de la Légion.
— Sauf votre respect mon commandant, reprit Farôn, ces gangr’orcs une fois entraînés vont nourrir les forces illidari. J’ai certes aperçu de nombreux démons non asservis aux ordres de Kargath, mais il semblerait qu’il ait rompu tout lien avec le Conseil, et ait décidé de son propre chef d’offrir ses ressources et compétences en matière de corruption et de démonologie à Illidan.
— Soit, fit simplement Danath après quelques secondes de silence incompréhensif. Avez-vous découvert l’élément avec lequel il corrompt ces nouveaux combattants ?
— Je n’ai pu accéder aux profondeurs de la Citadelle, admit l’elfe. L’abondance des démonistes et des démons capables de me détecter m’en a empêché. Mais de ce que j’ai vu, ils leur font boire du sang. Comme il en a toujours été. J’ignore l’identité du donneur.
— Je crains qu’il ne faille aller trouver nous-mêmes les réponses, dit pensivement Akmar.
— Pourquoi diable deviez-vous cacher cela ? s’exclama Danath.
— Feu le commandant Darotân ne voulait pas créer chez vos hommes d’appréhensions inutiles et handicapantes. Il avait l’intention de leur faire découvrir la vérité directement sur le terrain, là où ils ne pourraient plus reculer, et de les mettre en confiance par ses compétences de combattant.
— Voilà qui est bien outrageant pour moi, gronda Trollemort en fronçant les sourcils, blessé dans son honneur. Quel affront ! Mes hommes me suivront jusqu’à la mort, où que je les mène. Au vu de la puissance inimaginable démontrée avant sa mort, je conçois qu’il avait bonne chance d’assurer en effet la victoire. Mais cela suffit-il à galvaniser mes hommes ? À Zeth’Gor, il en a tué plusieurs en les approchant seulement. Non, non, il n’inspirait que perplexité, voire pure terreur ! Le seul à qui mes hommes font une totale confiance et ont voué leurs vies, c’est moi, Danath Trollemort, commandant des Fils de Lothar, héritier du trône de Stromgarde !
— Stropovitch est là, mon commandant, risqua Ruther, ému par cette fière tirade.
— Qu’il entre ! »

Stropovitch se montra, vêtu simplement d’une chemise et d’un pantalon de lin, et salua. Il respirait lentement. Son regard était intensément brillant. On pouvait sentir la puissance couler dans ses veines et gorger sa chair. Hama et lui échangèrent un long regard passionné. Les occupants de la tente s’alignèrent sur les côtés, de façon à ce qu’il se trouve face au commandant, qui mit les coudes sur la table et joignit les mains, concentré sur le moindre geste du draeneï.

« Stropovitch, si je prends le risque de vous mettre en présence de ma personne, c’est que je n’ai pas jugé que vous aviez des intentions malveillantes. Vos faits d’armes à Kil’sorrau m’ont été rapportés et parlent en votre faveur. Il demeure que ce que nous avons tous vu à Zeth’Gor était la manifestation d’un pouvoir démoniaque hors du commun. Je vous ordonne de me dire immédiatement de quoi il retourne. Approchez-vous et écrivez. Et oubliez les en-têtes et les formules. »

Le guerrier eut une seconde d’hésitation, se résigna et obtempéra. Akmar et Flingot ne purent s’empêcher de frémir de terreur quand il passa près d’eux. Il se pencha sur la table, saisit une feuille de parchemin et l’encrier et les ramena vers lui. Il faisait face au Commandant, en était extrêmement proche. L’assemblée retint son souffle tandis que la plume grattait le papier avec vélocité.

« Quand j’étais enfant, peu de temps avant le départ de l’Exodar, un démoniste implanta en moi un démon pour qu’il grandisse en mon sein. Il a la particularité de survivre à ma mort. Nous ne savons ni de quoi il se nourrit ni où exactement il grandit en moi – O’ros lui-même ne l’a pas détecté – ni de quel démon il s’agit. Après plusieurs manifestations presque quotidiennes désormais, je suis au moins certain qu’il est prêt à renaître, et qu’il est furieux que ma volonté – et l’exorcisme de Darotân hier – lui aient fait barrage jusqu’ici. À chaque nouveau combat je prends le risque de mourir en lui donnant naissance. Je n’ai aucune solution sûre à proposer – pas même le suicide. La décision la plus sage serait de me confier d’urgence à de grands Maîtres de la Lumière. Mais si O’ros et Velen eux-mêmes sont restés impuissants, une telle décision nous conduirait probablement à perdre un temps précieux.

Or chaque minute compte. L’œil magique qui m’est apparu à Zeth’Gor m’a révélé où se cache le démoniste qui connaît la vérité. Celui-là même qui a choisi, sans raison apparente, un enfant draeneï pour être l’hôte de la créature. Étant donnée l’urgence de ma situation actuelle, et la menace que représente cet ennemi pour nous tous, je devrais déjà être parti vers la Citadelle. Car il est hors de question pour moi de mourir avant d’avoir éradiqué cette menace. Je ne veux qu’Hama à mes côtés. Inutile d’envoyer d’autres soldats se faire tuer à ma place. Ironie du sort, le démon qui menace de m’anéantir est en même temps la source d’une puissance telle, que, tant que je parviens à le contrôler, je suis de tous vos hommes le plus capable d’accomplir cette mission. »

Danath lut, puis regarda le draeneï dans les yeux. Il n’y vit que détermination implacable et puissance brute. Le guerrier avait une aura telle, qu’il semblait en mesure de faire s’écrouler la Citadelle en posant seulement son regard brillant sur elle.

Trollemort rabaissa les yeux vers le texte et réfléchit.

L’assemblée était muette. Tous eurent le pressentiment que le moment était fatidique.

« Ruther, cria-t-il soudain, allez me chercher Bluemill ; Hafhnir, filez me ramener Noonsizzle.
— À vos ordres mon commandant, répondirent-ils en chœur avant de disparaître.
— C’est sûrement la décision la plus folle et irréfléchie que j’aie jamais prise en tant que commandant, fit-il gravement en s’adressant à Stropovitch. Non seulement je vais vous laisser infiltrer la Citadelle – il y eut une étincelle dans les yeux du guerrier, et ses poings se serrèrent, avides de combat – mais vous n’y irez pas accompagné seulement de votre compagne. Vous serez assistés par toute une équipe de soldats d’exception, car toute erreur vous serait fatale. »

Quelques instants passèrent encore. Farôn regardait le sol, impassible. Hama songeait, une main posée sur une épaule de son amant. Flingot et Akmar observaient, fascinés par son aura, le draeneï, perdus tous deux dans mille conjectures sur la teneur de son destin.

Phéoline et Thiwwina entrèrent en même temps, la gnomette d’abord, un immense sourire aux lèvres. Elle faillit oublier de saluer, et ce ne fut qu’en sentant la paladine derrière elle exécuter le mouvement qu’elle laissa échapper un « Woops ! » et l’imita, penaude.

« Noonsizzle, au vu de vos faits d’armes à Zeth’Gor, fit solennellement Danath, je vous promeus sergent-major.
— Merci mon commandant ! s’exclama Thiwwina de sa voix flûtée.
— Bluemill, j’émettrai une recommandation auprès de la Main d’Argent pour que l’Ordre vous décerne un titre. Pour l’heure, dans l’armée qui est présentement sous mon commandement et qui vous inclut depuis quelques minutes, je vous confère l’autorité de chevalier-capitaine en charge de nos âmes. Je rends grâce à la Lumière d’avoir amené un paladin tel que vous à nos côtés.
— Je vous remercie de cet immense honneur mon commandant, et tâcherai de m’en montrer digne, fit faiblement Phéoline en s’inclinant, livide et effrayée de cette soudaine responsabilité.
— Rockvissle, au vu de votre résistance héroïque au Bastion, vous êtes désormais chevalier.
— Merci de cet honneur mon commandant, fit le gnome d’une voix plate et indifférente.
— Pour les états de service constatés à Kil’sorrau et Zeth’Gor, je ferai inscrire au dossier de chacun de vous six une citation pour bravoure exceptionnelle. »

Tous se perdirent en formules de remerciement. La voix du commandant se fit forte et impérieuse.

« Lieutenant-commandant des Forces spéciales d’intervention Barthum Forpoing, je soumets à vos ordres directs le paladin de l’Ordre de la Main d’Argent Phéoline Bluemill pourvue de l’autorité de chevalier-capitaine, le chevalier de la Section spéciale des Maîtres de l’Ombre Akmar Rockvissle, le sergent-major de l’Unité d’Élite Thiwwina Noonsizzle, le sergent-chef des Unités spéciales d’infiltration Farôn, le première classe de la Section spéciale des Maîtres de l’Ombre Hama et le membre de l’Unité d’Élite Stropovitch ici présents, avec pour ordre de mission l’infiltration de la Citadelle des Flammes Infernales, à double fin de découvrir la vérité exacte et complète sur les activités de Kargath Lamepoing et de neutraliser toute menace susceptible de compromettre la pacification totale et définitive de l’Outreterre. »

(faudra vraiment que je prenne le temps de lire tout ça. C’est rudement bien écrit et c’est super agréable à lire.)

Oh, un commentaire, c’est gentil, ça faisait longtemps ^^. N’hésite pas à re-poster ton avis quand tu auras rattrapé ton retard =). Je n’écris pas pour les coms ni pour les like, mais j’espère apporter un peu de plaisir et ce retour me permet de confirmer que je suis sur la bonne voie.

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Chapitre 20

Un puissant pouvoir sondait son esprit. Son corps inerte n’en avait nulle conscience, n’y opposait aucune résistance. Car l’âme se déployait en-dehors, inexorablement.

Elle s’étirait, lentement, s’affinant et s’atténuant, tandis que l’espace et le temps s’abolissaient. Le Néant. Spirale d’abîmes, infini tournoiement des sphères. Océan mauve, distillation éternelle du vide, conduisant au Maelström universel, porte cosmique noire et brillante vers le rien absolu.

Un appel.

L’âme restait indifférente, détachée déjà de la vie, engagée dans son retour au cycle spirituel soubassement des mondes.

Des mots.

Elle est vivante…

La course alanguie de l’âme fut contrariée par une pression inverse… qui s’accentuait… fermement.

Des noms.

Hama est vivante, Darotân…

L’esprit s’éveilla. L’âme fut brusquée. Son élan était imprimé vers l’absorption par le Tout, mais une aspiration fébrile lui fit rebrousser chemin.

L’appel, de nouveau.

Ne l’aimes-tu donc plus ?

L’esprit se brouilla. Il s’était résigné. Il était en paix. Il ne désirait rien. Pourquoi donc son cœur battait-il si fort soudain ?

Peux-tu mourir avec le poids de ton péché ?

Le péché… les lames noires… il n’avait pas voulu qu’elle… disparaisse.

Peux-tu mourir avant d’avoir obtenu son pardon ?

Le frémissement de l’âme qui réintègre totalement le corps.

Je n’ai de pardon à recevoir que de la Lumière.
— Te l’a-t-elle accordé ?

Une hésitation.

Le démon que tu as vaincu… vit toujours.

Une tension. Il était en paix. Mais une paix qui luttait, en cet instant.

Tu as échoué. Il va répandre la mort, par ta faute.

Il ne parvenait pas à s’en sentir coupable. Ses sentiments avaient été annulés, et l’on cherchait à les raviver. Mais restait la sensation. Désagréable. Qu’on enfonçait des aiguilles chauffées au rouge dans sa conscience.

