Stropovitch, le Pèlerinage du Démon

Chapitre 24

« Hama, fit Flingot, préviens-nous dès que tu sens des… âmes approcher. »

La draeneï hocha la tête. De toute façon, pour l’heure, ils entendaient au-dessus de leurs têtes le fracas de la garnison orc qui les cherchait, des dizaines de soldats courant dans les couloirs et sur les créneaux, sonnant des alertes et hurlant des ordres.

Farôn, les yeux fermés, adossé contre un mur les bras croisés, semblait presque dormir. Mais ses compagnons ne s’y trompaient pas : il suivait de près le manège de ces centaines de gangr’orcs, de beaucoup plus près qu’aucun d’entre eux n’en était capable.

Elbéreth, qui avait déposé la valise sur un des deux bancs de la table, s’amusait à saisir en plein vol des mouches qui voletaient au-dessus d’un reste de gigot. Elle les grignotait en lançant quelques regards d’adolescente timide en direction de Stropovitch.

« Bon, on a soufflé un peu, mais hors de question d’roupiller, reprit le nain en balançant sur la table le cadavre d’une flasque de rhum. Passez en revue armes, armure, tout vot’ barda, qu’y ait pas de mauvaise surprise au mauvais moment.
— Oui cef ! s’exclama Thiwwina enjouée. Z’ai une vilaine tasse rouze sur ma robe là c’est grave ? »

Phéoline ne put s’empêcher de sourire, même si l’heure n’était pas aux plaisanteries. La chambre s’emplit de bruits de métal et de respirations nerveuses, tandis que la gnomette fouillait le contenu d’une malle en maugréant contre la grossièreté et l’inélégance des rares bouts de tissu qu’elle y trouvait.

Hama s’approcha du guerrier. Celui-ci essuyait fébrilement ses lames avec un morceau de drap humidifié. Il avait gardé son casque, et ses gants le gênaient dans sa tâche. Ses gestes étaient brusques et maladroits, et il peinait à réprimer des tremblements nerveux.

« Stropovitch… » dit-elle, et, saisis d’un pressentiment, tous tournèrent la tête vers lui.

Le draeneï s’immobilisa, la tête baissée.

« Stropovitch, répéta-t-elle doucement dans le silence qui s’était soudain instauré. N’aie pas peur, nous te sauverons. »

Et elle décrocha le casque et le souleva lentement.

Le guerrier n’était pas parvenu à refouler le démon. Sa peau était d’un violet carminé, davantage rouge que bleu, et recouverte d’une mauvaise sueur. Ses veines pulsaient à fleur de peau, sombres et luisantes. L’éclat de sang de ses yeux était terni par des larmes : il pleurait sans bruit, de rage, de honte, d’impuissance, les dents serrées.

Hama ne put retenir ses propres larmes à ce spectacle. Elle déposa des baisers fébriles sur sa joue, tenta de capter son regard – qui fixait obstinément la table –, et l’enlaça avec de légers sanglots, serrant contre elle la grande armure tiède.

Akmar fronça les sourcils. Il n’avait jamais vu Hama éprouver la moindre émotion de ce genre. Pour lui, et pour tous les Maîtres de l’Ombre qui l’avaient côtoyée, elle était insensible, cruelle et impitoyable. Qu’avait donc ce draeneï ? Le gnome ressentit dans son cœur, pourtant réputé noir et mort, la piqûre sournoise de la plus virulente jalousie.

Les autres considérèrent le guerrier silencieusement, l’air grave et triste – ce genre d’air que l’on a dans les moments fatidiques où l’on sait que la Mort attend là, sur le seuil, le grand livre du Destin à la main.

Ce fut Flingot qui rompit le silence, avec sa franchise naine, son langage sans fard, et cette amitié sincère et entière qui se voit dans les yeux, qui s’entend dans la voix, qui n’a nul besoin de discours d’orateur pour aller droit au cœur : « Eh Stropo, fit-il, on est frères d’armes, tu sais, et c’est des liens qui cassent pas. Faut pas avoir honte comme ça, ça sert à rien, on est ensemble, alors on y va franco, tu vois, on n’a plus rien à se cacher, plus rien à se prouver les uns aux autres. On t’laissera pas tomber vieux. Allez, Phéoline, ajouta-t-il après quelques secondes, vois c’que tu peux faire pour lui. »

La paladine, qui s’était précédemment délestée de ses plaques pour faire des étirements, s’approcha timidement, les yeux embués comme s’il s’agissait d’un de ses proches ; et quand elle tendit le bras et posa doucement sa grande main nue sur le front brûlant et moite du draeneï, ce dernier, dont l’expression était devenue songeuse aux paroles du nain, leva les yeux vers Phéoline, et ils échangèrent un regard profond qui valait tous les serments.

Phéoline ferma les yeux et entra en prière, tandis que sa main commençait de luire. Tous l’observaient, Hama pleine d’espoir, Stropovitch impassible, Akmar ennuyé, Farôn attentif, Thiwwina curieuse, Flingot confiant.

Elbéreth dit quelques mots en démonique et gloussa. « Qu’est-c’elle dit ? fit le nain.
— Bah, soupira Akmar, que c’est le premier Érédar qu’elle voit qui a peur d’être puissant. »

Stropovitch jeta un coup d’œil rapide à la succube. Celle-ci lui fit un clin d’œil et se trémoussa. Ce manège n’ayant aucun effet sur le draeneï, elle se mordit la lèvre au sang, saisie manifestement d’une vive frustration.

La paladine rouvrit les yeux, manifestement troublée. Elle semblait avoir pris une décision et hésiter à l’appliquer. Les visages se tendirent. « Désolée, ça risque d’être désagréable » murmura-t-elle enfin. Le guerrier hocha la tête. Phéoline prit une grande inspiration, et d’un mot crié libéra une décharge de Lumière dans la tête de Stropovitch, suffisante pour anéantir un lieutenant de la Légion. Les yeux des spectateurs s’agrandirent. Le draeneï ouvrit lentement la bouche, et resta debout, pétrifié, quelques secondes. Puis il s’effondra mollement dans les bras d’Hama, qui s’affola. En trente secondes, ses veines disparurent, et sa peau, sans retrouver tout à fait son bleu d’origine, reprit un aspect bien plus rassurant. Malgré le choc, Stropovitch n’avait pas perdu conscience. À demi étendu, le torse appuyé contre Hama agenouillée, il semblait rêveur, paisible, les paupières mi-closes.

« Ce n’est que très provisoire, dit la paladine en se tournant vers les autres, car malgré tous mes efforts je n’ai pu déceler la racine même du mal. »

Même O’ros ne l’a pu.

« J’ai l’impression étrange que ce démon n’est pas vraiment à l’intérieur de Stropovitch, continua-t-elle. Il est lié à son âme, il a un… accès direct à elle, mais il réside dans un autre… plan de réalité ?
— C’est étrange, répondit Akmar en fronçant les sourcils. Soit le démoniste qui l’a implanté a des connaissances et des aptitudes magiques inconnues même des archimages de Dalaran, soit, plus probable, c’est le démon lui-même qui a la capacité de déformer la réalité ou de changer de plan… et là, soit il s’agit d’un Nathrezim puissant ayant des affinités avec le feu, soit c’est un sorcier Érédar de première catégorie… on peut même imaginer un démon d’une espèce inconnue, ou encore une espèce créée ou « améliorée » via notre ami… »

Tous écoutaient attentivement, sauf Thiwwina qui bâilla effrontément à s’en décrocher la mâchoire.

« Et puis s’il n’est pas lié au corps mais à l’âme… continua le gnome – qui ne lâchait jamais un problème scientifique.
— Bah t’en fais pas Stropo ! s’exclama la gnomette depuis sa malle, interrompant Akmar. On lui fera crasser ses tripes au démoniste, il dira tout ! Pas de temps à perdre, si on veut te sauver, faut foncer ! Couraze mon poulpe préféré ! »

Le guerrier hocha la tête et se releva. Il eut un regard tout à la fois reconnaissant, solennel et digne pour ses compagnons. Puis il resserra une à une les sangles de son armure.

« Prouve-nous ta force d’âme, nous ferons le reste », dit Farôn de sa voix grave et nette. Le guerrier hocha encore la tête et rengaina ses lames d’un habile mouvement de poignets. Personne, évidemment, ne put relever l’ambiguïté de ces paroles, ne put deviner ce « reste » dont s’occuperait le traître le moment venu.

« Ne m’abandonne pas », conclut Hama d’un murmure, voyant son amant prêt au combat. Ravivé, revigoré, son entrain renouvelé, ses résolutions raffermies, enthousiasmé par ces manifestations d’amitié qui étaient pour lui nouvelles et aussi merveilleuses qu’inespérées, Stropovitch, qui avait d’ordinaire tant de pudeur, tant de retenue, enlaça vivement Hama et l’embrassa fougueusement devant toute la compagnie – la draeneï ne tarda pas à se remettre de sa surprise et à répondre au baiser avec passion.

J’essaierai de vivre, oui, pour toi.

Flingot rit franchement, Phéoline détourna les yeux en rougissant, Thiwwina soupira devant tant de romantisme, Akmar et Elbéreth crevèrent littéralement de jalousie, et Farôn, les yeux toujours fermés, depuis sa pénombre, eut un sourire en coin chargé de menaces futures.

« Bon, c’est pas tout ça, fit Akmar avec humeur en saisissant sa mallette et en la hissant péniblement sur la table, mais on a une mission à accomplir dont dépend peut-être l’avenir de Draénor et d’Azéroth, et il est plus que temps que je vous fasse profiter de mes décoctions. »

Flingot hocha la tête. Hama et Stropovitch se regardèrent tendrement un long moment encore, le guerrier caressant doucement la joue de son aimée.

« Donc, continua le gnome en ouvrant la valise dans un cliquetis métallique et en révélant aux yeux la richesse de son contenu, tous ces élixirs vous seront bénéfiques à plus ou moins long terme, mais comme tout est fragile et peu pratique d’utilisation en combat, je demande l’autorisation à notre chef de conserver le tout dans la malle, et de ne faire des distributions que pour une consommation immédiate, et dans des moments de repos comme celui-ci.
— Ça me semble sensé, fit le nain en souriant, même si j’ai sur moi de quoi satisfaire mes propres besoins, tu m’en voudras pas… – et il désigna la flasque de rhum d’un air goguenard.
— Donc Stropovitch et Farôn, poursuivit Akmar en saisissant deux fioles orangées, voici des élixirs de force…
— Approchez et buvez, fit Flingot en voyant les hésitations des deux concernés, on va pas y passer la nuit… »

Ils durent s’exécuter.

« Pour notre chef, un élixir qui aiguisera vos sens… j’en aurais donné à tout le monde si j’avais pu, mais la rareté de ses composants…
— Pas grave, t’as raison, je suis tout désigné pour celui-là, fit le nain en vidant la fiole d’une gorgée.
— Et pour nous autres, de quoi augmenter notre puissance magique. »

Il remit des fioles à Phéoline et Thiwwina et en avala une lui-même.

« Y en a-t-il une pour moi ? fit Hama qui pensait à un oubli.
— Non, répondit Akmar, ces élixirs améliorent nos connexions aux flux magiques, et tu es déjà bien suffisamment intime avec le plan de l’Ombre. »

La draeneï lui décocha un de ces regards noirs qu’il lui connaissait bien, et il se surprit à être satisfait de revoir la Hama qu’il aimait, lui.

« Soit, fit-il en soupirant avec un sourire ironique, sers-toi, ravi de t’avoir connue. »

Hama avança la main vers la mallette avec humeur, mais Stropovitch lui saisit le bras. « Je t’en prie, non », disaient ses yeux.

Elle dégagea son bras et, sans prendre d’élixir, alla rejoindre l’elfe près de la porte, l’air sombre.

« Bon, Farôn, fit Flingot, t’avais dit que tu saurais où nous conduire si on parvenait au niveau inférieur, peux-tu préciser ?
— Il y a des espèces d’égouts, répondit l’elfe à voix basse, qui ont été aménagés pour conduire à l’extérieur les résidus mi-chimiques mi-magiques des expériences de Néanathème, un démoniste, notamment ses transformations « accélérées » d’orcs en gangr’orcs à l’étage encore inférieur à celui-ci.
— Tu veux dire des égouts différents de ceux prévus pour les déchets normaux ?
— Oui, pour éviter des réactions chimiques imprévues j’imagine, répondit l’elfe sans se démonter – alors que Thiwwina gloussait dans sa malle en imaginant les horreurs que la chose pourrait produire.
— Et assez larges pour qu’on puisse tous s’y déplacer ?
— On ne peut plus larges. Comme ces aménagements n’étaient pas prévus au moment de la construction de la Citadelle, ils ont préféré réserver des couloirs entiers pour assurer l’acheminement de ces matières, plutôt que de faire des travaux supplémentaires. Il faut dire qu’ils ont des couloirs à ne plus savoir qu’en faire.
— Très bien très bien, répondit Flingot en hochant la tête, et ça nous mènerait où ?
— Eh bien directement dans les appartements de ce Néanathème, qui est un des chefs ici, dit Farôn en souriant, et nous aurons même, de là, deux autres chefs, et Kargath Lamepoing lui-même, à portée de main, pour ainsi dire.
— Bon sang, fit le nain en ouvrant de grands yeux, t’es en train de dire que tu pourrais nous faire décapiter l’armée de la Citadelle…
— En l’espace de deux heures, oui, si tout se passe bien, confirma calmement l’elfe, comme s’il parlait du beau temps. Cela désorganiserait les troupes et donc nous aiderait pour nous enfoncer encore davantage, là où je n’ai pu aller seul…
— Bon sang, répéta le nain avec un sourire finaud en saisissant son fusil de précision, eh ben ma foi ! On te suit, et c’est parti, comme qui dirait ! »


— Qui es-tu ?
— Personne. Tu dors, Darotân.
— … Je dois le tuer.
— Pourquoi ?
— … Parce qu’il doit mourir.
— Tu n’as pas répondu.
— Parce qu’il… ne mérite pas de vivre.
— Il n’y a que toi qui le penses. Tous les autres souhaitent sa survie, et il combat pour Azéroth.
— Non… Ils se trompent… Ils sont aveugles… Il ne cherche que du sang à verser, de la vie à corrompre… C’est un démon…
— C’est faux. Si c’était un démon, tes pouvoirs de paladin l’auraient décelé bien avant.
— Je l’ai vu ! Il s’est révélé !
— Tu sais que j’ai raison.
— Mais… toi qui es si sûr de toi, qui es-tu donc ?
— Personne. Je suis toi, Darotân. La part de raison de ton âme.
— … Je ne comprends pas. Mon âme se dédoublerait en deux consciences ? Impossible.
— Je te convaincrai d’une question : quand tu l’as combattu, as-tu vaincu le démon ?
— Oui. Je l’ai renvoyé.
— Mais Stropovitch, lui, était toujours là. Ce n’est donc pas une hypothèse, c’est un fait.
— Serait-il… double ?
— Oui, Darotân. Il nourrit un démon en son sein.
— Peut-être… Dans tous les cas, il faut le tuer.
— Il n’est pas le mal. Il en est la victime. En tant que paladin, tu dois le sauver.
— Je n’ai pas envie de le sauver.
— Tiens donc ! Ce que tu crois être ton devoir, n’est donc que ton envie ! Tu souhaites sa mort, de tout ton cœur et de toute ton âme. N’est-ce pas ?
— Te prends-tu pour mon confesseur ? Qui es-tu ?
— Personne. Tu dors, Darotân.
— … Il faut l’éliminer…
— Pourquoi ?


Kéli’dan posa une main moite sur l’épaisse poignée de la porte blindée. Il hésita encore. Il avait renforcé cinq fois son esprit de solides barrières d’ombre. Il prit une grande inspiration et entra.

L’aura de Darotân le saisit immédiatement. Son cœur devait lutter pour battre, ses poumons pour respirer. Broggok tourna trois de ses sept yeux vers lui. Le démon était fatigué, mais tenait bon. Comme tous ceux de sa race, il avait une aptitude innée et inégalable pour les manipulations mentales. Il était le seul être de la Citadelle à pouvoir rester en présence de Darotân – et le seul à être capable de le contrôler. De son œil central au front du paladin, un lien mental rougeoyant pulsait, magnétique, faisant onduler l’air.

Le carcan d’adamantite qui emprisonnait le draeneï se déformait. On avait dû lui ôter son armure. Il avait grandi d’une trentaine de centimètres. Ses muscles avaient doublé de volume, et se dessinaient nerveusement sur sa peau devenue rouge, secoués régulièrement de puissants sursauts qui faisaient gémir le métal. Deux cornes centrales s’étaient accentuées sur son crâne, qui n’avaient pas percé la peau. Il avait les yeux fermés et semblait inconscient, mais ses sourcils étaient froncés et son expression – dangereusement – déterminée.

« Alors ? fit simplement Kéli’dan en s’approchant, économisant ses mots pour se concentrer sur sa survie.
— En l’état actuel, soupira Broggok de sa voix grave et résonnante, s’il se libère de mon emprise, il nous tuera tous et détruira tout ce qui se dressera entre Stropovitch et lui. »

Kéli’dan eut une expression fataliste.

« Sa puissance ?
— Elle ne cesse de s’accroître. Je ne peux même pas affirmer qu’elle finira par se stabiliser.
— Je vois, geignit presque le démoniste. Il se délivrera donc bientôt de ton contrôle.
— En fait, ce n’est pas une question de puissance. Il est d’ores et déjà parfaitement capable d’ouvrir les yeux, de déchirer sa prison comme du parchemin et de m’anéantir. Il suffit, soit qu’il se rende compte qu’il est contrôlé, soit que son désir de tuer Stropovitch se mue en décision irrévocable. Dans l’un des deux cas, sa colère l’éveillera.
— Je ne comprends pas », fit Kéli’dan, dont le visage se décomposait, se couvrait de sueur. Il ne tiendrait plus très longtemps. « Quand je l’ai téléporté ici, sa décision de tuer son rival était déjà irrévocable.
— Mais il était faible. Et depuis que sa puissance a grandi, je suis en dialogue permanent avec lui, je le persuade que je suis une voix intérieure, et je le fais douter de sa décision pour retarder autant que possible son éveil. En effet, son intellect faiblit à mesure que le sang l’imprègne, donc plus il sera puissant, plus il sera stupide, et plus il sera aisé de le contrôler. C’est le seul moyen de rattraper notre erreur. Je tiendrai autant que je peux, mais je ne te promets rien, Kéli’dan. »

Le démoniste ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Il se traîna péniblement vers la porte, se courbant à mesure comme un fromage trop fait s’amollissant et s’écoulant. Quand il eut enfin refermé le lourd battant, il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver une once de vigueur.

« Broggok a raison, pensa-t-il, mais il oublie une chose. Si l’intellect faiblit, son esprit peut dégénérer jusqu’à ne plus devenir que celui d’une brute. Une brute exprimant ses pulsions sans retenue ni scrupules. Une bête qui fonctionnera au désir et au besoin, et que rien ne pourra plus raisonner ni faire douter. »


Le capitaine gangr’orc Garkid était mécontent. Escorté de deux soldats aux mines pensives, il parcourait l’enfilade de couloirs qui menait aux appartements des officiers, hurlant sur les orcs qu’il croisait pour n’importe quel prétexte, et se passant les nerfs en martelant de coups de poing quelques figures au passage.

Il venait lui-même de risquer la mort en protestant contre les décisions de ses supérieurs. Ces derniers avaient conclu que les intrus avaient fui, alors que lui était d’avis de mener des recherches actives dans tous les recoins de la Citadelle. Il avait manqué de se prendre un coup de hache à cette objection – il n’y a pas de hiérarchie plus brutale que celle des gangr’orcs –, et c’était cette humiliation qui l’avait enragé.

La Citadelle était tout de même en état d’alerte. Ses centaines de couloirs et salles résonnaient des échos des dizaines de patrouilles qui venaient de s’organiser, menées au pas de course par des sous-officiers éructant des chapelets de jurons.

Garkid réveilla son escorte à coups de baffes musclées. Les deux soldats cessèrent de rêvasser et firent du zèle pour jeter des regards attentifs autour d’eux.

Alors qu’il approchait des appartements des officiers, le petit groupe fut dépassé par une patrouille de dix orcs qui trottaient en scandant un refrain de chant martial.

« Avec la magie, nos ennemis savent faire tant de choses, pensa Garkid. Ils ont forcément réussi à rester dans la Citadelle, par un moyen qu’on connaît pas, pour sûr ! Me ferai pas avoir, moi ! Qu’ils crèvent, ces bâtards de chefs ! »

La patrouille devant eux disparut dans un couloir latéral.

Une bourrasque de froid terrible jaillit soudain, couvrant les parois des couloirs d’une couche de givre étincelante, sur plusieurs dizaines de mètres.

« Qu’est-ce que… » fit faiblement Garkid en ouvrant de grands yeux, le corps transi. Des cris rauques et un fracas de métal lui parvinrent de l’endroit où la patrouille avait tourné. Il tenta de hurler l’alerte, mais les cris mouraient au fond de sa gorge à cause du froid. Paniqué, il fit un signe à un des deux gardes, qui tenta de courir, mais à peine put-il mettre lentement un pied devant l’autre en tremblant.

Jaillissant du couloir latéral, des cris étranglés en d’immondes gargouillis, des pièces d’armure qui volaient. Une détonation suivie d’une pluie de viscères, des craquements d’os, des gerbes de sang qui fumaient sur la glace en traînées noires sur le bleu miroitant. Garkid fit signe à ses hommes, et, engourdis, ils se mirent en garde, prêts à combattre malgré tout.

Puis plus rien. Un guerrier draeneï aux yeux blancs étincelant par la visière de son casque apparut alors au tournant, découvrant sa massive silhouette, l’armure recouverte de sang, une épée dans la main droite, et tenant dans la gauche, la paume adhérant au cuir du crâne, une tête de gangr’orc aux yeux crevés. Il fit encore un pas en avant – ses sabots laissaient une empreinte sanguinolente sur son passage – et tourna lentement les yeux vers eux, émanant une aura puissante et terrible.

Il lâcha son trophée, dégaina sa seconde lame et avança vers eux. Un peu réchauffés, les deux gardes de l’escorte prirent leurs jambes à leur cou en couinant, tandis que Garkid, comme halluciné, faisait face au draeneï, sa grande et lourde hache en main. Derrière ce dernier apparurent un elfe et un nain qui mirent en joue un garde chacun.

Un carreau d’arbalète et une balle de fusil de précision sifflèrent aux oreilles de Garkid, qui put entendre deux corps s’affaler derrière lui. Lorsque le draeneï fut à portée, le capitaine gangr’orc s’anima soudain et, venant à sa rencontre d’un pas fulgurant, lui balança en hurlant de rage un grand coup de hache dans la figure.

Stropovitch fut surpris par l’attaque, car il croyait l’orc paralysé. Le coup avait été exécuté avec précision et une puissance qui justifiait son grade. Le draeneï leva ses lames en les croisant pour parer, mais trop tard. La hache enfonça le casque et fit tomber à la renverse Stropovitch à moitié sonné. L’orc fit un nouveau pas en avant, avec un nouvel hurlement, pour abattre de toutes ses forces la hache sur le casque au même endroit, ce qui l’aurait brisé ou enfoncé suffisamment pour broyer la tête du draeneï.

Mais une immense lassitude s’empara soudain de sa chair, et la hache lui tomba des mains. Il s’effondra à genoux, saisi d’une faiblesse terrible, qui lui brouilla même les sens. Et tandis que Garkid sentait sa vie s’échapper de son corps, à travers le brouillard qui voilait ses yeux, il vit l’ombre qui l’aspirait, Hama, si belle, si noire. Il vit celle qui lui ouvrait les portes du Néant.

Et soudain il se sentit bien. Il n’y avait plus ce vrombissement continuel que le sang corrompu leur causait dans la tête, il n’y avait plus ces démangeaisons provoquées par leur crasse, ces courbatures causées par leurs armures grossières, ce mal-être général enfin, celui dont ils se divertissaient à grands renforts de bagarres et de hurlements, celui qui rendait leur sommeil agité et pénible, celui qui les énervait et les abrutissait, ce mal-être que Garkid ne remarquait qu’au moment où il était dissipé par une beauté embrumée, un mirage mystérieux.

« C’est bien, se dit-il, tuez-nous tous. » Ce fut sa dernière pensée. Il mourut avec un air reconnaissant.


« Alors, fit Danath Trollemort en s’approchant d’une sentinelle équipée d’une longue-vue, avez-vous perçu un quelconque signe de l’équipe de Forpoing ?
— Comme vous le savez mon Commandant, il y a manifestement eu une bataille terrible ce matin, toute la Citadelle doit être en alerte. Je ne pense pas qu’il ait été possible pour eux de s’en sortir par la force.
— Pas de nouvelles donc ? demanda Trollemort en prenant la longue-vue et en l’axant sur la forteresse.
— Pas d’eux, non, mais les créneaux sont parcourus de dizaines de sentinelles et de patrouilles. Ce pourrait être un signe qu’ils leur ont échappé. Mais on peut supposer aussi qu’ils les ont tués et qu’ils restent en alerte en cas de nouvel assaut.
— Ils ne sont pas morts » répondit Danath en fronçant les sourcils, l’air sombre.

Le soldat eut une moue dubitative, les yeux fixés sur la grande masse sombre tassée dans le canyon de la Péninsule.

Trollemort détacha ses yeux de la lunette et lui posa une main sur l’épaule. Le garde eut un sursaut de surprise devant ce geste amical.

« Ils sont encore vivants sais-tu, et prépare-toi ! J’ai tout mis en place, ce matin, pour nous permettre un repli immédiat vers la Porte des Ténèbres en cas de problème. J’ai envoyé des messagers à tous les centres de commandement de toutes les régions d’Outreterre, à Richeval, et à la Horde, à Raz-de-Néant, sur le front solfurie. Nous devons tous nous préparer, entends-tu, pour le moment où ils la rencontreront vraiment, la mort. Parce que si cet instant arrive, alors le draeneï libèrera une puissance encore bien plus grande que celle que nous avons vue à Zeth’Gor. Alors la Citadelle ne sera que ruines fumantes et débris en fusion. Alors nous chercherons éperdument notre salut et courrons comme des bêtes terrifiées. »

La sentinelle frémit et baissa les yeux.

« Alors ouvre l’œil ! fit Trollemort en rendant sa longue-vue au soldat. Et ne cherche pas à savoir s’ils vivent ou non. Contente-toi de nous prévenir au moment où nous devrons fuir le chaos et la folie.
— Oui mon Commandant », répondit faiblement le veilleur, en considérant pensivement la grande silhouette du noble chef de guerre aux cheveux blancs, qui s’en retournait, les mains dans le dos, légèrement voûté, avec l’air grave de ces hommes qui ont traversé tant de batailles et vu tant de souffrances, qu’ils sont comme penchés, observateurs mélancoliques, au-dessus de la guerre éternelle dans laquelle se consument toutes les générations mortelles.


« 'Tain Stropo tu m’fais peur sérieux, fais un peu gaffe quoi. »

Je me suis laissé surprendre comme un débutant.

Flingot avait ôté le heaume déformé. Stropovitch était blessé au front. Phéoline se pencha sur lui pour le soigner. Farôn, Hama et Elbéreth transportaient les cadavres un à un dans la chambre de l’officier.

« Il n’empêche, fit remarquer Akmar quand Flingot se tourna vers eux le casque à la main, que ce gangr’orc était exceptionnellement fort, pour plier du métal de cette épaisseur et de cette qualité.
— Les vrais gangr’orcs sont tous forts, répondit Flingot en haussant les épaules. Les clans isolés dehors, c’pas les pires, et ici, les simples soldats sont ceux qu’Illidan a pas jugés dignes de rassembler à Ombrelune. Donc faut faire gaffe, tout ce qui est chef ou officier ici c’est pas d’la bleusaille, c’est du vrai lourd, c’est de l’entraîné par Illidan, et si on survit et qu’on rejoint Richeval au Temple, tu verras qu’le bougre de cornu sait y faire, c’est plus des orcs, c’est des monstres, et je veux qu’tout l’monde se carre ça dans l’crâne, pigé ? »

Il avait posé la question en regardant Stropovitch, qui hocha la tête, l’air grave. Phéoline avait fait son office ; elle aida le guerrier à se relever.

Peut-être le démon me rend-il téméraire et inattentif pour m’encourager à refaire appel à lui.

« Ça s’voit qu’t’as pas connu la première guerre, ajouta le nain. Moi je les ai vus, les produits de Mannoroth, et Phéoline aussi – la paladine acquiesça d’un signe de tête –, et ces orcs envoyaient valser trois mecs d’un revers de main. Alors c’est pas parce que tu les impressionnes que t’as gagné. T’as bien vu là-haut le gros avec ses cimeterres à la place des mains, même Akmar et Hama ont pas su le gérer. Rien n’est joué d’avance. »

Il tendit soudain l’oreille. Farôn confirma son impression d’un signe.

« Bon une autre patrouille approche, faut s’grouiller.
— Ça sert à rien d’enlever les corps, fit Thiwwina, il reste plein de sang par terre, zauriez pu me laisser faire proprement !
— Le capitaine et son escorte sont morts sans laisser de traces, répondit Farôn à voix basse, et le couloir où on a massacré les dix autres est étroit et sombre, mais…
— Mais ? fit Flingot, nerveux, en sentant la patrouille se rapprocher.
— On peut sécher le sang pour qu’il ne semble pas récent, fit l’elfe en se tournant vers Stropovitch.
— Je ne sais pas à quoi tu songes, Farôn » gronda Hama en se rapprochant de son amant.

Le draeneï leva les sourcils d’un demi-millimètre.

Farôn « sent » les gens, et c’est un expert de la maîtrise de soi. Il m’a jaugé, et s’il pense que je peux contrôler le démon, il a peut-être raison.

« Stropo a ptet cramé un dragon, mais vous pensez que ze suis zuste bonne à servir des glaçons les copains ? » En quelques mots, Thiwwina recouvrit le sol d’une chape de flammes, qui disparut aussi vite qu’elle était apparue. Le sang et les dalles ne formaient plus qu’une seule étendue noirâtre, qui sentait la poussière et le sang brûlés.

« On bouge ! » fit impérieusement Flingot, et ils suivirent l’elfe qui courut lestement devant, les sens aux aguets et l’air contrarié.

Le groupe le protège trop… Il doit le garder à fleur de peau, et je m’y emploierai. Ma Reine… je Vous l’amènerai, je Vous l’offrirai, celui que Vous espérez.

Ils parcoururent donc le labyrinthe de couloirs au pas de course, sans se soucier du bruit provoqué par leur équipement. En effet, Farôn et Flingot – ce dernier au même niveau que le maître assassin grâce à l’élixir d’Akmar – pouvaient détecter la position et le parcours d’une patrouille bien avant qu’elle ne soit à distance de les entendre. Ils les évitèrent donc, se dissimulant dans des boyaux latéraux, prêts à attaquer si un gangr’orc émettait la moindre suspicion – prêts également à improviser une embuscade dans le cas où la patrouille y tournerait. Mais ils passèrent sans embûches. Durant de longues minutes, ne communiquant que par signes, maîtrisant leur respiration, nerveux, les sens aux abois, ils s’approchèrent peu à peu du cœur militaire de la Citadelle.

Jusqu’au moment où l’elfe leur fit signe de s’arrêter. Il hésita une seconde puis murmura très vite :

« Juste à l’angle, à quelques mètres, une porte descend dans les égouts. Mais six orcs approchent, et ils sont accompagnés de deux chiens-loups. Impossible de se cacher.
— On les tue alors, fit Akmar.
— Ici, ça donnerait trop d’indices de notre destination, et surtout il y a des sentinelles fixes à l’angle suivant.
— Demi-tour et on les zigouille plus loin, s’impatienta le gnome, qui entendit, comme tous, les pas lourds de la patrouille résonner en s’approchant d’eux.
— Y a d’aut’ types qui arrivent par derrière, c’ça l’souci, marmonna le nain, concentré sur ses sensations.
— Et ils arrivent à toutes jambes, comme pour donner l’alerte, confirma l’elfe, donc l’absence de nos premières victimes a dû être remarquée, ou pire, les corps découverts. Les chiens seront à portée de flair dans dix secondes, ajouta-t-il.
— Courez les intercepter, réagit vivement Thiwwina, ze m’occupe des loups moi. » Et d’un mot, elle s’entoura d’une aura de givre. « La glace n’a pas d’odeur, sourit-elle.
— L’Ombre non plus », dit froidement Hama, dont la moitié du corps s’était déjà fondue dans une épaisse ténèbre.

Les autres hochèrent la tête et se ruèrent au-devant des deux coursiers, dont on entendait déjà les cris d’alerte.

Tu te mets en danger toi aussi… Stropovitch se retourna dans sa course, le visage marqué par l’inquiétude. Ses yeux rencontrèrent ceux de la draeneï.

Ils échangèrent un regard triste tandis que l’Ombre achevait d’envelopper la belle Hama. Puis ils tournèrent chacun la tête. Ils devaient tuer. Détruire et se détruire, leur seul horizon.

Thiwwina s’était concentrée un instant. Ses petites mains furent parcourues de fugaces éclairs bleus, ses yeux s’ouvrirent, éclairés d’arcanes, et son visage enjoué se fendit d’un sourire carnassier.

La patrouille était toute proche. La gnomette et Hama, embusquées dans le coin, attendaient qu’elle tourne et leur fasse face.

Mais contre toute attente un chien aboya.

Thiwwina bondit pour les avoir en vue. La patrouille était à dix mètres. Un des six orcs se retournait pour alerter la garnison. Les deux chiens se ruaient en avant, et seraient sur elle dans une seconde. Deux guerriers avaient commencé à les suivre. Un archer et deux fusiliers l’aperçurent et entreprirent de la mettre en joue.

La gnomette tira un petit bout de langue – signe que la situation allait être délicate.

Elle balança la main droite : sa paume généra un cône de froid dans lequel se déchargea une grande partie de l’énergie magique accumulée. En un mot, elle cueillit les loups au vol et les gela si instantanément et si totalement, qu’en tombant de part et d’autre d’elle ils se brisèrent en morceaux de glace.

La flèche et les deux balles se heurtèrent au bouclier magique invisible, mais il y eut un choc et une onde – Thiwwina recula de deux pas et eut un air contrarié. Arrêter ces projectiles demandait énormément d’énergie magique. Ce fut alors qu’Hama capta l’âme d’un des deux fusiliers tandis qu’ils rechargeaient. L’orc tomba à genoux, semblant s’étouffer, luttant vainement contre le siphon funeste, écumant et gémissant, agité de convulsions.

Thiwwina, la seconde suivant sa grimace, avait matérialisé une lance de givre, en suspension sous sa main droite. C’était comme si l’air gelait. Des bulles de magie apparaissaient en cascade et se solidifiaient en s’agglomérant, en une fulgurante arborescence de glace. Elle balança le projectile. La lance atteignit avec précision le crâne de l’archer qui courait donner l’alerte. Le choc l’assomma, et il s’effondra en pleine course, dans un fracas retentissant d’armure.

D’un mot elle gela les jambes des deux guerriers qui arrivaient sur elle. Elle bondit en arrière pour éviter les deux haches qui s’abattirent – mais le tranchant de l’une d’elles l’atteignit. Elle fut projetée en arrière et heurta violemment le mur.

