[Récit] Et Fossoyeuse tomba

Salutations !

Je partage ici un texte écrit sur l’un de mes personnages, Melrenna, une elfe de sang qui est tombée lors du siège de Fossoyeuse. Comme vous pouvez le voir, il m’a fallu un long moment avant de réussir à poser des mots dessus.
J’espère que la lecture vous plaira.


Un peu de contexte

Melrenna Sinelorn est une elfe de sang formée à l’assassinat. Elle a été sauvée par une Réprouvée peu après l’entrée de son peuple dans la Horde, et en mal de repères, l’a suivie et a fidèlement servi la Reine-banshee durant de longues années. Il se murmurait alors qu’elle était prête à mourir pour renaître en forestière-sombre, elle qui malgré tous ses efforts n’aurait jamais tout à fait sa place dans le peuple mort-vivant.
Après avoir vécu de nombreuses péripéties aux côtés d’autres aventuriers, Melrenna a néanmoins renoncé à ses aspirations macabres. Elle est entrée au service de la Main-brisée, et est retournée vivre à Fossoyeuse pour la surveiller en tant qu’agent. Elle y vit avec sa compagne, Naëlis, une mage, qui est envoyée défendre Brill lorsque l’Alliance attaque.


“Brill est tombée”.

Ça n’a aucun sens.

Tout se qui se passe depuis deux semaines n’a aucun sens. Le monde devient fou.

Des paroles de l’officier à mes armes enduites de poison alors que je suis chez moi, rien n’est logique. Les éléments du puzzle sont posés devant moi, mais ils refusent de s’assembler.
Comment en est-on arrivés là ?

-Sinelorn, vous irez avec les nécrotraqueurs. Fouillez la ville, on a repéré des agents infiltrés de l’Alliance.
Nous nous inclinons. D’un geste, le plus gradé d’entre eux nous répartit par quartiers. Nous sommes quatre, et chacun sera donc seul. Nous manquons d’effectifs et de temps, et l’appréhension me noue les entrailles. Je fais de mon mieux pour l’ignorer en me dirigeant au pas de course vers le Quartier de la Magie.
C’est si étrange de traquer dans ma propre ville. Je connais Fossoyeuse par cœur. J’ai rempaillé ses mannequins, protégé ses habitants, arpenté toutes ses rues, souffert ici, rêvé là. Je pourrais me diriger les yeux fermés le long de ses murs froids décorés de crânes.
Comment en est-on arrivés là ?
Les représailles de l’Alliance ne sont pas imprévisibles. Elle ne convoite pas Lordaeron depuis hier, et la paix durable que nous espérions est morte avant même d’avoir débuté. L’attaque sur Teldrassil était-elle déjà décidée alors que nous faisions la fête ?
Je n’ai pas été appelée pour marcher sur Sombrivage. J’en ai conçu du soulagement, pour ne pas avoir eu à attaquer ceux avec qui j’ai combattu côte à côte. Pourtant, dans les faits, ça ne change rien. Je suis un assassin de la Horde. S’ils ont survécu, mes anciens compagnons maudissent probablement mon nom.
L’idée me serrait le cœur jusqu’à ce que j’apprenne que l’Alliance venait marcher sur Fossoyeuse. C’est maintenant à mon tour d’imaginer des visages autrefois amicaux dans les rangs des ennemis et de me préparer quand même à l’affrontement.