Et il l’a retrouvée.

Une onde parcourut son corps.

Il l’a retrouvée ?
— Et elle l’aime, plus que jamais.

Une fêlure. Son cœur se serra.

Elle l’aime…
— Mais c’est un démon. Il la tuera.

La peur. Les yeux qui s’ouvrirent sans voir. Une vrille d’angoisse dans le ventre.

Il la tuera…
— Es-tu donc à ce point incapable de la sauver ?

Un refus.

Je l’ai vaincu…
— Tu es donc capable de le vaincre à nouveau.

L’âme en lutte.

Je ne suis pas coupable. J’ai agi pour la Justice.
— Mais ne plus agir quand on le peut encore, n’est-ce pas devenir coupable ?

Des larmes.

Je ne peux pas… Je ne peux plus…
— Si tu le veux, je peux te ramener.

Déchirement. La volonté se cherchant, hagarde. À qui il ne suffisait plus de parler de Justice. La voix le sentit, et toucha une corde plus sensible.

La laisseras-tu livrée aux caresses du démon…

Le visage se ferma, les narines s’élargirent. La pulsion bestiale, la jalousie animale, qu’il ne devait pas s’avouer. Alors revinrent le Troisième Œil et la Raison, pour chercher immédiatement une justification à l’élan premier.

… jusqu’à ce qu’il la consume de souffrances innommables ?

Les yeux s’illuminèrent. La rage devint légitime. La puissance s’écoula dans les veines.

Non.

C’était le Non du Gardien. Le rejet de l’idée même. La détermination implacable.

Un nouvel appel. L’âme y répondit entièrement, et s’engouffra d’un bloc dans un tourbillon noir où l’espace se tordit pour superposer les dimensions.

Sa vue était brouillée, ses membres engourdis. On le saisit par les bras et on le plaqua violemment contre un mur. On enferma dans un carcan de métal froid ses bras, ses jambes, sa taille, son cou. De lourds cadenas cliquetèrent. Il était immobilisé par d’épaisses plaques d’adamantite.

Sa vue acheva de s’éclaircir. Il était dans une pièce sombre, assez réduite, encombrée d’appareils grossiers et noirs garnis de pointes et de plaques amovibles cadenassées – une salle de torture. Le sol était fait de grandes dalles rouges. Le plafond reposait sur des voûtes et piliers renforcés de métal. Une grande et épaisse porte blindée pourvue de trois serrures en condamnait l’entrée.

En face de lui, encadré des deux brutes qui l’avaient harnaché, se dressait un vieux gangr’orc démoniste, au regard fourbe – et amusé. Derrière lui, une monstrueuse et terrifiante masse de chair grossièrement sphérique, constituée essentiellement d’une mâchoire et de sept yeux, le regardait avidement.

« Te voilà donc, dit avec une pointe d’exaltation le démoniste, s’adressant au paladin, toi qui vas mettre un terme à tout cela. J’espère, Broggok, que tu n’as pas exagéré.
— Ma vision magique juge aussi bien que ma vision physique, protesta le monstre d’une puissante voix grondante, qui résonnait dans les esprits. Je l’ai vu à Zeth’Gor. Cet érédar est un des mortels les plus puissants qui aient jamais existé. Il nous surpasse tous, Kéli’dan. Je ne suis même pas sûr que le seigneur Illidan le vaincrait. »

Darotân était trop faible pour parler. Et son âme ne s’était pas encore tout à fait remise de son engagement dans la mort spirituelle. La scène ne lui inspirait rien. Il ne pensait encore qu’à Hama. À la délivrer de l’emprise de Stropovitch.

« Eh bien nous allons prendre le risque d’agrandir encore cette puissance démesurée, déclara l’orc d’une voix qu’il se forçait à rendre amicale. Tu ne te retourneras pas contre nous, Darotân, car notre but est commun.
— Tu vas créer un nouveau Man’ari », ricana Broggok.

Le paladin n’avait pas vu ce que le démoniste tenait à la main.

Une grande coupe de sang rouge fumant.

Qu’il vida lentement dans la bouche du draeneï, tandis qu’une des deux brutes lui levait sans ménagement la tête et lui pinçait les narines.


Depuis la butte où il s’était réfugié, Stropovitch observait, songeur, les feux du Bastion crépiter faiblement, entourés de sentinelles pensives. Tout était silencieux. Les ruines de la forteresse, parsemées de tentes et de couches, chatoyaient à la lueur des foyers. Douce mélancolie nocturne des champs de bataille. L’absurde méditant au bord des désespoirs mortels.

Je me suis montré confiant, mais… en fin de compte, quelle que soit l’issue, je vais mourir.

Une main satinée se glissa sous sa chemise et lui caressa le ventre et la poitrine. Un souffle alangui lui réchauffa la nuque.

Il se tourna vers Hama avec un sourire tendre et la rejoignit dans la faille. Elle se lova, frémissante, dans ses bras. Il la serra doucement contre lui. Elle eut un murmure ardent.

« Aime-moi… »

Il l’embrassa tandis que sa main descendait le long des courbes du flanc d’Hama. Son cœur s’embrasa aussitôt. Ses yeux rougeoyèrent. Une ardeur terrible le saisit au corps.

Leurs lèvres se séparèrent. Il eut un regard mêlé de peur et de désir. Le duel avait brisé les attaches du démon. Ses sentiments étaient trop forts. Il ne fallait pas…

Elle posa les mains sur ses épaules et l’étendit sur le dos, impérieuse, féline.

« N’aie pas peur, chuchota-t-elle en déchirant la chemise du guerrier, je contrôle. » Il fut fasciné, subjugué par son regard pénétrant, magnétique. Elle n’attendit nulle réponse. Ses intentions étaient claires et ne supportaient aucun délai.

La poitrine du draeneï gronda terriblement. À mesure que les sensations se précisaient et s’intensifiaient, sa peau devenait rouge et ses veines s’affirmaient, noires, bouillonnantes. Son esprit se brouilla. Il exhala une chaleur brûlante, qui ne tarderait pas à devenir dangereuse pour elle.

Alors la lueur des yeux d’Hama s’éteignit. Elle le chevaucha, reine, dominatrice. Elle écarta d’un doigt les lèvres de Stropovitch et ouvrit elle-même la bouche. Le visage du guerrier grimaça. Il eut une convulsion. Des flammes jaillirent soudain du fond de sa gorge et s’engouffrèrent dans celle de la draeneï.

Elle canalisa ainsi son âme, aspirant voracement un flux continuel de flammes infernales. Un plaisir déferlant s’empara d’elle. Vampire sensuelle, divine banshee surplombant sa proie, elle ferma les yeux et s’abandonna au double et infini délice procuré tout à la fois par l’âme et le bassin de son amant.

Car il s’était animé. D’une vigueur proprement démoniaque. Stropovitch empoigna de ses mains puissantes la taille d’Hama, et, le sourire carnassier, le regard flamboyant d’un feu dément, se livra à ses pulsions sans retenue.

Il n’y eut pas de cithare pour porter leurs sensations cette nuit-là. Il y eut une armée d’orgues infernales enchaînant leurs accords dans une tempête symphonique décadente et effrénée.

Chapitre 21

Le lendemain matin, Danath entra sous sa tente avec l’expression des jours où se décide l’Histoire.
Tandis qu’un soldat lui faisait un rapport détaillé sur l’état des blessés et les mesures de survie et de protection des forces du Bastion, le Commandant était songeur. Et soucieux.

« Ruther, fit-il soudain, interrompant le désigné, où en est l’équipe de Forpoing ?
— Il me semble qu’ils sont tous en train de se préparer, mon commandant. »

Trollemort soupira. Il écouta distraitement la fin du rapport, marmonna quelques « Bien, bien… », se leva et sortit.

Il resta debout, les bras croisés, à observer la Citadelle dont l’imposante silhouette sombre se découpait sur le ciel étoilé.


Flingot soupira de soulagement. Malgré l’effondrement des étages, le rez-de-chaussée du donjon du Bastion avait été à moitié épargné. Quant au contenu de la cave, il était intact. Il y avait là tout son attirail.

Il posa à terre son grand sac à dos, et fit l’inventaire. Il récupéra dans sa réserve tout ce qui manquait à l’appel. Il compta et rangea une collection de grenades explosives, aveuglantes, fumigènes et étourdissantes ; des leurres en kit ; des détonateurs ; des charges explosives de tailles et de configurations diverses ; des mines gobelines, des bombes des arcanes ; un défibrillateur ; un mini-lance-roquettes avec ses mini-missiles à tête chercheuse ; une réserve de carburant.

Il nettoya minutieusement et avec amour sa pétoire et son fusil de précision, dont il ajusta la lunette au centième de degré près. Il les attacha de part et d’autre du sac – ainsi qu’une longue et solide corde munie d’un grappin.

Il s’équipa lui-même de lunettes-jumelles-vision nocturne-détection du camouflage, d’une cape-parachute, de bottes-fusées, d’une ceinture de protection à écran absorbant ; de deux ceintures croisées lestées de grenades et de gibernes de poudre pour la pétoire ; de deux cartouchières en bandoulière pour le fusil ; et il bourra ses poches de gadgets divers, rayon réducteur, rayon mortel, rayon discombobulateur, rayon poulettisateur, système d’occultation – ainsi que de cinq flasques de rhum, une boîte de cigares, son fameux briquet dont lui seul pouvait tirer une flamme, et un canif – on ne sait jamais.

Il se harnacha du sac et remonta.

Les gardes qui le virent passer se demandèrent comment il pouvait se déplacer avec un équipement qui doublait son volume et son poids.


Farôn aiguisa longuement ses dagues avec une pierre de khorium pur. Puis il versa avec art sur chaque tranchant – et sur chaque carreau d’arbalète, chaque couteau – un filet ténu de poison à la consistance étudiée – adhérant à la lame mais s’insinuant de façon fulgurante dans toute plaie offerte.

Puis il médita. Il parla avec Elle. Elle était en colère. Il La rassura. Il Lui expliqua la situation. Qu’il n’y avait aucune possibilité d’échec. Que le Seigneur reviendrait. Elle répondit avec une pointe d’exaltation. Elle en oublia de le menacer. Elle ne l’avouait pas, mais Elle lui faisait confiance.

Il se revêtit d’une combinaison noire qui épousait sa silhouette musculeuse. Il passa en revue ses divers poisons, acides et poudres. Il dissimula l’ensemble dans l’armure de cuir, sous la forme de fioles et de petits sachets. Un arsenal aussi léger que meurtrier. Aussi maniable qu’impitoyable.

Il passa dans son dos l’arbalète et un carquois de carreaux, et accrocha à sa ceinture ses outils de crochetage et une batterie de couteaux de lancer.

Il prit une profonde inspiration, lentement. Puis il expira, doucement. Il était prêt.


Phéoline n’était pas parvenue à dormir.

Elle avait passé la nuit à prier, immobile, son libram ouvert devant elle. Parfois, elle tournait une page et, les yeux fermés, gardait la main ouverte dessus, comme si elle s’imprégnait du livre plus qu’elle ne le lisait.

Au matin, un garde vint s’assurer qu’elle était éveillée. Phéoline lui adressa un sourire mélancolique. La sentinelle en rougit, et aucun son ne sortit de sa bouche. Ce fut avec calme que la paladine s’équipa, lentement. Il y avait comme une douce résignation sur son visage. Comme un sentiment de fatalité.

