Sombre nuit à Hautebrande
Paulus posa sa lance contre le rempart. Le jeune homme desserra la sangle de sa cuirasse
puis s’accouda au créneau, le regard vague.
« Bon sang, lâcha-t-il, ce qu’on peut s’emm*rder dans ce trou.
- Tu préfères les marais de Theramore ? ricana Rimgan en avalant une tranche de lard.
- Mmpf, grogna-t-il. Au moins y avait un peu d’animation.
Rimgan, gagné par un éclat de rire, manqua de s’étouffer avec sa viande. - Tu parles ! Les moustiques et la bouillasse, très peu pour moi. On est bien mieux au pays. Il fait meilleur et les nanas n’y ont ni crocs ni cornes.
Il fit tinter la lame de son couteau contre une bouteille de rouge corsé d’Arathi.
- Et puis, ajouta-t-il, la bouffe est vachement meilleure.
- C’est pas faux. Eh ! J’ai une idée. Passe-moi une pierre.
- Quoi ?
- Une pierre ! répéta Paulus avec un geste impatient.
Rimgan se contorsionna pour saisir les quelques gravats étalés sous sa chaise avant des les tendre à son camarade.
- Mate un peu, déclara Paulus d’un air malicieux.
Le soldat arma son bras, prit quelques secondes pour évaluer sa trajectoire puis tira. La pierre vint percuter l’un des orcs en haillons qui erraient dans la cour en contrebas.
- Ha ! s’exclama le jeune homme. En plein dans le genou. Tiens, en v’la une autre. Raté. Dis, il t’en reste ?
- Non, rétorqua Rimgan.
- Dommage. Toujours un plaisir d’emm*rder les moches.
- Mmh, marmonna Rimgan.
- Quoi, tu vas quand même pas me dire que ça te cause des états d’âme ?
- Des états d’âme ? Ils devraient même pas être là, cracha-t-il en jetant un regard venimeux aux prisonniers. On aurait du les cramer jusqu’au dernier, ces fumiers.
Paulus haussa les épaules.
- Bah, ça aurait été moins marrant pour nous. Et puis, ‘sera toujours temps de les pendre ou de les noyer quelque part.
- Faut dire que… Garde-à-vous, fixe !
- Repos » déclara le capitaine Fendrick en leur rendant un salut décontracté.
L’officier, malgré son encombrante cotte de mailles et l’épée pendue à son flanc, avait surgi au bout du chemin de ronde sans un bruit. Le capitaine Fendrick était connu pour terroriser les recrues imprudentes prises en flagrant délit de sieste intempestive ou de gueule de bois lors de leur tour de garde. Il n’en restait pas moins un homme juste, paternel, et vaillant au feu. Rimgan et Paulus, du
temps de leurs classes, gardaient de lui un souvenir ambigu, à la fois affectueux et craintif. C’est sans doute à cela qu’on reconnait un bon chef.
« Comment est le pique-nique, caporal ? demanda le capitaine en faisant rouler l’un des saucissons étalés sur la table entre ses doigts d’un air distrait.
- Il est bon, mon capitaine, répondit un Rimgan rougissant.
- Heureusement qu’aucun exercice n’est prévu cet après-midi, continua-t-il avec une sévérité feinte. Paulus aurait dû ramasser vos restes gastriques derrière-vous. Et vu le temps qu’il passe à la taverne, il a déjà bien assez des siens.
- Une chance, mon capitaine, admit Paulus en retenant un sourire.
Fendrick s’assit sur la chaise que Rimgan s’était empressé de lui proposer. L’officier lissa son élégante moustache du bout de l’index. Il se servit un verre de vin et le vida d’une traite, sous l’œil amusé mais quelque peu décontenancé de ses hommes.
- Bon, dit-il en s’essuyant des lèvres d’un revers de la main. Messieurs, je suis venu vous faire part d’une bien triste nouvelle. Il semblerait que la moitié de la compagnie soit clouée au lit. Une indigestion collective, paraît-il. Deux cas critiques ont déjà été évacués à l’hôpital général de Lordaeron. Rien à signaler de votre côté ?
- Non, mon capitaine, affirmèrent-ils à l’unisson.
- Avez-vous mangé au réfectoire récemment ? s’enquit le capitaine. Il semblerait que les stocks de grain soient mis en cause.