Je boucle à peine un premier tour du Quartier quand je remarque un mouvement à la périphérie de ma vision.
Je plonge dans les ombres, et m’immobilise. Une silhouette, à moins de vingt mètres. Elle est vêtue de gris et est si petite que sa race ne fait aucun doute.
Sa présence me fait grincer des dents. Le gnome ne fait rien de spécial. Il semble avoir ses armes à la main, mais il n’attaque personne. Il attend.
J’en déduis que comme l’avait annoncé l’officier, il y en a bel et bien d’autres aux alentours. Peut-être espèrent-ils lancer une attaque coordonnée sous peu ? Je m’approche le plus silencieusement possible et je passe une dague sous la gorge de la créature.
J’hésite l’espace d’une demi-seconde. Dois-je l’interroger ?
L’épargner ?
Ce stupide temps mort est aussitôt mis à profit par mon adversaire, qui s’empresse de filer un coup de pied arrière dans mon articulation. J’ignore la brutale douleur dans mon genou et j’égorge le gnome. Nous émergeons des ombres en même temps que son sang jaillit sur les pavés.
Me voilà à sautiller en massant ma jambe. A priori, rien de sérieux. Je profite du court répit pour regarder autour. Mon intervention n’a déclenché aucune panique supplémentaire, les mages et démonistes du secteur sont déjà occupés à ranger leurs affaires, à crier et à courir. Je tends le cou malgré moi, j’essaie de repérer Naëlis. Elle n’est pas là. Elle devrait être déjà rentrée avec le reste de nos forces. Peut-être est-elle dans notre logis, à mettre sous clé nos maigres possessions ?
Je n’aime pas ça. Je voudrais voir les citoyens de ma ville vaquer à leurs occupations comme s’il ne se passait rien. Fossoyeuse ne peut pas courir un réel danger. Il est impossible que l’Alliance réussisse - ce n’est même pas envisageable. Je refuse d’y penser. Tous ces gens affolés m’irritent prodigieusement.
Je retourne à ma mission. Cette fois, il s’écoule à peine une minute avant que je ne repère un humain posté en observation sur une corniche. Il me voit hélas juste à temps, et me saute dessus. Je roule sur le côté, je lance une lame qu’il évite. Son mouvement expose brièvement son flanc, et je saisis l’occasion. Je n’ai que le temps de lui faire une entaille profonde aux côtes avant de me prendre son pied dans le visage, m’arrachant un cri de douleur.
Au même instant, j’entends un hurlement en bas-parler. On appelle à l’évacuation entière de la cité.
L’humain parvient à se redresser en même temps que moi. Nous échangeons à peine quelques coups de lame avant qu’il ne s’effondre, victime du poison.
Je pourrais lui ôter le masque pour voir si je le connaissais, mais la colère me retient de le faire. Je m’éloigne du cadavre et reprends mon souffle en regardant les gens courir vers un portail. Je vois une Réprouvée appeler quelqu’un en sanglotant. Personne ne lui répond, et la masse grandissante des morts-vivants finit par lui faire traverser le portail de force.
-Melrenna !
Je fais volte-face à temps pour voir Naëlis qui court vers moi. Le soulagement me fait tourner la tête.
Je trébuche en allant à sa rencontre. J’attrape son visage à deux mains.
-La Lumière soit remerciée, je ne savais plus où te chercher… C’est un tel…
-Naëlis, je l’interromps. Il faut que tu prennes le portail. Dépêche-toi.
-Tu… Tu me demandes de t’abandonner ?
-C’est plus sûr. On viendra sûrement vous annoncer très vite que tout est rentré dans l’ordre.
Elle fronce les sourcils. Je n’ai pas envie d’entendre sa réponse, mais je l’entends quand même.
-Mel, est-ce que tu as seulement vu l’armée qui a rasé Brill ? Moi oui, et ils sont presque aux portes. Il y a…
Je lui coupe encore la parole avant qu’elle ne réussisse à mettre dans ma bouche le goût du désespoir.
-Prends ce portail. Je t’en prie.
Elle attrape sèchement mes mains et les retire de son visage pour me toiser. Moi qui voulais voilà un instant que tout le monde se comporte comme si rien ne se passait, me voilà à souhaiter que l’affolement général s’empare d’elle aussi, pour qu’elle accepte d’être mise à l’abri. Juste une précaution inutile, bien sûr. Mon envie de la protéger est irrationnelle, elle ne se base forcément sur aucun danger véritable…
Je repère au loin une grille qui se baisse. Le Quartier est en train d’être bouclé de force. Je me creuse la tête pour trouver un argument.
-Naëlis, et s’ils arrivent jusqu’à Lune-d’Argent ? Garde tes forces pour défendre ta ville.
J’espère presque qu’elle va me répondre que c’est impossible, qu’elle est décidée à rester à mes côtés, mais je discerne une lueur de panique dans ses yeux. Son expression se fait résignée.
