Chapitre 24
« Hama, fit Flingot, préviens-nous dès que tu sens des… âmes approcher. »
La draeneï hocha la tête. De toute façon, pour l’heure, ils entendaient au-dessus de leurs têtes le fracas de la garnison orc qui les cherchait, des dizaines de soldats courant dans les couloirs et sur les créneaux, sonnant des alertes et hurlant des ordres.
Farôn, les yeux fermés, adossé contre un mur les bras croisés, semblait presque dormir. Mais ses compagnons ne s’y trompaient pas : il suivait de près le manège de ces centaines de gangr’orcs, de beaucoup plus près qu’aucun d’entre eux n’en était capable.
Elbéreth, qui avait déposé la valise sur un des deux bancs de la table, s’amusait à saisir en plein vol des mouches qui voletaient au-dessus d’un reste de gigot. Elle les grignotait en lançant quelques regards d’adolescente timide en direction de Stropovitch.
« Bon, on a soufflé un peu, mais hors de question d’roupiller, reprit le nain en balançant sur la table le cadavre d’une flasque de rhum. Passez en revue armes, armure, tout vot’ barda, qu’y ait pas de mauvaise surprise au mauvais moment.
— Oui cef ! s’exclama Thiwwina enjouée. Z’ai une vilaine tasse rouze sur ma robe là c’est grave ? »
Phéoline ne put s’empêcher de sourire, même si l’heure n’était pas aux plaisanteries. La chambre s’emplit de bruits de métal et de respirations nerveuses, tandis que la gnomette fouillait le contenu d’une malle en maugréant contre la grossièreté et l’inélégance des rares bouts de tissu qu’elle y trouvait.
Hama s’approcha du guerrier. Celui-ci essuyait fébrilement ses lames avec un morceau de drap humidifié. Il avait gardé son casque, et ses gants le gênaient dans sa tâche. Ses gestes étaient brusques et maladroits, et il peinait à réprimer des tremblements nerveux.
« Stropovitch… » dit-elle, et, saisis d’un pressentiment, tous tournèrent la tête vers lui.
Le draeneï s’immobilisa, la tête baissée.
« Stropovitch, répéta-t-elle doucement dans le silence qui s’était soudain instauré. N’aie pas peur, nous te sauverons. »
Et elle décrocha le casque et le souleva lentement.
Le guerrier n’était pas parvenu à refouler le démon. Sa peau était d’un violet carminé, davantage rouge que bleu, et recouverte d’une mauvaise sueur. Ses veines pulsaient à fleur de peau, sombres et luisantes. L’éclat de sang de ses yeux était terni par des larmes : il pleurait sans bruit, de rage, de honte, d’impuissance, les dents serrées.
Hama ne put retenir ses propres larmes à ce spectacle. Elle déposa des baisers fébriles sur sa joue, tenta de capter son regard – qui fixait obstinément la table –, et l’enlaça avec de légers sanglots, serrant contre elle la grande armure tiède.
Akmar fronça les sourcils. Il n’avait jamais vu Hama éprouver la moindre émotion de ce genre. Pour lui, et pour tous les Maîtres de l’Ombre qui l’avaient côtoyée, elle était insensible, cruelle et impitoyable. Qu’avait donc ce draeneï ? Le gnome ressentit dans son cœur, pourtant réputé noir et mort, la piqûre sournoise de la plus virulente jalousie.
Les autres considérèrent le guerrier silencieusement, l’air grave et triste – ce genre d’air que l’on a dans les moments fatidiques où l’on sait que la Mort attend là, sur le seuil, le grand livre du Destin à la main.
Ce fut Flingot qui rompit le silence, avec sa franchise naine, son langage sans fard, et cette amitié sincère et entière qui se voit dans les yeux, qui s’entend dans la voix, qui n’a nul besoin de discours d’orateur pour aller droit au cœur : « Eh Stropo, fit-il, on est frères d’armes, tu sais, et c’est des liens qui cassent pas. Faut pas avoir honte comme ça, ça sert à rien, on est ensemble, alors on y va franco, tu vois, on n’a plus rien à se cacher, plus rien à se prouver les uns aux autres. On t’laissera pas tomber vieux. Allez, Phéoline, ajouta-t-il après quelques secondes, vois c’que tu peux faire pour lui. »
La paladine, qui s’était précédemment délestée de ses plaques pour faire des étirements, s’approcha timidement, les yeux embués comme s’il s’agissait d’un de ses proches ; et quand elle tendit le bras et posa doucement sa grande main nue sur le front brûlant et moite du draeneï, ce dernier, dont l’expression était devenue songeuse aux paroles du nain, leva les yeux vers Phéoline, et ils échangèrent un regard profond qui valait tous les serments.
Phéoline ferma les yeux et entra en prière, tandis que sa main commençait de luire. Tous l’observaient, Hama pleine d’espoir, Stropovitch impassible, Akmar ennuyé, Farôn attentif, Thiwwina curieuse, Flingot confiant.
Elbéreth dit quelques mots en démonique et gloussa. « Qu’est-c’elle dit ? fit le nain.