- Mon capitaine, déclara Rimgan, je ne touche jamais à la tambouille du sergent-cuistot Jackson. Avec tout le respect que je lui dois, bien-sûr. Ma mère me fait venir des colis de provisions depuis la ville.
- Bien, caporal, bien. Je dois reconnaître que les talents culinaires de ce bon vieux Jackson ne s’arrangent pas avec l’âge. Et vous, soldat Paulus ?
- Eh bien, commença-t-il, j’ai bien du grignoter un quignon par-ci par-là…
Le capitaine plissa les yeux et inspecta Paulus comme on examine un cheval au marché. Mal à l’aise, le soldat chercha du regard le soutien de son camarade. Mais Rimgan regardait droit devant lui et ne bronchait pas.
- Je ne vois rien d’anormal, conclut Fendrick. Mais je compte sur vous pour contacter un officier médical au moindre symptôme suspect, vu ?
- Compris, mon capitaine.
- Excellent. Ah, j’allais oublier. En temps normal je ne vous aurais pas sollicités, mais puisque le prince Arthas a exigé la mobilisation d’une partie du régiment à Andorhal, je n’ai plus assez d’effectifs pour faire tourner la boutique. En d’autres termes, je dois doubler votre gardecette nuit. »
Le capitaine se leva, salua ses hommes et s’en alla aussi vite qu’il était arrivé. Paulus attendit que l’officier ait disparu pour envoyer valser l’un des gobelets vides d’un geste rageur. Rimgan, impassible, continuait à mâcher son lard sans quitter les orcs des yeux.
La nuit s’annonçait longue et plate, comme toujours au fort depuis que les orcs avaient été chassés de la région. De temps à autre, un groupe de pillards ou des survivants du clan Rochenoire surgissaient dans le coin, menaient un raid, parfois deux, mais finissaient toujours par rencontrer le glaive d’une patrouille de paladins ou d’une équipe d’aventuriers avant de se disperser dans la nature.
Rimgan et Paulus, affectés au fort, n’avaient pas combattu depuis au moins deux ans. Pas la moindre escarmouche.
« Je vais rempiler dans l’infanterie de marine, déclara Rimgan alors qu’ils entamaient leur sixième ronde de la soirée. J’ai bien réfléchi à ce que t’as dit ce matin. Moi aussi j’en ai marre de pourrir ici.
Paulus leva un sourcil étonné.
- On est pas peinards ? répondit-il. Logés, nourris, blanchis… pas de danger. Enfin, ça me perturbe un peu de voir les verts rôder là-bas dessous mais je préfère les savoir enchaînés dans leurs baraquements que les avoir en face et l’arme poing.
- Si ça continue je vais étrangler l’un de ces s*lauds dans son sommeil. L’odeur, le bruit… Un bon orc est un orc mort.
- Si tu le dis… Moi je te préviens : tu vas le regretter. Et puis, avec qui j’irai visiter les paysannes du Moulin-de-Tarren si tu t’en vas, hein ?
- Tu trouveras bien, vieux. Je te fais confiance.
Quelque chose remua dans la pénombre. Un seau roula par terre, rebondit dans les escaliers avec fracas et s’écrasa dans la cour. Paulus et Rimgan se mirent en garde.
- Qui va-là ? demanda ce dernier d’une voix impérieuse. Identifiez-vous.
Rien. - Sans doute un des chats du cuistot… murmura Paulus après quelques instants de silence.
Rimgan ne réagit pas. Quelque chose clochait.
- Identifiez-vous ! répéta-t-il.
- Mal… mal… Aidez-moi…
- B*rdel, s’écria Paulus en se jetant en avant, c’est Marcus ! Mais qu’est-ce qui t’est arrivé, bon sang ?
Le soldat Marcus rampait le long de la courtine, ponctuant chaque mouvement d’une toux visqueuse. Paulus venait de se pencher à ses côtés quand l’infortuné malade, secoué d’un spasme, vomit une glaire verdâtre. Paulus tomba à la renverse en jurant et s’essuya les mains à la va-vite contre le tissu de son tabard. Rimgan se tenait à distance respectable de Marcus et gardait sa lance brandie. Les spasmes empiraient à vue d’œil ; le soldat cabrait à s’en rompre les vertèbres, il hurlait, se griffait le visage jusqu’au sang et continuait à déverser cette bile infecte aux relents de charogne. Paulus, livide, toujours au sol, tâtonnait dans l’obscurité à la recherche de sa lance. Rimgan se planta entre Marcus et son ami.