Je voudrais tellement qu’elle reste. Je pourrais le lui demander, si je suis vraiment persuadée qu’elle ne risque rien. Mais ma bouche demeure close.
-Promets que tu iras bien, dit-elle après une seconde de silence.
-Promis.
Elle m’embrasse avec fougue et s’éloigne. Je n’ai pas le temps de la suivre des yeux ; un nécrotraqueur m’interpelle depuis les bords d’un canal en me faisant un signe. Je m’élance vers lui, ce qui n’est pas évident : il y a à présent tant de gens qui se ruent sur les portails que ça revient à nager à contre-courant. Une partie d’entre eux semble étrangement calme, comme s’ils ne réalisaient pas ce qui se passe. Je repère un marchand de champignons qui, à ma connaissance, n’avait pas bougé de son coin depuis des années. Il jouait parfois avec de minuscules araignées et leur donnait des noms. Il marche avec les autres, se laissant porter. Il serre entre ses doigts squelettiques un cadavre d’araignée.
-Alors ? je souffle au nécrotraqueur sitôt sortie de la vague de morts-vivants.
Il lui manque la moitié du nez et une partie des joues, mais j’ai tellement l’habitude des visages de Réprouvés à présent que je ne ressens que de l’appréhension en voyant la grimace qu’il me fait.
-Toute la capitale est infestée. La Reine a réussi à demander de l’aide, mais ce ne sera jamais assez. Il va falloir faire une sortie et…
A ce moment, des cris retentissent de partout. Je m’apprête à demander au nécrotraqueur s’il a une idée de ce qui se passe, mais sa tête se fait arracher sous mes yeux par d’énormes pattes de félin. Je plonge dessus sans réfléchir. Mes dagues se plantent dans la fourrure, et le druide convulse. Il a tout de même le réflexe de se débattre, et un grand coup de griffes lacère mon corset de cuir. Je n’arrive pas à sentir si ma peau est atteinte.
Je vais tenir bon, je me souffle dans ma tête en me relevant. Je vais tenir bon et Fossoyeuse aussi.
Je réalise en me relevant que je suis loin d’être la seule à combattre. Des dizaines de duels se sont engagés partout. Un coup d’œil me suffit pour réaliser que nous sommes en mauvaise posture. Je me précipite au secours d’un guerrier tauren attaqué par deux assassins. Un tauren. Recevrait-on du secours ?
-Pas de temps à perdre ! crie une voix rauque. Ouvrez un portail vers la forteresse, et nous ferons notre rapport au chef de guerre !
Une hache fend le crâne de mon adversaire, et je reconnais alors Varok Saurcroc.
Ainsi, non seulement Orgrimmar nous envoie l’élite de ses guerriers, mais en plus la Dame noire est ici. Sylvanas est revenue protéger Fossoyeuse et les siens. Même dans le chaos, j’entends mon propre soupir de soulagement, et je me sens plus légère. A présent, je n’ai qu’une hâte : la rejoindre.
Je me concentre de nouveau sur les combats pour aider les derniers Réprouvés à se défaire de leurs adversaires. Les corps des furtifs de l’Alliance sont à présent nombreux sur le sol, mais ils sont accompagnés par tant des nôtres que j’en ai un haut-le-coeur.
-Au portail !
Dès que le tourbillon de magie entre dans mon champ de vision, j’obéis et je suis les derniers combattants restants à travers lui.
Quand j’en émerge, la brusque luminosité m’éblouit brièvement. Nous sommes dehors, sur la pierre grise du donjon de Lordaeron. Comme chaque fois que je sors de Fossoyeuse, l’air me paraît soudain délicieux.
En regardant autour de moi, je repère des centaines de combattants de la Horde. Je ne me sens pourtant nullement rassurée. Si Naëlis disait vrai, nous ne serons pas assez. Tous les visages sont tendus, résolus ou inquiets. Aucun n’a l’air confiant. Je déglutis.
En avançant, je discerne enfin Sylvanas.
Elle se tient légèrement en hauteur, son arc à la main. Même dans la lumière du soleil, elle semble se tenir à l’ombre, une prouesse inexplicable. Elle distribue des ordres à toute vitesse. Elle a l’air si sûre d’elle que je me sens plus calme. Que pourrait-il arriver de mal à Fossoyeuse tant que sa Dame noire est là ?
-Sinelorn ! M’appelle une voix caverneuse. Première ligne !
Je fixe le mort-vivant qui tend son bras décharné pour désigner l’unité qui, déjà, part au pas de course pour rejoindre la bataille.
Il doit y avoir erreur. J’ai toujours combattu avec les nécrotraqueurs. Je n’ai pas ma place avec les guerriers armés pour résister aux premières vagues d’assaut.
Il doit y avoir erreur, je me répète sans réussir à me convaincre. C’était mon nom. Bien sûr qu’il n’y a pas d’erreur. Le mort-vivant porte l’insigne des hauts gradés, il prend ses ordres directement de la Dame noire.
C’est la Reine-Banshee qui me veut en première ligne.
Autant dire qu’elle me veut morte.