— Bah, soupira Akmar, que c’est le premier Érédar qu’elle voit qui a peur d’être puissant. »
Stropovitch jeta un coup d’œil rapide à la succube. Celle-ci lui fit un clin d’œil et se trémoussa. Ce manège n’ayant aucun effet sur le draeneï, elle se mordit la lèvre au sang, saisie manifestement d’une vive frustration.
La paladine rouvrit les yeux, manifestement troublée. Elle semblait avoir pris une décision et hésiter à l’appliquer. Les visages se tendirent. « Désolée, ça risque d’être désagréable » murmura-t-elle enfin. Le guerrier hocha la tête. Phéoline prit une grande inspiration, et d’un mot crié libéra une décharge de Lumière dans la tête de Stropovitch, suffisante pour anéantir un lieutenant de la Légion. Les yeux des spectateurs s’agrandirent. Le draeneï ouvrit lentement la bouche, et resta debout, pétrifié, quelques secondes. Puis il s’effondra mollement dans les bras d’Hama, qui s’affola. En trente secondes, ses veines disparurent, et sa peau, sans retrouver tout à fait son bleu d’origine, reprit un aspect bien plus rassurant. Malgré le choc, Stropovitch n’avait pas perdu conscience. À demi étendu, le torse appuyé contre Hama agenouillée, il semblait rêveur, paisible, les paupières mi-closes.
« Ce n’est que très provisoire, dit la paladine en se tournant vers les autres, car malgré tous mes efforts je n’ai pu déceler la racine même du mal. »
Même O’ros ne l’a pu.
« J’ai l’impression étrange que ce démon n’est pas vraiment à l’intérieur de Stropovitch, continua-t-elle. Il est lié à son âme, il a un… accès direct à elle, mais il réside dans un autre… plan de réalité ?
— C’est étrange, répondit Akmar en fronçant les sourcils. Soit le démoniste qui l’a implanté a des connaissances et des aptitudes magiques inconnues même des archimages de Dalaran, soit, plus probable, c’est le démon lui-même qui a la capacité de déformer la réalité ou de changer de plan… et là, soit il s’agit d’un Nathrezim puissant ayant des affinités avec le feu, soit c’est un sorcier Érédar de première catégorie… on peut même imaginer un démon d’une espèce inconnue, ou encore une espèce créée ou « améliorée » via notre ami… »
Tous écoutaient attentivement, sauf Thiwwina qui bâilla effrontément à s’en décrocher la mâchoire.
« Et puis s’il n’est pas lié au corps mais à l’âme… continua le gnome – qui ne lâchait jamais un problème scientifique.
— Bah t’en fais pas Stropo ! s’exclama la gnomette depuis sa malle, interrompant Akmar. On lui fera crasser ses tripes au démoniste, il dira tout ! Pas de temps à perdre, si on veut te sauver, faut foncer ! Couraze mon poulpe préféré ! »
Le guerrier hocha la tête et se releva. Il eut un regard tout à la fois reconnaissant, solennel et digne pour ses compagnons. Puis il resserra une à une les sangles de son armure.
« Prouve-nous ta force d’âme, nous ferons le reste », dit Farôn de sa voix grave et nette. Le guerrier hocha encore la tête et rengaina ses lames d’un habile mouvement de poignets. Personne, évidemment, ne put relever l’ambiguïté de ces paroles, ne put deviner ce « reste » dont s’occuperait le traître le moment venu.
« Ne m’abandonne pas », conclut Hama d’un murmure, voyant son amant prêt au combat. Ravivé, revigoré, son entrain renouvelé, ses résolutions raffermies, enthousiasmé par ces manifestations d’amitié qui étaient pour lui nouvelles et aussi merveilleuses qu’inespérées, Stropovitch, qui avait d’ordinaire tant de pudeur, tant de retenue, enlaça vivement Hama et l’embrassa fougueusement devant toute la compagnie – la draeneï ne tarda pas à se remettre de sa surprise et à répondre au baiser avec passion.
J’essaierai de vivre, oui, pour toi.
Flingot rit franchement, Phéoline détourna les yeux en rougissant, Thiwwina soupira devant tant de romantisme, Akmar et Elbéreth crevèrent littéralement de jalousie, et Farôn, les yeux toujours fermés, depuis sa pénombre, eut un sourire en coin chargé de menaces futures.
« Bon, c’est pas tout ça, fit Akmar avec humeur en saisissant sa mallette et en la hissant péniblement sur la table, mais on a une mission à accomplir dont dépend peut-être l’avenir de Draénor et d’Azéroth, et il est plus que temps que je vous fasse profiter de mes décoctions. »
Flingot hocha la tête. Hama et Stropovitch se regardèrent tendrement un long moment encore, le guerrier caressant doucement la joue de son aimée.
« Donc, continua le gnome en ouvrant la valise dans un cliquetis métallique et en révélant aux yeux la richesse de son contenu, tous ces élixirs vous seront bénéfiques à plus ou moins long terme, mais comme tout est fragile et peu pratique d’utilisation en combat, je demande l’autorisation à notre chef de conserver le tout dans la malle, et de ne faire des distributions que pour une consommation immédiate, et dans des moments de repos comme celui-ci.
— Ça me semble sensé, fit le nain en souriant, même si j’ai sur moi de quoi satisfaire mes propres besoins, tu m’en voudras pas… – et il désigna la flasque de rhum d’un air goguenard.