Elle l’avait toujours su. Un jour viendrait où elle se sacrifierait pour la cause de la Lumière. Maintes fois, dans toutes les guerres contre les orcs, la Légion, le Fléau, elle avait cru son moment venu. Elle avait affronté aux côtés de ses frères d’armes des légions de créatures déchaînées vouées à la mort et la destruction. Mais quels qu’aient été les ennemis, quel qu’ait été leur nombre, elle leur avait toujours survécu. Toujours. Souvent, elle était même demeurée seule dans des cryptes obscures ou des donjons en ruines, seule survivante au milieu d’un enchevêtrement sanglant de corps sans vie, où le Fléau avait retourné les frères contre les frères, les pères contre les fils, les morts contre ceux qui les pleuraient. Seule devant l’absurde cruauté d’un monde devenu tombeau. Ses proches, ses compagnons, ses amis… Elle avait tenté de les sauver, de toutes ses forces, de toute son âme… et elle avait réussi, plus ou moins, le plus souvent… mais au fil des années… elle les avait tous perdus.

Pourquoi la Lumière l’avait-elle ainsi préservée, elle qui en était indigne ?

Avait-elle… une tâche à accomplir ? La Lumière… qu’attendait-elle de sa part ?

Une angoisse lui noua la gorge au moment où elle fixait un grand bouclier blasonné dans son dos. L’angoisse d’avoir une destinée et d’être incapable de la saisir.

« Montrez-moi le chemin, murmura-t-elle malgré elle en une dernière prière. Faites que cette fois, je trouve la force de les sauver. »


Thiwwina avait dormi comme un loir. Elle s’éveilla en s’étirant longuement, et en bâillant à s’en décrocher la mâchoire.

Un garde vint la prévenir que le rassemblement de l’équipe se ferait dans une heure.

Elle s’habilla en chantonnant de sa petite voix flûtée.

Elle s’admira dans un miroir tout en enroulant ses longues tresses en chignon de chaque côté du crâne.

« Bon, lâcha-t-elle en s’adressant à elle-même un grand sourire lumineux, c’est pas tout ça, mais pendant qu’ils astiquent leur fourbi, z’ai un truc à faire moi ! »

Elle sortit une pierre scintillante d’une bourse et incanta un puissant sort de lien, qui y inscrivit profondément un glyphe vert. Elle sourit, satisfaite.

Un nouveau sort, et, le temps de cligner des yeux, elle s’était téléportée à Shattrath. Elle courut au centre de distribution du courrier.

Les employés et les badauds écarquillèrent de grands yeux en la voyant.

« Ô magnificente Thiwwina ! s’exclama un humain, quel grand honneur de vous rencontrer ! Ma chambre est tapissée de portraits de vous ! J’ai suivi toutes vos performances depuis deux ans ! Je dépéris dans l’attente que vous reveniez dans la compétition…
— Z’ai pas tout à fait le temps pour les autographes, fit-elle avec un grand sourire. Excusez-moi ! cria-t-elle gaiement, z’ai une mission méga top secrète suuuuuper importante à faire et z’ai pas toute la zournée ! »

Il y eut des murmures, certains admiratifs, d’autres interrogateurs.

« Allons, fit un guichetier exaspéré à la file qui lui faisait face, qu’attendez-vous, laissez passer mademoiselle Noonsizzle.
— Nan nan ça ira, rien de confidentiel, répondit Thiwwina depuis l’entrée – on n’entendait qu’elle. Si vous pouviez me réserver la table là-bas et y apporter tout mon courrier et de quoi écrire, vous seriez zzzabsolument zadorables. »

Ils fondirent. On l’installa. Elle distribua à tout un chacun de magnifiques sourires démesurés et des clins d’œil complices.

Un draeneï suant et soufflant apporta une brouette pleine de colis et d’enveloppes. Sous les yeux de tous les présents et comme si de rien n’était, elle se mit à tout décortiquer de ses doigts experts en tirant un petit bout de langue. Elle dévora les lettres, les yeux pétillants, éclatant régulièrement de rire. Il y avait des déclarations d’amour, des menaces, anonymes ou non, de ses anciens rivaux, des demandes en mariage, des supplications pour qu’elle revienne sur le devant de la scène, des faire-part, des invitations à des réceptions huppées, des nouvelles de ses anciens co-équipiers, et des cadeaux de fans – des bijoux surtout, avec une prédominance de bagues de fiançailles et de colliers avec des cœurs en médaillon.

Elle parcourut tout cela à une cadence infernale, lisant une lettre en ouvrant déjà la suivante. Le draeneï, posté à côté d’elle depuis qu’il avait apporté un nécessaire d’écriture, faisait des flexions régulières pour ramasser les enveloppes et colis vides et les rassembler.

Enfin, elle griffonna quelques mots sur un papier. Un voile assombrit légèrement son regard. Elle se tourna vers le brave employé et lui servit son sourire le plus désarmant. « Tu sais ce qui me ferait terriblement plaisir ? »

Il ne put hésiter. « Tout ce que vous voudrez, mademoiselle.
— Super, z’t’adore ! s’exclama-t-elle – il rougit. Alors en fait il faut vraiment que ze parte, donc tu vas recopier ce mot pour saque courrier où y a l’adresse de la personne et lui expédier ! »

Elle lui envoya un baiser, se concentra, détecta à travers l’espace l’aura de la glyphe laissée au Bastion et s’y téléporta.

Le draeneï resta hébété quelques secondes. Elle venait de lui demander un travail monstrueux. Il en aurait pour des jours à recopier le mot pour chaque expéditeur.

Il posa les yeux sur les quelques lignes griffonnées de la mignonne écriture ronde de la gnomette.

"Mes chers admirateurs, mes chers rivaux, mes chers co-équipiers, mes chers amis, ma chère petite famille,

Je vais d’ici quelques minutes partir pour une mission dont je ne sais pas grand-chose à part qu’elle est terriblement dangereuse. Évidemment je vais montrer à nos ennemis qui c’est la plus forte ! Ne vous en faites surtout pas pour moi !

Je n’ai donc pas le temps de faire une réponse particulière à chacun. Mais sachez, au cas quand même infiniment improbable où cette lettre soit la dernière, que je vous aime tous énormément, que vous représentez toute ma vie, et que je vous porte tous dans mon petit cœur, que vous avez réchauffé quand je vous ai lus. Betty, n’oublie pas que tu m’as promis de me dédier une chanson ! Joey, je compte sur toi pour devenir un grand mage, et j’espère que tu m’en voudras pas trop d’avoir été une grande sœur tyrannique. Karthor, vieille pourriture, crois pas avoir gagné par forfait si je ne viens jamais relever ton défi !! Et Naël, désolée de n’avoir jamais su me décider sur ta demande, mais mieux vaut tard que jamais, pour le coup tout le monde le saura, tant pis hi hi ! oui je t’aime et je veux qu’on se marie et se fasse un petit nid douillet quelque part !

Bisous à tous !

Thiwwina"


Akmar ouvrit sur sa couche une mallette rigide de cuir noir, aux coins ferrés. L’intérieur était bardé d’encoches, de sangles et de poches – prévu pour accueillir tout son attirail d’alchimiste.

Dès la veille au soir, au retour du conseil de Danath, il avait centralisé les réserves personnelles de plantes et d’élixirs des autres membres de son unité – avec ou sans leur consentement.

Il avait passé la nuit à trier les plantes, entre celles à transformer sans délai et celles qu’il pouvait conserver en l’état, et à préparer une grande variété de décoctions.

Akmar ne dormait de toute façon plus depuis des années. Sa pratique de la magie démoniaque lui avait fait perdre naturellement le sommeil. Il n’en souffrait pas. Il conservait juste un teint blafard et des cernes d’un noir d’encre. Quand les autres dormaient, il lisait de vieux grimoires, faisait des expériences alchimiques, ou sondait les abîmes durant de longues méditations.

Il rangea dans la mallette, avec des gestes précis et sans hésitation, toute une série de fioles, des dizaines, contenant des liquides de diverses couleurs – et plus ou moins liquides, en vérité. Puis il garnit les poches de plantes séchées enveloppées dans des tissus protecteurs, par petits sachets. Il ajouta quelques branches de bois sec et une petite marmite.

Il referma la valise avec mille précautions, attentif au moindre mouvement suspect à l’intérieur.

Il jeta un coup d’œil au grimoire qu’il avait lu la nuit précédente, pour se remémorer un nom.

Puis il trempa les doigts dans un bol de sang – provenant sans doute d’un des morts de la bataille de la veille – et dessina sur le sol un grand cercle, qu’il doubla et orna de motifs complexes et torturés, sa main revenant sans cesse du bol au dessin, semant de lourdes gouttes épaisses et froides. Puis il se plongea dans une transe incantatoire, prononçant sans reprendre son souffle une longue litanie de mots hachés aux sonorités acérées.

Une grande ombre se forma au milieu du cercle et se matérialisa. Une succube, un démon femelle vicieux et facétieux. Mais qui ne pouvait désobéir à celui qui s’était fait son maître en asservissant son esprit.

La succube était de taille humaine, et nue, comme il était d’usage dans son plan d’origine. Elle tenait encore le fouet qu’elle était certainement en train d’utiliser sur une pauvre victime égarée. Sa silhouette était celle d’une humaine plantureuse et séduisante, mais ses yeux rouges, ses cornes, ses ailes du type de celles des chauve-souris, sa queue et ses sabots étaient propres à dissuader tout mortel raisonnable de l’approcher.

Quand elle vit le gnome, elle soupira, visiblement peu enchantée d’avoir été invoquée et asservie.

« Qu’y a-t-il pour ton service mon loulou ? demanda-t-elle en démonique.
— Enfile ça, fit Akmar d’un ton neutre en lançant aux pieds de la succube des sous-vêtements noirs, tout ce qu’il avait pu récupérer manifestement.
— Oh, Monsieur est embarrassé ? dit-elle d’un air narquois en s’exécutant.
— C’est pour éviter les regards et les remarques débiles des crétins dehors, répondit-il d’un ton las. Donc Elbéreth, ton rôle présentement se cantonnera à porter cette valise.
— Ainsi c’est pour cela que vous m’avez appelée, lâcha-t-elle dépitée en soulevant la mallette. Moi, une faible esclave toute prête à vous entourer de tendresse… ajouta-t-elle, un doigt sensuellement appliqué sur sa lèvre inférieure, et l’air ingénu et soumis.
— Ce manège ne marche pas avec moi, soupira-t-il en vérifiant rapidement qu’il n’avait rien oublié. Alors tu me suis et tu la boucles, si tu veux que je reste gentil. »

Elle émit un petit gémissement et le suivit, la mine implorante et attristée. Ne parvenant pas à capter le regard du gnome indifférent, elle se renfrogna et bouda, vexée.


Stropovitch se dressait, revêtu de soie légère. La soie est le meilleur tissu sous une armure, car elle se tranche difficilement. Si une lame passe entre les plaques et sectionne les mailles, elle blessera, certes, mais la soie, bien plus que d’autres matières, aura une chance de rentrer dans la plaie et de limiter en partie le saignement.