Une flèche l’y cloua un instant. Elle retomba enfin sur les fesses, intacte grâce au bouclier, mais sonnée et – faut-il l’avouer – fatiguée. La bataille sur les créneaux avait été extrêmement exigeante.

Hama achevait le second fusilier. Quant au dernier archer, sans doute victime d’un sortilège, il restait immobile, les yeux exorbités et la bouche ouverte – en un mot, pétrifié de terreur.

Les deux guerriers grondaient et grognaient, luttant contre le froid qui les engourdissait et les empêchait d’avancer.

Partout, résonnant contre les interminables murs de pierre noire et les dallages rouges cyclopéens, un nouveau concert de cris, de cornes et d’armures en mouvement.

« Thiwwina ! »

Phéoline la prit dans ses bras. Ils étaient revenus. Ils avaient tué les coursiers, mais cela n’avait pas suffi. Tout s’entendait et se transmettait dans la Citadelle. Des deux côtés, le vacarme de troupes en marche.

Stropovitch passa en trombe entre les deux guerriers. Ceux-ci ouvrirent de grands yeux, tandis que leur sang, en s’écoulant de leur gorge, s’étendait en grandes nappes sur leur torse, se mêlant à la glace qu’il faisait fondre. En un tour de poignets les deux lames avaient trouvé les interstices sous les casques et délivré les deux orcs de leurs souffrances.

Farôn s’affairait déjà, fébrile, sur la serrure de la porte de fer qui menait à l’évacuation des déchets expérimentaux.

Flingot se pencha sur l’archer assommé, lui mit un doigt sous le nez pour vérifier s’il respirait, se releva et lui logea une balle dans la tête.

Deux lignes d’orcs parurent au tournant, de l’autre côté. Ils étaient dirigés par un gangr’orc massif à l’armure recouverte d’une élégante tunique mauve, au maintien raide et aux ordres scandés d’une voix puissante. En apercevant les Alliés, il s’arrêta, joignit les jambes militairement, hurla quelques mots brefs, et la première ligne s’agenouilla pour libérer le champ de vision de la seconde.

« Hmmmmmm… » fit le nain en se caressant la barbe, le fusil posé nonchalamment sur l’épaule, un sourire amusé aux lèvres.

Chaque orc arma un arc ou un fusil.

Ils étaient vingt à les mettre en joue à trente mètres.

Une grenade vola et explosa dans leurs rangs, suivie d’une fumigène. Dans un brouillard irrespirable, l’officier s’égosillait au milieu des gémissements des blessés, des cris des autres et du « Har har harrrrrrrrrr » retentissant de Flingot.

« 'Tain ça m’a presque ému leur cirque, là, tous en rangs comme des quilles là, vas-y qu’j’t’y lance des boules d’ma composition moi » ajouta-t-il hilare.

La porte s’ouvrit. Un puits. L’obscurité totale. Ils ne réfléchirent pas. Ils sautèrent l’un après l’autre, se rattrapant avec plus ou moins de succès aux barreaux métalliques qui tenaient lieu d’escalier.

Farôn passa en dernier, et se maintint en équilibre sur le premier barreau tandis que, indifférent comme tout elfe à l’absence de lumière, il bloquait de ses outils le mécanisme de la serrure.

À ce moment-là, le seigneur de guerre orc Porung sortit de la fumée fusil en main et yeux rougeoyants, sa tunique à moitié noircie. Quand il atteignit la porte, une autre troupe arriva de l’autre côté, qui s’apprêtait à prendre les Alliés en tenaille. Porung secoua la porte. Y donna un coup d’épaule. Enfin un coup de pied rageur. Il fulminait.

« S’sont enfuis par là seigneur ? lui demanda le lieutenant de l’autre troupe d’une voix lasse.
— Ces égouts… Ils peuvent en sortir n’importe où. Il y a toutes les portes comme celle-là dans plein de couloirs. Ils mènent aussi aux centres de mutation… Et au centre de Commandement, au siège de Néanathème…
— Vous pensez qu’ils en connaissent le plan ? » ricana le lieutenant, qui se prit un direct du droit dans les dents – Porung n’était pas d’humeur à rire. Derrière lui, ses hommes se rassemblaient. La grenade avait fait peu de morts.
« Enfin z’veux dire, seigneur, reprit le lieutenant en se relevant péniblement et en recrachant ses incisives, tout’ façon ils vont se faire dissoudre par les… choses en-dessous, y a pas d’crainte à avoir.
— Supposons le pire, répondit Porung. S’ils survivent et sortent n’importe où, l’alerte sera donnée. Mais les deux endroits où ils peuvent faire beaucoup de dégâts avant d’être neutralisés, ce sont le centre de mutation et le repaire de Néanathème. Envoie deux de tes hommes transmettre mes ordres : un à chacun de ces points, pour condamner les accès et renforcer la garde.
— Très bien seigneur.
— Et tu en enverras un troisième prévenir le chef suprême Kargath, que j’ai pris la décision d’aller m’assurer moi-même de la mort de ces rats.
— À vos ordres seigneur » fit le lieutenant avant de lâcher quelques derniers crachats sanguinolents dans une rigole.

Porung repartit vers ses hommes, les rudoya, les remit sur pied. Il dirigeait la meilleure troupe d’archers et de fusiliers de la Citadelle. Il descendrait par un accès plus proche du siège de Néanathème, et, aberrations ou pas, il traquerait les intrus, les tuerait et observerait leurs cadavres se faire ronger par les créatures et les acides qui recouvraient ces artères ténébreuses.

Hâte d’avoir la suite, Stropovitch, Akavar et encore un dont j’ai oublié le nom (une humaine démoniste de mémoire) sont les histoires qui m’ont donné envie de jouer à Wow sur Officiel !

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C’est Synapse =)

Merci de ton retour, dans tous les sens du terme, Renaud ^^

Chapitre 25

Des raclements. Une étincelle. Une torche qui éclaire des visages soucieux.

« 'Chier », lâcha Flingot tout en remettant son briquet en poche, et en glissant dans une boucle de son sac les trois autres torches qu’il avait récupérées sur le mur noir et suintant, au pied de l’échelle de barreaux. Leurs pieds foulaient une poussière épaisse et humide. L’air était lourd. Tassés dans ce boyau cylindrique, les Alliés n’avaient qu’à pousser une autre porte de fer, rouillée celle-là, pour accéder aux égouts. Tout autour d’eux, à tous les étages, les échos fantastiques d’une armée en effervescence.

« Que décide-t-on ? demanda Akmar en écoutant les coups rageurs de Porung au-dessus d’eux. Ils n’ont pas l’air de vouloir nous poursuivre plus que ça.
— Ils nous cueilleront à la sortie, soupira Hama.
— N’y a-t-il aucun moyen de leur échapper ? » demanda, anxieuse, Phéoline à Farôn. L’elfe se contenta de hausser les épaules. Flingot comprit sa pensée.

« Bon les gars, fit-il avec un accent fataliste dans la voix, on pourra pas, cette fois, rester cachés ou disparaître sous leur nez comme aux créneaux. Quoi qu’on décide, on va se farcir l’intégrale de leur armée jusqu’à ce que le dernier d’entre nous rende son dernier souffle. »

Leurs visages exprimèrent l’abattement. Stropovitch serra les poings. Farôn sembla réfléchir profondément. Phéoline pâlit. Hama fronça ses sourcils ténébreux.

« Mais vous avez remarqué qu’ils ont tendance à lancer la garnison entière sur les intrus. Y a donc moyen qu’on arrange une diversion. »

La terreur passa fugacement sur certains visages.

« Vous voulez dire, risqua Akmar, un groupe qui part au suicide pendant que l’autre continue la mission ?
— Contesteriez-vous une telle décision, chevalier Akmar ? » demanda gravement Flingot.

Face à la soudaine solennité du lieutenant-capitaine, l’instant se figea. Le grondement des rassemblements gangr’orcs alentour retentissait dans les poitrines. Les respirations lourdes avaient un écho humide, comme au fond d’un puits. Les têtes restaient baissées, les yeux hagards. Akmar ne put répondre et resta muet, les yeux rivés dans ceux de son supérieur. Le sacrifice ne faisait pas partie de ses valeurs, ni le patriotisme ou l’amitié, de ses sentiments. Exterminer par brassées des créatures inférieures pour le compte de l’armée avait été pour lui, comme pour de nombreux autres séides des ombres, la seule façon possible d’être accepté et intégré dans la société. S’il combattait, c’était, paradoxalement, pour être tranquille : faire ses expériences, tuer, étudier, accumuler pouvoir et connaissances ; et ce sans être inquiété, au contraire ! en étant approuvé et respecté.

Mais il était hors de question qu’il se sacrifie volontairement.

Pendant quelques secondes, la tension fut extrême. Palpable. Puis soudain Flingot se dérida et éclata de rire.

« Bon sang, fit-il hilare, tu devrais voir ta tête ! » Le visage du gnome s’allongea. Ses camarades s’éberluèrent. « Bah t’inquiète va, pour la diversion je parlais de ça – et il désigna le sac dans son dos –, j’ai là-d’dans de quoi faire croire à toute la Citadelle qu’un troupeau d’elekks défonce tout sur son passage à cinq cents mètres de notre position réelle. »

Il y eut des demi-sourires. Même si Flingot avait plaisanté, il leur avait rappelé à tous à quel point cette mission engageait leurs vies.

« En tout cas merci d’ta franchise hein, ajouta le nain en gratifiant Akmar d’une bourrade dans le dos qui manqua de l’étaler ventre à terre, comme ça on saura à qui faire confiance – ou pas – si le sacrifice s’avère nécessaire. »

Le démoniste se redressa, vert de rage, au milieu des airs embarrassées et des moues de ses camarades. Quand il vit Hama détourner le visage vers la porte rouillée en l’ignorant, son cœur se serra, et une pulsion le saisit de tous les tuer. Farôn l’aidait à se relever totalement, et quand il parla, seul le gnome l’entendit.

« Notre heure viendra, patience. »

Akmar dévisagea l’elfe, et il resta interloqué par le sourire étrange de ce dernier. Pendant un instant, il eut l’impression de voir un marionnettiste les tenant tous par des ficelles invisibles.

Flingot défonça la serrure rouillée à coups de crosse – il poussa la porte, qui grinça horriblement.

Aussitôt une bouffée d’air vicié, à peine respirable, sentant l’acide et la moisissure, assaillit leurs narines. Ils avancèrent. Les accueillirent des chuintements et autres bruits écœurants de sécrétions et de glissements de matières molles – et leurs pas rendirent un son humide.

La lueur de la torche découvrit un spectacle lugubre, et à mesure qu’il détaillait l’endroit, chacun sentit l’angoisse le saisir peu à peu – Flingot émit un long « Meeeeeeeerde… » qui mourut dans sa gorge.

Le sol était recouvert d’une gelée verdâtre aux monticules mouvants, bouillonnante par endroits, parcourue de frissons et d’ébullitions spontanées, en un mot vivante – et curieuse. Quant aux murs de pierre noire, ils suintaient d’acide, et il pendait du plafond des stalactites d’une substance bleu-vert indéfinissable, cristallisation de quelque poison – d’où tombaient irrégulièrement de lourdes gouttes bues par la gelée dans un sinistre bruit de succion.

« Farôn, fit Flingot, j’crois qu’t’avais oublié d’préciser deux-trois p’tites choses dans ton rapport.
— Il y a eu quelques changements apparemment, répondit nonchalamment l’elfe.
— Y en a qui ont sauté leur tour de ménaze, dit Thiwwina en tirant un petit bout de langue et en se retroussant les manches, comme si elle s’apprêtait à s’emparer d’un balai.
— L’air est étouffant et toxique, lâcha Akmar avec humeur. À vue de nez on a un quart d’heure pour sortir de là.
— À vue d’pied aussi, rétorqua avec un rictus le nain en considérant le cuir de ses bottes d’un air inquiet, parce qu’on a les godasses qui s’font méchamment ronger. » Stropovitch et Hama constatèrent de même que leurs sabots commençaient à s’écailler. « Bon, déclara le nain en allumant avec sa torche les trois autres, et en les distribuant à Phéoline, Akmar et Thiwwina, on marche doucement en suivant le bord gauche, contre le mur, Farôn devant. Si des saloperies attaquent, espérons que le feu et la glace de Thiwwina les en dissuaderont rapidement » ajouta-t-il, et la gnomette eut un grand sourire lumineux.

Des centaines de pas au-dessus de leurs têtes faisaient trembler le plafond et frémir les stalactites, qui s’émiettaient dans la vase corrosive.

Le groupe se mit en file et longea le mur noir et poisseux pour ainsi dire au trot, chacun contrôlant plus ou moins sa peur, susceptible de se muer rapidement en panique dans cet endroit. Et pour cause, les chuintements et les bouillonnements semblaient les suivre, et ils sentaient tous qu’ils étaient observés très attentivement.

« Il y a comme… une seule âme ici, mais diffuse, omniprésente… » murmura Hama. Personne ne releva.


Quand Kéli’dan entra dans la salle de Néanathème, celui-ci remettait un seau à un messager, qui partit aussitôt en courant. Et il régnait dans le lieu une grande agitation. Tous les cobayes orcs de ses expériences gisaient, morts, dans un coin, des gangr’orcs poussaient en beuglant des rocs contre la bouche d’évacuation des déchets, et des patrouilles s’organisaient à grands renforts de hurlements.

« Que se passe-t-il ? demanda le démoniste à son collègue en gravissant les marches menant à son siège.
— Oh, fit Néanathème en souriant et en s’installant confortablement, il arrive, tout simplement. Par les égouts, là, si tu veux tout savoir.
— Si toute la Citadelle est au courant et que les entrées sont bouchées, je me demande bien comment il va s’en sortir », marmonna Kéli’dan, voûté, sincèrement inquiet. L’ancien disciple de Gul’dan avait beaucoup vieilli en quelques jours. Néanathème le considéra pensivement, avant de répondre :
« Il va s’en sortir en puisant dans une puissance qui ne lui appartient pas, en perdant nombre de ses compagnons, et quand il apparaîtra devant moi… »

Il tendit la main avec un sourire carnassier. Kéli’dan réfléchit. Et comprit.

« Ah oui, très bien vu, s’il le fait volontairement ce sera parfait. »

Il déposa une bourse de cuir dans la main de son collègue, qui la fit disparaître dans sa robe.

« Et il serait plus que temps, même, ajouta-t-il, car Broggok s’épuise, et Darotân est de moins en moins ouvert aux dialogues mentaux. »

Sur ces mots, Kéli’dan s’en retourna lentement. « Prépare-toi, conclut-il en passant le seuil, tu vas en avoir besoin. »

Néanathème sourit, et ne bougea pas de son siège. Il était prêt. Il éliminerait en quelques mots les derniers compagnons de Stropovitch, s’il en restait. Et il le verrait enfin, ce draeneï. Il assisterait à ses derniers moments de conscience avant que celle-ci ne soit engloutie et son corps dispersé par l’éclosion d’une nouvelle puissance qui n’aurait enfin plus aucune limite.

Il gloussa d’impatience.


Porung ouvrit d’un coup de pied la porte de fer. Un écho sinistre. Une échelle de barreaux.

« On va bloquer le seul carrefour de ces égouts, dit-il en se tournant vers ses hommes. Où qu’ils veuillent aller, ils passeront par nous, et y resteront. » Les vingt orcs acquiescèrent d’un cri martial.

Un régiment de cinquante âmes déboula dans le couloir au pas de course. Depuis quelques minutes toutes les unités défilaient les unes après les autres, et la Citadelle résonnait de toutes cette préparation au combat. Les messagers couraient partout transmettre les ordres du seigneur de guerre.

Mais cette fois les cinquante orcs étaient des mastodontes cuirassés, des gangr’orcs d’élite. Et le colosse qui les menait, c’était Kargath Lamepoing en personne. Grand de quatre mètres, une force démoniaque puisée à volonté dans le sang de Mannoroth le Destructeur coulant dans ses veines, une vivacité hors norme que son armure – si épaisse qu’il était plus exact de parler de muraille – ne gênait pas, et surtout une cruauté qui engendrait chez ses hommes une peur si intense qu’elle chassait toutes les autres, Lamepoing, qui avait acquis ce surnom en troquant ses mains pour d’énormes lames courbes toujours couvertes de sang frais, était le chef incontesté de ce qu’il appelait la « véritable Horde. »

Porung salua.

« Alors comme ça, commença Kargath tout de go de sa voix grondante et rocailleuse, tu disperses nos forces dans toute la Citadelle, et tu comptes te débarrasser de nos adversaires avec ta poignée d’archers ?
— En effet Chef suprême, car ils peuvent sortir de ces boyaux n’importe où, il faut donc que tous les accès comme celui-ci soient surveillés.
— Ils ont échappé à TROIS CENTS HOMMES sur les remparts, cria Kargath en brandissant un cimeterre sous la gorge de son interlocuteur, alors pourquoi pas une attaque massive, Porung ?
— Cela ne ferait que nourrir les créatures qui hantent les égouts, répondit le seigneur de guerre sans sourciller. Je peux assurer la protection de mes hommes mais pas de l’armée entière.
— Et quelle protection, exactement ? » fit Kargath, les yeux brillants et inquisiteurs.

Porung attendait toujours ce qu’il avait commandé dans cette perspective, et il sentit que répondre « Elle arrive » ne serait pas au goût de Lamepoing. Mais ce qui était sûr, c’était que le temps pressait, que chaque seconde comptait, qu’il avait toujours su trouver lui-même les solutions aux situations d’urgence, et que s’il n’était déjà rouge, on aurait vu son visage s’empourprer d’orgueil. Il soutint le regard de son seul supérieur direct dans la Citadelle, sans dire mot. Un messager vint lui sauver la mise, courant malgré son lourd fardeau.

« Seigneur, dit ce dernier, essoufflé, après avoir salué, j’ai bien prévenu Maître Néanathème, et des sentinelles sont postées à la bouche d’évacuation, et toute sa garde, et ils bouchent tout.
— Très bien. As-tu… ?
— Maître Néanathème, ajouta l’orc en soulevant le seau métallique, m’a aussi demandé de vous donner ça, pour aider. » Porung et Kargath en considérèrent le contenu. Des braises. « C’est des gangrebraises, précisa le messager, elles s’éteignent pas même dans l’eau qu’il a dit, et y aura pas mieux pour tenir les saletés à distance, et éclairer, aussi.
— Voilà la protection, conclut Porung en saisissant la poignée du seau et en relevant la tête vers Lamepoing, vous constaterez, Chef suprême, qu’il y en a à peine assez pour mon unité.
— Bon tu t’démerdes, lâcha Kargath avec un mouvement d’humeur, mais j’te préviens, Porung, si tu échoues et que tu en réchappes, je te tuerai moi-même. »

Et il tourna sa grande masse et repartit, non sans balancer un grand coup de cimeterre dans un de ses gardes qui ne s’était pas retourné assez vite à son goût – le choc le fit voler au-dessus de ses camarades et il tomba en grand fracas plus loin, avant de se faire piétiner par les mêmes – et enfin écraser dans un sinistre froissement de métal et craquement d’os par un pas du colossal Lamepoing, qui n’eut pas un regard pour lui.

Porung avait fait un signe vif et exaspéré à ses hommes, et il était descendu dans le boyau avec une souplesse remarquable pour un gangr’orc. Un coup de poing rageur suffit pour envoyer valdinguer le battant rouillé en contrebas. Il fit une moue écœurée en reniflant l’atmosphère ambiante et s’avança à pas rapides en versant le contenu du seau sur le sol, en une ligne droite parfaitement perpendiculaire au mur.

Les braises illuminèrent l’artère de leur feu jaune, qui flambait sans discontinuer. Porung considéra les stalactites avec méfiance. Au sol, la vase frémit au contact des braises, et, comme la chair d’un coquillage, se rétracta de part et d’autre de la limite, avec des chuintements aigus et des bouillonnements contrariés.

Porung déglutit et, depuis la paroi d’en face, revint vers la porte en traçant une seconde ligne parallèle à la précédente, et distante d’elle de cinq mètres. La gelée recula encore, se ramassant hostilement de l’autre côté de la zone, semblant guetter sa proie.

Le seigneur de guerre se plaça au milieu exact du périmètre délimité et fit un signe. Ses hommes vinrent se placer en deux lignes de dix, les fusiliers se mettant à genoux pour libérer le champ de vision des archers. Ils armèrent. Et firent silence.

Porung, les mains dans le dos, raide, cambré, les sourcils froncés, le bas de sa tunique flottant au gré des courants d’air, se concentra. Derrière eux, le seul carrefour des égouts. Devant, l’endroit où les Alliés avaient disparu. Ainsi éclairés par le gangrefeu et immobiles sous ces voûtes noires et luisantes, ils semblaient des statues de cire veillant dans un mausolée perdu.

Soudain le seigneur de guerre décrocha de sa ceinture une hache qu’il garda dissimulée dans le dos, et fit signe à ses hommes de se tenir prêts. Il les avait entendus. Ils venaient à lui. Des lueurs de torches se reflétaient sur les murs et grandissaient. Et il eut un pressentiment – qui le fit frémir d’excitation.

Ce serait peut-être sa dernière bataille, mais c’en serait sûrement une des plus belles.


Les égouts de la citadelle… Comment ne pas s’y sentir dans le couloir de la mort, l’antichambre des limbes, la destination finale des damnés… Il y faisait ce froid humide qui engourdissait les membres et affolait le cœur… Respirer brûlait lentement la gorge et les poumons… On s’y savait cernés, entourés, noyés véritablement dans une glue vivante et corrosive, qui ne laissait aucune issue autre que la dissolution… Et maintenant qu’une lumière apparaissait dans la pénombre, était-elle celle de l’espoir ? Non… La lueur des gangrebraises était un arrêt. Le châtiment toujours repoussé, toujours suspendu sur leurs têtes : la peine promise pour ceux qui défient les puissances de ce monde.

Les Alliés virent de loin Porung et ses hommes. Mais ils continuèrent à courir. Ils n’avaient pas le choix. Pas le temps. Les chaussures et bottes séchaient et se craquelaient, les sabots s’écaillaient. Chacun prit une expression inquiète ou concentrée. Il était inutile de se concerter. Ils devaient briser le barrage d’archers et de fusiliers d’un seul élan et se précipiter désespérément vers une sortie, hors de ce lieu qui, somme toute, n’était qu’un vaste estomac en train de les digérer.

« Z’ouvre le bal ! » dit Thiwwina d’une voix étrange, douce mais ferme, angoissée en vérité.

Elle se téléporta dix mètres en avant, sauta au milieu de la gelée – en retombant lentement, comme une plume, le temps de fermer les yeux et de se concentrer.

« Gnome en joue ! » hurla Porung à ses hommes, lesquels s’exécutèrent dans des cliquetis et raclements qui résonnèrent avec une netteté lugubre.

Si Phéoline avait pu comprendre l’orc…

Quand les semelles de la gnomette effleurèrent la surface du bain d’acide, ses yeux se rouvrirent. De noisette, ils étaient devenus bleu électrique.

« Tirez ! »

Porung ne vit soudain plus rien. Un vent soudain, une bourrasque de gel se déchaîna violemment dans le couloir. Les flèches, soulevées, se heurtèrent au plafond et retombèrent, couvertes de givre. Les gangr’orcs restèrent hébétés et transis. La gelée verte au sol fut solidifiée sur deux cents mètres, transformant le lieu en véritable patinoire, désormais inoffensive, sur laquelle les Alliés s’avancèrent. Et à la bourrasque succéda un brouillard blanc, à travers lequel ne fut plus visible que deux points bleus.

Derrière la gnomette, une balle tua Elbéreth, et une seconde toucha Phéoline, obliquement dans la visière du casque, lui crevant un œil et ressortant derrière l’oreille. Elle s’effondra.

Thiwwina reprit doucement sa respiration, le souffle coupé une seconde par l’impact des balles, que le gel n’avait pas arrêtées. Depuis le début de cette folle journée, elle ne cessait de repousser les limites de l’épuisement. Elle ne cessait de déclencher des ouragans et d’absorber des chocs. Elle touchait au bout.

Elle ne prit pas le temps de se demander où elle avait mal ou si elle était blessée. Elle était la championne de tout un monde. Dans l’arène, on lutte debout jusqu’à l’inconscience ou la mort. Elle s’arracha littéralement l’énergie de renforcer son bouclier magique.

« Armez ! Armez ! » hurla Porung.

Les gangr’orcs s’exécutèrent, les jambes tremblantes sur le sol glissant, le froid les rendant maladroits.

Une pluie de gel s’abattit soudain sur eux. La magie s’était faite orage au-dessus de leurs têtes, pénétrant les chairs bien plus sûrement que les neiges hivernales. En quelques secondes ils seraient tous incapables du moindre mouvement.

Le gel rendant le terrain impraticable, Farôn dégaina son arbalète, Akmar commença des incantations funestes, Hama se fixa sur l’âme de l’un des fusiliers. Stropovitch ôtait le casque de Phéoline, ses yeux embués de larmes incrédules.

Non, non, non…

Mais Flingot, armé de son fusil de précision, lui lança son tromblon d’un air triste et résolu à la fois. Il fallait se battre.

« Épaulez ! Celui qui rate sa cible, je l’abats ! » cria Porung malgré le froid qui lui saisissait la gorge. Il avait confiance en ses hommes. Contrairement à la majorité des gangr’orcs de la Citadelle, ceux-là avaient l’expérience de la guerre. Ils avaient lutté sous ses ordres depuis l’époque du massacre des draeneïs, alors que Draénor était encore une planète florissante, puis sur Azéroth, d’où ils étaient revenus avec Kargath. Certes la gnomette était impressionnante, mais ses hommes ne se laisseraient pas dominer par la peur.

« Tirez ! »

Aucun ne rata sa cible.

« Thiwwina ! » hurla Flingot. Akmar cessa l’incantation qu’il avait commencée. Stropovitch ouvrit des yeux qui refusaient déjà la terrible réalité.

Le brouillard commença aussitôt de se dissiper. Le bouclier de Thiwwina avait failli tout absorber. Seule la dernière flèche, ironie du sort, l’avait traversé, et ornait désormais le milieu du front de cette petite créature au visage doux, si légère, si chétive, une fleur fraîchement coupée dans un désert de mort.

NON !

Stropovitch se recroquevilla en tremblant. Son armure se mit à luire.

« Armez ! » hurla Porung, malgré l’état de ses hommes, gelés, et privés l’un après l’autre de leur âme par l’Ombre vivante – Hama.

Flingot rugit comme un ours et dégoupilla toute une bandoulière de grenades, qu’il détacha et balança avec une force soudain impressionnante en direction de la barricade.

Porung avec une vivacité impressionnante balança le seau vide vers la bandoulière, qui la percuta à mi-chemin.

L’explosion secoua l’artère et arracha une partie du plafond. Les tympans n’émirent plus que des sifflements aigus, meurtris par l’onde assourdissante. La Citadelle gémit. Personne ne put garder son équilibre. Des éclats de roche blessèrent plusieurs gangr’orcs, ainsi qu’Hama au ventre – Akmar fut assommé.

Alors ils sentirent tous le sol sourdre hostilement.

« La chose est furieuse… » lâcha Hama, la voix tremblante de peur, et saignant abondamment.

« Relevez-vous ! Le nain en joue ! » hurla Porung.

Farôn et Stropovitch se relevèrent en un éclair. Le guerrier fumait littéralement, la peau rouge sang veinée de noir – il entourait maladroitement le ventre d’Hama de morceaux arrachés de sa robe, les mains tremblantes, serrant des garrots approximatifs.

L’acide vibrait de lui-même pour dégeler. Les égouts résonnèrent d’un grondement suintant, un gargouillement de fond d’intestin – un rejet général des intrus.

« Nous allons être engloutis… une… grande vague se forme… » ajouta la draeneï, cette fois affolée. « Sauve-nous… » dit-elle en gémissant à son amant. Celui-ci baissa la tête et la serra contre elle.

L’acide reculait, glissait, se ramassait au fond. Derrière eux, dans l’ombre, un raz-de-marée se préparait. Farôn aussi le sentit et décida de tirer parti du désordre. Seul Porung était debout. Ses hommes étaient pour la plupart moribonds.

Il courut en avant et bondit sur les blocs tombés du plafond. Ce mouvement décida Stropovitch, qui le suivit. Farôn disparut. Flingot se releva malgré sa charge et sa fatigue.

L’explosion d’une graine infernale semée précédemment par Akmar dispersa encore les âmes de cinq hommes à la droite de Porung.

L’elfe fit un pas. Il réapparut dans le dos du seigneur de guerre, prenant encore cinq secondes d’avance sur le guerrier.

Et là pour la première fois de toute sa carrière, il échoua.

Porung avait déjà commencé à se retourner, et l’assassin reçut un coup de coude brutal en pleine figure en guise d’accueil. Le coude se déplia instantanément, et une hache l’égorgea à moitié avant même qu’il ne tombe.

« Vous me prenez pour un débutant ! »

L’orc dégaina aussitôt sa seconde hache pour parer les épées du draeneï rougeoyant qui avait fondu sur lui en attaque frontale.

« T’es quoi toi, lâcha le seigneur de guerre en riant nerveusement. Un érédar ? »

Stropovitch, galvanisé par l’urgence de sauver Hama et les autres, tenta de dévier avec une force et une vivacité irrésistibles les armes de son adversaire sur le côté pour créer une ouverture, mais celui-ci utilisa cette force à son avantage. Il laissa aller le mouvement sans résister, et en un seul tour de poignets c’étaient les épées qui étaient déviées et le guerrier déséquilibré – l’orc enchaîna sur un coup d’épaule si violent, que Stropovitch tomba en arrière.

Flingot saisit l’occasion. Il visa et tira.

Mais Porung avait vu le mouvement et leva une hache vers son visage. À la milliseconde où la balle atteignit le seigneur de guerre, la pointe haute du tranchant de l’arme parvint à la rencontre du projectile, qui fut dévié et rasa le cuir chevelu de l’orc. Ce dernier eut un frémissement de tout le corps. Il avait vu la mort en face.

Flingot ne se démonta pas et tira une balle à la seconde. D’abord deux sur la hache – les chocs firent ployer le seigneur de guerre – puis une dans sa poitrine – qui ne traversa pas son armure – puis une dans la tête du fusilier à droite.

Stropovitch relevé se remit à marteler son adversaire, qui en fut réduit à parer et à reculer, tant l’assaut était puissant et impitoyable. Même lui, Porung, le meilleur escrimeur de la Citadelle et sans doute de l’ensemble des gangr’orcs, était débordé par ce bretteur démoniaque sorti d’on ne sait quel abysse.

Flingot visa le dernier archer. Celui-ci l’avait déjà en joue. Le nain sentit la flèche se ficher dans sa poitrine. Il sourit – cette fichue ceinture de protection ne marchait qu’une fois sur deux, hein… Il appuya sur la gâchette, même si sa vision se brouillait. Et il fit mouche.

Farôn hoquetait, à quatre pattes, sa blessure, même bandée rapidement, le tuant lentement. Ses poumons se remplissaient de sang.

Je ne peux pas mourir… Pas maintenant…

Les deux guerriers ferraillaient follement. Porung ne survivait qu’en bondissant en arrière chaque fois qu’il était débordé par les enchaînements meurtriers de Stropovitch, dont les lames étaient diaboliquement rapides, puissantes et précises.

Hama sentit la vague achever de se former à plusieurs centaines de mètres derrière eux. Une lame de fond d’acide se dirigeait sur eux. Un grondement et un tremblement des murs. Des échos d’un fleuve en crue déferlant de toute son irrésistible masse.

Elle hurla.

Mais alors il y eut un miracle.


Kéli’dan se prépara mentalement vingt minutes avant d’entrer dans la cellule de Darotân. Il passa le seuil et referma la porte.

Broggok ne tourna aucun œil vers lui. Il était éreinté.

« Alors ? demanda-t-il.
— Tu parles de l’explosion ? répondit Kéli’dan. Notre proie se bat dans nos égouts… juste en-dessous de nous. Il survivra, ne t’inquiète pas. Et il est proche. Tu dois encore tenir notre champion quelques instants.
— Trop tard, il veut jouer, soupira le démon flottant.
— Que veux-tu dire ? demanda avec inquiétude le démoniste, qui ressentait déjà l’écrasement de l’aura formidable du paladin.
— Voilà, c’est fini. Désolé », fit son comparse avant de reculer.

Les yeux de Kéli’dan s’agrandirent d’horreur. Darotân inspira, puissamment et calmement à la fois. Il ouvrit doucement les paupières, révélant des yeux étincelants d’une lumière pure. Et il gratifia les deux comploteurs d’un sourire lumineux.

« Bonjour ! fit-il joyeusement. Pourquoi suis-je attaché ? C’est pour un jeu, un entraînement ?
— Euh, non non, répondit faiblement Kéli’dan. Tu peux sortir… »

Darotân libéra ses poignets de ses fers sans aucun effort – le métal se froissa comme du papier – ainsi que ses jambes. Il mesurait près de trois mètres. Ses muscles étaient deux à trois fois plus volumineux qu’avant sa mutation, le handicapant presque. Sa peau était d’un beau rouge vif. Les deux cornes alignées au sommet de son crâne avaient atteint cinquante centimètres mais n’avaient jamais percé la peau. Il frotta un peu ses chairs nues pour les détendre et considéra la salle avec un air d’enfant curieux.

« Bon alors, lequel de vous deux m’a parlé si patiemment pendant tout ce temps ?
— C’est Broggok », répondit sans se méfier Kéli’dan en désignant la tête tentaculaire aux sept yeux – il commençait à croire que Darotân était définitivement retombé en enfance.

Le désigné soupira et regarda d’un air blasé le paladin abattre un poing sur son front avec une puissance telle, que le démon implosa et fut éparpillé en morceaux de chair sanguinolents sur toute la surface de la salle.

« Voilà qui est fait », déclara avec entrain Darotân, en ôtant des lambeaux de cervelle de son torse.

Kéli’dan ploya, tout autant sous l’aura du paladin que sous le poids du regret. Jamais personne avant lui n’avait commis une erreur de cette ampleur.

Darotân ne quittait pas son air réjoui ni son sourire radieux.

« Donc toi tu es celui qui m’as ramené et transformé, merci beaucoup ! C’est vrai, Broggok m’a tout avoué vers la fin, je l’ai remportée, la joute verbale de ton collègue… Je sais tout ! »

Et il rit. Le démoniste commençait à éprouver la terreur profonde qu’il avait l’habitude de provoquer, lui, chez ses victimes. Darotân fit luire sa peau et la considéra avec plaisir.

« Et tu vois, j’ai conservé l’usage de la Lumière. Quel paradoxe tout de même ! Il a suffi que je le veuille. Car malgré tes manigances, je suis toujours son Champion. »

Il eut un regard terrifiant malgré le sourire qui ornait toujours sa face.