— Donc Stropovitch et Farôn, poursuivit Akmar en saisissant deux fioles orangées, voici des élixirs de force…
— Approchez et buvez, fit Flingot en voyant les hésitations des deux concernés, on va pas y passer la nuit… »
Ils durent s’exécuter.
« Pour notre chef, un élixir qui aiguisera vos sens… j’en aurais donné à tout le monde si j’avais pu, mais la rareté de ses composants…
— Pas grave, t’as raison, je suis tout désigné pour celui-là, fit le nain en vidant la fiole d’une gorgée.
— Et pour nous autres, de quoi augmenter notre puissance magique. »
Il remit des fioles à Phéoline et Thiwwina et en avala une lui-même.
« Y en a-t-il une pour moi ? fit Hama qui pensait à un oubli.
— Non, répondit Akmar, ces élixirs améliorent nos connexions aux flux magiques, et tu es déjà bien suffisamment intime avec le plan de l’Ombre. »
La draeneï lui décocha un de ces regards noirs qu’il lui connaissait bien, et il se surprit à être satisfait de revoir la Hama qu’il aimait, lui.
« Soit, fit-il en soupirant avec un sourire ironique, sers-toi, ravi de t’avoir connue. »
Hama avança la main vers la mallette avec humeur, mais Stropovitch lui saisit le bras. « Je t’en prie, non », disaient ses yeux.
Elle dégagea son bras et, sans prendre d’élixir, alla rejoindre l’elfe près de la porte, l’air sombre.
« Bon, Farôn, fit Flingot, t’avais dit que tu saurais où nous conduire si on parvenait au niveau inférieur, peux-tu préciser ?
— Il y a des espèces d’égouts, répondit l’elfe à voix basse, qui ont été aménagés pour conduire à l’extérieur les résidus mi-chimiques mi-magiques des expériences de Néanathème, un démoniste, notamment ses transformations « accélérées » d’orcs en gangr’orcs à l’étage encore inférieur à celui-ci.
— Tu veux dire des égouts différents de ceux prévus pour les déchets normaux ?
— Oui, pour éviter des réactions chimiques imprévues j’imagine, répondit l’elfe sans se démonter – alors que Thiwwina gloussait dans sa malle en imaginant les horreurs que la chose pourrait produire.
— Et assez larges pour qu’on puisse tous s’y déplacer ?
— On ne peut plus larges. Comme ces aménagements n’étaient pas prévus au moment de la construction de la Citadelle, ils ont préféré réserver des couloirs entiers pour assurer l’acheminement de ces matières, plutôt que de faire des travaux supplémentaires. Il faut dire qu’ils ont des couloirs à ne plus savoir qu’en faire.
— Très bien très bien, répondit Flingot en hochant la tête, et ça nous mènerait où ?
— Eh bien directement dans les appartements de ce Néanathème, qui est un des chefs ici, dit Farôn en souriant, et nous aurons même, de là, deux autres chefs, et Kargath Lamepoing lui-même, à portée de main, pour ainsi dire.
— Bon sang, fit le nain en ouvrant de grands yeux, t’es en train de dire que tu pourrais nous faire décapiter l’armée de la Citadelle…
— En l’espace de deux heures, oui, si tout se passe bien, confirma calmement l’elfe, comme s’il parlait du beau temps. Cela désorganiserait les troupes et donc nous aiderait pour nous enfoncer encore davantage, là où je n’ai pu aller seul…
— Bon sang, répéta le nain avec un sourire finaud en saisissant son fusil de précision, eh ben ma foi ! On te suit, et c’est parti, comme qui dirait ! »
— Qui es-tu ?
— Personne. Tu dors, Darotân.
— … Je dois le tuer.
— Pourquoi ?
— … Parce qu’il doit mourir.
— Tu n’as pas répondu.
— Parce qu’il… ne mérite pas de vivre.
— Il n’y a que toi qui le penses. Tous les autres souhaitent sa survie, et il combat pour Azéroth.
— Non… Ils se trompent… Ils sont aveugles… Il ne cherche que du sang à verser, de la vie à corrompre… C’est un démon…
— C’est faux. Si c’était un démon, tes pouvoirs de paladin l’auraient décelé bien avant.
— Je l’ai vu ! Il s’est révélé !
— Tu sais que j’ai raison.
— Mais… toi qui es si sûr de toi, qui es-tu donc ?
— Personne. Je suis toi, Darotân. La part de raison de ton âme.
— … Je ne comprends pas. Mon âme se dédoublerait en deux consciences ? Impossible.
— Je te convaincrai d’une question : quand tu l’as combattu, as-tu vaincu le démon ?
— Oui. Je l’ai renvoyé.
— Mais Stropovitch, lui, était toujours là. Ce n’est donc pas une hypothèse, c’est un fait.
— Serait-il… double ?
— Oui, Darotân. Il nourrit un démon en son sein.
— Peut-être… Dans tous les cas, il faut le tuer.
— Il n’est pas le mal. Il en est la victime. En tant que paladin, tu dois le sauver.
— Je n’ai pas envie de le sauver.
— Tiens donc ! Ce que tu crois être ton devoir, n’est donc que ton envie ! Tu souhaites sa mort, de tout ton cœur et de toute ton âme. N’est-ce pas ?
— Te prends-tu pour mon confesseur ? Qui es-tu ?