Pourquoi je ne me souviens pas de cette nuit…

Hama, encore alanguie de ces heures d’extase, l’équipa par-dessus la soie d’une armure de cuir granuleux lourd. C’était de la peau de crocilisque gangrené d’Ombrelune. Offerte par Danath, de son armurerie personnelle. Hama s’appliqua, serrant solidement chaque sangle. En plus d’être une protection supplémentaire, le cuir a pour fonction de faire écran entre la peau et le métal, pour éviter d’être blessé par les frottements induits par les mouvements.

Que m’a-t-elle donc fait…

Elle le recouvrit ensuite d’une cotte de mailles étincelante, qui n’avait encore jamais servi. C’était de l’adamantite raffinée, aussi légère que solide. Une qualité réservée aux officiers. Mais personne désormais n’en avait davantage besoin, avait jugé le commandant. La cotte de mailles est un bon rempart contre les coups de taille, pour ne pas dire le meilleur, si l’on considère le rapport entre le poids et la protection procurée. Mais si elle empêche les blessures, elle ne préserve pas de se faire broyer les os par des chocs puissants. Et les flèches et les coups d’estoc peuvent la traverser.

Hama la superposa parfaitement au cuir, d’un œil aiguisé.

Qui aime-t-elle désormais, le démon ou moi ?

L’armure lourde était celle d’un officier draeneï mort au combat. Un forgeron survivant l’avait retapée la veille au soir et une partie de la nuit. Les pièces étaient bien suffisamment solides pour protéger des flèches et des carreaux. Mais étaient en même temps moins épaisses que son ancienne armure, celle qu’on lui avait imposée en tant que soldat. Les épaulières étaient attachées directement sur le plastron et ne bougeaient pas avec les bras. De plus, elles étaient garnies de renforcements au niveau du cou, dans lesquels le casque s’imbriquait solidement. Du sur-mesure. Pour une fois, le guerrier acceptait de mettre un heaume. Encastré tel qu’il était dans les épaulières, celui-ci en effet absorberait les chocs mineurs sans heurter directement le crâne du draeneï. Restait le problème du champ de vision, même si ce casque disposait pour les yeux d’une fente assez large.

Il s’y habituerait. L’essentiel était de ne pas s’exposer aux blessures. Moins il risquerait la mort, mieux il garderait le contrôle. Ne pas se laisser submerger par le démon était la priorité.

Je dois me rendre à l’évidence. Elle pue l’Ombre. Les lames d’Arcân l’ont changée. Croire que je serre l’ancienne Hama dans mes bras… n’est donc qu’une illusion…

Elle adaptait les pièces d’armure les unes aux autres au moyen des sangles, qu’elle dissimulait le mieux possible. Elle se redressa enfin et croisa son regard. Elle lui sourit, les yeux brillants…

… d’appétit.

Pourquoi m’a-t-elle dédaigné cette nuit ? Pourquoi est-ce le démon qui a pu l’aimer, et pas moi ? Moi qui désirais tant que nos cœurs communient de nouveau… Ma personne n’a plus d’intérêt à ses yeux.

Elle apporta deux épées dans leurs fourreaux, qu’il dégaina et observa. Taille moyenne, assez larges et lourdes. Très sobres. Quillons larges. Poignées épaisses. Pommeaux sphériques.

Bonne prise en main. Aussi bonnes de taille que d’estoc. Assez lourdes pour asséner des coups puissants et gérer les pressions. Tranchants et pointes aiguisés mais larges, prévus pour pénétrer difficilement, mais en faisant mal. Quillons suffisamment solides pour parer des armes à deux mains. De vraies armes d’escrime.

Il se ceignit lui-même de la ceinture, dégaina et rengaina plusieurs fois très vite, pour estimer la qualité des fourreaux.

Bon, ça glisse bien. Je n’ai jamais été aussi bien équipé.

Elle le regarda en se mordant d’une dent la lèvre inférieure. Elle avait l’air déçue qu’il soit aussi froid – attristée de le sentir aussi malheureux, bien qu’il fasse tout pour le cacher. Elle lui tendit alors timidement un carnet et un crayon.

« Tiens, je t’ai aussi trouvé ça… »

En fait, elle était au bord des larmes.

Il la prit doucement dans ses bras. Elle se laissa aller et pleura contre le métal.

Je ne sais plus quoi penser.

« Je suis tellement désolée… dit-elle enfin. Mon amour, je… tu es resté le même et moi… j’ai tellement changé… »

Le cœur du guerrier se serra.

Ne dis pas ça…

« Je suis une vampire des âmes… je ne contrôle pas encore ma faim, car… – elle était secouée de sanglots – je n’avais pas encore eu de RAISONS de me retenir… ne m’en veux pas, mon amour… je t’en supplie – elle gémit ces derniers mots –, ne me condamne pas, ne me rejette pas… »

Je t’aime trop pour cela.

« Je vais lutter, je te le promets… Je ne veux pas te perdre, je… tu es tout ce qui compte, Stropovitch… »

Elle leva la tête et plongea ses grands yeux larmoyants dans les siens.

« Je t’aime… »

Il ôta lentement son casque et ses gants. Posa tendrement ses grandes mains sur les joues d’Hama. Se pencha lentement vers elle. Elle frémit.

Ils échangèrent un long et doux baiser.


Danath contemplait toujours rêveusement la Citadelle. Il perçut du mouvement derrière lui. Il se retourna, et vit les sept combattants réunis. Quand on jetait un œil rapide sur eux, on ne leur prédisait pas de grands succès. Thiwwina, souriante, le regard pétillant comme celui d’une enfant immature ; Akmar, avec son teint livide et ses cernes, l’air blasé, accompagné d’une succube boudeuse portant fouet et valise ; Flingot, qui disparaissait littéralement sous son matériel ; Farôn et sa combinaison moulante ; Phéoline, l’air indécise voire apeurée, comme un bleu qui allait livrer sa première bataille ; Hama, qui avait encore les joues humides de larmes ; et Stropovitch, bras ballants, perdu dans d’insondables pensées.

Pourtant il émanait du groupe une aura puissante, que même lui, Trollemort, vieux chef de guerre peu perméable à la magie, pouvait sentir. Et son instinct de meneur d’hommes ne le trompait pas. Il avait sept héros en face de lui.

« Mon commandant, nous partons, fit Flingot.
— Bonne chance », répondit Trollemort.

Il est des moments où des mots habituellement anodins transportent soudain un océan de signification. Entre le groupe et le commandant, il passa par ces brèves paroles des émotions fortes qui saisirent les cœurs. Ce fut ainsi qu’ils se dirent leur amitié martiale, leur sens du sacrifice, leurs espoirs, leurs valeurs, leur vision de ce que devait être le monde.

Ils saluèrent et partirent. Danath, du haut de la colline du Bastion, les suivit du regard.

Flingot courut souplement à travers les failles du terrain en guidant le groupe par des signes de main rapides. Dans la Péninsule, il n’y a pas vraiment de jours et de nuits. Il y a des nuits claires et des nuits sombres. Il est aisé de ne pas se faire repérer par des gangr’orcs quand on exploite le terrain.

À cent mètres de la Citadelle, ils se réfugièrent derrière une butte. Flingot intima le silence d’un geste, baissa sur ses yeux ses lunettes de vision nocturne et prit son fusil de précision en main. La Citadelle, tel un aqueduc, formait un pont entre les deux bords d’un gouffre ; sa masse à demi effondrée et à l’architecture douteuse se dressait depuis le fond, prenant appui sur les parois du canyon. Il n’y avait à première vue pas d’accès par en-dessous. De toute façon Farôn était entré par les créneaux, et avait exploré la Citadelle en descendant progressivement dans ses entrailles. Il s’agissait de ne pas se perdre, de suivre le même chemin – et de voir où il menait.

Flingot repéra seulement quatre sentinelles en faction autour de l’escalier de bois menant aux créneaux. Elles étaient séparées d’au moins dix mètres. L’objectif était de les empêcher de donner l’alerte.

Farôn chuchota quelques mots à l’oreille du nain et disparut. Quelques minutes plus tard, Flingot put voir à travers sa lunette un gangr’orc s’affaler mollement – la nuque sectionnée probablement. Deux de ses collègues le virent, et voulurent crier. Aussitôt le nain tira dans la tête du plus éloigné, tandis que l’elfe égorgeait le plus proche. Le quatrième et dernier, au pied de l’escalier, sursauta en entendant la détonation. Il n’entendit pas la seconde, car la balle alla plus vite que le son.

La disparition des sentinelles serait remarquée très vite, à n’en pas douter. Le groupe courut vers les créneaux, aussi discrètement qu’il put. Flingot leur fit signe de s’immobiliser en arrivant au sommet de l’escalier. La trappe était dans la première tourelle, laquelle était à vingt mètres de là, percée de deux portes ouvertes. Farôn venait d’y assassiner un garde au repos dans son hamac. Le nain leur fit signe de longer rapidement le bord, pour que les sentinelles de la partie centrale des créneaux ne puissent les voir dans l’encadrement des portes. Ils se contorsionnèrent pour entrer en épousant le contour du chambranle. Farôn avait ouvert silencieusement la trappe. Il fit signe que la voie était libre.

Ils s’y engouffrèrent l’un après l’autre. Le point de non-retour était franchi. Vers l’horreur. Vers la mort. Vers l’apocalypse.

1 mention « J’aime »

Chapitre 22

Ils étaient dans un couloir étroit percé de part et d’autre de larges meurtrières. Une porte blindée en bloquait l’issue, à une cinquantaine de mètres. Tous les dix mètres et de chaque côté, une ouverture dans les murs permettait d’accéder aux deux grandes terrasses qui encadraient le couloir. De fait, ces terrasses étaient tout simplement le toit de l’étage inférieur – la forteresse allait ainsi s’élargir à mesure qu’ils descendraient dans ses entrailles.

« Il y a quatre couloirs ainsi séparés par des portes, avec une cage d’escalier entre le second et le troisième, murmura Farôn. On peut passer d’un tronçon à l’autre par les terrasses, mais je préfère crocheter les serrures. Dehors, il y a les sentinelles des créneaux, mais aussi un dragon.
— Un dragon ? s’étonna Flingot. Jamais entendu parler.
— Je l’ai aperçu à cent mètres au moment de passer par la trappe. Un drake du Néant, monté par un gangr’orc. Il venait de Térokkar et se dirigeait vers la Citadelle.
— Bon, chuchota le nain, on ne va de toute façon pas pouvoir passer inaperçus longtemps, donc on pète les portes ; on tue tout ; on laisse les cadavres tels quels – et on fonce ! »

L’ordre était clair.

Ils coururent, Farôn et Flingot en première ligne. Ils atteignirent la porte. L’elfe sortit d’on ne sait où trois légers et fins instruments aux allures de matériel chirurgical.

« Il y a dix âmes derrière », dit simplement Hama.

Farôn s’immobilisa, puis hocha la tête en direction de Stropovitch. Ce dernier s’avança. Plaqué dans l’angle du mur pour laisser l’ouverture libre, l’elfe crocheta rapidement et sans discrétion la serrure. Le guerrier dans le même mouvement leva un sabot et l’abattit sur la porte – dont les gonds s’arrachèrent, et qui alla percuter en grand fracas le groupe d’ennemis, accompagnée d’une grenade étourdissante. Les guerriers gangr’orcs, qui étaient en train de jouer aux osselets assis en cercle, eurent un cri de surprise. Thiwwina bondit en avant et gela la troupe d’un geste.