« Je pense avoir compris quelque chose, Kéli’dan. La Lumière ne combat pas l’Ombre d’elle-même, spontanément. Elle ne le fait que si son AGENT le veut ! Mon corps est souillé par du sang de démon, mais mon âme est restée pure, par ma propre VOLONTÉ ! Et elle utilisera la Lumière, et la Lumière ne me torturera pas dans ma chair, non ! Parce que je le VEUX ! Tu voulais faire de moi un Man’ari Érédar, ha ha ha ! PERDU ! J’ai sauvé mon âme, j’ai GAGNÉ, je suis le MAÎTRE ABSOLU de moi-même, et aussi de la LUMIÈRE, oui, je te l’ai dit, je suis son CHAMPION, rien ne m’est impossible ! »

Les jambes de Kéli’dan ployèrent sous lui, et il tomba piteusement sur les fesses. Darotân avait encore triomphé de lui-même par le même genre d’auto-suggestion qui résolvait tous ses conflits internes. Cette capacité troublante du paladin à soudain, sans prévenir, faire de sa lâcheté une détermination des plus irrésistibles, de ses doutes les plus profonds des certitudes inébranlables, et d’un corps corrompu par du sang de Seigneur des Abîmes, la plus puissante arme qui se soit jamais réclamé de la Lumière. La Lumière… n’était-elle donc vraiment, somme toute, que de la magie dégagée de toute notion de Bien ou de Mal ?

Darotân riait comme un dément, ivre de sa propre puissance.


Éveille-toi, Phéoline…

L’humaine émergea d’une brume qu’elle pensait être celle de la mort.

Éveille-toi…

Encore inconsciente, elle eut un air intrigué. Qui donc lui parlait… ?

J’ai reçu ton vœu… Ton vœu de les sauver… Et par moi tu le réaliseras !

Elle entendit la draeneï hurler. Elle se releva, soudain totalement éveillée et les sens aux aguets. Un grondement terrible derrière elle. Tous ses frères d’armes étendus au sol.

En une seconde elle fut sur Hama. Elle posa sa main sur elle, et sans la moindre prière, la draeneï fut totalement guérie. Elle en eut même le souffle coupé une seconde, sentant ses forces revenir en ouragan en elle et toute douleur céder le pas au bien-être.

« Cours ! » hurla Phéoline pour couvrir le rugissement des flots qui arrivaient. Hama s’exécuta, tandis que Phéoline courait sur le nain. Un simple contact sauva instantanément ce dernier de la mort. « Ne touche pas à la flèche et cours ! » Le nain se releva en roulant de gros yeux incrédules et trottina en remettant les questions à plus tard.

Phéoline prit un gnome sous chaque bras et courut comme jamais elle n’avait couru.

« Stropovitch ! hurla-t-elle. Vite, l’issue là ! »

Elle parlait de celle par laquelle Porung et ses hommes étaient descendus. Les deux combattants s’en étaient éloignés à cause des fuites perpétuelles du gangr’orc. La paladine d’un simple contact de la main rétablit Farôn, qui se releva en chancelant et suivit tous les autres à l’abri.

Stropovitch entendit. Il comprit qu’il n’aurait Porung qu’en lui donnant l’occasion de le tuer. Il fit un pas en avant martelé sur le sol, double attaque horizontale, qui fit encore bondir en arrière le gangr’orc. Puis il rengaina et fit mine de se retourner vers ses compagnons. Comme il s’y attendait, Porung fit lui-même un pas en avant fulgurant avec attaque directe de la hache droite à la tête – le draeneï n’ayant pas de casque. Mais ce dernier pivota légèrement la tête et bloqua la lame en croquant dedans à pleines dents.

L’orc eut une milliseconde de surprise qui suffit à Stropovitch pour choper son bras droit tendu – une main serrant le poignet, une autre appliquée sur l’extérieur du coude – et lui briser l’articulation du coude à travers la maille, en appuyant d’un coup sec et brutal.

Le gangr’orc hurla et tomba à genoux – lâchant son autre hache.

Puis il sourit.

« Tu as gagné, démon – fit-il en relevant les yeux vers lui, haletant – et merci pour ce combat. Mais nous mourrons tous les deux. »

Flingot referma la porte de fer à la seconde où la vague d’acide passait.

Phéoline et Hama eurent un élan, mais il les calma d’un geste.

« Il survivra. »

Derrière la porte, la gelée corrosive emportait tout sur son passage.

Chapitre 26

« La flèche a traversé le bouclier magique mais a été freinée tout de même. La pointe s’est fichée dans la boîte crânienne. »

Phéoline d’un mot fit disparaître toute marque sur le front de Thiwwina, qui dormait paisiblement.

« C’est un miracle, dit Flingot. Je ne sais pas ce qui t’arrive, Phéoline, mais…
— Une entité m’a éveillée », murmura la paladine, qui ne croyait pas à ses propres paroles.

Akmar se grattait songeusement l’arrière du crâne. Il était contrarié par la perte d’Elbéreth et de sa mallette. Farôn était assis à côté de lui. Ce que personne ne pouvait voir, c’était que l’elfe parlait au gnome. Mais il savait l’art de ne se faire entendre que de celui à qui il s’adressait.

Hama faisait les cent pas en se retenant de hurler, les yeux fixés sur la porte, torturée par mille terreurs sur ce qui avait pu arriver à Stropovitch. Le nain tentait de maintenir la conversation pour rendre l’attente supportable.

« Pourquoi tu ne te soignes pas ton œil, fit-il à la paladine. Tu ne veux quand même pas rester borgne juste pour faire joli ?
— J’ai l’intuition que je ne dois pas y toucher, dit Phéoline avec du mysticisme dans la voix. J’ai eu un début de révélation sur les rivages de la mort. Quand je suis revenue à moi, j’ai senti une affinité avec la Lumière plus profonde que jamais.
— Si les balles de flingue créaient des accès aux flux magiques, ça s’saurait, ironisa le nain. Si tous les macchabées dans lesquels j’ai fait des trous commencent à se relever avec des nouveaux pouvoirs, j’vais laisser ma pétoire au garage !
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit-elle en rougissant. Je ne connais pas les projets de la Lumière me concernant. Je la laisse agir sur moi comme elle le désire, sans lui forcer la main. Peut-être a-t-elle des plans pour mon œil que j’ignore encore. »

Phéoline baissa la tête et, méditative, porta la main à son œil fermé. Flingot la regarda avec une perplexité profonde. La première étrangeté était qu’elle parlait de la Lumière comme d’une divinité douée d’une volonté propre, alors que dans le culte pratiqué par les humains et les nains elle était une Force cosmique qui se pliait docilement aux intentions de ceux qui la convoquaient. Mais ce n’était pas le plus troublant, car le désir de vénérer une Divinité avait toujours été plus ou moins présent chez beaucoup de pratiquants. Non, le plus incroyable était que Phéoline avait toujours foi dans une Lumière qui serait l’adversaire du Mal, alors que, depuis les exactions de la Croisade écarlate et l’exploit des elfes de sang (manipuler la magie sacrée après avoir simplement absorbé la puissance d’un naaru), même les dignitaires religieux de l’Alliance n’y croyaient plus, récitant des mantras de sagesse et prêchant la vertu pour maintenir les traditions, mais vivant au fond d’eux une profonde crise de leur foi. En chacun s’imposait l’idée douloureuse que le Sacré n’était finalement qu’une école de magie comme une autre. Seuls quelques fanatiques – dont Phéoline ? – s’obstinaient dans une vision purement morale de l’Ombre et de la Lumière.

Soudain la porte s’ouvrit. L’assemblée eut un sursaut. Stropovitch parut, et referma aussitôt le battant derrière lui. Vu le nuage noir qui l’accompagnait, il ne devait plus y avoir dans les égouts qu’une fumée épaisse et mortelle. Honteux d’être plus démon que draeneï, il hésitait à se retourner vers ses compagnons. Hama avait bondi vers lui mais se résigna à ne pouvoir le toucher, voulant sourire, voulant parler, ne faisant ni l’un ni l’autre, cherchant le regard de son amant, qui se dérobait.

« T’en as mis l’temps, fit Flingot, on t’attendait. Y a eu une de ces bouffées de chaleur quand tu t’es fait noyer, pétard, on a tous su ce que ça voulait dire. Alors c’est bon, l’acide grillé ? »

Le draeneï était recouvert d’une crasse gluante et noire qui ne finissait pas de s’effilocher. Il avait vaincu ce monstre en le brûlant d’un feu semblable à celui qu’il avait déchaîné à Zeth’Gor. Si la gelée n’avait pas contenu cette chaleur, il aurait probablement tué ses frères d’armes en même temps.

« C’est intenable ce que tu dégages encore comme chaleur là, ajouta Flingot embarrassé.
— Je suis d’accord, dit Akmar en faisant mine de s’éventer. Franchement, éloigne-toi de nous, vite !
— Non… » gémit Hama.

Le dos de Stropovitch se voûta sous le poids de sa souffrance. En plus de ses atroces luttes intérieures, il devait porter le fardeau d’une solitude terrible. Celle d’un pestiféré enfermé dans une cave pour éviter qu’il ne tue tous ceux qu’il aime.

Il rouvrit la porte, sortit, la referma, et hurla comme un demeuré dans le boyau enténébré, tentant en vain d’évacuer cette détresse insupportable. Des larmes coulèrent de ses yeux, mais s’évaporèrent instantanément.

Hama lança un regard furieux vers Akmar. Elle pleurait de rage, les dents serrées.

Flingot avait eu la faiblesse de ne pas répondre tout de suite au démoniste. Il n’avait pas su faire preuve d’autorité et désormais, mal à l’aise, ne savait plus comment reprendre l’ascendant.

« Phéoline peut l’exorciser à nouveau non ? Et on repart… »

Le gnome avait l’avantage, et il répondit avec ce qu’il fallait de colère pour s’imposer.

« Autant demander tout de suite au démon de nous tuer ! Lieutenant-commandant, sauf votre respect, je refuse de poursuivre la mission. Nous avions ordre de découvrir les menaces et de les neutraliser. Et la plus grande menace ici, c’est ce guerrier possédé ! C’est lui que nous devrions neutraliser ! Tuez-moi ici pour désertion si vous voulez. Je préfère crever suite à un choix sensé plutôt que continuer à me battre en attendant bêtement que cette bombe me pète à la figure !
— Fais attention, grinça Hama, je pourrais demander à t’exécuter moi-même. »

Le gnome haussa les épaules, mais c’était pour dissimuler un tremblement nerveux. Farôn restait immobile et silencieux, inexpressif.

« Puis-je aller exorciser Stropovitch ? » demanda Phéoline, indifférente au débat tant elle avait hâte d’aider le draeneï.

Malheureusement Flingot était coincé. Akmar avait déclaré ouvertement sa désertion et son refus de poursuivre la mission. En tant qu’officier, il ne pouvait pas faire comme si de rien n’était. Or exécuter maintenant Akmar dans cette pièce était absurde, impensable. Le nain choisit de sauver les apparences.

« Si je te prenais au mot le gnome, tu aurais déjà du plomb entre les deux yeux, dit-il enfin en se forçant à prendre un air grave. Tu ne mesures pas tes paroles. En plus, tu ne peux pas refuser d’obéir à des ordres que je n’ai même pas encore donnés. Donc techniquement tu n’es pas en insubordination là, désolé si ça te déçoit. Avant de prendre une décision je comptais quand même interroger le principal concerné, si ça vous dérange pas. Stropovitch, si tu m’entends, tape deux fois. »

Le draeneï toqua deux fois.

« Parfait. Il faut qu’on agisse vite avant que nos ennemis connaissent l’issue de la bataille. D’après Farôn, au bout de ce couloir, il y a probablement ce fameux démoniste et une armée de gangr’orcs. Je te propose deux alternatives, tu choisis. Si tu veux qu’on continue comme on l’a décidé au départ, que Phéoline t’exorcise de nouveau et qu’on combatte tous ensemble, tape une fois. »

Akmar a raison. Phéoline ne peut rien faire qui soit sûr ou durable.

« Si tu as atteint un point de non-retour et que tu préfères… qu’on se sépare… Tape deux fois. »

Flingot était accablé. Il regrettait. Il était évident que Stropovitch n’allait pas insister pour rester avec eux. En lui posant la question, le nain l’encourageait en fait à partir. En tant que chef, il aurait dû maintenir le cap et continuer à soutenir le draeneï sans lui demander son avis. L’issue était prévisible, fatale. Même Farôn ressentit un serrement au cœur, alors qu’il avait tout machiné dans l’ombre.

Le guerrier toqua deux fois.

« Stropovitch ! » s’écria Hama éperdue en courant vers la porte de fer.

Le draeneï frappa le métal du poing, avec une violence qui figea sur place Hama et tous ses compagnons.

Il y avait du désespoir dans un coup aussi brutal. Le message était clair. Il disait à sa bien-aimée : « Non ! Laisse-moi mourir seul. Sauve-toi, loin de moi ! Adieu. »

Hama, une fois la surprise passée, passa outre ce message et courut à la porte. Mais le coup de poing avait tordu la serrure et la poignée ne tournait plus. Elle s’acharna dessus, en criant : « Stropovitch ! Arrête ! C’était toi et moi, traître ! Parjure ! Ne me laisse pas, tu m’entends ? » Furie vivante, elle bondit sur Phéoline, saisit sa masse et l’abattit rageusement sur la serrure. Le mécanisme vola en pièces et la fumée noire pénétra dans la pièce. Hama allait s’y engouffrer quand Farôn la retint par un bras. Elle se retourna vers lui avec un regard assassin, et elle l’aurait attaqué immédiatement si Phéoline ne l’avait pas assommée par un sort de stupéfaction. Akmar referma le battant, le corps parcouru de frissons convulsifs face à ce qu’il avait provoqué.

Loin déjà, dans le couloir noyé de brumes épaisses et toxiques, dans la nuit mortelle et solitaire, Stropovitch, la poitrine écrasée par un chagrin sans mesure, courait comme un dément, possédé par le seul dernier désir qui lui restait, celui d’emporter avec lui dans la tombe une infinité d’ennemis, de laisser après lui un trou béant dans le Mal de ce monde.


Dans le réduit, on se plongea dans un silence coupable après le départ de Stropovitch. Phéoline, les yeux fermés, priait. Flingot regardait Thiwwina dormir, l’air préoccupé. Farôn, assis près d’Hama allongée, restait vigilant, tous ses sens aux aguets.

Akmar, rongé de remords, se demandait comment obtenir le pardon de la draeneï, qu’il aimait de toute son âme depuis le premier jour où elle était apparue dans son cercle d’invocation.


Bon, très bien.

Stropovitch avait avancé tout droit dans l’âcre obscurité, et s’était presque cogné au barrage de pierres que les gangr’orcs avaient formé dans le passage menant au repaire de Néanathème.

Il prit une grande inspiration.


Les sentinelles placées dans la salle de Néanathème sentirent soudain l’air se charger d’une chaleur étouffante. Elles s’agitèrent, il y eut des cris, de la confusion. Le démoniste orc sourit.

Les blocs du barrage gémirent. Des sifflements, des crépitements, de la fumée. Des messagers furent envoyés aux quatre coins de la Citadelle, pour réunir encore une fois toute l’armée. Des dizaines de gangr’orcs hurlaient des ordres. Ils encerclèrent l’issue en formation serrée.

Mais les rocs se mirent à rougir, puis à luire. Une nappe commença de se former sournoisement sous l’agglomérat.

Une nappe de lave.

Les orcs reculèrent, agressés par l’insupportable fournaise.

Finalement, à moitié amollies, les pierres s’effondrèrent d’elles-mêmes, dans une succession de chocs sourds. Une abondante fumée noire toxique avança lentement dans la pièce.

L’assemblée en resta bouche bée. Les mains se serrèrent sur les armes. Les chefs se turent, les sens aiguisés. Néanathème fronça les sourcils. « Vraiment impressionnant », ne put-il s’empêcher de penser.

Une forme elle-même noire jaillit de cette nuée et fondit sur l’orc le plus proche. Le casque et la tête se fendirent en deux jusqu’aux clavicules – le soldat mort resta debout quelques secondes, comme hébété.

La salle s’emplit instantanément de cris et de chocs métalliques. Entièrement noirci et dégageant lui-même une fumée abondante, le draeneï martela brutalement ses ennemis dans une course folle, tordant les armures, brisant les membres et les armes, laissant indifféremment ses adversaires neutralisés, blessés, morts ou tout simplement terrorisés. Les chefs hurlaient pour que leurs hommes cernent et bloquent ce démon qui semblait voler entre les lignes, noyant les cadavres qu’il semait dans un brouillard de mort. Les orcs furent si surpris par le phénomène, que trente d’entre eux étaient hors de combat avant même qu’ils ne réagissent.

Néanathème avait pris ses aises dans son trône et regardait le spectacle, appréciant la poésie de cette brume affamée aux lames luisantes – en guise d’adieu, le draeneï offrait au monde un cyclone meurtrier de haine noire.


Danath apostropha la sentinelle.

« Alors soldat, au rapport ! »

Le garde abaissa sa longue-vue, se retourna et salua. « Mon Commandant, il semble y avoir eu une explosion, et de la fumée noire sort en abondance des gouttières. »

Danath fit un signe. Le soldat lui remit la longue-vue. Le Commandant observa attentivement les circonvolutions de la nuée.

« Ce n’est pas une fumée normale, ça, conclut-il. Trop épais, ça ne s’élève même pas. »

Il réfléchit, les sourcils froncés.

« Prévenez-moi de toute évolution de la situation », conclut-il en rendant l’instrument.

Il fit glisser lentement son regard sur l’ensemble de la Citadelle. Le garde eut un frisson.


L’impact du sabot déforma à ce point la cuirasse, que la plaque ventrale rejoignit la dorsale, écrasant tous les organes sur le chemin. Transformé en projectile, le gangr’orc vomit la bouillie de ses entrailles en envoyant valser vingt de ses camarades, donc cinq moururent sur le coup, tant le choc initial était démentiel.

Silhouette d’encre entourée d’une nuée noire qui commençait de se dissiper, Stropovitch évoquait quelque créature d’ombre d’un plan oublié. Un élémentaire de chaos.

L’anneau d’orcs se créa rapidement malgré les pertes. Les orcs les plus cuirassés en première ligne munis de longues lances, le cercle se resserra au pas de course, la charge étant sonnée par cors et hurlements rageurs. Le draeneï semblait n’avoir pas vu la manœuvre, occupé à découper les orcs restés au milieu en diversion. Il allait se faire empaler par des dizaines de lances. Les archers et arbalétriers profitèrent d’une seconde d’immobilité du guerrier pour ajuster et tirer au même moment.

Il bondit, avec un rugissement de fureur. À la verticale, de trois mètres. Les lances s’entrechoquèrent dans un fracas de bois et rebondirent les unes contre les autres.

En l’air, une convulsion le saisit.

Me contenir…

Quand il retomba sur l’entremêlement, il émit une vague de chaleur telle, qu’il incinéra tout dans un rayon de cinquante mètres.


« Vous en faites une drôle de tête ! » fit une petite voix flûtée.

Thiwwina se redressa sur son séant. Elle s’étira avec un bâillement adorable. Phéoline sourit.

La fin de l’affrontement ainsi que le départ de Stropovitch furent racontés à la gnomette, non sans fébrilité : les compagnons s’interrompaient les uns les autres, cherchant à justifier leurs rôles respectifs dans cet épisode qui n’était guère à leur honneur.

« Pas besoin d’avoir peur, répondit-elle. Si Stropo se fâsse tout rouze, ze lui fais un sourire, et pouf, plus de démon ! »

Flingot rit nerveusement.

« Allez, assez dormi, on le rezoint ! s’exclama-t-elle. Ze vous demande cinq minutes. » Et elle se lança dans quelques incantations, tandis que les autres restaient bras ballants, ne sachant comment réagir.

« En plus, ajouta malicieusement Thiwwina, à la seconde où Hama s’éveillera elle partira le retrouver, avec ou sans nous. Si on ne se prépare pas à la suivre, on l’abandonnera elle aussi à son sort ? »

Akmar fut le premier à se rallier à elle. Chacun vérifia son équipement et fut la cible de sorts de renforcement.

Farôn fronça les sourcils. Il était persuadé qu’Akmar imposerait son point de vue sans problème ; en fin de compte, ils étaient tous de nouveau sur le pied de guerre, même le gnome. Mystère des sentiments… L’elfe avait œuvré pour obliger Flingot à décider de fuir avec sa troupe, pour qu’il ne reste plus que Stropovitch, Elle et lui sur la scène finale, sans perturbateurs, sans témoins. Il n’avait pas prévu qu’ils s’obstinent ainsi. C’était absurde… Il était en effet tellement évident…

qu’Elle arrivera à ses fins.

Chapitre 27

« Tu m’impatientes, je vois bien que tu cherches à gagner du temps, dit Darotân avec son grand sourire – si paradoxal avec ses propos. Donc pour la dernière fois : Broggok m’a révélé vos plans à propos de Stropovitch. Ce qu’il ne m’a pas dit, c’est où il est actuellement. Alors réponds. »

À la vérité, Kéli’dan, soulevé par le col, souffrait trop de l’aura du paladin pour pouvoir répondre. Il bredouilla des sons inaudibles, lorsque soudain la porte s’ouvrit.

« Chef suprême, chef suprême ! entendit-on au loin.
— Quoi, que se passe-t-il ? gronda tout près d’eux la voix de Kargath Lamepoing – celui qui avait manifestement décidé de faire une visite surprise.
— On vous cherchait partout ! Les intrus ont fait une percée du côté de Néanathème !
— Vous avez prévenu toute la garnison ?
— Oui chef suprême, les troupes se rassemblent de tous les côtés !
— Très bien, demande à Gorgonz de prendre le commandement le temps que j’arrive, ça ne sera pas long.
— À vos ordres chef suprême !
— Bon bon, grommela le colossal gangr’orc en se courbant pour entrer dans la salle de tortures, Kéli’dan, t’as intérêt à avoir une bonne raison pour… »

Darotân avait lâché le démoniste et attendu les bras croisés, un sourire carnassier aux lèvres. Kéli’dan, étendu piteusement, se concentra dans une ultime tentative de renforcer son esprit.

« T’es qui toi, grogna le terrible Kargath malgré l’aura qui l’avait assailli quand il avait passé le seuil. Un érédar ?
— Mauvaise réponse – TRÈS mauvaise même, répondit son interlocuteur sans quitter son air réjoui.
— Kéli’dan, j’exige une explication ! tonna Lamepoing furieux en direction du démoniste qui peinait à se redresser.
— Par ailleurs, tu as à peu près ma taille, et j’aime beaucoup ton armure, ajouta le paladin sur un ton badin en désignant la véritable muraille métallique qui servait de protection au chef suprême.
— Toi, je vais te fermer ton claque-m**de… » gronda le gangr’orc en faisant trois pas rapides et une attaque fulgurante des deux immenses cimeterres qui lui tenaient lieu de bras.

Darotân décroisa simplement les mains et tapa légèrement des paumes sur chaque lame. Les cimeterres furent arrachés à moitié des avant-bras de Kargath et projetés vers le sol, où ils brisèrent les dalles rouges et s’encastrèrent dedans, faisant basculer et tomber en avant le chef suprême – un coup de genou décoché négligemment lui explosa la tête dans un fracas d’os et un jaillissement de bouillie d’encéphale.


L’arbalétrier eut un tremblement de panique quand l’ombre apparut devant lui. Stropovitch lui transperça la gorge avec un carreau enflammé qu’il venait d’arracher de sa propre poitrine. L’orc s’agenouilla en émettant d’horribles gargouillis. Le draeneï le laissa s’étouffer avec son propre sang.

Des dizaines, peut-être centaines de gangr’orcs arrivaient par le couloir, noircissant l’horizon étroit qu’avait le guerrier. Il allait se ruer vers eux lorsqu’une énorme herse métallique, d’au moins un mètre d’épaisseur, s’abattit devant son nez dans un fracas assourdissant.

Il se retourna. Une seconde herse identique condamna l’autre côté. Les gangr’orcs qui arrivaient s’y arrêtèrent, incompréhensifs. Les chefs apostrophèrent Néanathème. Il y eut un concert de hurlements et de protestations, que le démoniste ignora.

Il applaudissait tranquillement. Stropovitch se tourna vers lui, ses yeux flamboyants n’exprimant qu’une colère grondante.

Une voix résonna dans sa tête.

« Fier de toi ? Tu les as massacrés en quelques instants, et avec plaisir, je me trompe ? »

Le draeneï fronça les sourcils. L’orc désignait en souriant le charnier fumant qui cinq minutes plus tôt était une garnison.

« T’es-tu jamais demandé pourquoi tuer et faire souffrir te plaisaient tant ? »

En voilà un qui tentait de le déstabiliser… La question n’était pas de savoir s’il avait tort ou raison…

Si tu crois que je suis venu discuter…

Le draeneï eut un élan, franchissant la distance et les marches d’un bond. L’impact eut un bruit mat.

« Faible. »

Stropovitch leva un sourcil d’un demi-millimètre. Les deux adversaires étaient immobiles l’un face à l’autre. L’air ondulait sous la chaleur dégagée par le draeneï, dont la lame droite s’était abattue obliquement sur le cou du démoniste, avec sa force surnaturelle. Sans y laisser néanmoins la moindre égratignure, ou même faire ployer l’orc.

Ce dernier fit un geste de la main et prononça plusieurs formules. La vision du guerrier fut brouillée. Son bras faiblit. Il tenta de recouvrer ses esprits, sans succès. Il lutta pour garder l’équilibre. Une ombre bien plus puissante que celle qu’il avait connue jusqu’alors lui dérobait sa force et ses perceptions. Il fendit piteusement l’air de ses lames aveugles, tentant de toucher le démoniste.

Les gangr’orcs derrière les herses s’étaient tus et regardaient.

« Alors, où est ta puissance, Stropovitch ? » ricana la voix dans sa tête.

Je vais le…

Stropovitch s’embrasa. Une nappe de flammes l’enveloppa. Son armure, déjà luisante, s’amollit. Un grondement s’amplifia en lui. Néanathème continua d’incanter des sorts d’affaiblissement, un sourire aux lèvres.

Derrière les herses, des clameurs d’encouragement se firent entendre. L’immense salle, avec ses grandes dalles rouges et ses murs courbes se rejoignant en une fausse voûte aux arcs noirs et hérissés, était devenue l’arène d’un duel surnaturel.

Le draeneï rejeta soudain la tête en arrière en hurlant. Et ses yeux s’ouvrirent. Et se posèrent sur le démoniste. Ses veines d’un noir de jais pulsant sur sa peau. Il se redressa en roulant des épaules, comme pour dissiper des courbatures – un air rageur sur le visage.

« Soudain purifié et insensibilisé à l’Ombre, tiens donc… tu ne t’es jamais demandé comment du feu pouvait ainsi soigner et protéger ? »

Le guerrier attaqua de nouveau le gangr’orc, le percutant violemment des pointes de ses lames dans le ventre. La robe se déchira, mais la peau dessous était impénétrable, protégée certainement par de puissants sorts de protection gangrenée. Pire, encore une fois le corps de l’orc resta immobile au lieu d’être projeté. Et avec une vivacité étonnante, Néanathème avait tendu la main pour recevoir dans sa paume le large front brûlant du draeneï. Il immobilisa Stropovitch d’un mot, en empêchant son esprit de commander à ses membres.

À ce contact, la robe de l’orc s’enflamma. Indifférent à ses habits qui brûlaient et se délitaient en cendres volatiles, insensible à la chaleur, il fixa ses yeux dans ceux du guerrier, et lui serra le front, y enfonçant ses ongles.

« Alors, à part du feu et des lames, tu as quoi, hein ? J’ATTENDS, STROPOVITCH ! »

L’armée des gangr’orcs de part et d’autre se mit à marteler un chant martial aux éclats hystériques.

Néanathème, la peau nue et grésillante, les yeux aussi rougeoyants que ceux de Stropovitch sous l’effet de la lutte de puissances, déchargea dans la tête de son adversaire une distillation de doute, une quintessence de désespoir, une condensation de peur brute.

Le draeneï hurla tandis qu’il résistait de toute sa volonté à ces influences démoniaques. Mais en fermant son esprit, il relâcha sa vigilance sur son démon. La nappe de flammes qui l’entourait eut un sursaut et doubla d’un coup en volume et en force, englobant Néanathème dans une fournaise d’outre-monde.

Le démoniste sourit – ses lèvres se desséchaient et se craquelaient. Il ne résisterait plus longtemps. Il lâcha le guerrier et d’un violent coup de poing dans la figure l’envoya rouler lourdement jusqu’au bas des marches.

« Regarde-toi Stropovitch, dit-il d’un ton pénétrant, tu perds déjà conscience. Tu peux à peine PENSER, n’est-ce pas ? »

Il… a… raison…

Le draeneï se relevait en tremblant, le tourbillon de flammes autour de lui agité de spasmes irréguliers.

« Es-tu prêt à mourir ici et maintenant, Stropovitch ? »

Il pensa à Hama, son image brillant faiblement dans son esprit.

Je ne serai jamais prêt. J’ai essayé pourtant…


Hama s’éveilla. Le regard d’abord perdu dans le vague, elle s’exclama soudain et, les yeux agrandis par un sentiment d’urgence, se redressa brusquement, ou plutôt se ramassa, prête à bondir vers la porte, sans un regard pour son entourage.

« Attends ! cria Flingot. Deux minutes, on y va ensemble. »

Elle se tourna vers le nain. Muni d’un torchon déjà noir de crasse, il achevait de nettoyer ses armes et ses gadgets. Alors elle se releva et se tourna vers le gnome, avec un air impassible de statue antique, debout, majestueuse malgré sa robe souillée et déchirée.

« Tu es encore là… lâcha-t-elle avec une ironie pleine de ressentiment.
— Je le fais pour toi, Hama, répondit-il avec un air exaspéré. Seulement pour toi. »

Ce faisant il avouait presque ses sentiments. Après tout, qu’avait-il encore à perdre… Il haussa les épaules.

« Mais le fait que je vienne ne change rien à mon opinion. Je ne comprends toujours pas ce que vous avez tous avec lui. Toi, Hama, c’est ton amant, tu n’es pas rationnelle, soit ; mais les autres, franchement… Vous le connaissez depuis peu, et il ne PARLE PAS, il ne communique rien, quels liens d’amitié avez-vous pu tisser qui justifient ce comportement ? Vous ne partagez rien, vous n’êtes pas de la même race ni de la même planète, il apparaît avec ses yeux rouges et voilà, on l’aime et on va se suicider pour lui !
— Quand ze t’écoute, ze préfère encore les muets, fit Thiwwina avec un grand sourire sarcastique en rangeant des bijoux de mana fraîchement invoqués dans sa besace.
— Je ne sais pas quoi te dire, Akmar, dit Phéoline. Mon cœur a été ému par cette grande âme et son combat. Il est davantage qu’un frère d’armes pour moi. Il est le guide vers un monde de ténèbres que nous devons l’aider à purifier.
— Si tu veux, reste ici, lâcha Flingot avec indifférence en ajustant les lanières de son sac. On dira que tu sécurises la zone de repli, ok ?
— Non, merci bien, grinça le gnome. J’irai et me battrai, aux côtés d’une gladiatrice qui ne pense qu’à s’amuser, d’une fanatique béate, d’un officier buté et d’une amoureuse aveugle. Finalement… »

Il voulait sortir enfin les mots, s’arracher l’aveu complet, hurler sa déclaration d’amour à Hama, avant la fin… Quelque chose en lui le poussait à la confession pleine et entière, vite, maintenant, sinon il mourrait sans jamais avoir osé…

« Finalement, en vous suivant… »

Ils étaient tous prêts. Ils attendaient la fin de sa phrase pour pousser la porte. Alors, tel un oiseau malade qui aurait sauté dans le vide en espérant voler, il sentit soudain sa volonté brisée et ce fut l’aigreur atroce de la défaite qui termina sa phrase.

« Je serai aussi bête… que tous les sentimentaux que je déteste. »

Il avait échoué. Il baissa la tête, dissimulant ses larmes de rage. Au fond, il n’y avait rien au monde qu’il ne détestait plus que lui-même.


Le draeneï frémissant, silhouette sombre dans une nuée incandescente, se redressait péniblement en fronçant ses sourcils enflammés.

« Si tu arrêtes de me combattre, tu mourras. Si tu persistes à me combattre, tu libéreras ton démon, et mourras. Que choisis-tu ? »

Néanathème se baissa et ramassa une fiole qu’il nettoya des cendres qui la recouvraient. Il ferma les yeux, se concentrant pour résister à son éclat pur et – pour lui – insoutenable. Le démoniste transpirait la maîtrise et l’assurance. Les gangr’orcs, quoiqu’incompréhensifs au sujet de l’objet, ressentirent respect et admiration.

Il dissimula la fiole dans son dos et descendit lentement les marches, se concentrant de nouveau avant de se noyer dans les flammes surnaturelles. Il atteignait les limites de ses protections gangrenées. Sans l’arrêter, ce constat au contraire l’emplit d’une espèce d’exaltation.

« Alors QU’ATTENDS-TU, Stropovitch ? Tue-moi MAINTENANT et va consumer KÉLI’DAN de ton feu vengeur ! »

Le draeneï se redressa brusquement, empalant de ses deux lames et soulevant et brandissant Néanathème tel un trophée, et poussant un rugissement formidable aux échos désespérés. Les flammes d’un coup envahirent l’ensemble de la salle en un torrent grondant.

Mais Stropovitch entendit un rire dément se détacher sur le grondement des flammes. Il leva la tête et abaissa sa victime. Néanathème, la peau brûlant à mesure que tombaient ses protections magiques, le ventre transpercé et bavant du sang, l’air fou, passa son bras gauche – la fiole à la main – autour du cou du draeneï.

Celui-ci tourna ses lames horizontalement et les retira brutalement en croisant les bras, tranchant littéralement l’orc en deux. Mais celui-ci, agrippé toujours, utilisa son sang bouillonnant collecté sur ses lèvres pour tracer de la main droite un symbole démoniaque sur le front brûlant de Stropovitch, dont l’armure fondait comme cire.

Le guerrier lâcha ses armes et l’empoigna fébrilement pour arracher cette moitié de corps de lui, mais il ne réussit qu’à lui déchirer la peau du dos, tant le démoniste le serrait, saisi d’une frénésie mystique en cet instant véritablement fatidique. Le chœur des destins faisait entendre dans les cœurs son chant déréglé et baroque.

Le gangr’orc, entièrement brûlé, ses yeux aveugles se recroquevillant dans ses orbites, plaqua sa main droite décharnée et noire sur le front du guerrier et hurla en démonique.

« OUVRE-MOI TON ÂME… »

Stropovitch fut saisi de spasmes. La lueur de ses yeux s’éteignit, tandis que les flammes gagnaient encore en force et tourbillonnaient follement dans la salle, faisant fuir les troupes gangr’orcs. Le maléfice de Néanathème viola la porte que l’enseignement de Kalten ne lui avait jamais permis de trouver. Celle qui mène au plan spirituel. À l’Ombre et à la Lumière. Un tourbillon avide se forma dans le cercle tracé sur son front.

Le démoniste reporta son bras droit sur l’épaule de Stropovitch hébété. Ses joues achevèrent de se déchirer tandis qu’il hurlait :

« …GLOIRE AU RAVAGEUR DE MONDES ! »

La peau de son visage noircie et partant par lambeaux, le gangr’orc croqua sauvagement la fiole. La Lumière libérée s’engouffra dans la porte. Le tourbillon disparut, ainsi que la marque.