Je ne sais pas à quel moment je me remets à marcher. Il ne s’est sans doute écoulé qu’à peine quelques secondes. J’ai mes ordres. Je dois les exécuter. L’espoir que j’ai mal saisi, qu’il y a un problème, que tout va rentrer dans l’ordre, me pousse en avant.
Quand je tourne le dos à la Reine, je crois sentir son regard rouge dans mon dos. Sa présence, encore un gage de sûreté voilà un instant, se mue en une menace mal définie.

J’avance encore, je sors du donjon. Je me sens incroyablement seule, ce qui paraît bien bête - devant moi, des milliers de gens sont en train de s’étriper sur la terre sèche de Tirisfal. D’immenses machines de siège tirent sans relâche, cachant le ciel, noircissant l’air. Le bruit me parvient au ralenti, les vibrations sous mes pieds sont assourdies, les visages des gens proches me paraissent flous. Je nage en plein cauchemar. Je n’arrive pas à me convaincre que tout cela est réel. Il le faut bien, pourtant. Je veux survivre.
Alors, je respire à fond et je rejoins les miens. Je n’ai pas une grande distance à parcourir. L’Alliance est allée beaucoup trop loin. Nous sommes déjà presque dos au mur.
Fossoyeuse va tenir bon. Fossoyeuse va tenir bon, et moi aussi.
Je n’ai plus le temps de penser. Quelqu’un vêtu de bleu et or me fonce dessus, et la véritable bataille commence pour moi aussi.

Je m’en tire convenablement les premiers instants. Je parviens à ne pas subir de blessure grave. Ça n’a toutefois bientôt plus d’importance. Je sens les murs du donjon derrière moi, à moins de quelques mètres. Il n’y a plus que quelques rangs de combattants entre les remparts et l’Alliance. Nous sommes au milieu ; nous allons être broyés et submergés.
Je dois soudain me jeter sur le côté pour éviter une boule de feu qui noircit le mur derrière moi. Je me sens plus mal que si elle m’avait touchée. Fossoyeuse ne doit pas être atteinte. Fossoyeuse ne peut pas tomber…
Je me fais renverser par une masse en armure. Une worgen me plaque au sol et s’efforce de m’étrangler. J’enfonce ma dague dans son œil droit. Quelque chose me gicle dessus, et elle hurle de douleur et de rage. Je commence à manquer d’air, et mes gestes de précision. Est-ce que ça va se finir comme ça ? Non, je parviens à envoyer mon autre dague dans son ventre. Elle me relâche brièvement, je remonte mon arme pour l’éviscérer. Je trébuche en me relevant.
A cent mètres de là, une des immenses machines de l’Alliance s’effondre lentement, envoyant des copeaux de bois enflammés dans tous les sens. Les cris de victoire de la Horde sont pourtant à peine audibles. Nous sommes en sous-nombre.
Je suis sur le point de plonger dans les ombres quand je repère un mouvement vers les portes principales. Du renfort. Ça ne peut être que ça. J’examine avidement les troupes qui s’avancent vers nous, à un pas si régulier et uniforme qu’il ne peut que s’agir de Réprouvés. Ils tiennent des outils - d’étranges lances que je connais bien.
Le sol se teint de vert sous leurs pas.
Je refuse de comprendre jusqu’à sentir l’odeur familière des réservoirs à Peste. Et même alors, je reste là, statufiée. Ils se trompent, je me dis bêtement. Ils font erreur, il reste encore des nôtres avant l’Alliance. Comment peuvent-ils ne pas voir qu’ils vont massacrer les leurs ?
C’est là, après avoir perdu les secondes les plus précieuses, que je réalise que c’est moi qui me trompe. Les troupes de Sylvanas savent parfaitement ce qu’elles font. La combattante la plus proche de moi, une trollesse, s’effondre en poussant d’horribles râles. Les lanceurs de Peste marchent sur son cadavre en poursuivant leur oeuvre.

Je prends mes jambes à mon cou.
Et moi qui me pensais prête à tout pour abattre l’ennemi. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Je ne songe pourtant pas à abandonner Fossoyeuse, et je longe son mur d’enceinte. Je tiendrai tant que la ville tiendra. Si elle tombe, je tombe. Donc, nous ne pouvons pas tomber. Je ne dois pas tomber…
Et j’ai promis à Naëlis, me répète une voix dans ma tête.
Je devrais savoir, depuis le temps, que les promesses d’amoureux ne veulent rien dire et ne protègent personne de quoi que ce soit.