En exactement cinq secondes, Stropovitch et Farôn en éliminèrent chacun deux de leurs lames impitoyables ; Hama absorba deux âmes ; Thiwwina en transperça deux de javelots de glace ; Akmar en réduisit un en tas de chair gangrenée ; et Flingot… en transforma un en poulet.

L’assassin et le guerrier se tournèrent vers lui, ce dernier levant un sourcil d’un demi-millimètre. Le nain, un étrange appareil cylindrique aux diodes clignotantes à la main, peinait à dissimuler sa satisfaction.

« Euh bah je voulais juste vérifier si ça marchait, hum… ça nous fera un casse-croûte, au pire… »

Poulet qui en fait était un coq et se mit à chanter à tue-tête. Le sabot du guerrier en fit instantanément de la bouillie.

« Arf, fit le nain en considérant tristement la viande malaxée mêlée de plumes sales, pas de casse-croûte alors… »

Des cris d’orcs se firent entendre de l’autre côté de la porte menant à l’escalier. Inévitablement, le massacre – et le poulet – avaient donné l’alerte.

« Une fois que nous serons en bas, je saurai comment nous cacher », dit rapidement Farôn.

Ils comprirent. S’ils se frayaient un chemin à l’étage inférieur, ils pourraient poursuivre la mission dans de bonnes conditions. Inutile d’attendre les ennemis, il fallait aller à eux, et avancer, avec ou sans leur accord.

Ils coururent donc vers la seconde porte. Les cris de l’autre côté s’intensifiaient. Le grondement de dizaines de pas montant les marches. Des aboiements de chiens-loups.

« Ils sont une cinquantaine. Beaucoup de mouvements, dit Hama, avec cette fois une légère pointe d’appréhension dans la voix.
— J’ai des potions d’invisibilité mais elles ne tromperont pas les chiens, dit Akmar d’un ton las.
— Bordel, lâcha le nain qui chargeait sa pétoire tout en courant, si tous les orcs de la forteresse déboulent les uns après les autres, on n’est pas dans la m**de. »

Soudain, stupéfaits, ils s’immobilisèrent à quelques pas de la porte. Tous sentirent une puissance douce et impétueuse à la fois les envahir, libérer leurs corps de la moindre fatigue, du moindre engourdissement, et les renforcer, les exprimer. Ils se regardèrent les uns les autres. Une chape de lumière parcourut fugacement leur peau, illumina leurs yeux et disparut en eux.

Ils se retournèrent. Phéoline, dix mètres derrière eux, rouvrait les yeux, sa prière exaucée.

« Quoi ? demanda la paladine en rougissant. C’est mon rôle d’appeler la Lumière sur nous tous… »

Flingot resta perplexe quelques secondes. Au fil des jours, Phéoline devenait presque effrayante.

La porte s’ouvrit brutalement, libérant un flot d’orcs vociférants.

« C’est partiiiiiiii !! » cria Thiwwina avec un rire enthousiaste.

Elle libéra instantanément devant elle un tourbillon de givre depuis sa main droite dressée, enveloppant l’armée beuglante d’un voile de froid dont la morsure ralentit leurs mouvements – et les fit taire.

Flingot avait entretemps dégoupillé deux grenades en même temps avec les dents et les avait balancées au-dessus des premiers orcs, pour qu’elles explosent dans l’escalier. Ce qu’elles firent, tandis qu’il déchargeait sa pétoire à bout portant sur l’orc frigorifié le plus proche de lui – les plombs réduisirent son torse en charpie et tuèrent deux autres guerriers derrière. Il se replia aussitôt d’un bond, autant pour recharger que pour éviter un coup de coude malheureux de la part de Stropovitch.

Ce dernier, accompagné de Farôn, avait en effet entamé une chorégraphie funeste. Faucheurs infatigables, ils passaient d’un orc à l’autre, parant, désarmant et contre-attaquant avec force et précision, tranchant toute chair offerte, gorges, bras, aisselles, bouches ouvertes. Les mouvements ralentis de ses ennemis permettaient au draeneï d’économiser son ardeur. Il ne devait pas oublier qu’il avait désormais le démon à fleur de peau.

Un chuintement écœurant. Phéoline frissonna en voyant Hama s’imprégner d’Ombre. Le tissu même de sa robe se fanait, même si elle avait été traitée magiquement pour y résister. Tout son corps se fit noir et éthéré, et émit une épaisse nuée sombre, qui se délitait en volutes alanguies. Ses orbites semblaient vides, ouvertes sur le Néant. Ses traits se déformèrent tandis qu’elle ouvrait la bouche pour absorber les âmes de ses victimes. Le visage de sa proie d’abord se tordait comme aspiré par une ventouse, avec des expressions de souffrance. Le pauvre être ne pouvait plus émettre aucun son, et, s’il était faible, tombait immédiatement à genoux, lâchait ses armes et se tenait la tête à deux mains, parcouru de convulsions. Ensuite, quelle qu’ait été sa réaction, une espèce de rayon sortait de lui qui le reliait à Hama, tel un éclair noir, par lequel elle canalisait son âme. Débutait alors une lutte, qui dépendait uniquement du supplicié. La plupart du temps, il ne manifestait aucune résistance, et en un instant son corps s’affalait mollement, enveloppe vide, le visage encore empreint d’une agonie particulièrement atroce.

Ainsi les deux draeneïs et l’elfe semaient méthodiquement la mort.

Mais Thiwwina et Akmar n’osaient pas incanter de sorts, de peur de les atteindre malencontreusement. Et la pression exercée par les orcs qui arrivaient de l’escalier était telle, que les Alliés perdaient du terrain.

« Vous avez vingt secondes pour vous replier ! » cria soudain le gnome à ses camarades. Et il se mit immédiatement à incanter une série de graines infernales, qui allèrent l’une après l’autre se loger dans les corps des orcs.

Les membres du commando écarquillèrent les yeux, terrorisés. Dès qu’elles exploseraient, elles disperseraient également les âmes de tous les mortels proches.

Le nain réagit instantanément.

« Grenade aveuglante ! » hurla-t-il pour prévenir les deux bretteurs. Stropovitch – dont un sabot achevait de briser la colonne d’un molosse ivre de douleur tandis que d’une épée il fouillait une cervelle d’orc à travers une oreille – et Farôn bondirent brutalement en arrière en se protégeant les yeux – la grenade illumina puissamment le couloir l’espace d’une seconde, stupéfiant les ennemis.

Seconde qu’exploita Thiwwina pour se pencher et répandre depuis les paumes de ses deux mains une chape de froid glacial, qui gela solidement – sèchement – les jambes des premières lignes. L’immobilisation ne durerait que quelques secondes, au vu de la poussée effectuée par l’arrière-garde. Elle se retourna aussitôt et courut vers le couloir précédent, où Stropovitch, Farôn et Hama s’étaient déjà réfugiés, bientôt rejoints par Akmar qui incanta une dernière graine quelques secondes avant l’explosion de la première.

Cinq.

Les prisons des jambes cassèrent. Les orcs gelés furent renversés et piétinés par une armée que la résistance des intrus et l’étroitesse du couloir avaient passablement enragée – une armée gangrenée à son insu par une nuée de petites bombes à retardement.

Quatre.

Flingot activa sa ceinture spéciale. Un écran protecteur opaque apparut devant lui, le protégeant entièrement de face, tandis qu’il se jetait au-devant de l’armée pour bloquer leur avancée et sauver ses compagnons.

Trois.

Mais le couloir était trop large et l’assaut trop impétueux pour qu’il suffise à les arrêter. Il se faisait déjà déborder sur la gauche. Il porta la main à ses ceintures de grenades pour se sacrifier en faisant tout sauter sur place.

Deux.

Phéoline se rua sur la gauche de Flingot et s’abattit de toute sa masse sur les orcs, réfugiée derrière son grand écu blasonné. Le nain s’arrêta dans son geste fatidique, et commença de marmonner un « Barre-toi ! » paniqué. Ils s’arc-boutèrent derrière leurs boucliers. Leurs cinq compagnons avaient gagné une seconde supplémentaire de fuite.

Un.

La paladine posa une main sur le crâne de Flingot et ferma les yeux. Une enveloppe de Lumière les recouvrit tous les deux.

Quand les dizaines d’âmes implosèrent de l’autre côté de son bouclier, Phéoline les sentit se disperser mélancoliquement dans l’air, et s’effacer par sursauts comme les derniers scintillements tristes d’une myriade d’étoiles.

Une larme coula sur sa joue tandis qu’un cadavre amorphe s’affaissait sur son écu, et que le couloir, doucement, résonnait du cliquetis des armures s’entrechoquant dans l’affalement général de corps soudainement privés tout à la fois de vie, de mort, de retour au cycle universel de la circulation des âmes – d’espoir de rédemption.

Elle se redressa et réattacha son bouclier dans le dos, les yeux baissés, incapable de jeter un regard au charnier.

Ses compagnons, immobiles, l’observaient, muets. Flingot, les doigts encore crispés sur une goupille de grenade, demeurait stupéfait, les yeux rivés sur le spectacle macabre, ne comprenant pas comment il avait pu rester en vie.

Phéoline se retourna, et son regard croisa celui d’Akmar. Le gnome y lut la plus grande tristesse du monde. Celle d’une disciple de la Lumière abattue par la cruauté absurde, infinie et toujours renouvelée de son prochain.

Le démoniste eut une moue agacée et haussa les épaules – pour la première fois depuis d’innombrables années, il avait ressenti un début de culpabilité.


Kéli’dan et Néanathème discutaient dans une grande salle devant des braseros emplis de braises gangrenées ardentes, à côté du grand siège en pierre du second – où il aimait à trôner entre deux expériences –, quand un officier gangr’orc essoufflé interrompit les deux démonistes.

« Maître, dit-il, un groupe de sept combattants a pénétré dans la citadelle. Nous avons déclenché une alerte générale pour les écraser. Le général Lamepoing m’a demandé de vous mettre en garde.
— Fort bien », répondit Kéli’dan en esquissant un sourire. L’orc salua et repartit en courant.

« Pourquoi n’as-tu pas parlé à Lamepoing de notre affaire ? ricana Néanathème. Tu aurais pu lui dire qu’un démon t’intéressait pour grossir les rangs de sa fameuse « seule vraie Horde ».
— Mais non allons, fit Kéli’dan en souriant de plus belle, il vaut mieux que cet imbécile ne sache rien. Qui sait, il aurait peut-être senti une entourloupe quelque part. Il ne doit jamais ne serait-ce qu’esquisser l’idée que nous travaillons pour autre chose que sa propre gloire.
— Hmmm, répondit son interlocuteur d’un air finaud, dis plutôt que ça t’intéresse de faire combattre l’hôte. Mais tu prends le risque terrible qu’il meure contre les forces de Kargath.
— En effet, acquiesça le premier, il faut absolument le maintenir à sa limite. Et je ne me fais aucun souci pour sa survie. D’autant qu’il est apparemment accompagné d’un contingent d’élite.
— Et que fais-tu du risque qu’il « le » libère prématurément ?
— Eh bien, dit après une petite pause Kéli’dan, une inquiétude voilant ses yeux, ce serait dommage, mais Kil’Jaeden s’en contenterait certainement. La Légion attend « son » retour depuis trop longtemps déjà.
— Il s’en contenterait, oui, mais tu aurais failli à ta mission, et il t’a donné un aperçu du sort qu’il te réservait en cas d’échec », ricana Néanathème.