Et tandis que Néanathème rendait enfin son dernier souffle, râle rauque aux résonances lugubres, la tempête de flammes disparut tout à fait le temps d’un battement de cœur, et le draeneï tomba à genoux dans la flaque de métal fondu, la tête renversée, ses yeux vides grand ouverts, bouche bée, le souffle imperceptible, son esprit perdu dans un Ailleurs sans nom, où il rencontra, enfin, son intime Ennemi.


Il y eut un moment de flottement parmi les Alliés. Hama était déchirée entre deux priorités. D’un côté, elle était impatiente de rejoindre son amant ; de l’autre, elle désirait lui apporter toute l’aide possible. Elle ne ressentait aucune amitié particulière pour aucun d’entre eux, hormis une vague sympathie ; mais, elle le savait, ce groupe avait un énorme potentiel de combat. Or le discours du gnome avait brisé la cohésion du groupe, elle le sentait. Quelques doutes s’étaient immiscés dans les cœurs : et s’il avait raison ? Vaut-il vraiment la peine de se battre pour Stropovitch ? Il fallait qu’ils soient tous déterminés à secourir son amant, qu’ils n’hésitent pas une seule seconde dans l’action. Elle devait perdre encore de précieuses secondes pour raviver la flamme dans les cœurs. Elle lâcha la poignée en soupirant d’impatience.

« Akmar, tu dénonces notre aveuglement, mais le seul aveugle, c’est toi. »

Il ne réagit pas, abattu.

« En passant ces quelques heures près de Stropovitch, tu as côtoyé quelqu’un qui, enfant, a vécu le génocide de sa race. Qui a erré sur Draénor pour fuir le massacre. Qui a vu ses parents mourir. Qui s’est fait immoler par un démoniste. Qui a perdu l’usage de la parole… »

Le cœur de Phéoline se serra dès le début de cette énumération. Elle se sentait soudain coupable d’avoir eu une enfance dorée…

« Tu as côtoyé quelqu’un qui a passé des mois inconscient à l’hôpital. Qui n’en est sorti que pour être surveillé et gardé. Jour et nuit. Isolé des autres. Incapable de parler avec eux. Craint et méprisé. Et incapable de manier la Lumière à cause de sa malédiction. »

Farôn eut une grimace.

« Tu as côtoyé quelqu’un qui a vu son maître mourir devant ses yeux ! Qui a vu son amour – moi-même – disparaître dans le Néant ! Qui a connu les ultimes extrêmes de la souffrance lorsqu’un parasite dévora lentement pendant deux jours son système nerveux ! »

Thiwwina eut un frisson.

« Quelqu’un qui s’est toujours su condamné et qui est toujours resté debout ! Qui d’autre aurait continué en portant autant de regrets sur ses épaules ? Car enfin il a sur la conscience tant de morts, que sa mémoire n’est qu’un grand cimetière, où chaque tombe gémit et demande pourquoi… son père, sa mère, son maître, son amour, des centaines de frères et de sœurs de sa race. Il n’a pas assez de sang dans les veines pour payer ses péchés. Et il veut encore protéger les autres et se sacrifier pour eux, Akmar ! Même pour toi, il mourrait ! Alors ! Que valent tes paroles par rapport à son silence ? Ses lèvres closes cachent l’âme la plus forte que tu auras connue. Il se bat aux frontières de la folie et de la mort à chaque instant, sans fléchir, sans hésiter, sans ménager sa propre vie, sans jamais la considérer comme plus importante que les autres. Alors c’est toi l’aveugle, Akmar ! Vas-y, dis-moi qui tu voudrais que j’aime à sa place, si tu l’oses. »

Il releva vivement les yeux vers elle, surpris. Elle le regardait d’un air de défi. La belle, l’impitoyable… Il en eut de nouveau les larmes aux yeux.

« Il est au plus haut point digne de mon amour, et digne que je le sauve, jusque dans le Néant distordu s’il le faut. »

(Si certains lecteurs souhaitent me contacter mais n’ont pas d’abonnement actif permettant de laisser un commentaire ici, je suis disponible à l’adresse mél « pheoline » arobase gémayle-point-comme (dsl pour le message codé, je préfère éviter les soucis avec la charte du fofo))

Chapitre 28

« Darotân…
— Hmmm ? répondit le désigné en achevant de revêtir l’armure noire et hérissée de Kargath.
— Stropovitch est ici… Mais à l’heure qu’il est, il est condamné… C’est son démon que tu devras affronter… et tu ne pourras pas le vaincre…
— Je sais qui c’est, merci, répondit tranquillement Darotân, Broggok me l’a aussi dit.
— Et tu…
— Oui, évidemment, je vaincrai, fit le paladin en serrant son dernier gantelet.
— S’il doit en être ainsi… soupira Kéli’dan. Mais je te préviens…
— Hmmm ? fit encore Darotân en décrochant du mur une grande masse de khorium noir, dont le manche était entouré de corde dure pour la prise en main, et le poids oblong à un bout et orné de longues pointes acérées à l’autre.
— Cette salle a été enchantée pour contenir ton aura… Dès que tu en sortiras, toute la région saura…
— Tout l’univers saura qui je suis quand j’aurai vaincu le Destructeur. Je ne vois pas le problème de m’annoncer un peu. »


Stropovitch n’ouvrit pas vraiment les yeux, même s’il en eut l’impression. Il flottait dans un néant d’un violet chatoyant. Il se vit nu, avec son vrai corps, bleu, et tiède – qu’il n’avait pas vu depuis ce qui lui semblait une éternité. Il se sentait apaisé. Un sourire orna son visage.

Enfin mort… Enfin libre…

Il baignait dans une atmosphère si douce, il éprouvait un plaisir de chaque instant tel, qu’on ne pouvait qu’aspirer à le savourer. Aucun autre mortel n’aurait pu y résister.

Mais soudain, alors qu’il allait s’abandonner corps et âme au bien-être, une intuition lui vint. Et elle le fit sous la forme d’une voix grave et rude, qui résonna dans son esprit.

« T’es trop naïf, Stropo. Tu te fies trop à ce que tu vois. »

Et au moment où il douta, Stropovitch sentit la Présence. Si ardente, si immense… possédant l’espace.

Il se retourna, mais ses perceptions changèrent, en même temps que l’environnement.


Thiwwina déchaîna un vent glacé dans le couloir qui poussa toute la fumée restante vers les gouttières d’une part, et la salle de Néanathème d’autre part.

« Bon, retenez votre respiration autant que vous pourrez, mais on devrait survivre loziquement », fit-elle en souriant aux autres.

Ils marchèrent quelques instants en prenant garde de ne pas glisser sur la glue carbonisée.


Soudain il fut suspendu au-dessus d’un gouffre… L’horizon n’était couvert que par une mâchoire titanesque aux dimensions cosmiques. Et il tomba. À une vitesse vertigineuse. Tomba, tomba… et le gouffre et le vent hurlaient à ses oreilles, à lui déchirer l’âme. Il agita les bras frénétiquement, les yeux exorbités. Son cœur s’emballa d’une folle panique. Aucun autre mortel n’y aurait survécu.

« Hey Stropo, si tu cèdes à la peur, tu es perdu… »

Arcân…

Il lutta au-delà de la terreur. L’effort lui arracha un hurlement rageur, mais, exploit insensé, il revint des abîmes de l’effroi pour reprendre possession de ses esprits.

Mais l’univers changea encore.


Il était retourné dans le cristal de l’Exodar. Il avait les bras et les jambes attachés, plaqué à la verticale contre la paroi. Hama délirait plus loin, à demi consciente, et devant lui, Nuraam, accroupi et le sourire aux lèvres, tenait un bocal ouvert.

Avec des chenilles à l’intérieur.

Stropovitch se figea. L’horreur de son supplice lui revint en rafale en mémoire. Pour rien au monde il ne revivrait cela. Il avait été amené à la rupture de toute raison, jeté dans les entrelacs bouillonnants de la folie. La souffrance paroxystique… Tout son être refusa. Il se débattit comme un dément, hurlant, tandis que ce nouveau Nuraam saisissait une chenille et avançait vers lui, comme halluciné.

Se débattre ne servait à rien. Sa force l’avait quitté. Il était nu et seul. Sans ce feu qui l’habitait, il n’était rien.

Quand la chenille se posa sur sa peau, il eut des convulsions. Sa raison le quittait encore plus vite que la première fois. Ses pensées ne trouvaient plus de mots pour les formuler. À la douleur de la chenille se frayant un chemin sous les chairs, répondirent les affres du désespoir le plus absolu, qui n’est plus seulement un sentiment, qui est une sensation intense, un blocage physique et impitoyable de l’esprit, le constat de l’impuissance pure, ce désespoir-là oui, qu’il pensait avoir oublié, et qui en réalité couvait toujours, présent dans les tréfonds de son âme, guettant son heure.

« Stropo, pour un guerrier dont la vie est en danger, la douleur N’EXISTE PAS. »

Maître…

Il sentit la chenille poser ses petites pattes l’une après l’autre sur le nerf. Dans une seconde, elle s’agripperait et là…

Ma vie est en danger !

Trop distrait par ses épreuves, il ne s’était pas encore demandé ce qui lui arrivait.

La douleur N’EXISTE PAS.

Il luttait. Contre son démon, de toute évidence. Mais pourquoi ne le voyait-il pas ?

La chenille se mit en mouvement. Il sentit la douleur jaillir dans sa tête et l’emplir d’une cacophonie sauvage étourdissante. Il devait le faire.

« N’oublie pas qui fut ton maître. »

Je ne vous décevrai pas.

Il lutta contre la douleur, serrant les dents à se faire saigner les gencives, serrant les poings à se faire saigner les paumes. Il gronda sous l’effort, il ne devait pas céder, malgré son corps en feu et ses neurones si douloureux, qu’il lui sembla les sentir chacun vibrer. Lutta tant et si bien, qu’il commença – défiant tout bon sens – à s’accoutumer. Alors il leva un visage où régnait une fureur divine vers le faux Nuraam et sentit qu’il pouvait parler, puisque tout cela n’était qu’un cauchemar. Il lui hurla à la figure :

« JE NE CÉDERAI PAS, JE NE CÉDERAI JAMAIS ! ALORS MONTRE-TOI ! JE T’ATTENDS ! »

Le voile de l’illusion se déchira, et l’univers changea encore. Mais cette fois, Stropovitch se sentit libre d’évoquer lui-même une image. Et même s’il désirait faire face à son Ennemi, ce fut son envie de voir Arcân qui surpassa toutes les autres.

Il était dans la chambre de son Maître, celle où il lui avait remis les épées, celle où Darotân l’avait piégé.

Les deux draeneïs, debout, se faisaient face. Arcân, muet, le regardait avec amour, fierté, bienveillance. Il lui apparaissait sous sa forme de Premier-Né, dans toute sa force, sa noblesse et ses millénaires d’existence. Ses yeux noirs de jais couvaient son disciple comme s’il était…

« Vous êtes mon véritable père, n’est-ce pas ? »

Arcân baissa le regard, honteux. Puis il redressa des yeux embués et posa sa main droite sur l’épaule de Stropovitch – il la serra.

« Comment te dire Stropo, j’ai eu pas mal d’aventures avec des femmes parfois mariées mais…
— Sans me l’avouer, je l’ai toujours senti.
— Je cherchais le plaisir puis je partais sans me retourner…
— Pourquoi m’avoir laissé avec un tuteur, comme un orphelin ? »

Le Premier-Né attira son fils vers lui et le prit tendrement dans ses bras. Stropovitch fondit en larmes.

« N’importe qui faisait un meilleur père que moi, Stropo.
— Je n’en voulais aucun autre que vous !
— Je ne t’ai appris qu’à tuer, et je ne t’ai même pas sauvé de Darotân. »

L’excuse était si pitoyable que Stropovitch mêla le rire aux larmes. Ils s’éloignèrent à nouveau, et, face à face, échangèrent un sourire attendri. La main droite du Premier-Né était revenue sur l’épaule de son enfant.

« Je te demande pardon mon fils. »

Un silence. Intensité des émotions.

« J’ai envie de rester dans cette illusion… dit Stropovitch avec un sourire triste.
— C’est bien moi Stropo, rétorqua le Premier-Né avec un air amusé. Depuis le monde des morts j’ai tout fait pour garder l’œil sur toi, et quand j’ai vu que ton âme voyageait dans d’autres plans de réalité, tu n’as pas idée de ce que j’ai dû accomplir pour te rejoindre dans cette épreuve.
— Pourquoi ? répondit le fils, ému.
— Pour me rattraper un peu ! Et puis tu sais, ton Ennemi, c’est une vieille connaissance à moi… Vas-y, ouvre la porte. »

Stropovitch se retourna et posa la main sur la poignée. Il ne put s’empêcher de regarder d’abord derrière lui si son père était encore là.

Arcân lui fit un sourire rassurant.

« Ouvre ! »


Le Néant distordu. Autour de Stropovitch, l’espace et le temps se contorsionnaient sans fin, dans des jaillissements de lumière torve, des errances de trous noirs béants et des circonvolutions torturées de nuées étincelantes aux dimensions inconcevables.

Mais le draeneï était fasciné par une vision de début des âges.

Devant lui, suspendue dans cet univers instable traversé d’ondes violettes et rouges, une masse colossale, tel un morceau de planète dérivant, un immense roc incandescent…

Parcouru de rivières d’un rouge de feu…

La chose émettait une fournaise infernale, et comme un… grondement profond… si profond, qu’il se superposait en vérité aux pulsions du Néant, emplissant de ses échos l’univers entier – comme si l’entité n’était autre que le cœur même de cet univers, l’irriguant de haine, le faisant battre à l’unisson de sa colère.

Le Titan Noir…

Le géant cosmique alors eut un mouvement, et il ouvrit les yeux. Des yeux d’où sortaient de longues flammes. Stropovitch voyait le Titan dans toute sa gloire, dans toute sa colossale stature. Sa peau semblait n’être que d’épaisses plaques de roche volcanique imbriquées, aux articulations baignées d’un magma luisant. Deux longues cornes écartées sortaient de son front et partaient légèrement en arrière, symbole de sa corruption à l’aube des temps. En même temps que ses yeux, se révéla une longue barbe de flammes, effilochements d’un feu élémentaire des plus purs, presque solide. À sa main droite, la moitié reforgée de l’antique Gorshalach, la grande Gorribal, la Ténèbre, l’épée titanesque, presque immatérielle dans sa noirceur absolue, qui révélait sa part d’ombre en chaque être, même immortel, même des plus nobles, réduisait à sa merci et absorbait avidement toute vie.

Sa voix fut celle de l’univers, tant elle sembla provenir de l’espace lui-même, si grave et puissante, qu’elle faisait frémir les étoiles.

STROPOVITCH… TA PERSÉVÉRANCE ET TON COURAGE… SONT VAINS.

Le draeneï ressentit immédiatement la force de cette voix. Elle s’imposait à l’esprit en brisant toutes les barrières du doute et de la volonté. Il fut instantanément convaincu qu’il avait combattu ce qui avait toujours été inéluctable. Et il fut saisi d’une affliction profonde, d’un abattement total.

TU ÉTAIS UN OUTIL…

Je n’étais qu’un outil.

LE DON DES NAARUS À TA RACE… LA PORTE OUVERTE… QUELLE IMPRUDENCE…

Stropovitch comprit soudain, et la révélation l’estomaqua.

Depuis le début…

Les naarus avaient permis aux draeneïs d’avoir, de naissance, un accès libre et permanent au plan de la Lumière. Le revers de la médaille, c’était que contrairement aux autres races, cette disponibilité était indépendante de leur volonté. Autrement dit, en implantant l’esprit de Sargeras dans un corps de draeneï, la Légion avait donné au Titan Noir le moyen d’accéder à ce plan sans que sa proie puisse lui en fermer la porte.

LA LUMIÈRE… LA SEULE PUISSANCE QUI M’ÉCHAPPAIT…

Et le Ravageur de Mondes entreprit, dans une langue d’outre-tombe hachée et acérée, une longue incantation. Un portail s’ouvrit à sa droite, d’où sortit une lumière abondante et éblouissante.

MA RENAISSANCE… EST ACHEVÉE…

Alors Stropovitch assista à l’inconcevable. Le véritable projet du Destructeur fut enfin révélé.
Ce qui semblait être le jumeau de Sargeras sortit du portail. Un jumeau de Lumière pure. Éblouissant comme mille soleils.

Le draeneï réfléchit rapidement, dans une panique galvanisante. Tout prenait enfin sens. Le Titan s’était scindé en deux en lui, car oui il avait ce pouvoir, de fragmenter son esprit. Une partie avait conservé tous ses pouvoirs de Feu, et était restée en Stropovitch, lui donnant ces facultés hors du commun. L’autre avait emporté tous ses pouvoirs d’Ombre de l’autre côté de la Porte. Car c’était la seule part du Titan qui pouvait pénétrer dans le plan spirituel, et s’imprégner de Lumière !

Sargeras fut satisfait en voyant son double. Ce damné Stropovitch, le seul de sa race, n’avait jamais développé ses pouvoirs magiques. Seuls ses yeux brillants attestaient du Don. Et jamais, jamais, il n’avait fait appel à ce Don, jamais même il ne l’avait ressenti en lui. La Porte était restée à peine entrebâillée. Et l’esprit du Destructeur est tellement démesuré, qu’il lui avait fallu, en conséquence, toutes ces années, au lieu des semaines prévues initialement, pour pénétrer entièrement de l’autre côté. Et il aurait fallu encore autant d’années si Néanathème n’était pas intervenu, pour que le Sargeras de feu réabsorbe sa moitié.

Le Titan avait été si impatienté, qu’il avait tout fait depuis plusieurs semaines pour se libérer, même incomplet, et carboniser Azéroth et les armées envoyées en Outreterre. Mais avec une force d’âme qui n’était pas celle d’un mortel, mais d’un dieu, le draeneï l’avait toujours refoulé, lui, le Seigneur de la Légion ! Qui avait pu détourner de lui le regard inquisiteur d’O’ros, mettre en échec la conscience d’un naaru !

Les deux clones fusionnèrent alors, sous les yeux exorbités de Stropovitch. Le Feu et la Lumière s’unirent dans un festival d’éruptions solaires, de bouillonnements magiques et de grondements qui prirent l’univers à témoin de la métamorphose de l’ancien Champion des Titans.


La sortie était en vue. Encore cinquante mètres et ils arriveraient dans la salle de Néanathème.

« Je ne sais pas ce que je devrai faire, dit Phéoline en proie à d’atroces doutes, si Stropovitch perd son âme et se retourne contre nous. Je ne peux pas le laisser être corrompu. Il doit conserver son intégrité, rester lui-même, sinon je devrai le combattre, et mon cœur s’y refuse.
— Moi aussi ça m’angoisse, avoua Thiwwina.
— S’il pouvait être corrompu, il l’aurait déjà été, fit le nain. Je vous le dis les gars, ne vous embêtez pas avec des histoires de conscience, corruption et compagnie. Sa tête, il la gardera, et entière. »

Farôn ne put s’empêcher de sourire après cette déclaration si naïve. Il savait qui possédait le draeneï. Il savait qu’aucun mortel ne pouvait lui résister, aussi tenace soit-il.

Le nain s’arrêta à l’éboulis et se retourna vers la petite troupe, l’air solennel.

« Le démon en lui, il l’a déjà vaincu depuis longtemps. Il ne le sait tout simplement pas encore. »


Quand Sargeras rouvrit les yeux, ils étaient lumineux. Son corps était devenu presque immatériel. Il brillait d’un feu solaire, brasier lumineux baigné de flammes jaunes et orange à l’éclat vif.

Son épée Gorribal était ornée d’une nouvelle gemme d’onyx sur sa garde. Dans le processus, le Seigneur avait attaché à son arme son propre cœur – boule d’Ombre à l’état solide, concentration infinie d’une haine millénaire que rien ne pourrait jamais purifier. Tant qu’il la tiendrait en main, il serait toujours le Titan Noir, corrupteur et destructeur. Et désormais doté de la puissance illimitée de la Lumière, qui faisait de lui le Champion complet et invincible, insensible à toute magie, un Ravageur de Mondes invulnérable et irrésistible.

Il parla, de sa voix qui pénétrait les consciences.

ABANDONNE TOUT ESPOIR.

« Stropo ! »

La main posée sur l’épaule. Arcân tenait parole.

« Quand un adversaire ne te tue pas, et qu’à la place il se la raconte, il baratine, il veut t’influencer, c’est soit qu’il veut t’utiliser, soit tout simplement, que cette tanche n’est en fait PAS CAPABLE de te tuer. »

Sargeras sentit que Stropovitch avait résisté à sa parole. Le Titan eut un élan d’impatience, dans sa hâte de tester sa nouvelle puissance sur la terre déchirée de Draénor. Il brandit l’arme spirituelle, Gorribal, l’épée d’Ombre qu’il avait pu conserver jusque dans l’âme de son hôte. Il ne pouvait pas tuer le draeneï de l’intérieur, sinon il ne pourrait jamais utiliser son corps pour s’incarner sur Draénor. Il devait seulement anéantir sa volonté, et rien n’était plus facile pour sa lame, dont un des noms était Désespérance.

Il donna un coup d’estoc, dans un mouvement d’astre, grondant et crépitant. La pointe s’enfonça dans le torse virtuel du draeneï, et imprégna ainsi son âme d’un poison nommé désespoir.

TON RÔLE EST TERMINÉ. TA VIE N’A PLUS DE SENS.

Stropovitch sourit et posa les mains sur la lame. Sargeras fronça ses sourcils flamboyants.

« Ainsi c’était donc cela… »

Il se retira lentement de l’épée, dans un léger chuintement. Le Destructeur observait attentivement, sans réagir. Le draeneï soutint son regard avec une espèce d’enthousiasme hystérique.

« Toutes les épreuves que tu m’as fait subir… Tous les êtres que j’aimais et qui sont morts, toutes les souffrances, tous les remords, toutes les tortures du cœur et de l’âme… Tout cela pour me faire plier, moi ? »

Il eut un éclat de voix, un début de rire de défi.

« Sargeras ! Mon nom est Stropovitch, et je suis le fils d’Arcân le Premier-Né ! TE SOUVIENS-TU DE CE NOM, TITAN ? »

Le Destructeur se contenta d’accentuer encore son froncement de sourcils – il s’en souvenait. Cette fois le draeneï rit franchement, d’un rire conquérant, vengeur.

« Sargeras ! J’ai juré à mon maître de faire résonner son nom dans tous les abysses ! Tant que je vivrai, il vivra en moi ! Entends-tu ? C’EST LUI QUI TE FAIT FACE, LÀ, MAINTENANT ! »

Le Seigneur de la Légion eut en effet l’impression de revoir le Fléau des Démons qui avait taillé de larges percées béantes dans son armée au moment de l’invasion d’Argus et était allé jusqu’à le blesser, lui, le Destructeur.

Sans qu’il quitte son sourire triomphant ni l’éclat martial de ses yeux, des larmes abondantes vinrent couler le long des joues du draeneï. Toute son âme hurla ces derniers mots.

« JE NE PLOIERAI PAS ! »


Les Alliés s’estomaquèrent. Les murs et le sol de la salle étaient couverts d’une suie noire – celle des corps consumés dans le tourbillon de flammes. Il y avait là les débris – sous forme de squelettes éparpillés et d’armures fondues – d’une lutte surnaturelle. Et au milieu de la salle, au bas des marches…

« Stropovitch ! »

Hama s’élança la première vers le draeneï qui, nu, à genoux, regardait toujours le plafond de ses yeux vides, les paumes tournées vers le ciel.

« Bon sang, fit Flingot, il est mort ? »

Phéoline toucha le corps et se concentra, tandis qu’Hama se prenait la tête dans les mains, tentant de calmer un début de crise.

« Je ne comprends pas, dit la paladine en rouvrant des yeux étonnés, toutes les fonctions vitales se sont arrêtées, mais son corps est chaud et son âme est… ailleurs.
— Ailleurs ça veut dire mort chez moi, grommela le nain.
— Non, je veux dire… ah par la Lumière… s’interrompit-elle en écoutant ses perceptions. Il… il en revient.
— Mais qu’est-ce que tu racontes, je ne comprends rien ! » s’écria Hama en la poussant. Elle s’agenouilla et tenta de se mettre en état de prière.

Mais le draeneï eut un tressaillement. Hama sursauta et s’écarta. Thiwwina fit une moue et incanta un bouclier magique. Akmar renforça ses protections. Farôn se fondit dans l’ombre, sortant d’une poche dissimulée un artefact qui évoquait une dent de monstre marin ouvragée, au couvercle d’émail orné de dorures.

C’est le moment.

Il y eut un écho lointain, cristallin, comme le jaillissement d’un flot à travers une fine couche de glace, comme un bris de verre dans une immense salle vide.

Un torrent de flammes enveloppa Stropovitch. Les Alliés reculèrent encore, muets de surprise. Un râle naquit, qui s’approfondit en une note grave résonnante, et qui se révéla n’être autre que le soupir de soulagement d’une créature titanesque.

Une métamorphose s’opéra. Tandis que les flammes se faisaient pilier grondant, la silhouette du draeneï se redressait avec une lenteur fascinante, et grandissait. Lentement, ses longs cheveux devenaient d’un blanc étincelant et pur, tels ceux d’une créature millénaire ; ses veines noires disparaissaient sur sa peau rouge ; de chaque épaule, deux cornes d’un blanc immaculé s’élevaient – celles des extrémités atteignirent un demi-mètre ; ses yeux se rallumaient, en émettant une lumière éblouissante, digne des plus grands naarus.

Le pilier de flammes s’évanouit. Debout, tournant le dos aux Alliés, la créature regardait ses mains, pensive.

« J’AI… RÉUSSI…
— M*rde… lâcha Flingot en portant la main à sa bandoulière. Fuyez par les égouts, j’le r’tiens ! »

Seul Akmar commença à courir. Mais constatant que personne ne bougeait, il se retourna. Éperdus, les autres restaient là, incrédules. Farôn appuya le pouce sur le couvercle de son artefact, un sourire nerveux aux lèvres, accablé malgré lui par la perte d’un compagnon pour lequel il n’avait jamais pu s’empêcher de ressentir estime et amitié.

« Stropovitch, dit Hama en s’approchant de lui – elle n’avait plus rien à perdre –, je t’en supplie, dis-moi que c’est toi… »

Le colosse de feu et de lumière se tourna lentement vers eux. Une gemme de Lumière ornait le milieu de son front. Son visage impassible se fendit enfin d’une grimace. Un sourire triomphal.

« C’EST MOI, HAMA. »

Elle pleura de bonheur, et n’hésita pas une seconde. Elle se jeta au cou de Stropovitch et nicha sa tête dans le creux du large cou.

Les autres relâchèrent leurs poumons. Ils avaient connu un instant de pure terreur. Seul Farôn resta estomaqué en arrière, la dent ouvragée toujours à la main, à la fois ivre de bonheur et affolé par ce nouvel échec de sa mission.

« T’es devenu tout gros Stropo, fit Thiwwina en souriant timidement, ze sais pas si tu me verras encore, ze suis si petite à côté…
— J’AI TENU TÊTE AU TITAN NOIR, MES AMIS. IL ATTEND SON HEURE, MAIS EN ATTENDANT, JE L’AI CONTRAINT À M’ACCORDER UNE PART DE SA FORCE. »

Ils digérèrent l’information, l’air soucieux. Phéoline surtout eut un pressentiment des plus funestes sur la conclusion de cette aventure. « Mais je serai là » pensa-t-elle.

« Stropovitch, dit-elle à voix haute, je ne chercherai pas à comprendre ce qui s’est passé, mais ce qui est sûr, c’est que je ne te quitte plus d’une semelle.
— Et pareil pour nous autres, fit Flingot en brandissant sa pétoire. Désolé pour tout à l’heure mon gars, mettons un terme à tout ça ensemble. »

Le draeneï hocha la tête. Il était majestueux et… véritablement serein.

Farôn se reprit. Son existence n’avait aucun sens en-dehors de l’accomplissement de Sa volonté. Il savait ce qui lui restait à faire.

Il l’aura voulu. Si le Titan Noir attend son heure, je la ferai advenir.

Mais alors, il y eut un Éveil. Hama retomba du cou de Stropovitch. Tous les visages s’allongèrent ; tous les souffles se suspendirent.

Un ouragan de folie hurla dans tous les esprits sur plusieurs kilomètres.


L’air de la Péninsule sembla s’épaissir, et même sourdre, hostile, comme désireux de saisir les mortels à la gorge et de les étouffer. La terreur s’afficha sur tous les visages. La puissance libérée assaillit si violemment les âmes, que les hommes affaiblis, malades ou inconscients moururent tous en quelques secondes. Des clameurs s’élevèrent dans toutes les tentes, chœur de plaintes et de peurs, prélude au jugement dernier.

Danath abaissa la longue-vue lentement, la figure déformée par une panique qu’il n’avait plus les moyens – plus aucune raison – de réfréner.

« Ordre de repli général vers la Porte des Ténèbres.
— Euh, je, à vos… bafouilla la sentinelle vacillant sur ses jambes.
— MAINTENANT ! »


Chaque gangr’orc de la Citadelle ouvrit grand les yeux et la bouche, estomaqué. Une oppression. Quelque chose venait d’apparaître. Une aura formidable. Un séisme de puissance brute dans les cœurs et les âmes. Comme un trou soudain dans la trame de la réalité, qui aspirerait toute vie. Ce fut la débandade. Ceux qui en avaient la force couraient de tous côtés en hurlant, les yeux exorbités.

Dans un couloir, un draeneï en armure lourde avançait, mouvant sa terrible masse aussi légèrement que s’il était nu, un sourire lumineux ornant son visage. Son chemin se pavait de corps qui tombaient d’eux-mêmes, se contorsionnant et mourant dans d’horribles râles d’agonie, et qu’il piétinait sans y prêter attention.

« Stropovitch ? Montre-toi ! » s’exclamait-il joyeusement en regardant de tous côtés, piaffant d’impatience.


Cette aura… Il la connaissait… C’était celle d’un arbitre divin, qui choisissait ceux qui méritaient de vivre, et ceux qui devaient mourir. C’était celle du Juge, mais il ne pesait plus les péchés, non… Il n’était plus question de Bien et de Mal, de pureté et de corruption, d’innocence et de culpabilité. Ce juge-là avait décidé que les individus ne valaient plus que par leur puissance, et tuerait sans sourciller tous les faibles. Ce juge-là était descendu dans les gradins et cherchait un adversaire digne de lui.

Stropovitch se baissa et ramassa à terre ses deux lames tordues et amollies. Lesquelles à ce contact se redressèrent et s’illuminèrent sur toute leur longueur de flammes d’un jaune solaire, fascinant.

Les sourcils du draeneï se froncèrent, et la détermination s’ancra sur son visage, sculptée à vif, au burin, inexpugnable, irrésistible. Voyant ses amis pétrifiés de terreur, et jugeant que personne ne pourrait combattre à ses côtés sans mourir instantanément, il décida avec tristesse d’ignorer leur désir de l’accompagner.

Il caressa tendrement la joue d’Hama, qui soupira. Et il courut en avant tel un météore en fusion, en criant un nom qui détonna et résonna dans les couloirs lugubres.

« DAROTÂN ! »

Ah ! Tant de suspens ! Ça va être long jusqu’au récit suivant !

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Quatrième partie : Apocalypses

Chapitre 29

Entreprendre un pèlerinage, c’est s’abandonner, s’oublier soi-même – ses tentatives puériles et vaines de remplir son temps d’occupations prétendument légitimes – c’est placer sa vie et son être sous le regard du ciel – et regarder ce ciel, sans l’interroger – humblement – en une prière continue et muette, se laisser imprégner du silence bavard du monde, qui dit sans mots son immensité et sa merveille, par un bruissement vivant de sa chair la terre et de son souffle le vent – et la voûte du firmament de peser sur les épaules… – se sentir écrasé et empli par l’infini – demander le grand pourquoi, le fondamental, le viscéral, celui qui nous ferait nous connaître enfin nous-mêmes et la véritable nature de notre liberté.

C’est pourquoi le pèlerinage a une destination – un terme. Une fois libérés vraiment de nous-mêmes et de notre vie, purifiés et véritablement purgés par la méditation et l’effort physique, nous nous présentons humbles et petits dans un lieu sacré où nous espérons qu’un saint nous accordera la grâce de nous entendre, et d’intercéder pour nous, de transmettre au ciel les cris, les louanges et les prières de notre cœur auxquels, ailleurs, il est si obstinément sourd.

Jette donc ton bâton et ta cape, Stropovitch – désormais ton pèlerinage est terminé. Ton cœur a hurlé maintes fois vers les profondeurs du ciel, tu as parcouru deux mondes et même l’univers, tu as cent fois perdu et retrouvé ton chemin, et dans ton sillage, tu as laissé tant de larmes, de souffrances, et de rivières – que dis-je, fleuves de sang – ô mares sinistres et bouillonnantes dans lesquelles il a cherché l’absolution – jusqu’à ce que sa peau en garde la couleur incarnat – vous avez immergé, noyé toute question et toute réponse, il n’y aura plus de prières, non non, le pèlerin a reçu la grâce !

Car le ciel n’a pas été indifférent ! Car l’abîme lui a répondu – d’un sinistre sourire. Car toute lueur s’est éclipsée d’elle-même, augure de renouveau ! Oui, et pour faire advenir ce nouveau temps, d’abord – dans la joie ! – détruire – massacrer – annihiler.

Ce soir sera l’apocalypse – la révélation. Ce soir, pèlerins, vous contemplerez la vérité nue et crue, comme une superbe femme lumineuse, une déesse qui vous consumera dans un feu exaltant et sans fin. Ne cherchez plus la rédemption ! Ce soir vous danserez tous, tous ! dans cet enfer de Feu et d’Ombre, oh oui, vous danserez tous…

Car la Mort, Stropovitch, la Mort ce soir a revêtu ses atours rouges et noirs – et tu la trouveras magnifique – et elle ne voudra que toi comme cavalier – et elle sait, elle sait que tu ne la décevras pas – et les deux mondes que tu auras foulés pourront bien crier et pleurer et se désagréger dans l’espace, ç’aura été une belle fête – une merveilleuse, inoubliable fête !


Stropovitch parcourait les couloirs dans une course surréelle. À mesure qu’il s’approchait de sa cible, il se concentrait toujours davantage sur ses mouvements. L’aura du paladin troublait sa perception de l’espace. L’air semblait onduler comme sous l’effet de la chaleur d’un brasier. Des ondes pénétraient sa chair, plombant les muscles et endolorissant les articulations. Et il y avait une espèce de souffle exalté qui sifflait à ses oreilles, comme les échos d’un chœur souterrain – ces chuchotements des destins qu’il avait déjà entendus avant d’entrer dans la chambre d’Arcân, il y avait près de deux ans, mais affolés, incertains sur la fatalité elle-même.

Enfin il s’arrêta.

Il était impossible pour un mortel de regarder Darotân, tant sa présence seule brouillait les sens, ou de tenir debout, tant l’âme semblait tirée violemment hors du corps – tous, ils étaient condamnés à mort, pour avoir commis le crime d’exister. Oui véritablement, devant le Juge l’on n’avait qu’à s’agenouiller et périr.