Je ne peux pas aller bien loin. La Peste me barre le chemin. Elle se répand comme de la fumée, rampe autour de moi, teinte l’air et tue tout ce qu’elle touche.
Force m’est pourtant de constater, à bout de souffle, les yeux emplis de larmes, que c’est efficace. L’Alliance est repoussée. Mètre par mètre, nuage de Peste par nuage de Peste, elle recule. Tous ceux qui ont le malheur de se retrouver au milieu, qu’ils portent un tabard bleu ou rouge, s’effondrent en quelques instants. Quant à moi, si je ne suis pas encore touchée, je suis cernée. Si ce n’est pas la Peste qui me tue, ce seront les archers de l’Alliance, pour qui je représente une cible facile, encore à portée.
Je lève la tête, au mépris de toute règle de prudence. Je veux voir les remparts. Je veux voir Sylvanas Coursevent - je veux réussir à distinguer le visage de celle pour qui je me suis tant battue.
C’est sans doute à cause de ça que je rate deux choses. La première, c’est le navire de Jaina Portvaillant qui surgit dans les airs et bombarde les portes de ma capitale, qui explosent.
La deuxième, ce sont les flèches qui me frappent dans le dos.

Je tombe à genoux sans rien pouvoir faire d’autre. Je fixe toujours le haut des remparts, je n’arrive pas à tourner la tête.
Sylvanas Coursevent est là. Elle me regarde. L’éclat d’ailes fantomatiques capte mon attention, alors que je meurs, là, sous les yeux de la Reine Banshee qui se détourne sans lever le petit doigt pour me sauver. La val’kyr à ses côtés a tourné son visage casqué dans ma direction.
La souffrance qui irradie de mon bassin à ma nuque m’empêche de hurler ou de bouger. Je suffoque, quasiment en silence. Mon cœur éclate en morceaux dans ma poitrine.

Comment en suis-je arrivée là ?

Fossoyeuse tombe, et je tombe avec elle.

8 mentions « J’aime »

Un très beau texte, avec beaucoup d’émotion.
On sent que tu t’es vraiment mise à la place de ton personnage pour ressentir ce qu’elle ressent, et vivre ce qu’elle vit jusqu’à la fin.

Bravo à toi.
Pour la Horde.

1 mention « J’aime »

C’est tellement beau :cry:

2 mentions « J’aime »

Qu’elle belle histoire !!! Si t’en as d’autres…

Merci ! Ça me fait très plaisir à lire ^^
J’en ai un beaucoup plus court sur mon elfe de la nuit, de l’autre côté de la guerre…


Il ne faisait pas si froid.

Lillenta laissa tous ses vêtements en arrière, dans la grotte. Tempête s’affala à côté et posa sa grosse tête sur ses pattes avant, les yeux mi-clos. Les combats incessants de ces derniers jours l’avaient amaigri, et sa fourrure était plus grise que blanche.

Sa partenaire de chasse lui jeta un coup d’œil avant d’avancer son arc à la main. Elle prenait un risque à se balader sans armure, même dans un des endroits les plus secrets de Sombrivage. Peut-être aurait-elle autrefois estimé qu’elle pouvait laisser aussi son arme en arrière, que l’endroit était suffisamment sûr. Mais depuis Teldrassil, Lillenta ne laissait plus grand-chose au hasard, et plus aucun endroit sur Azeroth ne lui donnerait le sentiment de tranquillité qu’elle avait découvert dans Sombrevallon.

La tranquillité est détruite , songea-t-elle en mettant lentement un pied devant l’autre. La paix est un rêve d’enfant, et les enfants sont morts.

Ni les mois écoulés ni les larmes versées n’avaient pu apaiser son cœur. Aucun tir ne l’avait soulagée, quel que soit le nombre de gorges percées par ses flèches. Aucune parole ne l’avait libérée des échos des hurlements. La Déesse elle-même semblait s’être dit qu’aucune étreinte au monde ne saurait détendre les muscles de la chasseresse. La douce lueur argentée qui avait un jour baigné ces bois n’était plus. La lune voilée ne donnait plus sa faveur qu’aux ténèbres et aux chasseurs qui s’en drapaient ; aucun membre de la Horde n’aurait le luxe de venir voir la mort.

Lillenta avait choisi l’aube pour se rendre près de la mare. La lumière encore très faible du jour lui suffisait amplement, et elle s’agenouilla sur la mousse humide sans tâtonner. D’abord, elle crut qu’elle s’était mal positionnée en regardant l’eau ; la gorge serrée, elle cherchait l’habituel éclat argenté de ses yeux, mais il avait disparu.

