Les « serveurs européens » vus par la sociolinguistique
L’annonce de la gestion des serveurs de la zone Europe crée polémique et je voudrais apporter un point de vue extérieur au jeu : celui de la sociolinguistique, branche des sciences du langage s’intéressant aux contraintes langagières que les locuteurs rencontrent en fonction des groupes et sociétés auxquelles ils appartiennent ainsi qu’en fonction des interactions sociales qu’ils sont amenés à avoir.
Dans une société donnée, lorsque les locuteurs n’ont pas forcément les mêmes pratiques langagières (différents « dialectes », voire différentes langues), il peut se passer deux choses. Soit toutes les langues sont reconnues comme équivalentes (souvent car les locuteurs sont eux-mêmes bilingues ou plus) ; cette situation n’est souvent possible que parce que le nombre de locuteurs est équilibré et que les fonctions des différentes langues sont les mêmes (elles peuvent être utilisées à la maison, à l’école, dans les médias…) Soit ce n’est pas le cas…
Dans la majorité des pays, on constatera que ce n’est pas ce qu’il se passe. Une norme langagière s’impose très vite comme étant la norme « haute » de la communauté (celle majoritaire ou considérée comme le meilleur « véhicule » de communication), les autres variantes ou pratiques deviennent considérées comme des normes « moyennes » ou « basses ». Les différentes langues se trouvent alors cantonnées à certaines pratiques sociales, comme par exemple n’être parlées qu’en famille (guilde ?), que dans certaines régions comme le parler « picard » (un chan dédié dans le jeu ?)… On parle alors de phénomène de « diglossie », les langues sont hiérarchisées entre elles et cela entraîne indirectement une hiérarchisation des locuteurs par catégorisation puis essentialisation. Simplement avec l’exemple de la France, on notera les « jugements de valeur » sur les problèmes de liaison et d’orthographe ou simplement l’exemple lexical de l’opposition entre chocolatine / pain au chocolat / croissant au chocolat / couque au chocolat…
Ramenons cela, à l’échelle de serveurs européens ; il est fort à parier qu’il se crée ce phénomène de diglossie sur chaque serveur, une communauté imposant sa norme, en fonction de son nombre (francophones, germanophones, anglophones, hispanophones…) ou du statut qu’ils accorderont à une pratique (comme considérer que l’anglais est la seule langue qui doit s’imposer à tous). Ces phénomènes de diglossie sont très importants à comprendre car ils induisent des situations d’ « insécurité linguistique » et ceci n’est pas anodin. On distingue alors trois types d’insécurité qui, dans le cas du jeu pourrait grandement réduire le taux de rétention de joueurs, surtout sachant le besoin de communication qu’implique Wow Classic :
L’insécurité statutaire quand on sait ne pas s’exprimer dans la langue attendue.
L’insécurité formelle quand on sait ne pas maîtriser « parfaitement » la forme attendue de la langue statutaire.
L’insécurité identitaire quand on sait que l’on parle dans une langue associée à une minorité non légitime (aux yeux de certains).
Associé à ces phénomènes, on retrouve également la notion de « glottophobie » terme que l’on doit à Philippe Blanchet (Rennes II), qui consiste en toute forme de discrimination liée à la pratique langagière de l’individu discriminé ; discrimination aujourd’hui punie par la loi. Peut-on éviter les discriminations ? Probablement que non. Peut-on les réduire ? Assurément oui.
Aucun joueur n’a envie de se retrouver dans une de ces situations et s’il est vrai que beaucoup de gens sont tolérants, ces situations seront bien plus exacerbées avec des serveurs européens que les simples critiques sur l’orthographe ou le langage sms (qui ne sont que du formel, pas du statutaire, ni de l’identitaire).
Je trouve très dommage que Blizzard ait pris ce genre de décision quand c’est un Américain qui est le père de la sociolinguistique (William Labov, pour ceux que cela intéresserait). Ne serait-ce que pour respecter la loi, Blizzard doit prévoir la localisation des serveurs.
C’est un avis parmi tant d’autres, mais je tenais à le donner et j’aurais aimé pouvoir l’écrire également dans les autres langues européennes ; malheureusement… je ne fais pas confiance aux traducteurs automatiques.