— Personne. Tu dors, Darotân.
— … Il faut l’éliminer…
— Pourquoi ?
Kéli’dan posa une main moite sur l’épaisse poignée de la porte blindée. Il hésita encore. Il avait renforcé cinq fois son esprit de solides barrières d’ombre. Il prit une grande inspiration et entra.
L’aura de Darotân le saisit immédiatement. Son cœur devait lutter pour battre, ses poumons pour respirer. Broggok tourna trois de ses sept yeux vers lui. Le démon était fatigué, mais tenait bon. Comme tous ceux de sa race, il avait une aptitude innée et inégalable pour les manipulations mentales. Il était le seul être de la Citadelle à pouvoir rester en présence de Darotân – et le seul à être capable de le contrôler. De son œil central au front du paladin, un lien mental rougeoyant pulsait, magnétique, faisant onduler l’air.
Le carcan d’adamantite qui emprisonnait le draeneï se déformait. On avait dû lui ôter son armure. Il avait grandi d’une trentaine de centimètres. Ses muscles avaient doublé de volume, et se dessinaient nerveusement sur sa peau devenue rouge, secoués régulièrement de puissants sursauts qui faisaient gémir le métal. Deux cornes centrales s’étaient accentuées sur son crâne, qui n’avaient pas percé la peau. Il avait les yeux fermés et semblait inconscient, mais ses sourcils étaient froncés et son expression – dangereusement – déterminée.
« Alors ? fit simplement Kéli’dan en s’approchant, économisant ses mots pour se concentrer sur sa survie.
— En l’état actuel, soupira Broggok de sa voix grave et résonnante, s’il se libère de mon emprise, il nous tuera tous et détruira tout ce qui se dressera entre Stropovitch et lui. »
Kéli’dan eut une expression fataliste.
« Sa puissance ?
— Elle ne cesse de s’accroître. Je ne peux même pas affirmer qu’elle finira par se stabiliser.
— Je vois, geignit presque le démoniste. Il se délivrera donc bientôt de ton contrôle.
— En fait, ce n’est pas une question de puissance. Il est d’ores et déjà parfaitement capable d’ouvrir les yeux, de déchirer sa prison comme du parchemin et de m’anéantir. Il suffit, soit qu’il se rende compte qu’il est contrôlé, soit que son désir de tuer Stropovitch se mue en décision irrévocable. Dans l’un des deux cas, sa colère l’éveillera.
— Je ne comprends pas », fit Kéli’dan, dont le visage se décomposait, se couvrait de sueur. Il ne tiendrait plus très longtemps. « Quand je l’ai téléporté ici, sa décision de tuer son rival était déjà irrévocable.
— Mais il était faible. Et depuis que sa puissance a grandi, je suis en dialogue permanent avec lui, je le persuade que je suis une voix intérieure, et je le fais douter de sa décision pour retarder autant que possible son éveil. En effet, son intellect faiblit à mesure que le sang l’imprègne, donc plus il sera puissant, plus il sera stupide, et plus il sera aisé de le contrôler. C’est le seul moyen de rattraper notre erreur. Je tiendrai autant que je peux, mais je ne te promets rien, Kéli’dan. »
Le démoniste ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Il se traîna péniblement vers la porte, se courbant à mesure comme un fromage trop fait s’amollissant et s’écoulant. Quand il eut enfin refermé le lourd battant, il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver une once de vigueur.
« Broggok a raison, pensa-t-il, mais il oublie une chose. Si l’intellect faiblit, son esprit peut dégénérer jusqu’à ne plus devenir que celui d’une brute. Une brute exprimant ses pulsions sans retenue ni scrupules. Une bête qui fonctionnera au désir et au besoin, et que rien ne pourra plus raisonner ni faire douter. »
Le capitaine gangr’orc Garkid était mécontent. Escorté de deux soldats aux mines pensives, il parcourait l’enfilade de couloirs qui menait aux appartements des officiers, hurlant sur les orcs qu’il croisait pour n’importe quel prétexte, et se passant les nerfs en martelant de coups de poing quelques figures au passage.
Il venait lui-même de risquer la mort en protestant contre les décisions de ses supérieurs. Ces derniers avaient conclu que les intrus avaient fui, alors que lui était d’avis de mener des recherches actives dans tous les recoins de la Citadelle. Il avait manqué de se prendre un coup de hache à cette objection – il n’y a pas de hiérarchie plus brutale que celle des gangr’orcs –, et c’était cette humiliation qui l’avait enragé.
La Citadelle était tout de même en état d’alerte. Ses centaines de couloirs et salles résonnaient des échos des dizaines de patrouilles qui venaient de s’organiser, menées au pas de course par des sous-officiers éructant des chapelets de jurons.
Garkid réveilla son escorte à coups de baffes musclées. Les deux soldats cessèrent de rêvasser et firent du zèle pour jeter des regards attentifs autour d’eux.
Alors qu’il approchait des appartements des officiers, le petit groupe fut dépassé par une patrouille de dix orcs qui trottaient en scandant un refrain de chant martial.
« Avec la magie, nos ennemis savent faire tant de choses, pensa Garkid. Ils ont forcément réussi à rester dans la Citadelle, par un moyen qu’on connaît pas, pour sûr ! Me ferai pas avoir, moi ! Qu’ils crèvent, ces bâtards de chefs ! »
La patrouille devant eux disparut dans un couloir latéral.