Stropovitch ferma et rouvrit les yeux avec une grande inspiration. Il était de taille, il le savait. Il le fallait. Il récuserait la sentence. Et, parachevant l’ironie, il exécuterait lui-même le Juge.

Ses mains se serrèrent sur les poignées de ses lames lumineuses.

Darotân se dressait au centre d’une espèce d’arène aménagée au cœur de la Citadelle. Le cadavre d’un ogre immense se vidait de son sang par gros bouillons près du paladin, qui nettoyait sa masse avec un pan de la tunique de son malheureux adversaire. Stropovitch fronça les sourcils. Son ennemi avait la même stature colossale, les mêmes yeux luminescents, la même peau couleur de rubis, la même aura de puissance démoniaque. Ainsi c’était donc cela, l’affrontement ultime. Combattre un jumeau, un double. Darotân n’était revenu d’entre les morts que pour mieux être son frère. Une cristallisation de tout ce qu’il haïssait, mais ferait toujours quelque part partie de lui, de son histoire. Il eut soudain la troublante certitude que Darotân serait comme son ennemi éternel, l’adversaire qui sortirait du miroir, à chaque étape de sa vie, à la fois obstacle et porte ouverte à l’avenir.

Darotân fit un pas pour se retourner, et ce pas à lui seul provoqua une onde lourde, épaisse, résonnante, comme déformant l’espace-temps. Stropovitch ne sourcilla pas et, l’air sombre, planta ses yeux dans ceux du monstre.

Le visage du paladin s’illumina. Il rabattit sa grande masse de khorium noir sur son épaule – quand le manche rencontra la massive épaulière, le choc métallique retentit tel le heurt d’énormes machines de siège. Le guerrier estima ainsi le poids de l’arme à deux cents kilos environ – de quoi écraser d’un seul coup tout être de chair passant à portée.

« Te voilà enfin, Ravageur de Mondes ! »

Sa voix était claire et… joyeuse. On aurait dit un enfant. Le guerrier fronça encore les sourcils d’un demi-millimètre. Darotân continua sur un ton enjoué :

« J’ai craint que tu ne te dérobes…
— POURQUOI AURAIS-JE PEUR DE QUELQU’UN QUE J’AI DÉJÀ VAINCU ? »

Le paladin apprécia cette voix d’abîme avec délectation.

« Vaincu… ? Je n’ai pas ce souvenir… Je t’ai repoussé du corps de Stropovitch, et je suis tombé. Qu’importe comment il est revenu après, à ce moment je lui ai réglé son compte. Aujourd’hui, j’aurai un autre adversaire, plus digne de moi ! »

Tout à fait enthousiasmé par cette idée, Darotân sembla soudain piétiner d’impatience, comme un enfant s’apprêtant à faire la course avec ses camarades. Il rabaissa sa masse et se mit en garde, son sourire joueur aux lèvres. Les dents de Stropovitch grincèrent.

« SI TU VEUX COMBATTRE LE TITAN NOIR, DAROTÂN… IL FAUDRA LE DÉLIVRER D’ABORD. »

Le visage du paladin s’allongea.

« AUSSI LONGTEMPS QUE JE SERAI CONSCIENT, JE SERAI LE MAÎTRE ICI. »

Il y eut de longues secondes où même les archivistes des Titans retinrent leur souffle.

« Non, invraisemblable… murmura-t-il enfin. Stropovitch ? »

Il eut un éclat de rire, puis un regard intensément amusé. Enfin, la Lumière parut autour de lui, et se concentra jusqu’à devenir solide, recouvrant d’une couche égale et luminescente son corps et son arme. Stropovitch fut déconcerté. Le Bouclier, oui… mais plus celui qu’avait fait céder Arcân, plus celui que son souffle ardent dissipait à Zeth’Gor, c’était pire, c’était encore un tout autre niveau de pureté, qui n’était pas censé exister dans un plan matériel. Darotân, immobile, magnifique statue d’albâtre, incarnait la plus stricte perfection, une allégorie de la pureté et de la force, bloc de métal blanc impénétrable à la puissance irrésistible et à la volonté imperturbable.

Il sourit exagérément.

« Quand j’irai annoncer au vieux les morts simultanées de son petit protégé et de son ennemi millénaire, laquelle l’émouvra le plus, à ton avis ? »


Les Alliés couraient, tous au bord de la panique, même Farôn, qui serrait convulsivement la dent nacrée sans que personne ne le remarque. À vrai dire, ils ne savaient pas bien où ils allaient, et personne n’avait la force de parler. Ils transpiraient, trébuchaient sur les corps de gangr’orcs qui jonchaient les couloirs, obligés de se concentrer pour réajuster sans cesse leurs sensations brouillées. Même Thiwwina avait le front plissé par l’inquiétude.

« Attendez, dit soudain Hama – ils s’arrêtèrent tous. Je sens une âme près de nous que je crois reconnaître…
— Je veux sortir d’ici, gémit Akmar.
— Je pensais que tu nous guidais vers Stropovitch, dit Phéoline. Nous ne pouvons le laisser seul.
— Il est apparu sur le chemin, répondit Hama avec un ton légèrement excédé – elle tentait de se concentrer.
— Comment ça “apparu” ? s’étonna Flingot.
— Un changement de plan peut-être, émit Thiwwina, une invocation par exemple.
— En fait il n’est pas apparu, précisa Hama – ses sensations s’affûtaient –, il s’est déplacé et a renforcé son âme en route. Voilà pourquoi je ne l’ai pas senti tout de suite. Son âme était au bord de l’extinction… et là son rayonnement augmente de seconde en seconde.
— Tu disais le reconnaître ? s’enquit Phéoline.
— C’est… je me souviens ! »

Elle rouvrit les yeux. Tous la regardaient.

« C’est le démoniste qui avait asservi tout seul les dizaines de démons qui ont attaqué le Bastion l’autre jour, soupira-t-elle.
— C’est Kéli’dan, lâcha Farôn avec mépris comme s’il disait une chose évidente à des imbéciles. Le chef des démonistes, et le plus puissant de la Citadelle, et peut-être des gangr’orcs en général.
— On file le zigouiller avant qu’il soit sur pieds viiite ! » leur cria Thiwwina en filant. Ils lui emboîtèrent le pas en contrôlant leur souffle.

« Dis-moi, fit Flingot à Farôn, s’tu connaissais son identité, t’aurais dû partir devant l’assassiner, comme t’sais si bien l’faire, au lieu d’nous r’garder débattre. »

L’elfe haussa les épaules, visiblement exaspéré. « Je ne vois pas l’intérêt d’agir ainsi », répondit-il sèchement. Flingot le dévisagea avec étonnement, mais n’insista pas. « J’crois qu’tout ça commence à nous taper un peu sur les nerfs, marmonna-t-il. Tentez d’garder vot’sang-froid les gens, on va s’en sortir. » Phéoline hocha la tête.

En réalité, le jugement de Farôn était altéré par d’insoupçonnables préoccupations. Il savait ce qu’il devait faire, mais il ne savait ni quand, ni comment, et la situation n’était pas propice à la réflexion. Il allait devoir improviser, et avec un tas d’intrus dans les pattes, et il avait horreur de ça. Loin de vouloir les aider, il était en train de se demander s’il ne valait pas mieux tous les éliminer maintenant de quelques coups de dagues et enfin conclure sa mission tranquillement.

Mais c’était risqué, car ses camarades étaient plus forts qu’ils ne paraissaient, il le savait. Phéoline serait à tuer en premier, sans aucun doute. Flingot ne lui poserait sûrement aucun problème. Mais il restait après trois manipulateurs de magie qui auraient beaucoup de ressources contre ses multiples capacités de dissimulation – surtout Hama qui traquerait son âme et ne perdrait jamais sa piste.

Or c’était désormais Hama sa cible. A priori, il suffisait de laisser Stropovitch se battre et risquer sa vie jusqu’à ce qu’il libère Sargeras. Mais ce faisant il n’avait fait que permettre au draeneï de prendre un ascendant imprévisible sur son Ennemi intérieur. Si les combats n’étaient pas capables de faire perdre l’esprit à Stropovitch, il restait une seule solution… Assassiner l’amour de sa vie, sous ses yeux.

Il lui fallait isoler sa proie… mais comment ? Il aurait mieux fait de la tuer pendant qu’elle était en présence de Stropovitch tout à l’heure, si les autres l’avaient vengée ensuite cela n’aurait eu aucune importance, sa mission aurait été accomplie, mais il était resté pétrifié d’incrédulité, et la révélation de Darotân les avait cloués sur place. Désormais il lui fallait survivre au moins le temps d’apporter au guerrier la tête de son cher amour et d’ouvrir la dent devant Sargeras libéré. Donc guetter le moment où elle serait suffisamment éloignée de ses camarades et distraite elle-même par autre chose pour l’égorger et disparaître. Tant que ces moutons stupides lui grouilleraient autour…

Saletés, pensa-t-il avec une grimace de haine.

Il aurait dû recourir à cette solution depuis bien longtemps… Mais il avait toujours espéré, à chaque combat, que cette fois, le draeneï serait suffisamment éreinté pour relâcher son emprise… Il l’avait laissé s’accoutumer, oui ! Quelle erreur !

Et ce qui l’exaspérait et l’angoissait plus encore que cette erreur en elle-même, c’était l’idée qu’elle était due à bien plus que de la négligence… Il était coupable d’avoir plus ou moins souhaité repousser toujours davantage l’accomplissement de cette mission… Coupable d’avoir hésité tant de fois à intervenir… Coupable oui, coupable d’avoir ressenti du respect, de l’estime, pire, de la sympathie pour ce draeneï ! Mais il aurait son châtiment en temps et en heure…

Une bataille contre Kéli’dan, voilà qui lui fournirait peut-être l’occasion.

« Oh non ! s’exclama soudain Hama. Je crois qu’il nous attendait depuis le début… Il vient d’incanter un portail ! » Ils pressèrent encore le pas, et vingt secondes plus tard ils arrivaient dans la salle.

Ils s’ébahirent.

La salle avait la forme d’une grande demi-sphère de pierre bleu sombre, sûrement conçue pour canaliser des énergies. La voûte culminait à vingt mètres de hauteur. En guise de plancher, une espèce de grille de fer, des câbles métalliques croisés soudés à leurs intersections, très solide, vibrant légèrement sous les pas. Le réseau était assez dense pour de larges pieds d’orcs, mais les fins sabots d’Hama et les petits pieds des gnomes pouvaient aisément s’y coincer.

En face d’eux, Kéli’dan, appuyé sur une canne, avait l’air d’un vieillard de quatre cents ans. Mais sa silhouette courbée, son visage crevassé de rides et sa robe miteuse ne dissimulaient pas l’éclat rubis de ses yeux rusés, le sourire sardonique qu’il avait aux lèvres et l’étrange aura – une lente brume violette – qui semblait émaner de sa peau sèche rouge-brun.

Derrière lui, contre la paroi, un grand portail de trois mètres de haut sur dix de long était ouvert sur le monde démoniaque, et semblait suffisamment solide pour tenir un certain temps par lui-même. Des dizaines de démons en sortaient lentement, semblant lutter contre l’asservissement qui s’imposait irrésistiblement à leur esprit.

Une voix retentit dans l’esprit des Alliés, empruntant leurs langues, leurs mots pour s’exprimer.

Vous n’êtes pas obligés… de combattre… Laissez-vous porter… La mort vous délivrera de vos fatigues…

Thiwwina eut une mine boudeuse.

« Zut alors, s’exclama-t-elle, depuis le début c’est lui le grand messant que Stropo cerce ? Z’espérais mieux qu’un vieux rabougri tout moce… En arène tu tiendrais pas le coup deux minutes papi. »

Le sourire de Kéli’dan fut plus ironique que jamais.

Fais attention petite… Si tu veux déclencher une tempête, ce n’est pas le bon endroit… Regarde un peu en-dessous de toi…

Ils considérèrent l’étage inférieur à travers la grille. Cinq démonistes du Conseil des Ombres, disposés de façon homogène sur le pourtour de la salle ronde et profondément concentrés, maintenaient sans relâche des liens magiques fixés sur une masse indistincte qui trônait au centre de la pièce.

Je vous présente la source de la création des gangr’orcs illidari ! Vous n’avez pas l’intention de les déranger, n’est-ce pas… ?

« Je ne comprends pas, murmura Phéoline.
— C’est un cauchemar, soupira Akmar avec amertume. Notre mission était de découvrir comment les maîtres de la Citadelle fabriquaient leurs gangr’orcs, eh bien voilà. Regardez, ces canalistes maintiennent un sort de bannissement partiel sur le démon au centre… Ils le saignent par des procédés magiques…
— C’est parce qu’il est banni que je n’ai pas senti sa présence… marmonna Hama.
— Je ne comprends toujours pas, risqua Phéoline avec une expression inquiète.
— Banni, Phéoline ! fit Akmar agacé – visiblement encore plus inquiet que la paladine. Gardé prisonnier dans un autre plan où il est immobilisé ! C’est un sortilège d’autant plus difficile à incanter que la cible est puissante : en l’occurrence, pour un Seigneur des Abîmes, c’est du niveau du Kirin Tor ! Ces canalistes font sans doute partie de l’élite du Conseil ! Et si on les déconcentre, eh bien… »

Vous aurez à combattre, en plus de mes démons et de moi-même, cette élite dont tu parles ainsi que le Seigneur Magthéridon en personne.

Un silence consterné.

« Ainsi Magthéridon n’a pas été éliminé par Illidan comme on le pensait, grinça Akmar. Il n’était rien moins que le chef de l’ensemble des forces démoniaques de l’Outreterre. »

Le portail derrière Kéli’dan se referma avec un éclair violet. Une cinquantaine de gangregardes, d’éred’ruins et de traqueurs formaient autour du démoniste une barrière infranchissable.

Je vous l’ai dit… Vous n’êtes pas obligés de combattre… Ne prenez pas le risque de ramener Magthéridon… Vous n’êtes pas stupides à ce point…

Les démons se mirent lentement en mouvement, brandissant leurs diverses armes, des fouets, des haches, des épées, des masses à pointes.

J’ai choisi ces démons pour leur résistance à la magie et leur endurance… Ne pensez pas vous en débarrasser en quelques tours de passe-passe…

« Eh mais notre mission était de découvrir ET de neutraliser je crois non ? » fit soudain Phéoline en se tournant vivement vers son supérieur. Son air ahuri de femme qui vient de se rappeler d’un détail était si innocent, et si incongru en la circonstance, que Flingot ne put s’empêcher de s’esclaffer d’un rire bien gras, alors qu’il s’était enfoncé dans un mutisme fataliste depuis quelques minutes.

« Pétard, j’t’adore toi, fit-il en bourrant l’épaule de la paladine – qui rougit sans comprendre. Alors l’orc télépathe, continua-t-il en s’avançant et en prenant en main sa chère pétoire, non seulement on va s’en débarrasser vite fait, de tes larbins qui ont l’air de sortir du pieu, là, mais on va te faire ta fête comme jamais t’y as eu droit, au nom d’un ami commun si j’puis dire, et si l’autre en-dessous veut participer, je lui offre un déguisement de charlot, des claquettes et un cigare, c’est pigé ?
— Bien dit cef ! Z’apporte les rafraîssissements ! » répondit Thiwwina avec un large sourire carnassier, et elle bondit en avant.


Stropovitch n’avait même pas vu le paladin avancer.

Quand la masse heurta l’épée, le choc fut tel, qu’on l’entendit détonner dans toute la Citadelle, l’onde se propageant longue et lourde, phénoménal coup de gong déclarant à l’univers que le combat des titans avait commencé.

Les armes elles-mêmes ne restèrent intactes que par la magie qui les habitait.

Stropovitch fut projeté à la vitesse d’un obus dans le couloir d’où il venait. Une grimace terrible déformant son visage, il planta son épée droite dans la paroi pour ralentir sa course – il fit encore ainsi trente mètres, laissant dans le mur un large sillon de pierres de taille pulvérisées. Des éclats et de la poussière se déversaient le long de la fissure, crépitant sur les dalles rouges.

Un éclair blanc.

Sa lame para encore.

Le guerrier traversa le mur : trois mètres d’épaisseur, trois mètres de pierre compacte, plus solide que du marbre. Et il laissa un cratère dans la paroi encore derrière, avant de retomber sur ses jambes flageolantes, cherchant en ahanant son souffle, tout son corps hurlant sa douleur et sa rage. D’énormes blocs – certains de près d’une tonne – roulaient et rebondissaient follement, et les couloirs faisaient résonner sans fin les échos formidables du mur fracassé, gémissements graves et sourds de la Citadelle elle-même.

Le sifflement d’un poids fendant l’air.

Stropovitch décolla littéralement, ses poignets encaissant douloureusement les vibrations de ses épées. Il se recroquevilla et grimaça encore affreusement, tandis qu’il traversait deux plafonds, en deux explosions qui firent trembler l’édifice entier. Le guerrier déplia ses membres et se rattrapa à un bord du second trou, haletant. Une pluie de poussière et d’énormes dalles s’abattit sur Darotân, manquant de faire s’effondrer un troisième plancher. Le paladin dévia ces lourdes masses d’une main alerte, en riant aux éclats.

Puis, joueur, il posa son arme, empoigna ces blocs et les lança sur son adversaire suspendu dix mètres au-dessus de lui.

Stropovitch se hissa immédiatement d’une traction des bras et roula en avant. Des dalles de deux mètres de diamètre, balancées comme des jouets, se pulvérisèrent en grand fracas dans sa direction, le criblant d’éclats de diverses tailles.

Il eut à peine le temps de se redresser que Darotân, toujours hilare, ramassait son arme et profitait du tas de gravats pour sauter lestement à l’étage supérieur. Mais lorsqu’il se hissa avec légèreté d’une seule main par la seconde brèche, Stropovitch était là pour lui décocher un coup de sabot dans la figure.

Le paladin réussit l’improbable : il inversa le choc en donnant un coup de tête au sabot qui s’abattait sur lui. Une onde de Lumière parcourut le corps du guerrier, annulant sa force. Un arc lumineux. Stropovitch traversa tête la première le mur proche, roulant lamentablement, pantin désarticulé, sur la terrasse où il avait – quand déjà ? la veille ? cela lui semblait une éternité – carbonisé le drake du héraut illidari. Il s’immobilisa à l’extrême bord. Il avait réussi à ne pas lâcher ses armes.

Un vent tiède et poussiéreux lui balaya le visage. Loin en contrebas, au fond du canyon, des rocs issus du mur achevaient en tournant sur eux-mêmes leur interminable chute – échos assourdis – ; il leva la tête, et la nuit éternelle de la Péninsule l’accueillit, de sa belle et amère mélancolie.

« Ne cherche pas à mesurer ma puissance, Stropovitch, déclara lentement Darotân en s’avançant vers lui. Elle est au-dessus de ta compréhension… et tu n’es pas digne de l’appréhender. Ne me fais pas perdre davantage mon temps. Révèle-moi mon véritable ennemi. »

Le guerrier se redressa tranquillement, dos à l’abîme. Sargeras rugissait en lui, il le sentait, il en était oppressé, mais sa volonté ne connaîtrait pas de faille. Au nom de son père Arcân le Premier-Né, il vaincrait le paladin en restant lui-même.

Ses sourcils se froncèrent, ses poings se serrèrent sur les poignées, et il se remit en garde. Darotân rit.

« Alors, ces fameux nouveaux pouvoirs, où sont-ils, Stropovitch ?
— NE ME TENTE PAS. »

Le paladin soupira, un sourire narquois aux lèvres.

« C’est vraiment pénible, mais les êtres les plus vils et inférieurs sont toujours les plus acharnés à survivre. Perpétuellement vaincu et humilié, tu t’obstines encore.
— C’EST TOI QUI AS ÉCHOUÉ À ME VAINCRE, DAROTÂN. J’ATTENDS TOUJOURS. »

Le sourire du paladin disparut.


Les échos – assourdissants – de l’affrontement étaient parvenus aux Alliés et à Kéli’dan. Ce dernier eut une grimace qui exprimait tout autant une panique sourde qu’une espèce d’exaltation. Des fissures légères lézardèrent la voûte, faisant ruisseler de la poussière sur les protagonistes. Affolés par le grondement et le fracas de cette lutte surréelle, les Alliés durent maîtriser leurs sentiments, aidés en cela par quelques chuchotements impérieux de Flingot. En bref, il fallait faire vite, pour qu’ils puissent assister leur ami dans un combat qu’il ne pourrait peut-être pas gagner seul.

Mais Kéli’dan n’avait rien à perdre. Si Stropovitch était tué, Kil’Jaeden lui ferait connaître les pires supplices. Si Sargeras renaissait, il connaîtrait le même sort, de la part du Titan Noir lui-même, dans sa colère d’être resté prisonnier si longtemps. Alors son but n’était pas de survivre, oh non ! au contraire… Mais il ne mourrait pas seul. Il en emporterait autant que possible avec lui dans la tombe, de ces héros d’Azéroth héréditairement prétentieux, venus imposer leurs idéaux ridicules à une terre qui n’était pas, et ne serait jamais, la leur.

Pendant que les Alliés seraient occupés à contenir l’assaut de ses démons, il pourrait à sa guise les accabler de malédictions qui les tueraient inéluctablement en quelques minutes.

Il hurla l’ordre d’attaquer. La horde asservie se rua sur les six combattants.

« N’oubliez pas le démoniste ! hurla alors Flingot. Sinon on y passe tous ! »

Kéli’dan dédaigna ces mots et amorça une litanie destinée à renforcer son armée à chaque verset. Mais Thiwwina généra instantanément une chape de froid qui gela les jambes des démons proches, bloquant momentanément les lignes arrière – puis d’un mot crié elle scella magiquement les lèvres de l’orc. Et se jeta sur lui dans l’intention de le transformer en statue de glace d’un simple contact.

Les yeux de Kéli’dan s’embrasèrent. Il avança vers la gnomette, encaissa sans ciller un cône de froid incanté à bout portant et, le bras bleui et couvert de stalactites, posa la main sur le front de la mage. Elle ouvrit la bouche, tourna de l’œil et tomba en tremblant convulsivement, saisie d’une panique incontrôlable.

Vous ne pouvez rien…

Les démons se dégageaient déjà en grognant du piège de givre. Phéoline d’un mot éblouit et immobilisa la première ligne qui se ruait sur Hama et Akmar, le temps de venir les protéger de son bouclier. Farôn, insaisissable, dansait dans les rangs démoniaques, indifférent aux ordres hurlés par Flingot – assassiner le démoniste –, guettant Hama et le moment propice à sa trahison.

Kéli’dan vit – d’une vision qui se passait d’yeux – le nain le viser avec son fusil de tireur d’élite. Alors il marcha en suivant le contour du mur, empoigna sa dague sacrificielle et se rouvrit les lèvres en grimaçant de rage. Il essuya de la main gauche le sang épais qui coulait de sa bouche et, d’une seconde de concentration, cria un mot qui renforça magiquement sa peau.

Ainsi la balle de Flingot rencontra le même cuir que Stropovitch quand il avait attaqué Néanathème. Et de même que les coups du guerrier n’avaient pas ébranlé son adversaire de la moindre secousse, Kéli’dan n’eut pas un sursaut – autre que ceux provoqués par un petit rire fat. Le fin projectile s’écrasa simplement sur sa tempe, et tomba dans l’antre de Magthéridon en tintant joliment.

Abandonnez…

La ceinture-gadget du nain fonctionna, cette fois. Le champ de force encaissa l’assaut de cinq gangregardes – l’officier fut projeté et plaqué contre le mur, laissant échapper un chapelet d’ignobles jurons. Plus loin, Phéoline croulait sous les ennemis – et les sorts funestes dont Kéli’dan la harcelait déjà. Malgré tout – beauté de la foi – elle repoussait continuellement les démons à grands renforts d’éclairs de lumière et d’incantations exorcisantes, mais Kéli’dan les avait prévenus, ils étaient particulièrement résistants à la magie. Hama et Akmar, pour ainsi dire recroquevillés derrière le grand écu, éprouvaient tout autant de difficultés à exercer leurs talents, mais ils affaiblissaient les âmes du mieux qu’ils pouvaient, les menant lentement mais sûrement vers leur extinction – ou leur absorption. Ceci dit, trop lentement tout de même.

Pourquoi préférer la souffrance à la mort…

Quant à Farôn, il ferraillait peut-être dans la nuée, mais personne ne le voyait, peut-être était-il mort, caché, ou même enfui. Ironie du sort, pensa fugacement le nain, ils se battaient pour aider Stropovitch, mais c’était eux qui auraient bien eu besoin de ses lames, en la circonstance.

Kéli’dan, constatant l’impressionnante résistance de la paladine, commença d’incanter des graines de l’enfer. Mais l’arme lumineuse de la Branleuse fusa vers lui – la masse s’encastra brutalement entre ses dents et lui fit heurter violemment le mur. Phéoline, haletant, ange dans cette mêlée désespérée, avait encore trouvé le temps, entre deux assauts, de tous les sauver.

Un léger bruit, comme un ressort qui se démet – la ceinture cédait. Flingot prit une grande inspiration. Il allait prouver qu’il n’avait pas obtenu son grade dans une citrouille de la Sanssaint.

Il jeta une grenade fumigène à ses pieds, roula entre les jambes des gangregardes, lâcha deux grenades étourdissantes de chaque côté, bondit sur Thiwwina qui se relevait, remise de sa terreur, la souleva sans ménagement et la balança – elle couina de surprise.

« Phéoline, un colis ! »

Aveuglé par la fumée, il avait bien visé. Phéoline puisa dans ses dernières forces pour repousser et hébéter encore les démons, et réceptionna la gnomette du mieux qu’elle put au creux de son bouclier. Deux gangregardes qui s’étaient guidés au bruit sautèrent sur le nain, mais un coup de pétoire leur arracha de larges morceaux de torse. Il entendait grogner tout autour de lui. Cerné.

Très bien… Mourez !

Une voix rauque et furieuse psalmodia une puissante formule en eredûn.

« Ou pas ! » cria Flingot en courant et en balançant une grenade assourdissante dans la direction de l’incantation. Une légère explosion et un cri de rage confirmèrent la réussite de l’action. Il trottina en semant un peu au hasard ses dernières étourdissantes. Il rechargea sa pétoire pendant le répit, au milieu des hurlements et des protestations de ses maladroits poursuivants.

Muhra, je te l’ai promis…

De là où il était, il entendait Phéoline lâcher des gémissements de fatigue. Mais la paladine tenait bon, incapable d’abandonner, encaissant toujours et encore et priant sans discontinuer. Peut-être pouvait-elle ainsi sans cesse repousser les limites de l’épuisement, mais il valait mieux ne pas s’y fier.

Le nain atteignit le mur et se retourna. Un coup de pétoire dans une meute de traqueurs. C’était une erreur, de l’attaquer groupés. Les antennes de ces bestioles immondes bougeaient encore nerveusement.

… sur ton lit de mort…

La fumée se dissipait déjà. Il devina l’ombre de Kéli’dan, lequel reprenait sa psalmodie. Un autre portail s’ouvrait. Flingot dégoupilla toutes les grenades de ses deux ceintures, détacha ces dernières et les lança vers l’attroupement démoniaque autour de la paladine.

« Thiwwina, barrière ! »

La gnomette cessa la pluie de givre qu’elle déchaînait sur leurs assaillants – sans beaucoup plus de succès que ses camarades – et, au tintement des grenades sur la grille, comprit. « Escusez, ça va être froid ! » fit-elle. Elle se concentra instantanément et les emprisonna tous les quatre, le temps d’un clin d’œil, dans un énorme bloc de glace magique protectrice.

Au même moment, l’incantation prenait fin, et un Nathrezim colossal commença de sortir du portail.

… que je ne mourrais pas avant de t’avoir vengée mille fois…

« Har har harrrrrrrrrr ! KABOOM ! »

Les explosions soufflèrent littéralement l’armée de démons. Une pluie de membres et de viscères à moitié brûlés recouvrit les murs et se déversa dans la salle en-dessous. La grille se tordit, se troua aux endroits des impacts, mais ne tomba pas. La voûte se lézarda dangereusement, mais ne s’effondra pas.

Mais des armes avaient volé dans toutes les directions. Flingot, adossé au mur, les vêtements en partie déchirés, le visage à moitié brûlé, le ventre transpercé d’une épée, un bras arraché par une explosion proche, les tympans crevés, sourit. De l’œil qui lui restait, il voyait Kéli’dan se redresser en tremblant, pantelant, ôtant de lui des quartiers de viande fumante, marmonnant des phrases en démonique qui étaient sans doute des sorts de renforcement.

… et comme toujours, j’ai tenu parole, mon amour…

Dans un suprême et sublime effort, le nain fouilla sa dernière poche à la recherche de son dernier gadget, et avança, lentement, en titubant, vers le démoniste, qui ne le vit pas.

ZAP !

« Cot cot… côôôôôôt… ? ? ? »

Hé hé… on s’refait pas…

Barthum Forpoing soudain pâlit, soupira, et ferma les yeux, son sourire s’effaçant doucement de ses lèvres.


Pendant leur court dialogue, Stropovitch avait eu le temps de réfléchir. Il ne pouvait pas continuer à parer ainsi les coups de Darotân, car même s’il n’était pas blessé, il était projeté, et donc incapable de contre-attaquer. Il devait soit esquiver, soit parer autrement.

Après la dernière réplique, il n’y eut pas le temps d’un clin d’œil. La masse vint par le bas, entamant un arc de cercle oblique vers la cage thoracique ou le menton du guerrier.

Parfait.

Stropovitch fit un pas en avant martelé sur le sol et, lames parallèles, frappa rudement le manche de la masse au moment où le poids allait quitter le niveau du sol – arme bloquée, surprise, ouverture. Un pas de plus – qui brisa la dalle en un coup de tonnerre – et les épées solaires se croisèrent sur le ventre du paladin.

Les chocs avaient produit des ondes lumineuses telles, que toute la Péninsule en avait été éclairée.

Darotân recula de surprise. Les lames de Stropovitch avaient laissé deux zébrures sur son Bouclier, lentement réabsorbées par ce dernier.

Il y eut une bouffée de haine qui fit vibrer l’espace.

« Ne crois pas pouvoir m’atteindre, bâtard dégénéré ! » hurla le paladin en levant son arme au-dessus de sa tête. Stropovitch ne le laissa pas l’abattre. Il fondit sur son adversaire, lames lumineuses pointées vers sa gorge. Mais Darotân ramena le manche devant son visage, dévia les épées avec – déséquilibrant le guerrier –, ramena une main près du poids et…

Mrde.*

… l’écrasa furieusement sur sa figure.

Darotân rugit de satisfaction.

Stropovitch encaissa, des gerbes de flammes blanches jaillissant de ses yeux, de sa gemme frontale et des interstices de ses dents serrées. Il émit un grondement qui évoquait ceux des rivières souterraines, qui sont amplifiés par l’écho formidable des grandes cavernes.

« Encore debout ? »

Il puisa une première fois dans la puissance de Sargeras, en une requête instantanée et muette. Ses sensations s’amplifièrent démesurément. Mais en contrepartie sa conscience se brouilla quelque peu, assaillie par une espèce de bourdonnement confus et incessant.

« Crève ! »

Le poids, d’estoc vers la tête. Reprendre ses appuis, croiser les lames sous le poids, lever les bras – sentir le métal lumineux et frais effleurer son visage. Se baisser, deux pas en avant. Une main ôtée du manche : éviter le poing en se baissant encore, pointer les lames vers l’aisselle offerte !

Darotân vit le guerrier se couler, improbable anguille, sous ses assauts et rejaillir en gratifiant son aisselle gauche de deux larges coups de taille croisés, ce qui le souleva de deux mètres au-dessus du sol.

Zébrure.

Avant même que le paladin ne retombe, le guerrier cribla la faille de coups de pointe, à une vitesse surréelle. Darotân eut une expression de douleur et, furieux, referma le bras, emprisonnant la lame.

Et abattit sa masse.

« J’ai dit : CRÈVE ! »

Le guerrier lâcha l’épée, se baissa agilement, évitant l’attaque, et cueillit, à leur retour sur le sol, les jambes du paladin d’un puissant balayage. Darotân en tombant écarta le bras pour se rattraper, libérant la lame – Stropovitch fit un pas en avant et enchaîna, du même sabot, un coup massif dans le poids de la masse, et un dans la figure de son adversaire, qui tenta de nouveau le coup de tête ; mais cette fois la force était dosée – onde de choc lumineuse – le paladin alla rouler et pulvériser un mur vingt mètres plus loin, laissant un nuage ocre et un sillon de lézardes et d’impacts sur les dalles.

Il réapparut moins d’une seconde plus tard, fondant sur son adversaire, les traits empreints d’une fureur divine. Stropovitch ramassait son arme.

En quelques secondes Darotân enchaîna une multitude d’attaques puissantes et meurtrières, trois d’estoc que le guerrier esquiva – « Mais crève… » –, deux latérales parées et déviées, néanmoins sans contre-attaque possible – « Crève… » –, oblique venant du haut, oblique retour avec pas en avant, esquivés en deux bonds arrière vers le bord – « Crève ! » –, plusieurs pas en avant avec avalanche de coups obliques de faible ampleur, léger déséquilibre du guerrier – « CRÈVE ! » – et la masse s’abattit sur le crâne de Stropovitch.

Le cratère qui se forma instantanément dans la terrasse sembla la déborder et déformer aussi l’air sur plusieurs centaines de mètres. Un bref coup de vent circulaire gronda et éleva une nuée de poussière autour d’eux. L’effondrement fut assourdissant ; des milliers de tonnes de roche s’affaissèrent sur plusieurs étages, entraînant en chaîne une multitude d’éboulis annexes au hasard des charpentes, et vomissant dans le canyon les ruines du rêve de Kargath Lamepoing : un fleuve de pierres de taille, des centaines d’armes et d’armures tordues et émiettées, et des centaines de cadavres de ses fiers et puissants gangr’orcs, écrasés encore et encore, réduits en charpie par leur propre citadelle, par l’avenir glorieux et martial qu’il leur avait promis.

Chapitre 30

Au pied de la Porte des Ténèbres, les derniers brancards passaient le vortex. Au bas des marches, Danath et une poignée d’hommes valides – ses meilleurs hommes, ceux qui résistaient à l’aura du Juge – tenaient héroïquement tête à des dizaines de démons qui sortaient sans discontinuer de portails non loin. Ils étaient magnifiques, exaltés, indifférents aux souffrances et à la perspective de la mort, fiers dans leurs armures ornées et dorées. Ils avaient vaincu dès leur arrivée le lieutenant de la Légion en place, un Seigneur des abîmes de seconde zone, qui n’avait eu le temps que de se moquer d’eux, avant d’être éventré et décapité.

Ils soufflèrent un peu. Les démons se regroupaient un peu plus loin, semblant changer de stratégie ou attendre des ordres. La Légion faisait pâle figure ce jour-là, alors que les forces du Bastion avaient pensé ne jamais pouvoir la déloger du perron cyclopéen.