Kéli’dan haussa les épaules – pour dissimuler le tremblement qui le saisit.

« C’est tellement bête, tout de même, lâcha-t-il, ce doit être le seul enfant draeneï à ne pas avoir développé ses facultés magiques innées.
— Eh oui, pas de chance, renchérit Néanathème, hilare.
— Si seulement ç’avait été ce Darotân que j’avais rencontré près de Telrédor…
— Tu aurais déjà depuis longtemps accompli les deux objectifs de ta mission, c’est certain. « Il » se serait imprégné de Lumière très rapidement, et aurait exterminé l’ensemble des exilés en plein milieu de l’Univers. À la place de cela, les draeneïs ont trouvé une nouvelle terre, et la guerre a repris avec Azéroth sans qu’ « il » ait encore rejoint la Légion. Alors qu’avec « lui » les deux mondes seraient déjà sous notre domination, nous sommes en passe de perdre ce monde-ci également.
— Nous ne le perdrons pas, affirma Kéli’dan d’un air sombre, car la fin est proche. Mon ingrédient est arrivé. »

Un gangr’orc revêtu intégralement de noir, le visage dissimulé, apparut derrière le grand siège de Néanathème, provenant d’un quelconque passage secret ou portail de téléportation. Il s’inclina, remit entre les mains de Kéli’dan une petite giberne, s’inclina de nouveau et disparut derrière le trône.

« Ah, s’étonna Néanathème, tu as enfin trouvé un moyen d’éveiller chez ce Stropovitch ses affinités avec la Lumière ?
— Oui, je n’ai pas eu à beaucoup réfléchir, dit lentement Kéli’dan, les yeux fixés sur la giberne. Ce sont les naarus qui ont fait le don de la Lumière aux érédars. C’est l’essence d’un naaru qui rappellera à ce satané guerrier pourquoi ses yeux brillent.
— Mais comment… » commença son interlocuteur, avant de s’interrompre. Kéli’dan sortit du cuir une fiole de cristal, dont le contenu étincelait de Lumière à l’état pur. Les deux démonistes furent agressés dans leur chair par cet éclat. Ce fut en se tordant de douleur que son possesseur remit la fiole dans son étui.

« Parfait, conclut-il, suant à grosses gouttes.
— Bon sang Kéli’dan, dis-moi tout de suite d’où tu sors ça, fit l’autre, l’air furieux, la vision encore brouillée.
— J’ai demandé hier soir par télépathie au Conseil de drainer K’ure, le naaru égaré et malade dans les entrailles des ruines d’Oshu’gun. »

Néanathème ouvrit de grands yeux.

« Le Conseil a réussi à extraire cette essence ?
— Oui, au cours de la nuit, par l’intermédiaire de disciples non corrompus, fit fièrement Kéli’dan en achevant de se redresser. Darotân a fait usage de la Lumière contre ce Stropovitch pendant leur affrontement, mais « il » ne l’a pas absorbée, au contraire, elle l’a repoussé. Le sort que j’ai lancé à Telrédor « le » liait corporellement et spirituellement au draeneï. Il faut que ce soit ce dernier qui développe des pouvoirs.
— Je pensais que tu avais recueilli et renforcé Darotân pour cela justement. À quelle fin vas-tu l’utiliser alors ?
— C’est simple. Stropovitch n’a survécu qu’en faisant preuve d’une extrême maîtrise de lui-même. Broggok l’a vu brièvement à Zeth’Gor. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il est capable de ne « le » délivrer que partiellement, d’être toujours lui-même malgré un stade avancé de libération. Je commence à me demander si avec le temps, il n’aurait pas fini par réussir à ne faire définitivement qu’un avec « lui ».
— Incroyable, s’ébahit Néanathème. Tu as vraiment choisi le pire draeneï qui soit pour accomplir ta mission.
— Sans aucun doute, soupira Kéli’dan. Mais heureusement, Stropovitch ne pourra jamais se contenir bien longtemps devant Darotân. C’est pour cela que j’ai recueilli ce paladin. Leur haine l’un pour l’autre dépasse l’entendement. J’ai lu dans son esprit. Je n’ai jamais ressenti cela auparavant. Ce qui lie ces deux draeneïs, c’est une distillation de tous les pires sentiments qui peuvent naître dans un cœur mortel. De plus, la puissance de Darotân croît de jour en jour, il devient… – le démoniste frémit – monstrueux. Stropovitch devra « le » libérer pour avoir une chance de vaincre son rival. Et il le fera.
— Avoir « une chance » ? Tu parles de « lui » et tu dis « une chance » ? s’ébahit encore l’autre, qui allait d’étonnement en étonnement.
— Oui, soupira Kéli’dan. J’ai… – il déglutit, l’aveu étant difficile à faire – commis une grave erreur, Néanathème. Je ne m’attendais pas à une telle… transformation. J’ai superposé une dizaine de mes plus puissants sortilèges sur les murs de sa cellule pour que personne ne puisse le détecter. Broggok a décidé de rester en permanence avec lui pour le maintenir sous contrôle mental. S’il nous échappe un jour… »

Il devint songeur, ses yeux perdus dans le vague. Néanathème trembla.

« … d’un coup de masse il détruira ce qui reste de ce monde. »

Chapitre 23

Les graines d’Akmar n’avaient fait que rendre le couloir aux Alliés et leur donner un répit de quelques secondes. Des grognements et des exclamations rauques se faisaient entendre depuis la cage d’escalier.

« Tu nous refais une saloperie pareille, j’te plombe ta p’tite tête t’as pigé ? » fit Flingot à Akmar en rechargeant sa pétoire.

Ils coururent vers la porte. C’était le moment ou jamais de forcer le passage jusqu’au niveau inférieur.

Mais Thiwwina leur gela soudain les jambes sur place.

« Qu’est-ce que… ? s’ébahit Phéoline.
— Elle est contrôlée ! » cria Hama, qui se concentra aussitôt pour détecter le coupable.

Une panique muette déforma les visages. Ils étaient en train de perdre leur ultime chance de salut. C’était l’alerte générale en bas. Ils seraient bientôt submergés par un flot irrésistible d’ennemis.

La gnomette, le visage soudain dénué d’expression, agita ses petites mains. Des javelots de glace commencèrent de s’y former.

« Dehors ! s’exclama Hama. Ils sont deux, un de chaque côté, sur les terrasses ! »

Phéoline libéra d’un mot les jambes de Stropovitch. Celui-ci n’eut que le temps de se jeter sur Hama au moment où une pluie de lances de givre s’abattait sur elle.

Le guerrier, momentanément déséquilibré, tint bon sous l’assaut et se redressa. Phéoline étourdit d’un mot la gnomette, la figeant momentanément. Le draeneï se tourna vers le nain, saisi d’un pressentiment. Ce dernier, le visage soudain inexpressif également, lui vida sa pétoire dans le casque. Stropovitch ne put que se pencher un peu en arrière pour éviter de prendre des plombs dans les yeux.

Il tomba à la renverse. Deux billes de métal avaient tout de même trouvé la visière, mais grâce à l’angle, ne laissèrent que deux sillons obliques sur la plaque frontale.

Thiwwina et Flingot étaient contrôlés mentalement.

Hama aperçut le gangr’orc de la terrasse nord à travers une meurtrière. Il était à découvert à l’extérieur, et éloigné autant qu’il le pouvait. La draeneï ouvrit sa bouche d’ombre et entreprit d’extraire son âme.

Thiwwina, de nouveau active, lui scella les lèvres, l’empêchant d’opérer. Puis elle transforma Akmar en tortue au moment où ce dernier repérait l’orc de la terrasse sud.

Phéoline achevait de libérer tous ses compagnons de la glace, par des sorts d’annulation.

Flingot porta la main à sa ceinture de grenades, cherchant une goupille à ôter. Farôn apparut dans son dos, lui tordit les deux bras, lui abattit le crâne sur le sol et le maintint solidement.

Stropovitch voulut emprunter une brèche proche dans le mur pour bondir sur la terrasse nord, mais Thiwwina l’immobilisa d’un cône de froid.

Elbéreth abattit la valise de fioles sur le crâne de la gnomette. Celle-ci, protégée par une aura de glace qui dévia la trajectoire de l’objet, bondit en arrière en préparant une lance de givre. Une masse et un bouclier la frappèrent de part et d’autre, la cueillant en plein vol, marteau l’abattant sur une enclume. Elle s’effondra, sonnée.

Phéoline eut un air coupable. Elle s’assura que Thiwwina n’était pas blessée, puis, quelque peu livide, voulut libérer Stropovitch et Akmar des sorts qui les bloquaient.

La porte menant à l’escalier s’ouvrit brutalement, livrant le passage à un gangr’orc massif recouvert d’une armure lourde complète jaunâtre, et ayant troqué ses mains contre de longs et larges cimeterres. Derrière lui, en contrebas, les ordres et les exclamations fusaient. Soldat d’élite et officier, Gargolmar était venu occuper les Alliés le temps que la garnison de la Citadelle achève de se regrouper.

Il se précipita sur Akmar au moment où le gnome, sur un mot expiatoire de Phéoline, retrouvait son apparence normale. Mais la lame glissa sur une barrière sphérique luminescente, ce qui manqua de déséquilibrer l’agresseur. La paladine avait in extremis enveloppé Akmar – qui achevait de reprendre ses esprits – d’un sort protecteur.

Gargolmar comprit immédiatement qu’il lui fallait commencer par l’humaine. Il fondit donc sur Phéoline, qui n’eut que le temps de lever son bouclier.

Les lèvres d’Hama se descellèrent enfin. « Akmar ! Hama ! Tuez la brute ! » cria Farôn au milieu du vacarme.

La brute en question criblait en effet le bouclier de la paladine de coups de cimeterre violents, et surtout latéraux. Ballottée de droite et de gauche par les chocs, Phéoline déséquilibrée découvrait tantôt un flanc, tantôt l’autre, et les lames par trois fois déjà s’étaient glissées entre deux plaques pour la blesser grièvement. De ses bras et des côtes, du sang coulait et gouttait sur le sol. Mais elle se recroquevillait autant qu’elle le pouvait derrière son grand écu, dont les cimeterres entaillaient profondément les bords. La paladine avait une expression désespérée.

Le gnome et la draeneï perçurent l’âme de Gargolmar, et en cherchèrent l’accès, pour l’amener à une fin foudroyante.

Stropovitch fut pris d’un grand frisson. La glace pénétrait sa chair, l’immobilisait – et le faisait terriblement souffrir. Et l’orc de la terrasse nord, maintenant que Thiwwina était hors de combat, cherchait à prendre possession de son esprit. Une volonté étrangère s’écoulait en lui, impérieusement.

L’elfe sentit le nain se décrisper sous lui. Il desserra lui-même son emprise, comprenant que le contrôle avait pris fin. Flingot, à demi inconscient, grimaçait en lâchant des « 'tain » et des « 'chier ». Et Farôn sentit lui aussi qu’on cherchait à saisir son âme – le second orc, au sud.

Il sourit. Et disparut. Il fit un pas.

Il réapparut derrière le gangr’orc abasourdi, lui passa le bras autour du cou, le fit basculer en arrière et l’égorgea de l’autre main comme un porc.

« J’ai déjà donné mon âme, murmura-t-il tandis que des yeux agrandis par l’étonnement et la terreur le fixaient, perdant de leur éclat à mesure qu’une mare de sang s’agrandissait à ses pieds. Il n’y aura jamais qu’Elle qui me pliera à ses désirs. »

Un grondement.