Une bourrasque de froid terrible jaillit soudain, couvrant les parois des couloirs d’une couche de givre étincelante, sur plusieurs dizaines de mètres.
« Qu’est-ce que… » fit faiblement Garkid en ouvrant de grands yeux, le corps transi. Des cris rauques et un fracas de métal lui parvinrent de l’endroit où la patrouille avait tourné. Il tenta de hurler l’alerte, mais les cris mouraient au fond de sa gorge à cause du froid. Paniqué, il fit un signe à un des deux gardes, qui tenta de courir, mais à peine put-il mettre lentement un pied devant l’autre en tremblant.
Jaillissant du couloir latéral, des cris étranglés en d’immondes gargouillis, des pièces d’armure qui volaient. Une détonation suivie d’une pluie de viscères, des craquements d’os, des gerbes de sang qui fumaient sur la glace en traînées noires sur le bleu miroitant. Garkid fit signe à ses hommes, et, engourdis, ils se mirent en garde, prêts à combattre malgré tout.
Puis plus rien. Un guerrier draeneï aux yeux blancs étincelant par la visière de son casque apparut alors au tournant, découvrant sa massive silhouette, l’armure recouverte de sang, une épée dans la main droite, et tenant dans la gauche, la paume adhérant au cuir du crâne, une tête de gangr’orc aux yeux crevés. Il fit encore un pas en avant – ses sabots laissaient une empreinte sanguinolente sur son passage – et tourna lentement les yeux vers eux, émanant une aura puissante et terrible.
Il lâcha son trophée, dégaina sa seconde lame et avança vers eux. Un peu réchauffés, les deux gardes de l’escorte prirent leurs jambes à leur cou en couinant, tandis que Garkid, comme halluciné, faisait face au draeneï, sa grande et lourde hache en main. Derrière ce dernier apparurent un elfe et un nain qui mirent en joue un garde chacun.
Un carreau d’arbalète et une balle de fusil de précision sifflèrent aux oreilles de Garkid, qui put entendre deux corps s’affaler derrière lui. Lorsque le draeneï fut à portée, le capitaine gangr’orc s’anima soudain et, venant à sa rencontre d’un pas fulgurant, lui balança en hurlant de rage un grand coup de hache dans la figure.
Stropovitch fut surpris par l’attaque, car il croyait l’orc paralysé. Le coup avait été exécuté avec précision et une puissance qui justifiait son grade. Le draeneï leva ses lames en les croisant pour parer, mais trop tard. La hache enfonça le casque et fit tomber à la renverse Stropovitch à moitié sonné. L’orc fit un nouveau pas en avant, avec un nouvel hurlement, pour abattre de toutes ses forces la hache sur le casque au même endroit, ce qui l’aurait brisé ou enfoncé suffisamment pour broyer la tête du draeneï.
Mais une immense lassitude s’empara soudain de sa chair, et la hache lui tomba des mains. Il s’effondra à genoux, saisi d’une faiblesse terrible, qui lui brouilla même les sens. Et tandis que Garkid sentait sa vie s’échapper de son corps, à travers le brouillard qui voilait ses yeux, il vit l’ombre qui l’aspirait, Hama, si belle, si noire. Il vit celle qui lui ouvrait les portes du Néant.
Et soudain il se sentit bien. Il n’y avait plus ce vrombissement continuel que le sang corrompu leur causait dans la tête, il n’y avait plus ces démangeaisons provoquées par leur crasse, ces courbatures causées par leurs armures grossières, ce mal-être général enfin, celui dont ils se divertissaient à grands renforts de bagarres et de hurlements, celui qui rendait leur sommeil agité et pénible, celui qui les énervait et les abrutissait, ce mal-être que Garkid ne remarquait qu’au moment où il était dissipé par une beauté embrumée, un mirage mystérieux.
« C’est bien, se dit-il, tuez-nous tous. » Ce fut sa dernière pensée. Il mourut avec un air reconnaissant.
« Alors, fit Danath Trollemort en s’approchant d’une sentinelle équipée d’une longue-vue, avez-vous perçu un quelconque signe de l’équipe de Forpoing ?
— Comme vous le savez mon Commandant, il y a manifestement eu une bataille terrible ce matin, toute la Citadelle doit être en alerte. Je ne pense pas qu’il ait été possible pour eux de s’en sortir par la force.
— Pas de nouvelles donc ? demanda Trollemort en prenant la longue-vue et en l’axant sur la forteresse.
— Pas d’eux, non, mais les créneaux sont parcourus de dizaines de sentinelles et de patrouilles. Ce pourrait être un signe qu’ils leur ont échappé. Mais on peut supposer aussi qu’ils les ont tués et qu’ils restent en alerte en cas de nouvel assaut.
— Ils ne sont pas morts » répondit Danath en fronçant les sourcils, l’air sombre.
Le soldat eut une moue dubitative, les yeux fixés sur la grande masse sombre tassée dans le canyon de la Péninsule.
Trollemort détacha ses yeux de la lunette et lui posa une main sur l’épaule. Le garde eut un sursaut de surprise devant ce geste amical.