« Richeval a dû lancer l’assaut sur le Temple Noir, lâcha Trollemort entre deux gorgées d’eau, la Légion attend sûrement la conclusion de notre guerre totale contre Illidan pour achever le vainqueur.
— Mon commandant ! salua une sentinelle.
— L’évacuation est terminée ? demanda Danath en passant la gourde.
— Oui, et tous les morts et blessés sont convoyés vers Rempart-du-Néant, mon Commandant. Ils ont envoyé des renforts qui demandent l’honneur de combattre sous vos ordres.
— Dites-leur que j’accepte volontiers, mais pas de ce côté-ci de la Porte. Chevaliers de l’Alliance, mes frères, nous allons nous replier en bon ordre. Nous avons accompli notre devoir. »

Les braves combattants hochèrent la tête avec de beaux sourires mélancoliques. Ils étaient tous un peu amers. Ils espéraient combattre le mal à sa source, mais le manque de griffons et cette invraisemblable puissance qui s’était déclarée dans la Péninsule bloquaient toute possibilité. Cependant, malgré tout, ils étaient tellement fiers d’être sous les ordres du Commandant, que cela seul représentait pour eux une gloire bien suffisante.

Soudain, des échos lointains leur parvinrent de la Citadelle. C’étaient des explosions, aux résonances caverneuses de pierres fracassées.

Tous les visages se tournèrent vers la forteresse. Danath marcha vivement vers un guetteur qui s’était posté au sommet des marches, bouche bée. Il entendit Trollemort venir et lui tendit sa longue-vue.

« Que voyez-vous, mon Commandant ? demanda un chevalier.
— Il y a deux… draeneïs debout sur un toit… Par Lothar, c’est vraisemblablement Stropovitch et le commandant Darotân, mais ils n’ont plus rien de créatures mortelles. »

Ils furent soudain assaillis par des flashs lumineux éblouissants. Des sons métalliques stridents et des ondes de choc parcoururent l’air, martelant les tympans et les consciences. Danath restait rivé à sa lentille.

Puis un coup de tonnerre, et une bourrasque qui manqua de les faire tomber, suivie d’un formidable grondement. On aurait dit que la Péninsule elle-même gémissait.

« Que se passe-t-il, Commandant ? » demandaient fébrilement la plupart des Alliés, tandis que d’autres passaient prestement la Porte.

Danath abaissa la longue-vue, l’air grave. « La Citadelle s’effondre… Partons. »

Trollemort fut le dernier à passer la Porte. Il se retourna un instant, pensif, et chuchota, telle une prière au milieu du fracas des éboulements : « Barthum mon vieil ami… Je sais que tu veilleras sur eux. »

Ce fut saisi d’un pressentiment funeste qu’il abandonna l’Outreterre à son destin.


Le bloc de glace se dissipa aussi rapidement qu’il s’était formé.

« Flingot ! » s’écria Thiwwina. Elle se téléporta près de lui et gela l’épaule sanguinolente d’où le bras droit avait été arraché. « Phéoline, vite ! »

La paladine reprit son souffle et se releva. Mais la secousse de l’explosion la fit tomber à genoux au bout de quelques pas.

« Qu’est-ce que… » commença Akmar.

Ils n’eurent pas le temps de débattre. Dans un fracas assourdissant, la voûte se brisa, un fleuve de poussière et de débris se déversa sur la grille et des rocs entiers se mirent même à tomber, faisant ployer les câbles métalliques.

« Par là » entendit le démoniste. Hama et lui étaient restés près de la sortie. La draeneï courait déjà dans le couloir. Le gnome bondit et lui emboîta le pas, tandis que dans la salle tout s’effondrait déjà, le bruit de l’avalanche de roche se mêlant aux horribles grincements de la grille qui se tordait et cédait progressivement.

Akmar ressentit pendant quelques secondes cette espèce d’exaltation, cette décharge d’adrénaline grisante que l’on ressent quand on a vu la mort de très près et qu’on lui a échappé. Hama et lui, enfin seuls à nouveau, allaient sortir de l’enfer, laisser derrière eux le guerrier-démon et ses stupides amis, et reprendre leur route faite d’expérimentations et de massacres, de savoir et de pouvoir.

Il ne vit pas la lézarde se former et s’agrandir tout le long du plafond du couloir. Quand il sentit de la poussière ruisseler sur ses cheveux, il était trop tard.

L’étage céda brutalement. Le couloir se brisa littéralement en deux aux pieds d’Akmar, qui garda son équilibre bien que son premier réflexe fût de tendre la main à celle qu’il aimait.

Son bras était si court… Leurs doigts s’effleurèrent… Mais, les yeux écarquillés, il vit Hama, si belle dans son ultime désespoir, disparaître sans un cri sous un éboulis de pierres en contrebas.

« Hama… » fit-il bêtement, les yeux écarquillés, la main toujours tendue, bouche bée devant l’inacceptable réalité.

La Citadelle, d’une seconde à l’autre, était devenue silencieuse. Comme un tombeau. Un immense mausolée des rêves.

« Hama ? » Akmar resta debout encore quelques secondes devant la masse rocheuse. Un éboulement, c’est muet et obstiné comme le destin ; c’est des milliers de tonnes tout à fait inamovibles, ne répondant aux pourquoi que par la plus morne indifférence ; un éboulement, c’est un interlocuteur devant lequel vous êtes seul. Seul, inutile, petit, misérable, impuissant.

« HAMAAAAAA !! »


Phéoline eut une minute d’inconscience. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, sa première sensation fut celle de son visage douloureux et baignant dans un liquide épais et collant. Elle s’était brisé le nez en tombant.

Elle se redressa en tremblant, cherchant des repères de l’œil qui lui restait. Sa paupière fermée et tout le côté gauche de son visage étaient maculés de sang.

Il n’y avait autour d’elle que d’énormes rocs eux-mêmes souillés aux angles de substances diverses. L’air était épais – suintait, puait la mort et la corruption.

Phéoline sans le vouloir serra le poing. Une sensation étrange l’envahissait. Comme si quelque chose pesait sur son cœur mais que ce dernier en réponse irriguait toujours davantage tout son corps de force et de Lumière.

« C’est horrible, fit une petite voix flûtée et malheureuse.
— Quoi donc ? répondit rêveusement Phéoline.
— Flingot. Il est toujours là-haut. »

La paladine comprit enfin et leva les yeux. Thiwwina et elle étaient tombées par un des trous formés dans la grille par l’éboulement, mais celle-ci avait tenu bon et contenait tant bien que mal – terrible menace pour elles deux – des milliers de tonnes de roche compacte. De la poussière et de la chair écrasée s’en écoulaient au hasard des infimes glissements qui s’opéraient encore, faisant de loin en loin gémir les câbles métalliques.

Ses yeux descendirent.

Devant elle, aucune trace des canalistes. Ou plutôt des membres épars et des morceaux de corps émergeant ci et là sous d’énormes pierres brisées.

Phéoline se retourna vivement, saisie d’une peur soudaine.

Elle était à moins d’un mètre de l’énorme masse translucide du Seigneur banni. Maintenant que la paladine se rendait compte de sa présence, elle pouvait presque entendre le grondement furieux du démon depuis le plan de réalité qui le gardait prisonnier. Derrière cette ombre terrifiante, deux canalistes, dont un blessé à la jambe, tentaient, avec d’horribles grimaces mêlant l’épuisement à la panique, de maintenir le sort à eux seuls.

Une énorme herse derrière les orcs bloquait toute issue.

« Ze peux m’occuper de la sortie, fit Thiwwina en plantant ses yeux dans ceux de Phéoline, mais les démonistes sont dézà en train de flanser. Ze nous donne deux minutes avant d’avoir un Seigneur des Abîmes sur le dos.
— Je le retiendrai aussi longtemps que je pourrai, répondit doucement la paladine.
— Nous serons deux, zusqu’à ce que Stropo vienne le couper en rondelles, répondit la gnomette en hochant la tête. Mais z’te préviens, ne la zoue pas martyre. On n’est pas oblizées de mourir. »

Phéoline fut surprise du ton de Thiwwina. Elle était soudain si sérieuse… Elle opina.

« Très bien, fit la championne des arènes. Ramasse ton bouclier. Ta masse est là-bas. Et tiens-toi prête. Ze m’occupe des canalistes. »

Impressionnée, Phéoline s’exécuta. La gnomette ferma les yeux et se concentra. A priori, elles allaient se faire anéantir, et très vite. Mais cela ne la changerait pas de l’arène. Moins on a de chances de gagner, meilleure est l’occasion d’atteindre la perfection.


Akmar était toujours debout, la tête baissée, indifférent à l’aura qui appesantissait l’air sur ses épaules – perdu dans les profondeurs de la douleur et de la colère.

Elle m’avait choisi… Pour la protéger… Je m’en souviens comme si c’était hier…

Cela faisait six mois. Elle s’était échappée du monde démoniaque en parasitant une invocation. Il appelait une simple succube, et c’était Hama, la sombre et magnifique Hama, qui était apparue, auréolée de sa puissance et de sa faim dévorante.

La peur sourdait d’elle… Ses yeux étaient si noirs… J’ai cru qu’elle allait me dévorer… Et je désirais, je désirais tant qu’elle me dévore…

Dès le premier regard il avait perdu la raison. Il s’était prosterné à ses pieds, un stylet à la main, prêt à s’ouvrir la poitrine pour elle…

Elle avait posé sa douce main – si douce… – sur son épaule… et chuchoté :

« Aide-moi. »

Je me serais damné pour elle… Offert mon âme à tous les abîmes…

Akmar entendit du bruit. Des explosions de pierre au-dessus de lui.

Il releva la tête. Ses yeux noirs étaient ceux d’un prédateur.

Au sommet de la citadelle, Darotân, revêtu de sa chape immaculée, donnait, avec brutalité et impatience, de larges coups de masse dans l’énorme tas de gravats qui avait fondu deux cents mètres carrés de plusieurs étages en un seul noyau de débris. Le Juge envoyait voler des pluies de roche à des distances improbables, à la recherche de cet adversaire qu’il sentait vivre encore ! de cette absurde vie, cette brillante et intolérable vie qu’il ne cesserait de vouloir éteindre à tout jamais.


Stropovitch serrait les dents à se les enfoncer dans les gencives. Ce n’étaient pas tant les tonnes de pierres qui le faisaient souffrir – il pouvait encaisser bien pire encore. Mais le coup de Darotân avait écrasé et fendu sa gemme frontale, et le corps du draeneï se tordait entre les rocs, parcouru de longues souffrances, criblé de crampes et de courbatures. Stropovitch, la conscience en crise, sentait confusément que cette gemme représentait son pacte avec le Titan, et que la force démentielle du paladin pouvait le briser.

Sargeras assaillait sans relâche son esprit, et chaque fois un haut-le-cœur terrible le prenait, sa respiration s’arrêtait, et il sortait de ces apnées un peu plus épuisé à chaque fois.

Enfin ce fut comme si le Titan hurlait. Une convulsion le saisit violemment et une fournaise l’enveloppa brièvement, faisant fondre partiellement les rocs autour. Puis il expira longuement et toute lueur s’éteignit – son corps se détendit complètement dans son écrin de lave. Une nouvelle illusion s’était emparée de son âme.


« C’est toi qui as provoqué l’éboulement ? »

La question était cinglante, expression d’une colère sourde, au bord de la rupture. Le paladin ouvrit de grands yeux étonnés et se tourna vers le démoniste apparu d’il ne savait où.

« Quelqu’un me parle ?
— Réponds. »

Une légère brise faisait onduler leurs cheveux.

Darotân sourit, mit sa masse sur son épaule et s’approcha du gnome. Ce dernier ne bougea pas, n’eut pas le moindre frisson, ivre d’une distillation de désespoir et de haine qui, goutte après goutte, noyait son cœur – liqueur douce-amère.

« Je n’ai pas de temps à perdre avec des enfants qui pleurent des chiens perdus, déclara péremptoirement le paladin. Je vais détruire Sargeras, et ce monde corrompu avec lui. Je n’ai que faire des tas de pierres et des pleutres qui les habitent. »

Et là, qu’aurait fait Hama… Elle se serait sacrifiée, bien sûr… pour ce guerrier… cette brute muette…

« Stropovitch… lâcha-t-il haineusement.
— Ce cloporte se terre quelque part, et je vais l’en déloger. »

Darotân se remit aussitôt à la tâche avec hargne.

Hama… Pourquoi lui…

Des larmes noires baignèrent ses cernes et coulèrent sur ses joues creuses.

« Pourquoi… » geignit-il, et une marée de sentiments contradictoires monta de son cœur, le faisant hoqueter. Un chaos intérieur se boursoufla douloureusement dans son esprit et creva lamentablement, libérant un ouragan de douleurs inavouées, de questions sans réponses, de passion inassouvie. Il tomba à genoux, et les larmes noires s’écoulaient abondantes, le vidant littéralement de toutes ses pulsions de haine et de mort. L’amour et le regret balayaient enfin la mare stagnante de ses tortures intérieures, s’imposaient maîtres, trop intenses pour s’intégrer aux ténèbres qu’il avait accumulées au cours du temps. Il se laissait aller à la tristesse, la vraie tristesse, celle qui nous dépouille, celle devant laquelle nous sommes nus et seuls. Et à mesure que cette souffrance, entre toutes pure et souveraine, celle d’un cœur assassiné, épuisait et éclipsait les anciennes peines et culpabilités, celles qu’il avait cru surmonter par un cynisme et un sadisme absurdes et amers, à mesure donc toutes ces années sombres le rattrapaient, faisaient pâlir ses joues et trembler ses jambes, et il se rendit soudain compte à quel point il était désespéré, à quel point il était faible, à quel point il était vieux.


Stropovitch était recroquevillé, en position fœtale. Il ne sentait aucune gravité, il flottait… Dans de l’eau, oui, chaude et si douce… Il ne ressentait aucun besoin de respirer ; il avait même oublié comment faire. Il était dans l’obscurité la plus complète ; mais il avait aussi oublié la lumière. Il n’avait plus de notion de temps ni d’ennui. Il était bien – mais sans doute ne le savait-il pas. Revenu avant les mots. À un âge d’avant l’âge.

Soudain une secousse. Le liquide qui le baignait se contracta autour de lui, le pressant désagréablement. Il eut un mouvement de protestation. Puis une autre secousse. Et un cri strident, loin au-dessus de lui. Une panique sourde l’envahit, qui n’avait pas de nom. Une détresse sans objet. Depuis un univers clos, au-delà duquel il n’y avait rien qu’il puisse connaître.

Et cet univers vibrait comme s’affole un cœur, et le cri ne s’arrêtait pas, et Stropovitch – mais était-il encore qui que ce soit ? non sans doute –, comprimé au centre de la sphère-monde, suffoquait, impuissant, faible, incapable de toute compréhension et de toute action.

Enfin, achevant cette crise d’existence, quelque chose transperça l’univers. Deux pointes, infâmes aiguillons ! crevèrent la bulle, et une lumière hideuse, rouge sang, agressa l’hôte, et les pointes le cherchaient ! et il y avait toujours le cri, et il y avait un rire, et une chose gigantesque roula ses gros yeux pour le voir, une tête géante, le visage hilare de Darotân, qui riait ! riait, et les lames noires luisantes de sang et d’eau fauchaient la chair, la débitaient par quartiers, et le trouvèrent ! et embrochèrent son petit corps dans un petit craquement, il était vide, une enveloppe sèche et racornie, sans force, et le géant le taillait en riant et en hurlant pour couvrir le cri : « Regarde-toi, tu es si petit ! Petit ! Petit ! » et cela s’amplifiait et résonnait dans sa tête « PETIT ! PETIT ! PETIT ! » intolérable, à devenir fou, à se précipiter et mourir.


Darotân fouillait toujours les décombres à grands coups de masse. « Sors de là ! Je sais que tu respires encore ! » cria-t-il férocement.

Qu’est-ce que je peux faire… ?

Akmar pleurait toujours, à genoux et appuyé sur ses petites mains ; mais ses larmes s’étaient éclaircies. Sa silhouette s’était affaissée, son visage triste s’était appesanti : en quelques minutes, il avait pris vingt ans.

Je ne pourrai jamais me racheter…

Il se souvenait de ce qu’elle lui avait déclaré dans les égouts…

« Stropovitch est le seul être digne que je l’aime, et que je le sauve, jusque dans le Néant distordu s’il le faut. »

Il serra les poings et grimaça de dépit.

« Ha ha ha ! » s’exclama Darotân. Après avoir lestement éparpillé des tonnes de pierres dans un rayon de cinq cents mètres, le paladin avait enfin trouvé un bout de chair rouge – une main. Il la saisit sans ménagement et tira violemment.

Le corps du guerrier fut extirpé de son tombeau de granit. Et s’affala à terre mollement, à peine parcouru irrégulièrement de légers frissons.

Hama, il ne me reste plus qu’à te le montrer enfin, mon amour. Et que je ne suis pas un lâche !

« Intact ! s’étonna Darotân. C’est quelle lettre que tu ne comprends pas dans “crève” ? »

Il renonça à taper – non sans une moue boudeuse. La gemme fêlée attira son attention. Il réfléchit deux secondes puis son visage s’illumina.

« Il fallait le dire tout de suite ! » s’exclama-t-il en riant, et leva sa masse au-dessus du front offert, prêt à administrer le coup fatal.

Je le sauverai pour toi !

Un marcheur du vide reçut le coup au plein cœur de son corps bleuté – le démon, invoqué là en moins d’une seconde, implosa doucement, sa nuée ronde se dispersant dans l’air. Il avait annulé l’élan, et la lourde masse retomba à côté de la tête du guerrier, inerte.

Le paladin se retourna, incrédule. Akmar, les yeux encore noyés de larmes, sa dague à la main, prononça un mot d’eredûn – et les effilochements du marcheur furent aspirés autour de lui, formant un bouclier sphérique translucide et nébuleux.

Darotân demeura indécis une seconde – il hésitait entre ignorer l’insecte et l’écraser.

« Ne le touche pas », grinça Akmar.

Le gnome avait refoulé toutes ses haines et ses rancœurs. Résolu à mourir pour celle qu’il n’avait pu sauver, il avait emprunté la voie du rachat et du sacrifice.


La canaliste blessée comprit que Thiwwina s’apprêtait à les attaquer. Quand la gnomette ferma les yeux pour se concentrer, l’orc hurla et l’assaillit d’horribles mots d’eredûn, sans doute de particulièrement terribles, car les consonnes tranchaient littéralement l’air et écorchaient les tympans.

La gladiatrice rouvrit les yeux et fit un rond de la main, créant une barrière magique face à elle. Phéoline ébahie vit le chapelet de malédictions se concrétiser et s’écraser sur le bouclier arcanique comme autant de bombes verbales. Thiwwina encaissa le choc et d’un mot crié scella les lèvres de la seconde démoniste, brisant définitivement la canalisation. Puis elle se téléporta et, d’un autre mot qui résonna de pierre en pierre, transforma la première en statue de glace, dans une telle débauche d’énergie qu’une nappe de givre se forma instantanément aux pieds de la victime, se communiquant sur plusieurs mètres aux rocs et aux murs.

Le grondement du Seigneur des Abîmes se rapprocha comme s’annoncent les orages estivaux, aux nuages noirs et lourds éclipsant toute lumière.

Phéoline, l’armure cabossée et souillée de sang et de viscères, borgne, le nez cassé et le visage maculé, ramassa sa masse, l’empoigna fermement et vint se dresser devant l’ombre menaçante. L’expression de la paladine était figée par l’angoisse, et son esprit était bloqué sur une énigme insoluble : elle allait résister, comme toujours, jusqu’à la dernière goutte de sang, jusqu’au dernier souffle, jusqu’à la dernière étincelle de vie et de lumière, mais pourquoi était-elle incapable d’agir autrement ? Cette pulsion irrésistible de rester face au danger, de l’affronter debout, de le prendre de plein fouet, était-elle vraiment altruiste, noble, cohérente avec sa vocation ?

Thiwwina, toujours concentrée, fit des moulinets de ses petites mains et cribla la dernière canaliste – visiblement passive et éreintée – d’une dizaine de javelots de glace. L’orc s’affala doucement.

« Prête ? » demanda-t-elle en se tournant vers Phéoline. Celle-ci ne répondit pas.

Elle regarda sans sourciller le Seigneur se matérialiser progressivement devant elle. Le grondement ne cessait de s’amplifier, porteur d’une colère ayant outrepassé toute mesure, d’une rage nourrie et exacerbée par des années d’humiliation et de torture. Et en même temps la silhouette se précisait : c’était une énorme bête de près de vingt mètres de long, à la peau verte et épaisse comme celle d’un reptile ; il avait une queue massive de dragon, garnie de pointes ; son corps était large et trapu, reposant sur quatre pattes aussi courtes que musclées ; mais tel un centaure, le corps se redressait à partir du bassin ; sa tête culminait à six mètres de hauteur, boursouflée et hideuse, cornue, aux petits yeux rouges aussi bêtes que cruels, des yeux de tyran stupide et brutal ; et de part et d’autre de son torse gras et tassé, il avait encore deux grands bras, qui tenaient une arme à sa mesure, dont le manche était orné d’une lame à chaque extrémité, une espèce d’épée double, proportionnée comme un glaive, tant ces lames étaient larges, et pourtant l’ensemble faisait bien cinq mètres de long, c’était là une tonne de métal qu’il tenait poing serré comme un tisonnier, prêt à attiser les braises d’un monde mourant qui lui avait appartenu.

« Sainte Lumière, vous pouvez tout… » murmura la paladine hallucinée.

Dès que Magthéridon put parler, sa voix grave tonna aux oreilles des deux héroïnes.

« RAAAAAAAAH ! »

Et il frappa devant lui. Thiwwina ouvrit de grands yeux, surprise par l’immédiateté et la rapidité de l’attaque.

« Phéoline ! »

Le coup fut dépourvu de toute subtilité. C’était de la puissance brute, un impact droit et direct, l’assurance d’écraser sa cible dans la plus simple et cruelle logique des lois physiques.

Mais en ce jour toutes les lois étaient destinées à être bafouées.

Le bouclier reçut l’arme en son milieu. Le choc le déforma en une onde concentrique, froissant le métal jusqu’aux extrémités, effeuillant la première couche d’acier comme l’on souffle sur un parterre de pétales. L’onde se communiqua au bras : des pièces d’armure se gondolèrent et fissurèrent, des lanières sautèrent, des miettes de métal jaillirent dans les airs tels des confettis argentés retombant en fontaine autour d’un obus de canon.

L’écho du choc emplit leurs oreilles comme un glas sonné par une lourde cloche.

Phéoline laissa couler une larme de douleur. Malgré la souffrance inouïe qui irradiait son corps, elle n’avait pas été écrasée ; ni même projetée ; ses jambes n’avaient pas ployé d’un iota.

Magthéridon n’avait pas remarqué l’existence de la gnomette, tapie derrière une pierre quelques mètres à sa droite. Celle-ci restait immobile et observait. Depuis que le Seigneur les écrasait de sa présence, elle en avait la certitude : des attaques de givre normales auraient un impact négligeable voire nul sur le cuir de ce démon ; et si, comme il aurait été logique, elle n’incantait pas de tempête semblable à celle qu’elle avait déchaînée à Zeth’Gor, c’était qu’elle avait aussi un double pressentiment : il y aurait encore fort à faire aujourd’hui, donc elle devait économiser ses forces ; et surtout, elle sentait que Phéoline, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, s’apprêtait à tenir tête à l’ancien chef de l’Outreterre démoniaque, une créature aussi puissante qu’avait pu l’être Mannoroth.

« QUI ES-TU, HUMAINE ? »

L’humaine en question ne comprenait pas l’eredûn ; elle tremblait, elle gémissait, elle peinait à reprendre son souffle après l’impact ; mais exaltée par son désir féroce d’être un digne soldat de la Lumière, et toujours campée sur ses deux jambes, elle eut l’audace, en ravalant ses larmes, de lever la tête et de regarder le Seigneur dans les yeux.

Ce fut la deuxième fois qu’elle entendit la Voix.

Phéoline… éveille-toi !

Chapitre 31

Le regard de Darotân flotta une seconde sur Akmar, comme cherchant à percer le mystère de la faiblesse. Et dans la conscience du gnome, ce fut la panique qui se suspendit, lourde et irradiante, saisissant tous ses nerfs, les parcourant d’ondes douloureuses. Ses sens s’aiguisèrent, son cœur s’emballa, ses tempes bourdonnèrent d’un flux sanguin accru, de la sueur perla à son front rougi.

Et cette panique galvanisante, l’aura effarante de Darotân en était une cause, assurément, mais il y avait autre chose, une peur réservée aux maîtres de l’Ombre, l’angoisse distillée, le choix impossible entre être détruit et se détruire. Car il devrait faire appel à des pouvoirs interdits, des arcanes enseignées par les ténèbres elles-mêmes, chuchotées par les caveaux, écrites sur les linceuls, à peine transcriptibles même dans le plus sombre eredûn, mystères que seuls les plus puissants nathrézims pouvaient employer sans être engloutis avec leurs victimes dans la déréliction éternelle des abysses.

Pour Hama… cette preuve d’amour, de courage et de sacrifice qu’il n’avait pas su lui montrer de son vivant… Après tout, l’éternité de souffrance, son cœur assassiné l’y vouait déjà.

Et ce paladin qui lui manifestait négligemment un mépris proche de l’indifférence !

« Ne me regarde pas comme ça ! » hurla-t-il follement, et de sa dague dégainée il tailla la paume de sa main gauche. Quelques mots d’eredûn tranchèrent l’air, sa main s’aplatit sur le sol dans un jaillissement noir. Instantanément, le sang fut drainé de la paume, et autour du démoniste accroupi et tremblant – une grimace atroce lui déformait le visage, sous la souffrance de l’aspiration – se forma d’abord un symbole ésotérique, une main griffue à sept doigts ornée en son centre d’un œil de flammes ; puis le tout fut entouré par un cercle de deux mètres de diamètre orné sur son pourtour de runes démoniaques.

La masse de khorium s’abattit sur le bouclier nébuleux. Ce dernier, sous la puissance de la Lumière imprimée à l’arme, explosa comme un ballon. Akmar, affreusement pâli, fut projeté en arrière.

Darotân, fort de sa vitesse, s’apprêtait à cueillir le gnome quelques mètres plus loin pour disperser ses entrailles avant même qu’il ne touche le sol ; mais quelque chose l’en empêcha. Il eut un air légèrement contrarié. Le cercle tracé par Akmar l’immobilisait ; l’air ondulait de ténèbres sous lui, noyant ses sabots jusqu’aux chevilles.

« Alors c’est ainsi, tu luttes vraiment, vermisseau… »

Le démoniste se releva dix mètres plus loin sans trop de mal. Ses yeux déjà las ne quittant pas le paladin des yeux, un sourire amer aux lèvres, il prononça la fin de la formule, de quelques mots acérés, aux consonnes multiples et ébréchées.

Et ce fut l’Horreur.

La main griffue aux sept doigts, sanguinolente comme dépecée, surgit de la nuée et, vive araignée, s’empara de la cheville de Darotân. Ce dernier eut un air dégoûté ; mais il ne pouvait toujours pas bouger.

« Tu oses… »

Devenu fébrile, Akmar incanta sans discontinuer – « Irkhrk gûnkxar tirvrut niqcyârtrh ! » – la même formule en apparence, avec de très légers changements – « Irkhr grûnkxar tirvrut nikcyûrtrh ! » – litanie puissante et étourdissante, atteignant les limites du langage et de la raison. À mesure, la nuée montait, enveloppait le draeneï lumineux – « Irrhk rûnkxar tkirvrâüt rikcyrtrh ! » – et des mains à sept doigts jaillissaient, se plaquaient sur ses membres, son tronc, son visage, luisantes de ce suc épais qui était le sang des ténèbres. Et à mesure, le gnome pâlissait, sa vie aspirée hors de lui, corrompu de l’intérieur, le blanc de ses yeux se colorant d’un jaune pâle, ses forces l’abandonnant, le laissant tremblant et assailli de crampes – « Irkhïr grrhûncsar trvrût nikssyôrtrh ! » – mais il puiserait dans son énergie vitale sans compter – et elle avait été grandie par l’amour et la rédemption.

Le paladin le fixait d’un regard calme et inquisiteur. Il mesurait l’audace de ce démoniste, dont il avait sous-estimé la puissance. Enfin il disparut dans la nuée et fut couvert de chair noire et palpitante. Alors Akmar considéra l’amas gluant, qui grouillait, plein d’affreux chuintements, dévorant l’armure lumineuse, cherchant la chair, la chair faible, qui serait déchirée en un instant.

Le démoniste serra la poignée de sa dague. Il avait réussi à faire appel à un démon unique, une aberration perdue dans quelque plan chaotique, impossible à asservir, mais aussi impitoyable… que curieuse. Elle ne servait pas la Légion, errait à son caprice, et dévorait tout être vivant passant à sa portée. Certes, elle était une des plus puissantes créatures qu’un mortel pouvait invoquer seul, avec son sang comme seule porte ; mais elle engloutirait non seulement la proie, mais aussi l’invocateur ; elle était l’Hydre de Chair, aux mille mains et mille gueules, la Vorace, découverte par hasard par le maître d’Akmar il y avait près d’un siècle, et dont le pacte lui avait été transmis en tant que disciple favori.

Mais Darotân aussi était curieux.

Et il jugea qu’il en avait assez vu.

Akmar vit les interstices entre les mains – entre les doigts – luire ; l’ensemble des griffes avides, la toile de chair crochue ondula, projetant d’épaisses gouttes noires. Loin de dévorer la Lumière, les mains se faisaient dévorer par elle. Même la nuée se dissipait en filaments vaporeux.

Le sol tremblait. Les ondes pressaient les tympans. Il y eut un mugissement souterrain.

« Frfrân heirêtrh grukshkträe ! cria le démoniste.
— GRRHUNBAKKOLHH… » gronda la créature.

Entrailles ? Akmar frémit. La bête demandait davantage de sang et de chair pour apparaître entièrement. Elle avait faim, et exigeait les viscères du démoniste en prix de son aide.

Il n’avait pas la moindre seconde pour hésiter ou réfléchir.

Le gnome serra les dents, leva les yeux au ciel et d’un coup sec planta la lame de la dague dans son flanc gauche. Il réprima un hurlement, les yeux clos, le teint d’un jaune cireux – des gémissements se firent entendre dans sa respiration haletante.

À côté de lui, la scène était grandiose et terrifiante. Le grondement souterrain s’amplifiait ; des centaines de mains sortaient du cercle pour renforcer le piège de chair, se plaquaient avec des bruits humides, dans une effusion de magma noirâtre ; mais la Lumière reparaissait sans cesse, si puissante qu’aucun rempart ne la dissimulait longtemps, rendant os et viande translucides, les brûlant même irrésistiblement, révélant les longs bras de l’hydre qui enroulaient leur proie comme autant de serpents, cauchemar mythique vivant – en passe d’être vaincu.

Mais la lame d’Akmar déchirait ! Arrachant la peau plus qu’elle ne la coupait, entraînant dans sa course des lambeaux de tissu adipeux et de fibres musculaires, elle faisait du ventre du démoniste une bouillie infâme. Ce dernier ne réprimait plus ses cris, il hurlait ses tortures à tous les firmaments, avec larmes et rage, pleurs et défi. À la puissance de la Lumière il opposait celle de la souffrance ; son arme, c’était lui-même, jusqu’au dernier quartier de chair sanguinolente. Ce combat, il le livrait contre son corps, contre sa vie, cette vie injuste et douloureuse, distraction des faibles, supplice des sages, la grande énigme de l’instinct, la survie arbitraire, le cycle vain des agitations mortelles. Et une exaltation le saisit quand il se fut tout à fait éventré, la souffrance irradiant son cerveau avec la puissance d’une révélation : il n’avait, jamais, aimé vivre.

Alors il ouvrit les yeux et baissa la tête. Et tandis que mugissait la Bête aux bras impuissants, dont l’emprise se réduisait à néant, tandis que cette muraille vivante s’évaporait dans un lourd nuage noir puant où flottaient des effilochements de chair calcinée, tandis que reparaissait le sourire sardonique du Champion éternel, le gnome saisissait à pleines mains l’amas de boyaux qui dégoulinait de sa plaie, gorgés de sang épais et de substances diverses, il les saisit comme s’il brandissait le symbole de cette vie écœurante et malsaine qu’il sacrifiait, et, avec une grimace de dégoût, pâle comme un cadavre, il s’avança, sectionna les intestins sous l’estomac, et jeta la masse molle et gluante dans le cercle, en murmurant – il ne pouvait mieux – quelques mots d’eredûn.

Darotân, au moment où il allait, de sa seule volonté, briser ce cercle enseigné de maître à maître dans l’intimité d’une élite de l’Ombre, perdit le sourire. Le sol sembla trembler, et le mugissement de douleur de la créature se fit… grognement de satisfaction. Au moment où il allait délivrer son corps, l’Hydre régénéra le sien.

Avait-elle senti qu’Akmar lui avait donné bien plus qu’une livre d’entrailles ? Avait-elle goûté et savouré toute l’étendue de son désespoir et de son mépris de la vie ?

Le temps d’un clin d’œil, des centaines de nouveaux bras jaillirent du cercle, coulant le long des membres, couvrant chaque parcelle de sa silhouette lumineuse, et le serrant follement – la pression exercée aurait écrasé une obélisque de khorium. Puis prenant appui sur le paladin, une énorme masse se mut.

Ce fut d’abord comme un abcès, un gonflement du sol, signe d’un enfantement infâme. Le cercle, comme vivant, s’étendit en se déformant, rampant par excroissances, jusqu’à faire vingt mètres de diamètre. Les bras se tendaient pour hisser la Bête. Enfin la bulle creva.

Un immense thorax décharné s’éleva lentement en frémissant, l’Ombre s’écoulant d’elle comme liquide, révélant de part et d’autre les bases des bras, qui fleurissaient le long des flancs. Et ce corps d’os tissé de chair noire se redressait, arc-bouté, grondant dans l’effort ! Un cou épais parut, et un second, et des dizaines, hérissant le dos de la créature, démesurément longs. Quand la première de ses énormes pattes – à sept orteils griffus – prit appui hors du cercle, les gueules n’avaient pas encore émergé.

Akmar invoqua un peu de feu gangrené pour se brûler l’intérieur du ventre. La douleur de l’ablation avait été telle, que cette brûlure lui parut un soulagement en comparaison. Il considérait la scène avec le visage sans expression d’un cadavre.

Enfin les mille gueules s’élevèrent, à dix mètres, forêt de mâchoires abominables, suintantes de bave sanguinolente, circulaires comme des bouches de ver, bougeant avec une agilité écœurante, crocs aigus faits pour agripper et aspirer, au bout de tunnels de chair noire d’où saillaient les vertèbres. Et en-dessous, au milieu du thorax, une paupière s’ouvrit. L’œil unique, l’œil de flammes, la pupille ardente, inquisitrice, qui lisait les âmes.

L’Hydre était advenue. Et, dans son horreur, elle sembla étrangement familière au démoniste. C’était comme si la créature était plus qu’un démon, comme si elle empruntait sa forme, c’était en quelque sorte, oui, le cauchemar de son invocateur fait chair. Elle semblait sortir tout droit des profondeurs de l’inconscient, pourvue de mille bras comme nous avons mille folies, de mille gueules comme nous avons mille angoisses. C’est elle qui guette et rode sous vos pas, sous vos lits, joueuse, curieuse, immense et mystérieuse, consommant lentement vos passions, vos doutes, vos désespoirs, votre sueur même, vous desséchant à mesure, jusque ce que vous mouriez, coquilles vides et écrasées, pressées et sucées par la gourmandise des abysses. À chaque fois que vous sentez l’absurdité fondamentale de l’existence, et qu’à la place de vous en sentir infiniment libres, c’est un malaise et une nausée qui vous prennent – c’est que vous avez senti sa présence.