Quand elle repéra enfin les iris de son double, elle eut l’impression de sonder les tréfonds d’un puits. Malgré un faible miroitement azur, ses yeux lui semblaient presque noirs comparés à ceux qu’elle se connaissait. Elle avait vu cet effet sur d’autres, elle avait combattu aux côtés de dizaines d’elfes affectés de façon semblable, mais elle se sentit secouée. C’était la première guerre qui, non contente de la ravager intérieurement, modifiait ainsi son corps. Peut-être y avait-il là une forme de logique, aussi douloureuse soit-elle ? Peut-être la souffrance avait-elle été si immense qu’elle ne pouvait qu’en être affectée dans son ensemble.

Elle se redressa et réunit de l’eau dans ses mains en coupe. Sa peau avait été d’un beige presque humain, une nuance qui n’avait pas la faveur des difficiles. Tout à présent, de ses orteils à la pointe de ses oreilles, avait la couleur d’un brin de lavande couvert de cendres.

Une comparaison appropriée.

Elle relâcha l’eau dans le bassin naturel, troublant son reflet. Il n’y avait désormais plus qu’un seul élément qui se distinguait des autres : sa chevelure blanche n’avait pas changé. Les longues ondulations cascadaient sur ses épaules et dans son dos, offrant désormais un contraste saisissant avec sa chair à peine martyrisée par les flammes. Elle ne sentait presque plus les brûlures. D’autres avaient été défigurés…

-Au secours ! A l’aide !

-Où êtes-vous ? Continuez de crier !

-Au sec…

La voix s’étouffe. Je fonce dans le bâtiment, je dégage une planche d’un coup de pied, je distingue une main sous plusieurs poutres. La chaleur est tellement intense. Je suis trempée de sueur, et mes mains glissent.

-Tenez bon !

Je soulève finalement les poutres en poussant un cri de douleur. Mes épaules n’en peuvent plus… Tempête pousse un affreux gémissement.

L’elfe sous le bois n’est même pas adulte. Elle ne tousse plus, n’appelle plus. De l’autre côté du bâtiment, le feu est allé plus vite que moi. Sa tête est une torche, mais elle ne réagit pas. La peau calcinée de ses joues me pousse à hurler. Mes bras tremblent de fatigue, la fumée me pique les yeux, l’odeur de la chair brûlée me retourne l’estomac, mais je ne peux pas lâcher les poutres, comme si j’avais peur de l’écraser dessous, comme si j’avais peur de lui faire mal.

Tempête pousse un autre gémissement qui se transforme en feulement. Je relâche finalement le bois et titube en tentant de le voir à travers la poussière, les flammes et mes larmes. J’entraperçois une énorme silhouette qui bondit vers l’eau… Il a dû être brûlé…

-Tempête !

Lillenta trembla en revenant à elle. Elle se surprit à se balancer, bras serrés autour de ses genoux, sans se rappeler s’être mise dans cette position. Ses paumes étaient couvertes de sueur, et elle les plongea dans l’eau.

Tempête va bien, se répéta-t-elle machinalement. Il est sauvé.

Contrairement à beaucoup d’autres, ce qu’elle ne pouvait pas ignorer. Tous ceux qui avaient été là ce terrible jour souffraient des mêmes maux qu’elle. Tous avaient vu des mains tendues qu’ils ne pouvaient plus attraper, entendu des voix désespérées auxquelles ils ne pouvaient plus répondre, souffert de flammes qu’ils ne pouvaient plus éteindre. Beaucoup s’étaient effondrés comme elle sur la pierre brûlante, asphyxiés par la fumée, s’évanouissant après avoir ramené un énième rescapé de l’incendie – mais il en restait encore tellement, il en restait encore tellement…

Je n’ai pas pu tous les sauver.

Elle s’efforça de le répéter dans sa tête, d’accepter le poids de ces mots, de faire la paix avec les morts, mais c’était aussi impossible que de retrouver ses yeux argentés.

J’aurais dû.

Lillenta se redressa, enfonça d’un coup sa tête sous l’eau, et hurla jusqu’à en avoir le tournis, jusqu’à ce que plus une bulle n’arrive à s’échapper de sa gorge. Une part d’elle voulait en finir là, se noyer plutôt que d’affronter de nouveau ses souvenirs, sombrer dans l’eau comme cette fille avait sombré dans les flammes.

J’aurais dû mourir.

Elle envia les morts et leur paix, elle leur envia l’étreinte de la Déesse qui n’offrait que du sang aux vivants, elle leur envia leur tombeau, elle leur envia l’oubli.

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