« Ils sont encore vivants sais-tu, et prépare-toi ! J’ai tout mis en place, ce matin, pour nous permettre un repli immédiat vers la Porte des Ténèbres en cas de problème. J’ai envoyé des messagers à tous les centres de commandement de toutes les régions d’Outreterre, à Richeval, et à la Horde, à Raz-de-Néant, sur le front solfurie. Nous devons tous nous préparer, entends-tu, pour le moment où ils la rencontreront vraiment, la mort. Parce que si cet instant arrive, alors le draeneï libèrera une puissance encore bien plus grande que celle que nous avons vue à Zeth’Gor. Alors la Citadelle ne sera que ruines fumantes et débris en fusion. Alors nous chercherons éperdument notre salut et courrons comme des bêtes terrifiées. »
La sentinelle frémit et baissa les yeux.
« Alors ouvre l’œil ! fit Trollemort en rendant sa longue-vue au soldat. Et ne cherche pas à savoir s’ils vivent ou non. Contente-toi de nous prévenir au moment où nous devrons fuir le chaos et la folie.
— Oui mon Commandant », répondit faiblement le veilleur, en considérant pensivement la grande silhouette du noble chef de guerre aux cheveux blancs, qui s’en retournait, les mains dans le dos, légèrement voûté, avec l’air grave de ces hommes qui ont traversé tant de batailles et vu tant de souffrances, qu’ils sont comme penchés, observateurs mélancoliques, au-dessus de la guerre éternelle dans laquelle se consument toutes les générations mortelles.
« 'Tain Stropo tu m’fais peur sérieux, fais un peu gaffe quoi. »
Je me suis laissé surprendre comme un débutant.
Flingot avait ôté le heaume déformé. Stropovitch était blessé au front. Phéoline se pencha sur lui pour le soigner. Farôn, Hama et Elbéreth transportaient les cadavres un à un dans la chambre de l’officier.
« Il n’empêche, fit remarquer Akmar quand Flingot se tourna vers eux le casque à la main, que ce gangr’orc était exceptionnellement fort, pour plier du métal de cette épaisseur et de cette qualité.
— Les vrais gangr’orcs sont tous forts, répondit Flingot en haussant les épaules. Les clans isolés dehors, c’pas les pires, et ici, les simples soldats sont ceux qu’Illidan a pas jugés dignes de rassembler à Ombrelune. Donc faut faire gaffe, tout ce qui est chef ou officier ici c’est pas d’la bleusaille, c’est du vrai lourd, c’est de l’entraîné par Illidan, et si on survit et qu’on rejoint Richeval au Temple, tu verras qu’le bougre de cornu sait y faire, c’est plus des orcs, c’est des monstres, et je veux qu’tout l’monde se carre ça dans l’crâne, pigé ? »
Il avait posé la question en regardant Stropovitch, qui hocha la tête, l’air grave. Phéoline avait fait son office ; elle aida le guerrier à se relever.
Peut-être le démon me rend-il téméraire et inattentif pour m’encourager à refaire appel à lui.
« Ça s’voit qu’t’as pas connu la première guerre, ajouta le nain. Moi je les ai vus, les produits de Mannoroth, et Phéoline aussi – la paladine acquiesça d’un signe de tête –, et ces orcs envoyaient valser trois mecs d’un revers de main. Alors c’est pas parce que tu les impressionnes que t’as gagné. T’as bien vu là-haut le gros avec ses cimeterres à la place des mains, même Akmar et Hama ont pas su le gérer. Rien n’est joué d’avance. »
Il tendit soudain l’oreille. Farôn confirma son impression d’un signe.
« Bon une autre patrouille approche, faut s’grouiller.
— Ça sert à rien d’enlever les corps, fit Thiwwina, il reste plein de sang par terre, zauriez pu me laisser faire proprement !
— Le capitaine et son escorte sont morts sans laisser de traces, répondit Farôn à voix basse, et le couloir où on a massacré les dix autres est étroit et sombre, mais…
— Mais ? fit Flingot, nerveux, en sentant la patrouille se rapprocher.
— On peut sécher le sang pour qu’il ne semble pas récent, fit l’elfe en se tournant vers Stropovitch.
— Je ne sais pas à quoi tu songes, Farôn » gronda Hama en se rapprochant de son amant.
Le draeneï leva les sourcils d’un demi-millimètre.
Farôn « sent » les gens, et c’est un expert de la maîtrise de soi. Il m’a jaugé, et s’il pense que je peux contrôler le démon, il a peut-être raison.
« Stropo a ptet cramé un dragon, mais vous pensez que ze suis zuste bonne à servir des glaçons les copains ? » En quelques mots, Thiwwina recouvrit le sol d’une chape de flammes, qui disparut aussi vite qu’elle était apparue. Le sang et les dalles ne formaient plus qu’une seule étendue noirâtre, qui sentait la poussière et le sang brûlés.
« On bouge ! » fit impérieusement Flingot, et ils suivirent l’elfe qui courut lestement devant, les sens aux aguets et l’air contrarié.
Le groupe le protège trop… Il doit le garder à fleur de peau, et je m’y emploierai. Ma Reine… je Vous l’amènerai, je Vous l’offrirai, celui que Vous espérez.