Mais hélas !

Darotân, lui, se sentait infiniment libre, et infiniment fort. Qu’est-ce qui pouvait l’atteindre désormais ? Sûrement pas un croque-mitaine.

Une brusque explosion de lumière brûla férocement la prison des bras. Insensible aux pressions colossales de plusieurs tonnes qui s’étaient exercées sur lui, le paladin d’albâtre parut, la face empreinte d’une joie amère. La créature émit des cris suraigus – de douleur et de rage.

« Tout ce temps perdu, lâcha-t-il haineusement, pour un tas de pourriture ! Oh tu vas me payer ça… »

Mais les bras calcinés repoussèrent instantanément, et vingt bouches dentées s’abattirent sur lui. Elles se heurtaient au bouclier, tentant néanmoins d’aspirer la protection. Élevé en l’air, Darotân fut tiraillé par cent griffes et dents avides, qui tiraient de son bouclier des filaments et fragments de Lumière, brûlaient oui, mais avec chacune son trophée, et repoussaient ensuite, infatigables ; la Bête était l’Hydre aperçue dans les cauchemars des faiseurs de légendes, celle qu’il fallait abattre d’un coup d’un seul, sous peine de voir ses membres se régénérer à l’infini.

Le paladin fit une grimace affreuse. Et cria.

Il y eut comme un bris de verre, une explosion cristalline.

Akmar n’eut que le temps de sourciller. Darotân avait brisé le sceau maudit qui lui liait les membres.

En un moulinet de poignet, la masse décrivit un cercle fulgurant face à lui. Il n’y eut plus que des moignons de bras et de cous, qui se rétractaient avec d’horribles craquements, littéralement calcinés.

Le paladin, avant même de retomber, brandit la main en avant, et d’un mot – et un sourire victorieux – lança un sort d’exorcisme surpuissant vers le tronc de l’Hydre, vers l’œil insolent qui le fixait. Mais quand il se reçut au sol, il ne perçut aucun signe de changement. L’œil avait… absorbé ?

Et déjà des centaines de pattes et de gueules se ruaient sur lui pour continuer de consommer l’armure divine.

Alors Akmar entendit sous l’amas grouillant la voix exaspérée du paladin gronder : « Ainsi tu dévores, hein… »

Une nouvelle fois, un éclair aveuglant, et tout était consumé et s’éparpillait en des nuages de cendres gluantes. Et tandis que, tel un fleuve immonde, les serpents suintants coulaient vivement et se relayaient sans fin, Darotân avançait pas à pas, faisant tournoyer sa masse de part et d’autre de lui, si vite qu’Akmar ne vit que deux grandes scies lumineuses tronçonner sur sa route cette arborescence folle de chair putride, et la débiter sur les côtés en flots de suie épaisse et puante.

« Ainsi tu absorbes et digères même la Lumière… »

Il s’était approché à deux mètres du tronc, sans que l’Hydre, visiblement affolée – comprenant soudain que, à aucun moment, elle n’avait eu la moindre chance – n’ait pu l’arrêter ni même le ralentir.

« MANGE ÇA POUR VOIR ! »

Et alors que les scies de Lumière ne s’étaient même pas encore dissipées – à moins qu’elles ne se soient empreintes dans les rétines d’Akmar terrifié – le paladin arc-bouté avait la masse brandie droit au-dessus de sa tête – et il l’abattit avec une surabondance d’énergie, un pur excès de force, gratuit, par vengeance et – surtout – par plaisir.

La créature émit un horrible couinement – puis il n’y eut plus aucun bruit. Son corps immense devint simplement tout à fait lumineux. Le scintillement s’affaiblit peu à peu ; et en quelques secondes, il n’y eut absolument plus rien.


« PETIT PETIT PETIT ! » Le supplice du misérable fœtus desséché n’avait pas de fin. Et pendant que les lames immenses le réduisaient en charpie de plus en plus menue, des certitudes s’imposaient à lui, des paroles qui devenaient les siennes, puissantes comme des imprécations :

TU N’ES RIEN SANS MOI.

TU NE PEUX VAINCRE PERSONNE SANS MOI.

TU ES FAIBLE.

TU ES LE COCON.

« Tu es le meilleur guerrier que j’aie jamais entraîné. »

Père, ces mots… la veille de votre mort…

Ces certitudes qui s’imposaient à son esprit asservi, la voix d’Arcân encore venait les affronter. Elles se turent un instant.

La grande face hilare du paladin continuait à hurler, mais il ne l’entendait plus. Sa douleur diffuse dans ses fragments épars, il le considéra.

Darotân… Quand tu te torturais à terre devant le Premier-Né révélé, je t’ai vu si faible… plus faible que je ne l’ai jamais été.

« Comprends-tu désormais qui est la misérable et pitoyable créature ? »

Pas toujours celle que l’on croit.


Darotân, immaculé, l’arme à l’épaule, considéra, songeur, l’éradication silencieuse qu’il venait de faire de la Bête, comme si, fugacement, il s’était souvenu de la signification qu’il donnait lui-même, auparavant, ainsi que son peuple, à cette lumière si pure, si belle. Justice contre le mal et protection des faibles. Il haussa les épaules. Si l’on se consacrait aux faibles, l’on se faisait parasiter par une nuée sans cesse renouvelée, sucé sang et moelle jusqu’à la fin de ses jours par des sous-êtres rampants. Et le mal… ah, c’était justement la lâcheté et l’impuissance, marques des faibles ! Le mal était mortel. La justice du Champion était ailleurs. Il rêva une seconde, que s’il voulait vraiment un univers purifié, il devrait devenir lui-même immortel et éradiquer toutes ces races croupissantes que la peur de la mort rendaient si viles.

Mais tant qu’il n’avait pas vaincu le Titan Noir, il n’était rien.

Il se retourna vers le corps de Stropovitch. Akmar, le ventre réduit à un trou béant, se dressait devant, livide, haletant – de panique mais aussi de faiblesse –, il ne savait lui-même comment il tenait debout.

Le Champion, bien qu’exalté par sa vision, fut intrigué malgré lui. De la compassion ? Plutôt le besoin de tout comprendre.

« Pourquoi ? demanda-t-il avec un soupir de lassitude. Je vois bien que tu ne me hais pas. La seule obéissance t’a-t-elle conduit à ce sacrifice ?
— Non, lâcha le gnome.
— Évidemment, repartit le paladin en abaissant son arme – prêt à achever son adversaire. Alors l’amitié pour ce faiblard dégénéré derrière toi ?
— Non plus… grinça le gnome.
— Voilà au moins un point d’accord, sourit Darotân.
— … Mais je ne te permets pas d’appeler “faiblard dégénéré” le seul être qui fut aimé par Hama ! »

Hama… À l’évocation de ce nom, le paladin resta pétrifié quelques secondes, figé par de douloureux souvenirs.

Secondes pendant lesquelles Akmar acheva sa descente dans l’abîme. « Vkraakrcztrûnn… » murmura-t-il trois fois avant de saisir sa dague…

… et de s’en percer le cœur.

Ce geste, depuis la résolution prise de combattre Darotân, était inéluctable. C’était la fin de la spirale, l’autre côté du trou noir. Déjà depuis une minute son sang ne circulait plus qu’à grand-peine dans ses veines, ses poumons ne brassaient plus qu’un filet d’air, ses orbites s’étaient creusées, son teint était cireux – et comme une bougie lentement consumée jusqu’à la base, la flamme en lui ne s’était pas éteinte soudain, baignant encore dans le lac de sa déréliction. Il avait donné à l’hydre sa chair et sa vie. Il avait encore son âme à offrir à l’Ombre, en un ultime cri d’amour.

Darotân, au nom d’Hama, en avait oublié un instant son grand dessein. Au plus profond de son esprit altéré par le sang maudit de Magthéridon, une étincelle avait fusé, éblouissante. Il avait perdu beaucoup de souvenirs, de sentiments, de principes aussi, sa vision du monde s’était encore brutalisée et simplifiée, mais cela, cette culpabilité, la seule qu’il éprouva jamais, et donc d’autant plus souveraine, intolérable, inexpugnable, elle n’avait pas disparu, oh non, elle revenait en rafale.

« Attends ! cria-t-il alors qu’Akmar tombait à genoux, dis-moi ! D’où connais-tu Hama ? Est-elle vivante ? Réponds ! RÉPONDS ! »

Et il hurlait ainsi sur le petit corps affaissé, fulminant de rage.

Alors, fermant lentement les paupières, le démoniste eut un rictus. Un instant Darotân l’entendit parler – sans voir ses lèvres bouger : « Hama… Si belle, si ténébreuse… Oh, elle sera reine… de l’autre côté. »

Le paladin, incompréhensif et éperdu, ne remarqua pas que son bouclier lumineux s’était dissipé. Aussi incroyable que cela puisse paraître, sa volonté avait été ébranlée. Et tandis qu’il cherchait des réponses dans les paroles mystérieuses d’Akmar, et que toutes celles qu’il envisageait ne faisaient que le désespérer davantage – « C’est impossible… C’est IMPOSSIBLE ! » –, une métamorphose s’opérait dans le corps du démoniste.

D’abord, il sembla grouiller, comme s’il s’était rempli de vers et d’insectes ; puis son teint s’assombrit rapidement, noircissant par auréoles comme s’il pourrissait ; pendant ce temps, il se redressait lentement, et paraissait déjà avoir grandi. Ses yeux ne se rouvrirent que pour se liquéfier en une humeur verdâtre. Ses cheveux blanchirent et tombèrent. Dans sa croissance démesurée – sa robe déjà déchirée – les proportions de son corps se modifièrent. Grandissant par boursouflures successives, et comme sous l’effet d’une ébullition intérieure, le cadavre semblait destiné à exploser en dispersant ses organes putréfiés – mais de fait ce don aux ténèbres n’était pas seulement une mort. C’était un appel.

Une chape le recouvrit soudain. Noire comme la nuit. Et sous les yeux du paladin hagard, qui se redressait l’arme au poing, tentant de résoudre un conflit intérieur insoluble – entre la culpabilité de l’amoureux et l’impunité du Champion, le sentiment d’impuissance et la volonté de puissance –, des muscles gonflèrent la toile nocturne, des griffes, des cornes, des sabots se révélèrent, des ailes se déployèrent, des ailes de chauve-souris, grandes et sinistres. Et au fond des orbites vides, une lueur s’alluma. Rouge.

Une ombre avait pris forme.


Stropovitch flottait désormais dans une obscurité totale et infinie. Et froide.

« Titan ! cria-t-il – sans que sa voix ait le moindre écho ni même la moindre portée. Nous avons conclu un pacte ! Pourquoi as-tu encore tenté de briser ma volonté ? Montre-toi ! »

Une silhouette se découpa progressivement sur le fond de ténèbres, bordée de flammes. La voix gronda et résonna, elle, comme un séisme dans les profondeurs magmatiques du mont Rochenoire.

« POURQUOI ES-TU SI FORT CONTRE MOI, ET SI FAIBLE CONTRE LUI. »

La question était cruciale. Il ne sut quoi répondre.

« SI TU TE BATS POUR MOURIR, IL N’Y A PAS DE PACTE. »

Je veux seulement rester moi-même…

« TOI-MÊME, TU N’ES RIEN. »

Je suis fort.

« PAS SEULEMENT QUANT À TA FORCE. JE SUIS LÀ DEPUIS TON ENFANCE. TON HISTOIRE, C’EST MOI. CE QUI TE REND UNIQUE, CE QUI T’A FORGÉ, C’EST MA PRÉSENCE, C’EST MOI. »

Stropovitch se demanda soudain si Sargeras n’avait pas raison. Et il ressentit une amertume profonde, une envie de pleurer qui lui serra les poings et les dents.

« SI TU REFUSES D’UTILISER MA PUISSANCE, TU SERAS FAIBLE, TU MOURRAS, ET TU N’AURAS ÉTÉ PERSONNE. ÊTRE TOI-MÊME, STROPOVITCH, C’EST ÊTRE AVEC MOI. »

Le draeneï baissa la tête. Le Titan était tout à fait apparu ; sa barbe resplendissait ; sa lumière était ardente et agréable ; son air était celui d’un père sévère. Il irradiait de majesté.

« JE ME LIBÉRERAI QUAND TA VOLONTÉ SERA BRISÉE. PROFITE DU TEMPS QU’IL TE RESTE POUR ME PROUVER QUE TU ÉTAIS DIGNE DE MOI. »

Il me manipule !

« C’est Arcân, mon père, qui habite en moi avant tout, Titan, c’est lui qui m’a forgé, c’est de lui que je dois être digne. De lui seul ! Je commence à percer tes mensonges. Tu n’es pas le Titan. Tu n’es qu’un énième avatar utilisé par le vrai Destructeur qui est bien trop vaste et trop loin pour se présenter en personne, un fragment de son esprit qu’il a confié à ce démoniste pour qu’il lui trouve un hôte. Tu as ainsi profité de l’exil de mon peuple pour embarquer dans notre vaisseau et m’utiliser comme un corps d’emprunt pour détruire Azéroth. »


« Arrête tes simagrées ! cria Darotân exaspéré. Tu ne peux rien contre moi, et tu le sais ! Dis-moi où est Hama et j’épargne ta misérable vie corrompue. »

Le démon fondit sur lui en attaquant des deux mains, toutes griffes dehors ; le paladin saisit sa masse au milieu du manche et frappa les deux paumes tendues d’un seul geste ; un choc lumineux, et la créature était projetée en arrière sur dix mètres.

« Où est-elle ? Je n’ai que pitié pour toi, réponds et tu seras sauf. »

Un coup d’aile et le démon martelait déjà de nouveau son adversaire de coups rapides et puissants. Darotân bloqua tout du manche et du poids ; enfin d’une seule main brandit son arme à l’horizontale en levant les coudes d’Akmar, et de l’autre bourra l’estomac d’un coup de poing dosé et calibré, qui fit résonner la peau ténébreuse comme un tambour. L’ombre en reculant battit des ailes pour rester debout, chancelante.

« Pour la troisième et dernière fois… »

Akmar eut un hoquet. Il tremblait convulsivement. Ses sensations disparaissaient… Il mourait donc tout à fait… Consommé par l’ombre… Comme les gangr’orcs qu’il avait fauchés à son entrée dans la Citadelle… Aucun retour au cycle originel des âmes… Aucun espoir de rédemption…

Phéoline pleurerait-elle sa mort ? Aurait-elle encore cette figure désespérée qui demandait pourquoi ?

« … avant que je ne t’achève pour de bon… »

Le paladin eut à peine le temps d’opposer le poids de sa masse au trait d’ombre qui fusa vers sa face. Il fronça les sourcils : le démon avait disparu. Il passa vivement le manche dans son dos pour cueillir une main griffue ; se retourna à moitié en bloquant deux enchaînements ; acheva de pivoter pour faucher les jambes de son adversaire…

« … où est Hama ? »

… Adversaire qui avait anticipé le mouvement de la masse en s’élevant d’un mètre d’un battement d’ailes – et cracha un torrent de flammes dont Darotân fut enveloppé. Puis il le bombarda de traits d’ombre en reculant lentement jusqu’à être hors de portée de la destructrice de khorium.

Le paladin se demanda pourquoi les flammes le brûlaient. Pourquoi l’ombre le faisait suffoquer.

Alors il sentit les griffes dans sa chair ; et il comprit qu’il avait faibli.

Leurs regards se croisèrent.

« Elle est… » murmura l’ombre.

Les yeux du paladin s’écarquillèrent.

« Elle est si loin… »

Dans les yeux du démon, c’était l’âme d’Akmar qui expirait en murmurant.

« Toujours… si loin… »

Les griffes glissèrent lentement hors de la poitrine de Darotân ; l’ombre s’affaissa doucement ; ses genoux en touchant la pierre émirent un son feutré ; la tête glissa le long du ventre du paladin ; le corps s’étendit mollement au sol ; il se rétracta doucement, se recroquevilla ; la lueur des yeux s’éteignit.

Le paladin, les yeux grand ouverts, restait debout, haletant. Maintenu par une force d’âme restée exceptionnelle, il souffrait abominablement. Sa peau était calcinée ; des lambeaux noirs et humides en se détachant révélaient par endroits la chair fibreuse. L’ombre avait atteint le cœur directement au creux de ses angoisses ; les griffes aussi, directement dans les ventricules.

Il n’avait permis à personne de lui faire aussi mal. Personne !

Sa colère s’embrasa. Il empoigna son arme et martela sauvagement le corps du démon. Ce dernier n’était que de la chair sans entrailles ni sang ni veines, qu’un réceptacle vide. Mais le paladin n’eut de cesse qu’il n’eut écrasé chaque fibre en bouillie, brisé chaque os en fine poussière.

Enfin il s’apaisa. Ses souffrances aussi, légèrement. Ses yeux se posèrent sur Stropovitch étendu. Ses désirs de justice et de purification universelles le revigorèrent un peu, et il retrouva en lui une étincelle de Lumière pour guérir sa chair meurtrie et imprégner sa masse.

Il brandit cette dernière au-dessus de la gemme fêlée. Mais quand il l’abattit, ce ne fut pas le front de son ennemi mortel qu’il rencontra. Ce fut la paume de sa main gauche. Et elle avait tout absorbé sans effort, l’élan, le choc, la lumière imprimée.

« HMMM… »

Stropovitch fronça un sourcil d’un demi-millimètre.

Chapitre 32

« QUI ES-TU, HUMAINE ? » avait demandé le Seigneur des abîmes.

Devant l’absence de réponse, Magthéridon considéra son adversaire. Une paupière fermée sur l’œil perdu dans les égouts, l’autre ouverte sur un horizon qu’elle semblait voir à travers le mur, la paladine était énigmatique, mystérieuse, et en réalité, malgré sa blessure, malgré l’armure cabossée et le sang qui la maculait ainsi que son visage, elle était étrangement, profondément belle ; quelque chose illuminait ses cheveux blonds, adoucissait son visage toujours jeune après dix ans de guerres, émanait de son corps calme et robuste : une aura héroïque.

Et assurément le Seigneur, après ce qui lui avait semblé une éternité d’immobilisation et de tortures, était déstabilisé par ce retour brusque et inattendu, la sensation retrouvée de son corps, la possibilité de le bouger, il redécouvrait tout cela ; la fin de la souffrance, un soulagement intense qui se communiquait à ses articulations engourdies ; et la surprise de trouver devant lui, non pas ces maudits traîtres d’orcs, non pas ce maudit traître d’Illidan, ni même la Légion venue le délivrer pour mieux le punir de sa défaite, mais une humaine seule, l’air innocente et rêveuse.

Cependant un Seigneur des abîmes n’est jamais longtemps sujet aux hésitations. Surtout Magthéridon. La colère remonta en lui tel un torrent ; et il n’eut plus qu’une seule pulsion, destructrice. Si la Légion décidait de l’exécuter, il les tuerait tous d’abord, ces stupides gangr’orcs, l’elfe cornu qui l’avait humilié, ces arrogants Azérothiens, cet imbécile de Kazzak qui les avait amenés en Outreterre, et puis tous les autres, et le monde lui-même, juste parce qu’il voulait exister de nouveau et être fort et se venger, faire souffrir cent fois ce qu’il avait souffert, et rappeler à l’univers qui il était. C’était une colère au-dessus de la compréhension d’un mortel ; car c’était celle du représentant d’une des races les plus cruelles et brutales nées des abysses. Ce sont des créatures dont le sang même charrie rage et envie de massacre ; c’est leur instinct même ; en eux toute sensation, toute émotion en est chargée à son éclosion ; ils ne peuvent être que d’impitoyables tueurs ; malédiction apportée à leur race au moment de sa corruption par les enfants de l’Ombre originelle – les Nathrézims.

« EH BIEN MEURS AVEC TON ARROGANCE ! »

Phéoline… murmura la voix.

L’arme gigantesque du Seigneur s’abattit sur la gauche de la paladine. Le coup était terrible – Thiwwina eut le réflexe de fermer les yeux –, il y eut une explosion sonore, un vif déplacement d’air dans la salle.

— Je vous entends.

Le bouclier de Phéoline cette fois encore reçut l’arme en son centre ; l’onde de choc se propagea en cercle vers les extrémités, créant des fissures sur sa route ; ainsi l’écu se découpa-t-il en pétales, qui se rétractèrent comme si venait le soir ; les pièces d’armure du bras et de l’avant-bras se plièrent et se délitèrent comme du parchemin brûlé ; les attaches de cuir furent arrachées ; les os s’émiettèrent, la chair se froissa ; l’humaine laissa retomber le membre mort le long de son corps, tandis que des morceaux de métal de diverses tailles pleuvaient sur le sol.

Qui êtes-vous ?

Mais Magthéridon enchaîna sans la moindre demi-seconde de répit : la seconde lame de l’arme double, en un arc fulgurant, surgit sur la droite du paladin.

« Phéo ! » ne put s’empêcher de crier Thiwwina.

La masse, devenue instantanément lumineuse, frappa le tranchant adverse ; elle était si petite ! si légère face à l’arme de son démoniaque opposant ; le coup était si faible ! l’impact n’émit qu’un tintement ; mais les cinq mètres d’acier furent parcourus d’une onde lumineuse, qui fit trembler les bras du Seigneur lui-même ; il n’y avait même pas eu de choc à proprement parler, et pourtant ; la paladine rêvait toujours… et le Seigneur immobile, stupéfait, dut s’appuyer sur son arme, dont la seconde lame, finalement, n’avait jamais quitté le sol.

— Je n’ai pas de nom…

Magthéridon eut une seconde d’hésitation. Il n’avait pas peur – sa race ne connaissait pas cette émotion. Mais de son point de vue, une humaine était un insecte ; et des insectes, quelle que soit leur race, quel que soit leur monde, il en avait moissonné par centaines, dans ses innombrables batailles, il les avait écrasés par paquets sous ses pas, tranchés par régiments entiers, il avait fait couler des fleuves de sang et de larmes ; et jamais, jamais auparavant, il n’avait imaginé en affronter un en duel. Mais cette seconde d’hésitation n’amena pas de réflexion ; quelque chose en lui refusa d’accorder une quelconque considération à l’humaine ; et ce refus explosa en une rage brute – ses yeux semblèrent suinter de lave.

« TU OSES ME DÉFIER… »

Car je ne me suis jamais révélée…

« ET J’ACCEPTE CE DÉFI ! MONTRE-MOI CE QUE VAUT MON LIBÉRATEUR ! »

Ceci est ton ultime révélation, Phéoline.

« Zut, chuchota Thiwwina abritée derrière son rocher, ça commence. »

Prouve-toi à toi-même que tu es une enfant de la Lumière…

« Et ces bêtes-là sont presque insensibles à ma mazie… »

… et je serai tienne.

Les yeux de la paladine blessée semblèrent se dessiller. Elle quitta son air rêveur et leva lentement la tête. Son bras gauche, duquel se détachaient les derniers morceaux de son bouclier éclaté et de son armure fendue, pendait, mort, à son flanc. Quand son regard bleu rencontra celui du Seigneur, ce dernier sentit une grande force pénétrer son esprit, un fleuve de commisération, quelque chose qui tenait de la pitié, mais sans mépris ni présomption, une forme d’amour, mais qui ne faisait que le traverser, qui irradiait vers l’univers.

« Phéoline… Si seulement z’étais sûre que tu sais ce que tu fais… »

Avec une vivacité démoniaque, Magthéridon soudain leva et abattit son épée titanesque. Il y eut un éclair dans l’œil de la paladine – une seconde fois l’arme était déviée par un choc et une onde lumineuse. Mais le Seigneur avait anticipé – et d’un coup de pivot, la seconde lame creusait le sol en direction de son flanc gauche. Un mot crié avec netteté et fermeté.

Un grand flash qui éblouit Thiwwina pendant quelques secondes, suivi d’un martèlement fracassant rythmé par des grognements rauques et exaspérés. Alors qu’elle haletait presque sous l’effet de l’angoisse, sa vue se précisa : d’un mot Phéoline avait rétabli son bras gauche, et un nouveau bouclier l’ornait. Un bouclier de lumière. Un rempart rond et bombé, sur lequel Magthéridon tapait avec une force décuplée par la rage, forgeron dantesque dont chaque coup faisait jaillir une gerbe d’étincelles dorées. La scène était baignée dans cette pluie scintillante, lui donnant un air onirique. Depuis Kil’sorrau, Phéoline écrivait sa légende.

Et son regard…

« BAISSE LES YEUX, MORTELLE ! » hurla Magthéridon, et il frappa du pied sur le sol, si puissamment que Thiwwina et Phéoline, surprises, décollèrent, que le plancher et les murs se lézardèrent, et que la grille, au-dessus d’elles, se tordit et gémit, laissant échapper poussière et petits rocs.

La paladine n’eut pas le temps de retomber que le Seigneur la cueillait en vol d’un coup latéral surpuissant, qui contourna le bouclier lumineux. Thiwwina, les yeux exorbités, put voir le projectile humain, semant dans sa course des morceaux d’armure déchirés, se fracasser contre le mur de pierre et y pénétrer à moitié, ajoutant aux gémissements de la grille.

« PHÉOLINE !! » hurla-t-elle en courant vers elle.

« TIENS, UN PETIT RAT APPARAÎT… » lança le Seigneur en ricanant grassement.

Le corps désarticulé glissa et s’effondra mollement dans les bras de la gnomette. En plus de ses os broyés, elle vit que les pièces métalliques qui ne s’étaient pas détachées avaient pénétré la chair, notamment le col du haubert qui avait sectionné les cervicales. Tandis qu’elle guettait, les yeux pleins de larmes, le moindre signe de vie sur le beau visage déformé et ensanglanté, Magthéridon ramassait un bloc d’une seule main, un sourire victorieux sur sa face trapue.

« … ET DISPARAÎT ! »

Les yeux rougis et l’air vengeur, Thiwwina se retourna brusquement, une main brandie – et d’un cône de givre jaillissant de sa paume, elle arrêta la masse projetée, laquelle instantanément gela et se brisa en retombant.

« HO HO HO VOYEZ-MOI CELA… SI TU VEUX ME REFROIDIR, LAISSE-MOI TE RÉCHAUFFER, FILLETTE. »

Et il libéra en hurlant, de son corps même, une terrible vague de flammes.

Thiwwina ferma les yeux et, d’un mot chuchoté, s’enferma dans un bloc de glace. Le feu était si intense et si pur qu’il était à peine visible ; l’air ondula, le sol noircit, les rocs rougirent, de la poussière crépitante s’éleva en nuée – et s’écrasa sur la protection glacée, qui couvrit même partiellement le corps de Phéoline derrière elle.

« AH ! JE ME SENS REVIVRE ! » exulta Magthéridon, sa voix faisant trembler l’espace.

La glace se désinvoqua doucement, libérant la gnomette. À cause du nuage de poussière soulevé, le Seigneur n’avait pas encore remarqué sa survie. Elle tentait de remettre de l’ordre dans son esprit bouleversé, mais…

Une main, légèrement tremblante, se posa doucement sur son épaule.

Elle eut un sursaut, puis se retourna, avec un sourire étincelant et des larmes de bonheur. La paladine, les sourcils froncés dans l’effort, se redressait lentement, tremblante, les yeux fixés sur le Seigneur. Il ne lui restait de son armure qu’une singulière mosaïque : ses bottes étaient à moitié fendues ; une jambière et un morceau de cuissarde restaient sur la jambe gauche, des lambeaux de son pantalon de laine sur l’autre, tenus par la ceinture encore à moitié incrustée dans le dos ; du haubert, déchiré comme du papier par le coup du Seigneur, il restait l’écusson de l’Alliance, qui s’était écrasé dans la chair et ornait sa poitrine, auréolé de sang ; le bras gauche était nu, le droit avait l’armure entière mais gondolée ; ses épaulières étaient tombées. Sa masse, tordue, inutile, gisait elle ne savait où. Elle essuya du dos de la main le sang qui coulait de son front sur son seul œil valide.

« T’es au courant que tu fais des soses pas banales ? » chuchota Thiwwina en souriant.

« ENCORE VIVANTE ! » se moqua Magthéridon en apercevant la silhouette de la paladine.

« Tu ne t’es pas seulement soignée, Phéoline… Tu t’es presque ressuscitée toi-même.
— Sainte Lumière, que suis-je censée faire… » répondit-elle comme pour elle-même.

Ce que tu veux au plus profond de toi.

« VOYONS POUR COMBIEN DE TEMPS. »

Le Seigneur libéra une seconde vague de son feu dévorant.

« Je peux parer à cela » murmura la paladine. Une onde lumineuse parcourut son corps au passage du souffle ardent. Son pantalon prit feu au niveau de la cheville, mais elle n’en tint pas compte.

Elle avança.

Magthéridon était devenu une immense silhouette noire baignée de flammes. Seul son sourire carnassier se distinguait nettement à travers l’enveloppe brûlante. De tout son être émanait une terrifiante puissance destructrice. Il avait retrouvé en quelques instants la force qui l’avait abandonné lors de son bannissement.

Et quand il saisit à nouveau un bloc de pierre, celui-là devint dans sa main une boule de magma rougeoyant. Qu’il lança de toutes ses forces sur Phéoline.

Laquelle eut une fraction de seconde d’hésitation quand elle vit le terrible projectile près de s’abattre sur elle.

Et cette hésitation lui aurait été fatale, si Thiwwina ne s’était téléportée devant elle et invoqué d’un cri un grand bouclier de glace sur lequel vint s’écraser la masse en fusion.

« Sur ce coup-là, on zoue à deux » dit-elle gravement, de la sueur gouttant à son front pâle.

Tu as toujours cru en la Lumière. Même quand tous autour de toi, spectateurs de l’horreur et du désespoir, laissaient le doute germer dans leurs cœurs. Phéoline, il ne te manque que de croire EN TOI.

La gnomette essuya un second, puis un troisième bloc de lave. Magthéridon, joueur, les envoyait si fort et à un rythme si soutenu, qu’elles ne pouvaient même songer à avancer. Elles firent même un pas en arrière après l’impact d’un roc de deux tonnes.

« Si seulement je pouvais… grimaça Thiwwina, tremblante dans l’effort de maintenir la protection.
— Me laisser seule face à lui ? N’hésite pas. C’est ce que la Lumière me demande » dit Phéoline, avec comme un sanglot dans la voix.

La mage lui lança un regard. La paladine était blême, prête à pleurer de terreur, mais elle ne reculerait pas. Elle ne pouvait imaginer agir différemment de ce que la Lumière exigeait, quitte à souffrir mille morts avant de périr broyée.

« Ze n’en ai pas pour longtemps » répondit la gnomette avant de se téléporter discrètement derrière un débris.

La paladine reprit sa marche en contournant l’amas de roche luisante. Elle n’avait pas fait deux pas qu’un météore la frappait de plein fouet.

La fumée noire dégagée par la fusion de la roche baignait la salle, la transformant en véritable vision de l’enfer, où des combattants, silhouettes noires à peine dessinées, s’affrontaient dans une atmosphère brûlante, une brume de cendres. Le Seigneur n’avait pas vu Thiwwina se mettre à l’abri ; et fronçant les sourcils et plissant les yeux, il guetta le résultat de son dernier jet.

— Confiance, confiance, confiance.

Protégée par un bouclier de lumière tel qu’elle en avait usé à Kil’sorrau, Phéoline n’avait pas été blessée ; mais elle avait été projetée du côté de Thiwwina, et elle peinait à se relever, affaiblie d’être pour ainsi dire revenue de la mort, il y avait un instant de cela.

« VOUS VOUS CACHEZ, AVORTONS ? » raillait l’ancien chef suprême de l’Outreterre.

En relevant la tête, Phéoline vit ce que préparait Thiwwina. Concentrée et discrète, elle avait invoqué de l’eau magique et, de la flaque répandue au sol, la paume ouverte parallèle à la surface ondulante, murmurant une longue incantation, elle invoquait désormais son serviteur, l’élémentaire d’eau Zarkis. Celui qui avait gelé les passagers du tram de Forgefer, il y avait longtemps, alors qu’elle voyageait avec Stropovitch pour les Terres Foudroyées. L’eau glaciale enfla, s’éleva, jusqu’à former une grande sphère de taille humaine, parcourue par un courant violent et continuel, celui d’une mer furieuse. Mais les bracelets magiques accrochés à ce qui lui tenait lieu de bras contenaient magiquement le tout, assurant le renouvellement de sa matière.

Le bruit du tourbillon d’eau alerta le Seigneur.

« PAS DE RÉPIT POUR LES LÂCHES » beugla-t-il en se ruant sur le débris qui les dissimulait. D’un coup de son épée de cauchemar, il réduisit l’obstacle en miettes – le choc fit encore gronder la Citadelle et gémir la grille.

Un sourire effroyable déforma sa face quand il vit Phéoline devant lui, debout, mais faible, courbée, aveuglée par les cendres.

Mais quand il voulut relever son arme pour achever son adversaire… il en fut incapable.

Elle était soudée au sol par une concrétion de glace.

« C’est parti ! » lança Thiwwina, des éclats de joie et de défi dans la voix.

Le temps que Magthéridon tourne les yeux vers elle, deux énormes lances de glace lui explosaient coup sur coup en pleine figure.

Il hurla de rage et lâcha son arme, prêt à en découdre à mains nues avec cette exaspérante petite chose qu’il entendait rire et gazouiller tout autour de lui.

Mais déjà il ne pouvait plus bouger.

En deux secondes, Zarkis et elle avaient immobilisé les quatre pattes du Seigneur dans de grands et puissants pièges de glace.

Et Phéoline, tout son corps meurtri et endolori, mais concentrée sur son devoir, avançait lentement, pas à pas.

« VOS POUVOIRS RIDICULES NE PEUVENT RIEN CONTRE MOI ! » hurla Magthéridon, et déjà il déployait avec fureur sa force titanesque et faisait grincer sinistrement sa prison gelée.

La gnomette et l’élémentaire le firent taire en bombardant son visage de javelots de givre acérés, qui n’avaient d’autre effet que de l’enrager davantage, tant sa résistance à la magie était grande et son cuir épais.

« Phéoline… maintenant ! »

Et la paladine fit les deux derniers pas.

Majestueuse dans sa souffrance, ses restes d’armure luisant au feu qui émanait du Seigneur, sa peau blanche parcourue de filets de sang noir, son œil unique brillant du reflet des flammes, sa chevelure blonde relâchée et salie, cette allégorie du martyr brandit sa main droite, la Lumière irradiant déjà depuis sa paume, et la posa doucement sur le ventre sombre et ardent, négligeant les brûlures qui couraient en auréoles sur son bras.

« QUE CROIS-TU POUVOIR FAIRE, PITOYABLE DISCIPLE BÊLANT ? »

Par la Lumière pure et vraie, juste et infaillible…

« JE SUIS INVULNÉRABLE À VOTRE MAGIE MINABLE ! »

… je te renvoie au Néant distordu !