- Eh ben mince ! articlua Paulus d’un ton qui se voulait léger. Le capitaine avait raison, c’est une sacrée chiasse que ce truc là !
- Reste derrière moi, ordonna Rimgan en pointant son arme vers le malade. Prends une torche.
Soudain, plus rien. Les complaintes lancinantes de Marcus et ses spasmes terribles s’arrêtèrent d’un seul coup, comme absorbés par la nuit. Seule la silhouette recroquevillée du soldat pouvait encore être devinée à la lumière des étoiles. Mais Marcus se mit à grogner. D’abord faiblement, comme un ronronnement, puis avec plus de force, quelque chose de caverneux. Un souffle, une série de claquements, un raclement sinistre.
Rimgan en était désormais certain : quelque chose n’allait pas.
- La torche ! répéta-t-il dans un élan de terreur.
Paulus, les mains tremblantes, s’empara d’un des flambeaux disposés contre le mur du donjon puis le leva à hauteur de visage. A peine s’était-il saisi de la torche qu’une forme sombre se rua dans sa direction avec un feulement barbare.
La goule, lancée à pleine vitesse, s’empala sur le fer de la lance de Rimgan. L’abomination s’écroula, transpercée de part en part.
- Oh mrde, oh mrde… répétait Paulus. C’est quoi…ce truc ?
- J’en sais rien. Par la Lumière…
La cloche du beffroi se mit à sonner. Une fois, puis deux, puis trois, poursuivant jusqu’à ce que les deux hommes perdent le compte. Surpris par le signal de l’alerte générale, les soldats valides de la garnison se jetèrent sur leurs armes, chaussèrent leurs bottes et quittèrent leurs baraquements pour gagner la cour d’honneur comme l’exigeait la consigne. Rimgan et Paulus les rejoignirent aussitôt.
- Qu’est-ce qu’il se passe, capitaine ?
- Qui surveille les prisonniers ?
- Est-ce que quelqu’un vu le caporal Henri ?
- M*rde, l’un des gars m’a mordu !
- Incendie dans la cour ouest !
Des formes inquiétantes commencèrent à se déplacer dans l’ombre, le long des remparts, au sommet des tours, derrière les fenêtres, sans jamais se montrer à la lumière. Le capitane Fendrick tentait de maintenir un semblant de discipline parmi la troupe terrifiée. Malgré l’obscurité, il était clair que l’officier souffrait d’un mal terrible. Le teint livide, le visage luisant de transpiration, il donnait ses
ordres aussi vaillamment que son état le lui permettait. Après quelques minutes pourtant, le capitaine chancela et manqua de s’effondrer de tout son long devant ses hommes. Genou à terre, il tenta de reprendre appui mais ne réussit qu’à se tordre de douleur, à son tour pris de convulsions et couvert du même vomi que Marcus.
- A l’infirmerie ! s’écria Rimgan. Emmenez-le à l’infirmerie !
Faute de brancard, quatre soldats se saisirent de Fendrick et le portèrent tant bien que mal en direction de l’office médical.
- Sergent Brock ! s’exclama Paulus en tambourinant à la porte. On a besoin de soins ! Sergent Brock, ouvrez !
Pas de réponse. D’un accord tacite, Paulus et l’un des caporaux de la compagnie tentèrent d’enfoncer les doubles-battants de la porte à coups d’épaule. Elle céda à la troisième tentative.
Une nuée de cadavres animés se jeta sur les hommes de tête pour leur ouvrir les entrailles à coups de griffes et de crocs. Paulus s’écroula en hurlant, avalé par la masse grouillante de corps couverts de cloques et de chair en putréfaction. Un peu plus en arrière, Rimgan repoussa l’assaut avec quelques hommes mais, submergé par le nombre, n’avait aucune chance d’atteindre son ami. Jusqu’alors
discrètes sur les hauteurs, les goules se laissèrent tomber sur les soldats et les prisonniers orcs.
La troupe, prise de panique, se dispersa aux quatre coins du fort. Rimgan et quelques sapeurs du génie foncèrent vers les écuries, se frayant un passage à coups de hache et de lances. Celle de Rimgan se brisa entre les mâchoires d’une abomination gigantesque dont la force vint à bout de plusieurs de ses
camarades.