Une bourrasque de chaleur.

Stropovitch s’était délivré tout d’un coup du froid et de la tentative de contrôle en libérant à peine le démon. Il luttait comme un insensé pour le contenir. À travers la visière du casque, on pouvait deviner la peau devenant rouge et se marbrant de noir.

Pourquoi…

Hama et Akmar siphonnaient avidement la vie de Gargolmar. Lequel semblait animé d’une volonté de fer et d’une riche vitalité : il se retourna vers les deux Maîtres de l’Ombre, une rage ardente dans les yeux, et fondit sur eux.

Stropovitch se tordait, genoux à terre, les mains pressées sur le casque.

Pourquoi toujours lutter… Je suis fatigué… J’en peux plus… Non, attends… Cette fatigue est un mensonge… C’est le démon qui me manipule…

La brute s’avérait insensible à toute peur, toute gangrène immédiate de l’esprit. Les cimeterres s’abattirent, croisés, l’un sur Hama, l’autre sur Akmar.

Ils rencontrèrent chacun une épée pour les parer et les dévier. L’orc manqua d’en tomber en avant – il se pencha tout de même. Les lames de Stropovitch furent rengainées en un éclair. Un poing se serra et s’abattit sur le casque de la brute, qui faillit en décoller du sol – le heaume, déformé, s’envola, révélant un nez brisé. Une série de coups directs dans le plastron, qui se cribla de profondes empreintes de phalanges. Un pas martelé en avant, un coup droit surpuissant qui enfonça le métal dans la poitrine, coupant le souffle du champion orc. Enchaîné, un uppercut magistral, qui fit perdre conscience au malheureux adversaire du draeneï. Alors qu’il tombait à genoux, les lames de Stropovitch furent dégainées – un simple ondulement de l’espace – et une tête massive roula au sol.

La succube se mordit la lèvre inférieure en observant le guerrier entouré de cette – délicieuse et dantesque – aura démoniaque.

Flingot et Thiwwina retrouvèrent leurs esprits, et entreprirent de se redresser.

Stropovitch bondit à l’extérieur, sur la terrasse nord. L’orc ne chercha pas à saisir la nature du sentiment que lui inspirait ce démon qui avançait vers lui à la vitesse d’un cauchemar. Ce sentiment, c’était de l’impuissance. Il se laissa débiter en gros blocs de chair sanguinolente.

Un bruit de battements d’ailes dans l’air. Une exclamation rauque.

Le draeneï leva les yeux. Le héraut qu’avait aperçu Farôn était parvenu à destination. Le gangr’orc, juché sur un immense drake du néant armuré bleu, le pointait du doigt en vociférant, une dizaine de mètres au-dessus de lui.

Stropovitch se retourna. Sur les créneaux, les sentinelles qu’ils avaient évitées armaient arcs et fusils en le regardant. En-dessous, dans le couloir ajouré, la garnison, enfin prête à se déverser toute entière sur les Alliés, déboulait de l’escalier pour les exterminer.

Douter est un piège.

Les sentinelles des créneaux qui avaient vu Farôn égorger l’acolyte n’avaient eu que le temps de le mettre en joue. L’elfe avait immédiatement disparu.

Au moment où le flot d’orcs passait la porte, il était adossé au mur extérieur, entre deux meurtrières, chargeant son arbalète. La seconde suivante, il escaladait la paroi souplement, ombre fugace.

Je dois me méfier de mes propres pensées. Je dois arrêter d’utiliser la puissance du démon à chaque difficulté. Débrouille-toi, Stropovitch, t’es le disciple d’Arcân bordel !

En voyant les dizaines de gangr’orcs affluer depuis l’escalier, Phéoline avait blêmi. Ils n’atteindraient jamais l’étage inférieur. Elle allait une nouvelle fois être incapable de protéger ses compagnons. Elle continuerait d’être la spectatrice de l’échec de la Lumière, toujours et partout. Toujours et partout, elle verrait ses frères d’armes mourir à ses pieds, agrippés à ses jambes de leurs mains sanglantes, l’implorant de les sauver. Tandis que de terribles souvenirs lui revenaient en mémoire, elle serrait de plus en plus fortement le manche de sa masse – les lanières de cuir entourant la poignée grincèrent.

Sur un mot de son maître, le drake prit une profonde inspiration pour souffler sur Stropovitch.

« Repoussez-les ! » hurla Flingot. Nul besoin – pas le temps – d’un long discours. La priorité n’était pas de tuer, mais de survivre.

Akmar bondit au-devant des orcs. Aussitôt pétrifié, les yeux clos, le visage fermé, il irradia la peur. Les yeux des orcs s’exorbitèrent. Ils crurent entendre les hurlements de quelque aberration des abysses. Saisis d’une panique incontrôlable, ils se ruèrent vers les marches, se heurtant violemment à ceux qui poussaient derrière.

« L’effet ne durera pas longtemps ! » cria le gnome, au milieu du fracas assourdissant des armures qui s’entrechoquaient et des cris rauques d’orcs effrayés ou exaspérés.

Un archer avait eu l’idée de se pencher. Les mains déjà sur le rebord après une escalade arachnéenne, Farôn s’était hissé en balançant souplement les jambes, son pied droit allant s’écraser sur la face de l’orc – et lui enfonçant l’arête du nez directement dans l’encéphale ; la sentinelle s’était renversée en arrière, raide morte ; son camarade le plus proche avait reçu un carreau d’arbalète entre les deux yeux ; deux sentinelles armées d’arcs avaient vu les cordes de leurs armes tranchées par des couteaux de lancer.

L’elfe dégaina ses dagues. Il ne comptait laisser aucun garde en vie.

Stropovitch, au cri de Flingot, avait couru vers le couloir, se protégeant la visière d’un bras levé tandis qu’une volée de flèches le criblait – et essuyant de justesse le souffle du dragon, qui lui brûla la cape.

Il avait croisé Thiwwina qui, un grand sourire aux lèvres, lui avait fait un clin d’œil. Elle avait fait tournoyer ses petites mains, tiré un petit bout de langue – le héraut vit deux paires de lances de givre fendre l’air vers lui.

Le dragon eut un sursaut. L’orc n’eut que le temps de se pencher. Un javelot de glace siffla à son oreille ; un autre effleura le flanc droit du dragon, déchirant la peau et tranchant net les sangles de la selle, désarçonnant le gangr’orc ; les deux derniers brisèrent l’os principal de l’aile gauche, à l’articulation avec l’épaule.

Lorsqu’Akmar eut diffusé l’effroi, Stropovitch se jeta dans la mêlée, les épées pointées en avant. Les gangr’orcs victimes du sortilège du gnome bousculaient les lignes arrière, jouaient des pieds et des mains pour rompre les rangs et retourner dans la Citadelle. Le fracas était dément, produit par les crissements et frottements de centaines d’armures et les hurlements et protestations ennemis. Car l’agglomérat dans les marches était fantastique. Les orcs étaient serrés à étouffer, littéralement entassés dans la cage, subissant la pression des fuyards d’un côté, de l’arrière-garde de l’autre. Cette dernière avait l’avantage du nombre. Il ne s’était encore déroulé que quelques secondes depuis que le premier orc avait passé le seuil, mais les ennemis étaient déjà une cinquantaine dans le couloir – malgré les efforts forcenés des fuyards, chaque poussée de l’arrière en projetait trois ou quatre autres au-devant des Alliés.

Allez, juste avec mes lames et ma force.

Au vent de panique suscité par le démoniste succéda alors le grondement qui émana des entrailles de Stropovitch. Le draeneï rompit en quelques mouvements les os des fuyards ; il enfonça une lame dans le dos découvert du dernier hystérique ; le fer bloqua sur la colonne ; le draeneï poussa ; la pointe se fraya un chemin entre deux vertèbres ; le guerrier fit levier – l’orc poussa des hurlements horribles à la face de ses camarades tandis que son visage se déformait de douleur et qu’il ployait, s’affaissait, brisé, dans d’affreux craquements.

Le héraut désarçonné ordonna à son drake de réduire Thiwwina en charpie. Enragé par la souffrance, traînant son aile ensanglantée, ce dernier fondit sur la gnomette, qui d’un mot s’entoura d’une barrière de glace protectrice.

Flingot réfléchissait, tout en rechargeant sa pétoire, vidée à bout portant dans le ventre d’un ennemi. Akmar et Stropovitch jouaient la carte de la terreur pour faire reculer les orcs de l’autre côté de la porte, mais la place manquait, leurs ennemis ne pouvant concrètement pas céder un seul pouce de terrain. Ses explosifs balancés dans les marches feraient à coup sûr le ménage ; mais le risque était extrême de faire s’effondrer l’escalier et de condamner du même coup l’accès au niveau inférieur.

« Préserve-les », entendit Phéoline.

Elle sursauta. La voix s’était découpée, nette et froide, sur le fracas ambiant. Accompagnée d’un ignoble chuintement.

Hama s’avança, livrée à l’infâme succion de l’Ombre, enveloppée d’une fumée ténébreuse aux volutes chatoyantes, les orbites creuses ouvertes sur les plaines inexplorées de l’horreur.

Phéoline trembla, ferma les yeux et pria.

Dans un rayon de cent mètres, le temps se figea. Le sang des Alliés et des orcs se glaça. Les couleurs semblèrent s’affadir à leurs yeux – tout ne fut qu’un dégradé de gris. Les sons se raréfièrent, et eurent des résonances graves et sourdes. La matière s’alourdit. L’air s’épaissit. Les pensées se cristallisèrent. Les esprits s’ensablèrent, comme fossilisés dans une soudaine éternité.

Alors naquit le cri.

Hama, banshee impie, ténèbre flottante, vampire incorporelle, eut un frémissement. Son visage se déforma tandis que sa bouche s’ouvrait démesurément sur l’abîme offert de la démence. Le son strident eut une vibration profonde dans les êtres, devenus les instruments de leur propre requiem. À mesure que le hurlement s’amplifiait, s’aiguisait, griffe sur l’ardoise de la conscience, fêlure dans les fondements de la raison, c’étaient les âmes qu’il allait torturer, comme une bise acérée sur des statues de sel.

Phéoline rouvrit les yeux. Sa prière l’avait protégée du maléfice.

Elle devint livide.

Hama s’était faite l’essence même du cauchemar. Elle était une brume vivante, s’effilochant continûment en filaments cendrés. Nuée vénéneuse, lent tourbillon de haine, elle pulsait comme un grand cœur, dans un silence d’outre-tombe – paralysie des choses.

La paladine éperdue sentit autour d’elle les âmes trembler. Le cri leur imprimait une vibration déliquescente, qui rendait les volontés friables – pire, cassantes comme des pellicules de verre qui se lézarderaient encore, encore, encore… dans une succession de petites notes cristallines.

« Préserve-les », avait dit la draeneï.

Pâle, le front moite, serrant les dents, elle se concentra.

Elle se coupa du monde. Elle anéantit toute sensation, tout sentiment, toute pensée.

Alors, elle appela la Lumière.

Don de soi.

Et une nouvelle fois, la Lumière lui fit la grâce de s’écouler en abondance en elle – douce, fluide, bienveillante.