Ils parcoururent donc le labyrinthe de couloirs au pas de course, sans se soucier du bruit provoqué par leur équipement. En effet, Farôn et Flingot – ce dernier au même niveau que le maître assassin grâce à l’élixir d’Akmar – pouvaient détecter la position et le parcours d’une patrouille bien avant qu’elle ne soit à distance de les entendre. Ils les évitèrent donc, se dissimulant dans des boyaux latéraux, prêts à attaquer si un gangr’orc émettait la moindre suspicion – prêts également à improviser une embuscade dans le cas où la patrouille y tournerait. Mais ils passèrent sans embûches. Durant de longues minutes, ne communiquant que par signes, maîtrisant leur respiration, nerveux, les sens aux abois, ils s’approchèrent peu à peu du cœur militaire de la Citadelle.
Jusqu’au moment où l’elfe leur fit signe de s’arrêter. Il hésita une seconde puis murmura très vite :
« Juste à l’angle, à quelques mètres, une porte descend dans les égouts. Mais six orcs approchent, et ils sont accompagnés de deux chiens-loups. Impossible de se cacher.
— On les tue alors, fit Akmar.
— Ici, ça donnerait trop d’indices de notre destination, et surtout il y a des sentinelles fixes à l’angle suivant.
— Demi-tour et on les zigouille plus loin, s’impatienta le gnome, qui entendit, comme tous, les pas lourds de la patrouille résonner en s’approchant d’eux.
— Y a d’aut’ types qui arrivent par derrière, c’ça l’souci, marmonna le nain, concentré sur ses sensations.
— Et ils arrivent à toutes jambes, comme pour donner l’alerte, confirma l’elfe, donc l’absence de nos premières victimes a dû être remarquée, ou pire, les corps découverts. Les chiens seront à portée de flair dans dix secondes, ajouta-t-il.
— Courez les intercepter, réagit vivement Thiwwina, ze m’occupe des loups moi. » Et d’un mot, elle s’entoura d’une aura de givre. « La glace n’a pas d’odeur, sourit-elle.
— L’Ombre non plus », dit froidement Hama, dont la moitié du corps s’était déjà fondue dans une épaisse ténèbre.
Les autres hochèrent la tête et se ruèrent au-devant des deux coursiers, dont on entendait déjà les cris d’alerte.
Tu te mets en danger toi aussi… Stropovitch se retourna dans sa course, le visage marqué par l’inquiétude. Ses yeux rencontrèrent ceux de la draeneï.
Ils échangèrent un regard triste tandis que l’Ombre achevait d’envelopper la belle Hama. Puis ils tournèrent chacun la tête. Ils devaient tuer. Détruire et se détruire, leur seul horizon.
Thiwwina s’était concentrée un instant. Ses petites mains furent parcourues de fugaces éclairs bleus, ses yeux s’ouvrirent, éclairés d’arcanes, et son visage enjoué se fendit d’un sourire carnassier.
La patrouille était toute proche. La gnomette et Hama, embusquées dans le coin, attendaient qu’elle tourne et leur fasse face.
Mais contre toute attente un chien aboya.
Thiwwina bondit pour les avoir en vue. La patrouille était à dix mètres. Un des six orcs se retournait pour alerter la garnison. Les deux chiens se ruaient en avant, et seraient sur elle dans une seconde. Deux guerriers avaient commencé à les suivre. Un archer et deux fusiliers l’aperçurent et entreprirent de la mettre en joue.
La gnomette tira un petit bout de langue – signe que la situation allait être délicate.
Elle balança la main droite : sa paume généra un cône de froid dans lequel se déchargea une grande partie de l’énergie magique accumulée. En un mot, elle cueillit les loups au vol et les gela si instantanément et si totalement, qu’en tombant de part et d’autre d’elle ils se brisèrent en morceaux de glace.
La flèche et les deux balles se heurtèrent au bouclier magique invisible, mais il y eut un choc et une onde – Thiwwina recula de deux pas et eut un air contrarié. Arrêter ces projectiles demandait énormément d’énergie magique. Ce fut alors qu’Hama capta l’âme d’un des deux fusiliers tandis qu’ils rechargeaient. L’orc tomba à genoux, semblant s’étouffer, luttant vainement contre le siphon funeste, écumant et gémissant, agité de convulsions.
Thiwwina, la seconde suivant sa grimace, avait matérialisé une lance de givre, en suspension sous sa main droite. C’était comme si l’air gelait. Des bulles de magie apparaissaient en cascade et se solidifiaient en s’agglomérant, en une fulgurante arborescence de glace. Elle balança le projectile. La lance atteignit avec précision le crâne de l’archer qui courait donner l’alerte. Le choc l’assomma, et il s’effondra en pleine course, dans un fracas retentissant d’armure.
D’un mot elle gela les jambes des deux guerriers qui arrivaient sur elle. Elle bondit en arrière pour éviter les deux haches qui s’abattirent – mais le tranchant de l’une d’elles l’atteignit. Elle fut projetée en arrière et heurta violemment le mur.
Une flèche l’y cloua un instant. Elle retomba enfin sur les fesses, intacte grâce au bouclier, mais sonnée et – faut-il l’avouer – fatiguée. La bataille sur les créneaux avait été extrêmement exigeante.