La situation échappait à tout contrôle. Les cadavres s’amoncelaient. Certains se relevaient. Le caporal jeta un œil par-dessus son épaule juste à temps pour apercevoir son dernier compagnon être happé par une horde. Il était seul.
Une déflagration terrible retentit à sa droite ; une gerbe de flammes jaillit dans la nuit comme le souffle d’un dragon. La poudrière venait de sauter. D’énormes blocs de pierres retombèrent aussitôt sur le fort, emportèrent des têtes, des bras, des jambes ; mutilèrent hommes et monstres sans distinction. Deux orcs affreusement brûlés titubaient dans la cour ; l’un d’eux parvint presque au niveau de Rimgan mais fut plaqué au sol par une goule qui l’éventra sur place avant de sauter sur sa
prochaine proie. Une autre portion de la poudrière sauta : cette fois-ci le souffle projeta Rimgan au sol. Des fragments de métal ardent fusèrent dans tous les sens comme les éclats d’une bombe. Le caporal se releva péniblement, en proie à une douleur lancinante dans le bas du visage et au sommet du crâne. Tant pis. Il fallait continuer.
Le cœur battant, les yeux brûlés par la fumée, Rimgan atteignit enfin les écuries pour découvrir une série de boxes vides. En proie à une panique sourde et refusant de se rendre à l’évidence, le caporal tenta d’inspecter les lieux mais ne parvenait plus à aligner la moindre pensée cohérente. De toute évidence, il n’y avait plus rien. Rien. Plus rien. Tout le monde était mort, ou allait mourir. Les barrières avaient cédé. Les montures avaient fui depuis longtemps. Il était condamné. Ils l’étaient tous.
Rimgan se laissa glisser contre l’une des poutres de l’écurie. Ses cheveux collaient à son front. Quelque chose de chaud et visqueux coulait le long de son nez. Sans doute une blessure. Il n’y faisait même plus attention. Ses oreilles sifflaient, sa tête tournait. A l’extérieur, les créatures ne semblaient même pas l’avoir remarqué. Les portes des écuries, grandes ouvertes, donnaient sur le massacre comme les rideaux d’une pièce de théâtre.
Il était fatigué. Si fatigué… L’adrénaline retombait et ses plaies commencèrent à brûler, de plus en plus fort. Ses dents, en particulier, lui causaient un mal
atroce. Rimgan posa la main sur ses lèvres. Il ne restait de sa bouche qu’une cavité béante parsemée d’éclats d’os et de morceaux de métal tordus.
Une dernière secousse au niveau de la nuque. Un éclat de lumière. Puis le vide.
*Les souvenirs sont diffus. Il fait froid, humide. Métal. Os. Chair. Quelque chose lui fait mal à la tête. Des forêts, peut-être de la neige. Il ne sait plus. *
*Le Prince est là. Tout ce qu’il sait, avec une certitude absolue, c’est que le Prince est là. Une voix à la fois douce, protectrice, et terrible dans son autorité. *
*La voix d’un Roi. *
*Arthas le protège ; Rimgan sert Arthas. C’est dans l’ordre des choses. Ca l’a toujours été. *
*Une armée avance. Une bataille, puis une autre. Des flammes. Un bras coupé. Désagréable. Cousu et recousu, encore et encore. Comme une pièce de boucherie. Est-ce un cauchemar ? Son corps est-il encore le sien ? Tout se mélange, et pourtant il avance. Ils avancent tous. *
*Soudain, tout s’arrête. Le voile se dissipe. La vision devient claire. Sale, nimbée de haine et de frustration, mais claire. La sienne, enfin. Le Roi est mort. Quel Roi ? *
Plus rien n’a de sens.
Un cadavre le scrutait intensément. Rimgan aurait du être terrifié mais il ne l’était pas. Il avait presque l’air… familier. Amical, même. Voilà qui était bien étrange.
Rimgan écarquilla les yeux et prit une grande inspiration, comme s’il venait de se réveiller d’un cauchemar ou d’échapper à la noyade. Le fort, les goules, Paulus… Où étaient-ils passés ? Où était-il, lui ? Pourquoi cet homme étrange, à demi-squelette, l’observait-il avec cet air goguenard ? Et pourquoi avait-il l’impression de le connaître… ?
« Je m’appelle Mordo, déclara le mort-vivant avec un sourire énigmatique. Il était temps de se réveiller… Nous nous apprêtions à vous jeter au feu avec les autres mais il semble que vous ayez réussi. »