À ce moment-là, le cri s’arrêta sur une onde spirituelle qui brisa les volontés en menus éclats, et tous les mortels sous l’emprise du sortilège entendirent dans leurs esprits des mots d’Ombre, prononcés par une voix grave, puissante, irrésistible, celle de quelque léviathan de fin des âges, de quelque dieu de terreur et de mort.

Les quelques orcs épargnés à l’étage inférieur virent, incrédules, l’ensemble de leurs camarades se retourner et se lancer dans une fuite éperdue et sauvage, les yeux exorbités, dépossédés d’eux-mêmes, privés de toute raison, de toute retenue, se renversant et se piétinant les uns les autres, cherchant leur salut dans les moindres recoins, s’entretuant pour la moindre cachette.

Flingot, Akmar et Stropovitch virent les orcs du couloir être saisis d’une telle folie et se ruer en grand fracas dans la cage d’escalier – mais, hébétés, ils ne comprirent pas tout de suite ce qui se passait.

Phéoline les avait délivrés à temps de la spirale d’horreur générée par la draeneï.

Il ne s’était en réalité déroulé que quelques secondes depuis le début du cri.

Et ce qui arriva immédiatement après leur libération par la paladine ne leur laissa pas le temps d’analyser la situation.

Thiwwina, sous l’emprise de la peur, déboula depuis la terrasse, et le temps d’un clin d’œil s’apprêtait à bondir dans la cage d’escalier.

D’un mot, Phéoline la délivra. Par le pouvoir du Sacré qui l’investit, la conscience de la gnomette se rétablit soudain totalement, la laissant immobile, stupéfaite, le souffle coupé.

La seconde suivante, le drake qui avait été lancé à sa poursuite au moment du cri – et qui y avait été manifestement insensible – fracassa le mur de son front. Une pierre vint heurter violemment la tête de Phéoline ; le choc et la douleur l’aveuglèrent, tandis que du sang jaillissait de sa tempe sur son visage ; le drake enragé se jeta gueule ouverte sur Stropovitch ; ce dernier, le regard encore voilé par les brumes de son cauchemar, eut le réflexe fulgurant de bloquer la terrible attaque, en balançant en même temps ses deux lames, la gauche contre la mâchoire inférieure, la droite contre la supérieure ; le mouvement du dragon l’entraîna – ses sabots crissèrent sur les dalles –, lui fit heurter brutalement la lourde porte blindée – qui se referma ainsi derrière les fuyards – et le plaqua violemment contre elle. Les bras du guerrier tremblèrent sous la pression infernale exercée par la gueule au souffle ardent.

Un ordre rauque retentit. Le dragon inspira.

Non, ça ne suffit pas… J’ai besoin du démon…

Sous les yeux écarquillés des Alliés, Stropovitch fut noyé dans un torrent de flammes.

La nuée qu’était devenue Hama frémit. Sa forme physique se redessina vivement – en premier lieu son visage paniqué.

Akmar entendit un soupir et un battement d’ailes.

Lorsque le feu du drake s’éteignit, chacun retint son souffle.

Stropovitch était intact. Sa peau était d’un rouge vif, parcourue de veines d’un noir de jais brillant. Il avait libéré partiellement le démon pour devenir insensible aux flammes. Son armure et ses armes d’adamantite luisaient, mais n’avaient pas fondu. Derrière lui, en revanche, la porte, faite d’un métal moins résistant – le fer –, s’était amollie.

« C’est le maître qui commande les souffles ! cria Flingot.
— Je m’en occupe ! répondit Akmar. Elbéreth ! »

La succube avait déjà lancé un sort d’envoûtement sur le héraut. Elle l’observait avec un plaisir sadique rester bouche bée et immobile devant elle, combattant intérieurement la domination, de la bave coulant sur le menton.

Je ne vaux rien sans lui…

Les bras de Stropovitch tremblaient toujours. Et il avait une expression terrible. Les muscles de son visage étaient contractés à l’extrême. La lutte contre le démon, encore et toujours ; elle requérait une volonté indéfectible, une détermination implacable – qui vacillaient.

Arcân, Hama, pourquoi je combats encore pour vous…

Le dragon grogna hargneusement, attendant l’ordre pour un second souffle, qu’il se préparait à rendre bien plus puissant que le premier. Les entrailles du draeneï grondèrent en réponse.

Alors que le Stropovitch que vous aimiez, que vous admiriez… est mort dans l’Exodar, il y a deux ans…

Thiwwina fronça les sourcils. Si le héraut était sorti de la prison d’horreur d’Hama, c’était que le sort s’était affaibli. L’armée gangr’orc allait revenir à l’assaut. Elle eut une idée en observant la porte. Le chambranle coulait sur le battant en épaisses traînées, les unissant en une même plaque molle.

« Ze dois la zeler, viiiiiiiite ! s’exclama-t-elle. Écarte-toi, Stropo ! »

Stropovitch cria dans l’effort. Il prit appui sur ses jambes et, lentement, puissamment, les bras tremblant de plus belle, força le dragon à reculer la tête. Le long cou se tordit. En colère, le drake tenta de dégager sa gueule des épées. Mais ce faisant, les lames ne firent que glisser un peu plus entre les crocs serrés, s’y bloquant près de la gencive. L’énorme tête se balançait brutalement de droite et de gauche, avec des grondements terribles. Le draeneï devait à la fois maintenir la mâchoire à bout de bras, et suivre ces mouvements violents pour éviter que les épées ne lui soient arrachées des mains ou ne se cassent entre les dents.

Malgré ce manège infernal, il fit encore un pas en avant ; le dragon dut reculer d’autant.

Thiwwina bondit et incanta à bout portant sur la porte un cône de givre qui la gela intégralement, figeant le métal fondu, chambranle et battant unis, dans un bref crépitement. L’accès était condamné.

Le héraut s’était délivré en quelques secondes de l’envoûtement d’Elbéreth. C’était manifestement un combattant d’élite, entraîné à résister à toutes sortes de sorts. Mais au moment où ses deux haches allaient s’abattre sauvagement sur la succube surprise, Farôn était apparu entre eux deux et avait paré de ses dagues. Sans se démonter, le gangr’orc balança un pied dans les genoux du voleur, lequel se ploya pour l’esquiver – ce à quoi le héraut répondit immédiatement par un moulinet de poignets qui dégagea les haches des dagues et les envoya en direction de la figure de l’elfe. Farôn se pencha en arrière mais, déséquilibré par la double attaque, tomba à la renverse. Se recevant sur le dos, il joignit les jambes en chandelle et balança ses pieds dans la face de l’orc qui, sonné, recula d’un pas – avant de soudain sentir une lanière de fouet entourer son cou et l’étrangler, et d’entendre la voix d’Akmar incanter un chapelet de malédictions.

J’ai tué Darotân, et je veux tuer le démoniste…Mais ils m’ont déjà vaincu depuis longtemps…

Hama achevait de redessiner sa forme physique. Elle semblait à bout de forces. Quand elle s’abandonnait à l’Ombre, elle risquait toujours de perdre définitivement raison et identité, de ne jamais retrouver le chemin du retour.

Je ne suis plus qu’un souvenir guidé par des souvenirs.

Flingot, ses esprits recouvrés, avait analysé la situation. Et il avait eu une idée. Désespérée. L’unique solution pour poursuivre la mission.

Il vida sa pétoire dans le flanc du drake et cria – au milieu des vagissements horribles de la bête – « On dégage ! »

Il détacha de son sac la corde munie d’un grappin et courut sur la terrasse où le gnome démoniste achevait de réduire le héraut en un tas de chair gangrenée et fumante.

Phéoline – qui s’était remise et avait guéri sa tempe d’une brève prière –, Stropovitch – après avoir dégagé ses lames de la gueule du drake –, Hama et Thiwwina emboîtèrent le pas au nain, laissant le dragon se tordre de douleur derrière eux.

Des chocs métalliques. Les gangr’orcs de la Citadelle, délivrés du maléfice, tentaient d’enfoncer les portes.

« La porte est ! s’exclama Thiwwina.
— Je l’ai bloquée depuis un moment déjà, répondit Farôn. Et il ne reste plus la moindre sentinelle sur les créneaux.
— On n’a plus qu’à se tirer de ce merdier incognito ! », cria Flingot en sautant dans le vide.

La corde se tendit. Le grappin se fixa au rebord de la terrasse. En contrebas, une fenêtre étroite, telle une large meurtrière. Farôn en se penchant vit le nain disparaître dans la fente.

« La voie semble libre, allez-y » dit-il aux autres.

Sans perdre de temps, au milieu du fracas des orcs qui se jetaient sur les portes, Thiwwina – tirant un bout de langue –, Phéoline – livide –, Hama – tremblante d’épuisement – et Akmar descendirent le long de la corde. Elbéreth d’une moue enroula le fouet autour de sa culotte, et glissa la main dans la poignée de la mallette, pour qu’elle repose sur son coude – avant de suivre son maître.

Alors Stropovitch entendit le drake rugir – et se retourna. Ivre de souffrance, complètement enragée, la bête éventrée fondit sur Farôn et lui, traînant derrière elle ses entrailles sanguinolentes.

Le draeneï, qui n’avait toujours pas refoulé le démon, flamboya littéralement. Il sentit le feu gronder en lui – et il le laissa couler, non sans un inavouable plaisir.

Toi, je vais te fumer.

Farôn n’eut que le temps de s’écarter. Au moment où le drake s’apprêtait à broyer le guerrier de ses immenses mâchoires, Stropovitch ouvrit la bouche et exhala une vague ardente à la face du monstre. Sous les yeux effarés de l’elfe, le dragon n’émit qu’un faible couinement avant de se désagréger littéralement en cendres volatiles. Il ne restait que la suie noire de la graisse brûlée maculant le sol – et une odeur atroce, âcre.

Le draeneï, sans un mot, se retourna, se pencha, saisit le début de la corde en tordant les poignets, sauta en se retournant, abattit ses sabots sur le mur et descendit.

« Fais-leur signe de s’écarter », dit simplement Farôn. Le guerrier fronça les sourcils mais hocha la tête.

L’elfe ne perdit pas de temps. Dès que Stropovitch eut disparu par l’ouverture, il retira le grappin et sauta dans le vide avec la corde – au moment où la porte ouest était enfin enfoncée et où une horde de gangr’orcs furieux faisait irruption dans le couloir.

Il se retourna en l’air, balançant le grappin vers la fenêtre. Ses camarades incrédules virent les pointes de fer fuser dans la pièce et se raccrocher tout aussi rapidement à la pierre. Farôn ne tarda pas à apparaître. Devant les Alliés médusés par l’exploit, il enroula tranquillement la corde et la tendit au nain.

« Je n’ai pas voulu laisser de trace de notre fuite » dit-il simplement.

Flingot la prit et considéra l’elfe. Puis son regard brillant alla de l’un à l’autre. Ils étaient tous là. Ils avaient tous survécu.

« Bon sang, s’exclama-t-il, des larmes d’émotion aux yeux, y a pas à chier, z’êtes des dieux les gars. »

Et il se laissa tomber sur une chaise. La pièce était une chambre vide, de quelque officier certainement. Ils avaient mérité un peu de repos.

[Si vous avez envie de jouer à Classic, qui deviendra ensuite BC Classic puis WOTLK Classic, je suis le GM de la guilde Les Vaillants sur Finkle, guilde de levelling et de raid, avec un discord, un forum de guilde à l’ancienne et plein de membres fort sympathiques.]