Hama achevait le second fusilier. Quant au dernier archer, sans doute victime d’un sortilège, il restait immobile, les yeux exorbités et la bouche ouverte – en un mot, pétrifié de terreur.
Les deux guerriers grondaient et grognaient, luttant contre le froid qui les engourdissait et les empêchait d’avancer.
Partout, résonnant contre les interminables murs de pierre noire et les dallages rouges cyclopéens, un nouveau concert de cris, de cornes et d’armures en mouvement.
« Thiwwina ! »
Phéoline la prit dans ses bras. Ils étaient revenus. Ils avaient tué les coursiers, mais cela n’avait pas suffi. Tout s’entendait et se transmettait dans la Citadelle. Des deux côtés, le vacarme de troupes en marche.
Stropovitch passa en trombe entre les deux guerriers. Ceux-ci ouvrirent de grands yeux, tandis que leur sang, en s’écoulant de leur gorge, s’étendait en grandes nappes sur leur torse, se mêlant à la glace qu’il faisait fondre. En un tour de poignets les deux lames avaient trouvé les interstices sous les casques et délivré les deux orcs de leurs souffrances.
Farôn s’affairait déjà, fébrile, sur la serrure de la porte de fer qui menait à l’évacuation des déchets expérimentaux.
Flingot se pencha sur l’archer assommé, lui mit un doigt sous le nez pour vérifier s’il respirait, se releva et lui logea une balle dans la tête.
Deux lignes d’orcs parurent au tournant, de l’autre côté. Ils étaient dirigés par un gangr’orc massif à l’armure recouverte d’une élégante tunique mauve, au maintien raide et aux ordres scandés d’une voix puissante. En apercevant les Alliés, il s’arrêta, joignit les jambes militairement, hurla quelques mots brefs, et la première ligne s’agenouilla pour libérer le champ de vision de la seconde.
« Hmmmmmm… » fit le nain en se caressant la barbe, le fusil posé nonchalamment sur l’épaule, un sourire amusé aux lèvres.
Chaque orc arma un arc ou un fusil.
Ils étaient vingt à les mettre en joue à trente mètres.
Une grenade vola et explosa dans leurs rangs, suivie d’une fumigène. Dans un brouillard irrespirable, l’officier s’égosillait au milieu des gémissements des blessés, des cris des autres et du « Har har harrrrrrrrrr » retentissant de Flingot.
« 'Tain ça m’a presque ému leur cirque, là, tous en rangs comme des quilles là, vas-y qu’j’t’y lance des boules d’ma composition moi » ajouta-t-il hilare.
La porte s’ouvrit. Un puits. L’obscurité totale. Ils ne réfléchirent pas. Ils sautèrent l’un après l’autre, se rattrapant avec plus ou moins de succès aux barreaux métalliques qui tenaient lieu d’escalier.
Farôn passa en dernier, et se maintint en équilibre sur le premier barreau tandis que, indifférent comme tout elfe à l’absence de lumière, il bloquait de ses outils le mécanisme de la serrure.
À ce moment-là, le seigneur de guerre orc Porung sortit de la fumée fusil en main et yeux rougeoyants, sa tunique à moitié noircie. Quand il atteignit la porte, une autre troupe arriva de l’autre côté, qui s’apprêtait à prendre les Alliés en tenaille. Porung secoua la porte. Y donna un coup d’épaule. Enfin un coup de pied rageur. Il fulminait.
« S’sont enfuis par là seigneur ? lui demanda le lieutenant de l’autre troupe d’une voix lasse.
— Ces égouts… Ils peuvent en sortir n’importe où. Il y a toutes les portes comme celle-là dans plein de couloirs. Ils mènent aussi aux centres de mutation… Et au centre de Commandement, au siège de Néanathème…
— Vous pensez qu’ils en connaissent le plan ? » ricana le lieutenant, qui se prit un direct du droit dans les dents – Porung n’était pas d’humeur à rire. Derrière lui, ses hommes se rassemblaient. La grenade avait fait peu de morts.
« Enfin z’veux dire, seigneur, reprit le lieutenant en se relevant péniblement et en recrachant ses incisives, tout’ façon ils vont se faire dissoudre par les… choses en-dessous, y a pas d’crainte à avoir.
— Supposons le pire, répondit Porung. S’ils survivent et sortent n’importe où, l’alerte sera donnée. Mais les deux endroits où ils peuvent faire beaucoup de dégâts avant d’être neutralisés, ce sont le centre de mutation et le repaire de Néanathème. Envoie deux de tes hommes transmettre mes ordres : un à chacun de ces points, pour condamner les accès et renforcer la garde.
— Très bien seigneur.
— Et tu en enverras un troisième prévenir le chef suprême Kargath, que j’ai pris la décision d’aller m’assurer moi-même de la mort de ces rats.
— À vos ordres seigneur » fit le lieutenant avant de lâcher quelques derniers crachats sanguinolents dans une rigole.
Porung repartit vers ses hommes, les rudoya, les remit sur pied. Il dirigeait la meilleure troupe d’archers et de fusiliers de la Citadelle. Il descendrait par un accès plus proche du siège de Néanathème, et, aberrations ou pas, il traquerait les intrus, les tuerait et observerait leurs cadavres se faire ronger par les créatures et les acides qui recouvraient ces artères ténébreuses.