Et elle libéra dans le corps du démon un sort d’exorcisme tel qu’elle n’en avait jamais lancé, plus fort encore que celui dont elle avait accablé le Nathrézim de Kil’sorrau. Et son âme cria ! Elle cria depuis les tréfonds de sa mémoire et de son inconscient, comme si elle portait ce cri en elle depuis sa naissance. La malfaisance, la cruauté, l’Ombre mère des démons, les ténèbres dans les cœurs, elle refusait leur existence. Son innocence était militante, sa pureté était guerrière. Elle était l’ange qui dit non.

Il y eut comme une explosion et un déchirement dans les entrailles du Seigneur. Une fracture se fit entre être et non-être, dans laquelle les ténèbres étaient aspirées, impuissantes. Et le démon s’égosillait en formidables vagissements et se débattait follement, brisant les pièges de glace et martelant le sol de coups sauvages et désordonnés, tandis que le torse se tordait dans tous les sens, agité de violentes convulsions, baladant l’horrible tête hurlante. Phéoline, une jambe et un bras gravement brûlés, recula lentement, toute son âme à l’écoute au cas où la Lumière lui donne des instructions. Thiwwina, fascinée et paniquée, observait l’incroyable spectacle de la souffrance du Seigneur des abîmes, mais aussi ses conséquences : ébranlés par l’agitation forcenée du démon, les murs se lézardaient sur toute leur surface d’arborescences de fissures galopantes ; le sol se crevassait de même ; mais surtout, la grille ne se contenta plus de gémir ; les fixations des câbles commencèrent à céder l’une après l’autre, libérant, juste derrière Phéoline, des tonnes de roches grondantes.

La paladine, la tête baissée et claudiquant, marcha lentement vers Thiwwina pour éviter l’éboulement, les pierres tombant et roulant dans un fracas assourdissant autour d’elle.

Le dernier câble à céder engloutit Magthéridon sous une pluie d’imposants blocs de granit. La grille tordue était descendue de deux mètres. Mais les câbles restants tinrent bon, et les pierres formèrent une voûte de fortune au-dessus du trou. Un tiers de la salle était condamné.

Sans l’aura flamboyante du Seigneur ni les meurtrières cachées par l’effondrement dans la salle supérieure, la pénombre enveloppa nos deux héroïnes. Et le silence se fit. Un silence surréel, juste troublé par les frottements des rocs qui, là-haut, cherchaient un équilibre précaire.

— Phéoline…

« Ze n’en crois pas mes yeux » dit enfin Thiwwina dans un souffle.

Quel paradoxe…

Un mouvement dans l’éboulement. La gnomette fronça les sourcils.

Si tu as pour lui cette pitié si noble et si pure…

Un terrible grondement détona soudain, grave et profond.

Si tu refuses à ce point le mal en lui…

Un roc explosa, frappé par un furieux coup de poing.

Pourquoi le renvoyer au Néant ?

La paladine ouvrit grand les yeux, réfléchissant à ce qui semblait être la révélation promise.

« Phéo… Ze ne sais plus quoi faire… Ze suis fatiguée…
— Je dois le… »

D’un violent soulèvement de tout le corps, Magthéridon fit voler toutes les pierres qui le recouvraient. Thiwwina trouva la force de dévier l’un d’eux d’une lance de givre.

« TU AS OSÉ… gronda le démon en réapparaissant, plus noir et brûlant que jamais, baignant la salle d’un éclat infernal.
— Tu dois lui faire quoi ? demanda vivement la gnomette.
— JE VAIS VOUS… – il arracha sauvagement son épée géante du sol.
— Le sauver, répondit la paladine bouche bée.
— Le QUOI ?
— JE VAIS VOUS ÉCRASER ! – le Seigneur leva son arme par-dessus sa tête, comme s’il s’apprêtait à la lancer tel un javelot.
— Couvre-moi. Je dois prier.
— Mais pour quoi faire ? » – Thiwwina pleurait presque, de désespoir et de lassitude. Cette journée était certainement la plus longue que le monde ait jamais connue. Et elle était loin d’être terminée.

L’épée de Magthéridon s’enflamma. Le Seigneur, la tête levée, contempla l’embrasement, ivre de la rage déversée dans ses veines par la souffrance.

Phéoline planta alors ses yeux dans ceux de la mage. Et cette dernière comprit. L’humaine avait le regard que l’on imagine aux dieux. Impérieux et aimant. La gnomette devrait lui faire confiance, jusqu’à se sacrifier s’il le fallait. Une paladine demandait à une gladiatrice grisée par la puissance des arcanes d’accomplir un acte de foi. Et ce que Thiwwina répondit l’étonna elle-même et la bouleversa.

« Compte sur moi. »

« DISPARAISSEZ SOUS LA TERRE ! »

Et Magthéridon donna en hurlant un grand coup au-dessus de lui. La lame ardente fit instantanément fondre tout métal ou pierre qu’elle rencontra. Les câbles cédèrent en claquant. La bulle creva.

Et tandis que Phéoline s’agenouillait et fermait les yeux, un fleuve de pierre s’engouffrait par la brèche pour les submerger tous. Un terrible séisme secouait le sol. Le fracas démentiel emplissait les oreilles et affolait le cœur. Les roches qui ne rebondissaient pas sur le Seigneur des abîmes lui fondaient littéralement dessus, et il souriait exagérément, les bras croisés, les yeux étincelants de cruauté, tandis qu’une nappe de lave grandissait à ses pieds, rapidement, avec des bouillonnements furieux.

Ô puissance inconnue… Je sais pourquoi j’ai toujours été hésitante et insatisfaite de mes actes.

En face d’elles, l’éboulement ne semblait pas près de s’endiguer ; de toute évidence, comme tous les étages de la Citadelle s’étaient effondrés au-dessus d’elles, il n’y avait aucun espoir d’en sortir. Un amas en forme de colline se formait dans la salle. Magthéridon avait disparu dessous, en son centre. Malgré l’allègement progressif du poids, la grille faisait peur ; le tiers qui avait cédé auparavant noyait, en plus de la colline centrale, la moitié du contour ; ici et là, un claquement métallique se faisait entendre, et une nouvelle portion de la salle se trouvait assaillie. Si la structure d’acier cédait totalement, plusieurs étages leur tomberaient dessus ; et Thiwwina ne connaissait pas de sort capable de les protéger, et encore moins de moyen d’en sortir. Elle jeta un regard anxieux à la paladine.

Je n’ai jamais voulu détruire. Jamais voulu vaincre. Jamais haï.

La gnomette se retroussa les manches. « Zarkis, protèze-nous des pierres un instant ! » cria-t-elle au milieu du vacarme.

L’élémentaire balança à toute volée des lances de givre sur tous les rocs qui approchaient le groupe de trop près.

À travers mes adversaires, c’est toujours les ténèbres que j’ai combattues. Mais eux, je ne leur voulais aucun mal.

Derrière la paladine, Thiwwina finissait une incantation. La seconde d’après, quatre gnomettes la dépassaient en courant et se jetaient dans le chaos de pierres. Un sort de duplication. Sur Magthéridon se formait un agglomérat de roche en fusion.

Et je ne comprenais pas non plus pourquoi, malgré mes réticences, la Lumière répondait toujours si docilement aux demandes de mes camarades, voire de mes ennemis, même quand les uns et les autres étaient aveuglés par la haine.

Tandis que ses trois clones, en déviant et stoppant de nombreux rocs, exécutaient un magnifique ballet, dessiné par leurs esquives et téléportations, et, sourire aux lèvres et regard pétillant, constituaient peu à peu d’étincelantes nappes de givre autour de leur créatrice, Thiwwina avait investi le corps de Zarkis et flottait à l’intérieur, concentrée ; elle faisait confiance à Phéoline, et cette dernière lui avait rendu un peu d’espoir et d’énergie – mais elle se refusait à attendre passivement ; alors quand elle rouvrit des yeux bleu électrique, ce fut pour se téléporter avec l’élémentaire, au mépris de la cascade de pierres, près de la fontaine magmatique, et donner tout ce qu’elle pouvait pour figer ensemble et la lave, et le Seigneur, et l’éboulement lui-même.

Jamais, jamais je n’ai douté de la nature de la Lumière. J’ai toujours sincèrement pensé que ses desseins m’échappaient. Tenté de me convaincre que si elle ne se dérobait pas à ceux qui s’égaraient, c’était pour préserver leur liberté, laisser chacun d’entre nous face à sa conscience. Même au prix des pires injustices.

Les bracelets de Zarkis furent brisés, et une tempête se déchaîna au cœur du chaos ; un vent souffla autour du noyau volcanique, emportant avec lui les petites pierres et brisures, en faisant des grêlons acérés ; mais déjà les clones avaient dû reculer jusque près du mur et de la paladine, ne trouvant plus de place où dévier ce fleuve infernal ; et leur invocation arrivait à terme ; à peine purent-ils esquisser un rempart magique autour de Phéoline avant de disparaître ; mais prenant aussitôt le relais, la tornade s’intensifia, en puissance comme en envergure ; juste avant de s’écraser sur la pauvre protection bleutée, les masses anguleuses de granit hésitèrent, et s’arrêtèrent, tandis que déjà leur surface blanchissait ; et tout gela !

Et maintenant je suis convaincue. C’est effectivement la vérité. Mais il y a une autre vérité. Et une autre lumière !

Puisant son énergie à même le plan élémentaire, la relayant en repoussant les limites de la fatigue, Thiwwina réalisa un exploit au-dessus de tout espoir : la lave noircit et durcit, se recouvrant de cristaux de givre ; le monstre beugla sa souffrance et sa haine ; à partir du noyau, la glace se communiqua, soudant tout sur son passage ; la colline se fit glacier, dont le sommet rencontra le trou de la grille ; le goulot étant bouché, l’éboulement fut stoppé ; mieux, le froid rampa encore le long des câbles, transformant les deux étages – miracle véritable ! – en un seul et immense bloc bleuté et étincelant, en forme d’immense sablier, et véritablement, c’était bien le sable du destin qui avait suspendu son cours inexorable.

Encore une fois, le silence qui se fit contrastait tant avec le fracas et le séisme apocalyptiques qui avaient précédé, que la salle prit des airs de tombeau – un vaste sanctuaire creusé quelque part dans le flanc d’une montagne gelée.

Oui, elle existe, cette Lumière souveraine, étrangère aux arcanes, au-dessus de la magie, du temps et de la matière ! Et elle existe parce qu’elle doit exister, immuable, indomptable, Lumière qui ne détruit pas, mais sauve, ne punit pas, mais pardonne, n’amène pas un être à sa fin, mais le ramène à sa pureté première !

Mais déjà une énorme créature enragée se mouvait dans son cercueil ; déjà une lame se frayait un chemin en-dehors, creusant un tunnel de son métal ardent ; déjà une tête et des épaules paraissaient sur un flanc du sablier, encadrées de roche luisante mais immobile, et des mains trapues se posaient sur le bord de la cavité pratiquée, dans un concert de grognements et de jurons débités en chapelets par une voix rauque et haletante.

Déjà l’attendait une femme.

Phéoline s’agenouilla doucement sur le rebord de la cavité, avec l’air de tendre la main à un enfant ; et cette main, elle la posa maternellement sur le front ardent. Un sourire orna le beau visage tandis que ses yeux se fermaient.

« Alors dis-moi, chuchota-t-elle au démon hébété, comment tu t’appelles… »

Alors Magthéridon fut submergé. Un fleuve l’emporta, une explosion d’images, de sons, d’odeurs, où tout était mêlé, l’étourdissant et l’enivrant. Il voyait défiler les mille et un recoins d’une jungle luxuriante. Des fleurs aux parfums capiteux étalaient leurs immenses pétales dans un festival de couleurs ; des arbres gigantesques lui prêtaient leurs écorces humides, leurs branchages aux ramifications infinies, lourds de fruits généreux et de feuilles au beau vert sombre.

Il était petit, vif, infatigable. Par pur plaisir, gorgé de vie et d’énergie, il se faufilait partout dans ce labyrinthe, cette féerie végétale qui lui offrait ses savoureux trésors : des nuées d’insectes qui craquaient, juteux, dans sa bouche ; de gros œufs chauds et pleins, nichés à des hauteurs improbables, dans lesquels il festoyait sans hâte et se baignait amoureusement ; les gouttes de rosée qu’il cueillait lentement dans la langueur matinale. Et aussi, merveille des merveilles, suprême ivresse, quand il se plaquait sur une roche exposée et se laissait inonder de soleil, s’abandonnant à l’astre ardent qui le dardait de rayons d’extase.

Et il se jouait de prédateurs terrifiants ! Il y avait les pièges toujours renouvelés des plantes carnivores, les bains d’acide dissimulés, les feuilles rétractables, les leurres en forme d’insecte ; il y avait les traquenards insoupçonnables des mygales et tarentules, qui surgissaient de terre avec une vivacité inouïe ; il y avait des oiseaux immenses au regard perçant, qui fondaient sur lui en piqués fulgurants ; et ces musaraignes géantes dont il apercevait à peine les incisives et griffes démesurées ! Mais sa célérité et son intelligence l’emportaient toujours ; dans des courses effrénées qui le grisaient d’adrénaline, il rejoignait des abris, dans des troncs, sous des pierres, ou mieux, ces passages vers les cavernes souterraines où se regroupaient des centaines de…

… ses semblables ?

Des centaines de lézards rouges et verts au corps mince et allongé, aux yeux vifs. Oui… si vifs, si intelligents. Il les aimait comme ils l’aimaient, si fort… Une solidarité absolue et inconditionnelle, qui se passait de mots. Une réserve de nourriture commune pour les périodes de pluie, à laquelle chacun participait, où personne ne chapardait. Des échanges animés, où ils se confiaient sans secret leurs découvertes, astuces, planques et bons coins, ou se racontaient avec bonheur leurs aventures. On l’appelait…

« Gnaagh… Ainsi te nommais-tu à l’aube des temps, il y a des centaines de milliers d’années, sur ta planète d’origine, avant que ta race ne soit corrompue et ne devienne les annihilans, les Seigneurs des Abîmes… »

Le temps d’un clin d’œil Magthéridon revint au présent. Et soudain, il se sentit invraisemblablement gros et lourd, à étouffer. Sa respiration lui semblait… difficile et pénible, il se sentait mal, à en avoir la nausée. Il ne comprenait soudain plus, pourquoi ses membres étaient si lents, son esprit si… embrouillé, bourdonnant. Il considérait bêtement son arme, et les bras qui la tenaient, comme s’il les découvrait. Cet animal était si agile, si rapide… Et il n’était maintenant qu’un amas de viande boursouflée, un géant bruyant au souffle court, auquel Gnaagh aurait échappé en un instant, préparant la description moqueuse qu’il ferait de ce monstre bête et pataud à ses camarades.

L’ancien Chef suprême de l’Outreterre démoniaque, pour la première fois depuis d’innombrables millénaires, était triste et accablé.

Silencieusement, comme remontant à la surface d’un bassin, le corps de Thiwwina réapparut, se glissant hors de la glace avec lenteur et grâce – elle reprit doucement son souffle, des cristaux de gel parsemant ses sourcils et cheveux. Elle entendit la paladine murmurer.

« Je peux te purifier des ténèbres, Gnaagh… »

Mais un grondement naquit dans les entrailles du Seigneur. Une fureur irrépressible qui grandit pendant qu’il proférait :

« TU CROIS M’AVOIR DÉSARMÉ AVEC QUELQUES SOUVENIRS… »

Phéoline recula, sincèrement peinée. Elle avait fait naître en Magthéridon du regret, mais pas de la confiance. Et le démon enrageait à la mesure de sa tristesse, car la honte le tenait au corps, son orgueil hurlait vengeance. Phéoline le sentit et le prit d’autant plus en pitié.

« TU CROIS QUE MAGTHÉRIDON PEUT SE LIVRER À UNE HUMAINE ? »

Et il se força à rire. De chacun de ses pores suinta une fournaise renouvelée. La glace fondait autour de lui, et gémissait sous le poids des pierres. L’éboulement reprendrait bientôt là où il s’était arrêté.

« TA PITOYABLE MAGE ET TOI… ALLEZ COMPRENDRE QUI JE SUIS ! »

Je sais qui tu es, pensa tristement Phéoline, c’est toi qui ne l’acceptes pas.

« DÉSESPÉREZ… ET MOUREZ ! »

Le rire reprit, se voulant diabolique mais faisant bien plutôt résonner un désespoir inavoué. Cependant Thiwwina, malgré elle, désespéra vraiment. Car le centre de la colline tremblait de nouveau. Et tel un volcan, entra en éruption.

Le magma jaillit, par épais bouillonnements ; les roches autour du Seigneur s’enflammèrent comme du bois ! S’amollissant, fondant comme beurre, la colline s’affaissa, et déjà en haut de nouveaux rocs se libéraient de la glace, qui adhéraient et s’aggloméraient à la masse devenue caoutchouteuse sous l’effet du mélange des températures. La lave protestait contre le gel avec force explosions de vapeur et sifflements stridents, et autour du Seigneur tout enflait comme un soufflé. Thiwwina se téléporta contre le mur, les yeux exorbités dans l’attente du désastre. Dans la salle avançait par boursouflements un ballon de magma gonflé de flammes, vision fantastique, inouïe, et elle avait tant puisé dans ses ressources précédemment, qu’elle n’avait plus à y opposer qu’un pauvre bouclier de glace, qui ne lui assurerait, en cas d’explosion, que quelques secondes de survie.

Phéoline était restée face au démon et avait reculé pas à pas sur le même axe, tandis que le Seigneur disparaissait sous la mélasse ardente. Les deux adversaires continuaient de se percevoir à travers l’épais rideau.

Et ce fut Magthéridon qui creva l’abcès. Emporté par sa rage, il mit toute sa force dans une ultime attaque. Au sein de la roche en fusion, il passa son arme par-dessus son épaule ; lui fit décrire en hurlant un arc vertical, dont il décupla la puissance d’un pas en avant martelé sur le sol ; la lame perça la bulle en atteignant le sommet de l’arc ; et découpa la paroi magmatique en même temps qu’elle s’abattit sur la paladine ; laquelle n’eut pas même le temps de voir tout ce qui convergea sur elle ; une arme de plusieurs tonnes chauffée à blanc, projetée par toute la force et la fureur d’un Seigneur des abîmes ; une explosion d’une chaleur capable de vaporiser un lac ; un fleuve de lave ; d’énormes blocs pouvant l’écraser comme un insecte. Sous les yeux effarés de Thiwwina, Phéoline allait mourir cent fois.

Mais à défaut de voir, elle avait pressenti.

Car en cherchant à sauver le Seigneur, elle s’était réconciliée avec elle-même.

— Nous sommes en harmonie, Phéoline. Je t’ai donnée l’intuition, laisse-la te guider.

L’arme titanesque brisa les dalles et fit trembler le sol. Le torrent se fracassa en grondant contre le mur, déversant le chaos, offrant l’enfer auquel il serait, cette fois, impossible d’échapper. Le petit cœur se serra dans la poitrine de la gnomette ; elle, la gladiatrice, la championne invaincue, se sentit totalement impuissante. Les flots ardents, courant sauvagement le long du mur, allaient l’emporter et la consumer, quand…

Un autre liquide l’enleva.

Élevée dans les airs dans une bulle étincelante, Thiwwina soudain ne vit plus mort, mais lumière, n’entendit plus le fracas assourdissant, mais un chœur céleste, ne sentit plus la fournaise, mais le bien-être absolu. Sa fatigue s’envola, son désespoir se dissipa, sa peau même se purifia de la moindre égratignure. Il ne régnait plus en elle que paix et félicité.

Magthéridon ouvrit des yeux incrédules.

Sa lame avait atteint sa cible, et si fort, que les dalles en-dessous s’étaient effectivement brisées. Mais sans écraser la petite créature entre elles.

Il avait assailli une humaine faible, ensanglantée, à moitié brûlée ; et il retrouvait sa lame simplement posée sur l’épaule d’une déesse.

« Tu m’as demandé qui je suis. »

Toute blessure, toute marque avait disparu de sa peau nue, désormais brillante ; elle n’avait pas ployé d’un iota sous l’assaut démoniaque ; et son œil mort, le droit, perdu dans les égouts…

… était ouvert !

« Je suis Phéoline Bluemill, paladine de feue la Main d’Argent. »

Ouvert, oui, et il s’en écoulait un liquide à la luminosité insoutenable, un ruisseau silencieux dont un bras, souple et aérien, avait saisi Thiwwina, et un autre, flot puissant mais tranquille, repoussait sans effort l’assaut continuel de l’éboulement, et semblait même le ralentir de plus en plus, comme agissant sur le temps.

« Et toi, ton nom était Gnaagh, représentant d’une race désormais corrompue et vouée à la malfaisance et la cruauté. »

Son visage exprimait, plus que jamais, peine et commisération. Elle avait pitié de lui… Mais de même que sa pureté était guerrière, sa pitié était conquérante.

« Je t’ai proposé mon secours, et tu l’as refusé. Alors ici et maintenant, reçois, contre ton gré, la purification. »

Et tandis que tout, pierres et temps, semblait figé, Phéoline ôta la lame de son épaule nue comme s’agissant d’une plume, et tendit le bras vers le démon, paume ouverte, comme offrant un présent.

Le liquide déposa Thiwwina – qui reprit peu à peu ses esprits –, s’enroula vivement autour du bras de la paladine, se tassa dans sa paume, et s’écoula vers Magthéridon, silencieux et doux, telle une source sacrée dans le sanctuaire d’un dieu oublié. La nappe s’élargit et s’étendit au sol, progressant lentement et sûrement vers son but.

« Reçois le pardon, Gnaagh ! Agenouille-toi devant la puissance de la vraie Lumière ! »

Le Seigneur paniqua. Ne pouvant reculer, bloqué par les pierres, et trop bouleversé pour émettre de nouveau sa fournaise coutumière, il en fut réduit à taper fébrilement la Lumière de son arme inutile, bredouillant comme un enfant, cherchant à gravir l’amas rocheux à reculons, maladroit et ridicule.

« Reçois la promesse d’une vie renouvelée. »

Les flots bondirent vers lui et touchèrent une patte avant. De là, la Lumière recouvrit lentement l’ensemble de son grand corps. Le Seigneur se débattait en hurlant, grotesque mais aussi sublime dans sa lutte désespérée contre la rédemption promise et surtout le bien-être qui l’assaillait, combattant le Bien jusqu’au bout, juste parce qu’il lui était imposé et qu’il ne contrôlait plus sa destinée, ce retour aux origines étant pour lui un retour vers l’inconnu, malgré les souvenirs revenus.

Ainsi se démena-t-il en s’égosillant, le terrible Seigneur des Abîmes. Et quand la Lumière eut recouvert le dernier millimètre de son cuir démoniaque…

La métamorphose s’opéra.

Il rétrécit progressivement, bougeant de moins en moins, comme assommé ; sa voix devint de plus en plus aigüe, jusqu’à s’éteindre ; et quand il n’eut plus que la taille d’un petit chien, soudain, la Lumière s’évapora.

Un lézard magnifique, gros comme un iguane, dessiné de rouge et vert éclatants, disparut entre les pierres.

La Lumière se résorba entièrement, sans bruit, dans l’œil de la paladine – qui se referma. Ainsi que l’autre.

Phéoline, totalement épuisée, tomba à genoux, dans un cliquetis métallique qui résonna dans la grande salle, soudain sombre et silencieuse. Thiwwina s’approcha d’elle à petits pas feutrés, complètement abasourdie. La paladine était inconsciente, mais les traits de son visage exprimaient un souverain soulagement. La mage s’assit contre elle, rêveuse, et se laissa bercer par le silence. Avant de réfléchir à la façon dont elles allaient sortir, elles avaient mérité le repos des héros.

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Cinquième partie
Renaissance

Bien le bonjour frères d’armes.

Alors que le monde d’Azéroth ne cesse de faire face à de nouvelles menaces, fidèles, vous combattez hardiment, avec constance, bravoure et foi en vos valeurs, quelles qu’elles soient.

Vous n’êtes riches que de vos valeurs, vous ne vous distinguez que par elles. Et vous n’attendez pas d’autre considération, que l’estime que vous vous portez à vous-mêmes, et la certitude de votre force morale, éprouvée au quotidien, entretenue dans le plus pur désintérêt – car il n’y a de beauté que dans la gratuité, tout le reste n’est que mesquins compromis.

Mais au milieu des provocations et des bravades proférées à chaque coin de ruelle, éblouis par le clinquant des armures et des parades, entraînés par la gouaillerie ambiante, parfois…

Vos repères vacillent. Après tout… à quoi bon… ces hurluberlus sans scrupule réussissent mieux que moi, avec mes principes et mes rêves dont tout le monde se fiche… Si je suis lâche, ou fourbe, ou paresseux, qui s’en préoccupe, qui s’en souviendra encore demain…

Pour balayer ces doutes, il suffit de feuilleter quelques livres, d’écouter quelques récits. De consulter la mémoire du passé, des martyrs, des sacrifiés. Des pèlerins de l’infini. Suivez-les, ces gloires commémorées par les chants et les larmes, réchauffez-vous à leur soleil. Plus que jamais, retrouvez votre souffle, gonflez votre poitrine, suivez les traces de ces héros – phares dans la nuit – et qui sait, peut-être un jour les rejoindrez-vous parmi les élus de l’Histoire.

Oui, quand les gouailleurs auront noyé leur vanité dans le caniveau, quand leur avidité aura épuisé les stocks des marchés des quatre coins du monde, quand les tempêtes des gloires éphémères seront retombées dans un souffle, champs entiers de tournesols vaniteux, désormais noirs, une rumeur courra, persistera, roulera quelques noms dans les consciences, et l’on dira : « L’avez-vous vue, cette personne si humble qui a sauvé tant de vies sans salir son honneur ? Je me souviens… »

Je me souviens de Barthum « Flingot » Forpoing, lieutenant-commandant des Forces spéciales d’intervention, mort au champ d’honneur contre Kéli’dan, après une résistance héroïque qui aura consommé jusqu’à sa dernière grenade, sa dernière cartouche, son dernier souffle de vie.

Honorons sa mémoire !

Je me souviens d’Akmar Rockvissle, chevalier de la Section spéciale des Maîtres de l’Ombre, mort au champ d’honneur contre Darotân, après avoir repoussé les frontières de la souffrance, de l’abnégation et de la mort elle-même.

Honorons sa mémoire !

Et ce ne sont là que les premiers.

Déjà le Destin, son grand Livre dans une main, le sablier du Temps dans l’autre, assiste, impassible, aux affrontements des survivants. Lui seul sait qui, parmi Hama, Farôn, Thiwwina, Phéoline, Darotân et Stropovitch, va connaître à son tour une mort sans retour.

Les grains de sable tombent, un par un.

Inexorablement.

[Dans le prochain chapitre, que je suis en train d’écrire en ce moment même, seul le début sera déjà connu des anciens lecteurs. Je vais donc vous offrir à tous, après plus de dix ans d’attente, la fin de cette histoire. Merci pour votre patience pendant toute la phase de réécriture, et préparez-vous à du contenu totalement neuf. Préparez-vous à une conclusion que personne ne peut prévoir ni imaginer. Préparez-vous à la Renaissance (titre de cette Cinquième et dernière partie).]

1 mention « J’aime »

Chapitre 33

Quand elle s’était enfuie de l’enfer démoniaque déchaîné par Kéli’dan, Hama ne réfléchissait plus vraiment à la situation. Elle riait presque, en vérité. Quelque chose se révélait en elle, qui aurait fait frémir même Akmar. Le démoniste la connaissait, oui, et la femme qu’il aimait n’était pas un rêve – ni un cauchemar –, mais la vérité, il n’avait fait que la soupçonner.

Torturée, jusqu’à la folie, dans le vaisseau de l’Exodar, l’âme de la draeneï avait été jetée soudain dans le Néant, par la peau de Sargeras lui-même, ces deux lames maudites ! qui s’étaient fondues dans son ventre (les plus grands archimages du Kirin Tor peuvent-ils affirmer qu’ils y auraient survécu ?). Lovée dans la tendresse infinie de son amant, elle avait été brutalement saisie par une grande mâchoire d’Ombre, et balancée, hurlante et sanglante, dans le labyrinthe de la démence. D’un instant à l’autre, le paradis puis l’abîme ! Qu’avait-elle dû devenir pour survivre à ce meurtre essentiel, échapper à cette mort infinie ?

Akmar était fasciné par sa froideur, son impitoyable cruauté, et sa force, sa force d’âme, fasciné au point que, malgré les risques extrêmes qu’elle prenait quand elle se faisait ombre, malgré même le plaisir visible qu’elle prenait à vampiriser ses pauvres victimes affolées, il n’avait pas pu se convaincre qu’intimement, sa consœur était faible ; oui, chaque fois il la mettait en garde, oui, chaque fois il avait peur, mais chaque fois elle revenait victorieuse et froide et impassible, et ce ne pouvait être que pour une seule raison : elle maîtrisait l’Ombre, elle canalisait sa faim, elle s’en tenait au nécessaire, en un mot, elle était forte, si forte.

Et pourtant ces peurs étaient fondées. Les choix d’Hama n’avaient jamais rien eu de rationnel. Elle était le spectre d’une autre. Dans les tréfonds de sa mémoire, enfermée entre quatre murs blancs sans plafond, une jeune prêtresse éventrée criait, la face livide, la robe maculée, et se débattait et striait les murs de sang en les griffant à s’en retourner les ongles. L’innocence assassinée hurlait son hystérie, qui tourbillonnait en rafales dans cette âme moribonde traînant son agonie sans fin par grands sursauts douloureux d’appétits démesurés. Personne ne peut dire combien de temps elle aurait ainsi fait illusion, présenté force et succès sans révéler la large blessure béante de la folie.

Mais en quelques jours, elle avait été rappelée, traînée à nouveau au bord de ce précipice.

Stropovitch et Darotân ! Ils étaient réapparus, lui rendant soudain tous ses espoirs de bonheur – et de vengeance. À nouveau elle avait été fouillée, déchirée par l’impossible cohabitation – du présent et du passé – de l’Ombre et de la Lumière – de la faim et de l’amour. Et ses infâmes métamorphoses, à la bataille du Bastion, puis au sein de la Citadelle ; l’effrayante lutte de chaque instant entre Stropovitch et son propre démon ; l’angoisse permanente de la mission d’infiltration, qui avait atteint son apogée dans les égouts ; tout ébranlait son esprit, déroutait sa conscience, épuisait sa raison. Les fatigues de l’âme et du corps s’accumulaient, favorisant en elle les progrès de la corruption, qui à son tour l’éreintait, en un cycle funeste.

Et voilà qu’après avoir encore cru son amant mort, et mené une âpre lutte contre ce gangr’orc – celui-là, maudit ! qui avait immolé le corps et la vie de son amour – le plafond s’était ouvert sur eux ! La limite était franchie, quelque chose s’était brisée ; elle avait dit « Viens » à Akmar ; et la voix qu’il avait entendue, lui, illusion ! c’était celle d’une Hama impitoyable, qui, comme lui depuis les égouts, avait évalué la situation, et refusé le suicide. Mais en vérité l’esprit de la draeneï, en une déliquescence soyeuse, avait dérivé vers un ultime refuge.

Le désir de se blottir contre Stropovitch !

Noyée dans les brumes d’une démence latente, c’était à son amant qu’elle adressait ce « Viens » ! c’était de son amour rêvé, de sa passion perdue qu’elle espérait confusément le salut ; au moment de sombrer, elle partait le chercher telle une enfant perdue dans le noir.

Et voilà que le sol s’était dérobé sous ses pas…

La première pensée d’Hama n’avait pas vraiment été une pensée : un instinct, un réflexe défensif, mais surtout une pulsion… se faire ombre ! se protéger de la matière et de la gravité, se délivrer des contraintes de la chair, oublier les aléas des éboulements et d’une situation qu’elle ne contrôlait pas, pour se recueillir en elle-même, emplir l’espace, capter le monde, retrouver son rêve, son doux rêve.

Elle ressentait ce besoin de s’abandonner à l’Ombre depuis la révélation de Darotân, quand une panique sourde avait investi les cœurs et écrasé les consciences de toute la Péninsule – sûrement aurait-elle dû alors laisser ses camarades courir, et revêtir sa sombre chape. Mais au milieu des vapeurs nauséeuses qui lui serraient la gorge et lui brouillaient l’esprit, une obstination sourde la tenait, une certitude irrationnelle mais inexpugnable : elle ne devait pas céder à cette tentation, elle ne devait pas, malgré la faim, malgré l’instinct, malgré l’ennemi, elle ne devait surtout pas. Quelque chose la prévenait, lui prenait la main, l’empêchait de fuir dans la puissance, l’exhortait à avancer pas à pas dans la souffrance et l’angoisse, vers une lointaine étoile.

Comme une voix en elle ! qui luttait désespérément contre une corruption victorieuse et irrésistible, une voix qui, pour vaincre, ne la guidait pas vers le pouvoir, mais vers l’amour ; comme si elle entendait…

La Lumière ?

Le couloir s’était fendu. Elle s’était retournée, avait tendu le bras vers Akmar… Il était trop tard… même pour sauter.

Et soudain ses yeux s’agrandirent.

Elle l’avait senti.

Elle l’avait même…

Pressenti.

Un déplacement d’âme, instantané, fulgurant, juste en-dessous d’elle…

Elle ne perçut plus la voix, étouffée par les battements de son cœur furieux.

Farôn…

Et commença la lutte irréelle des deux enfants de l’ombre et du mystère.

Elle n’eut que le temps de porter la main à son cou. Au moment où le plafond du couloir, en tombant, masquait la fin de sa chute aux yeux d’Akmar, un bras l’enserra par derrière – un souffle caressa sa nuque – une lame, destinée à l’égorger, se posa sur la paume levée.

L’elfe avait pris appui sur un des blocs qui tombaient. D’un bond latéral souple et puissant, il se projeta avec sa proie hors de la cascade de pierres, dans le couloir de l’étage inférieur, ou ce qu’il en restait, une niche, une cavité.

L’assassin voulait égorger sa victime en plein vol ; mais sa lame ne trancha que la paume de la main gauche, jusqu’aux os, qu’elle écrasa à moitié ; il lui aurait aussitôt transpercé la poitrine, s’il n’avait fallu se recevoir au sol.

La force du bond leur fit rencontrer les dalles rouges sur un axe presque horizontal ; ne s’étant pas retourné en l’air – pour préserver le visage de la draeneï –, l’elfe était toujours dessous ; son dos entra en contact et glissa sur plusieurs mètres – le frottement et les aspérités malmenèrent le cuir de sa combinaison ; de grands blocs issus des étages supérieurs tombèrent soudain coup sur coup, explosions fracassantes pour les tympans, condamnant le réduit et plongeant les deux combattants dans l’obscurité totale. Ils étaient enfermés au plus bas de la Citadelle, au niveau de la prison de Magthéridon – un seul mur, mais de dix mètres d’épaisseur, les séparait de Thiwwina et Phéoline.

Au-dessus d’eux, Akmar hurla son désespoir. Il serait, dans un instant, au sommet des décombres, face à Darotân.

Dès qu’il fut à peu près immobile, Farôn planta sa dague sous le sein droit d’Hama ; mais l’arme y rencontra… un poignet – elle prévoit mes attaques ? – et alors que la lame faisait craquer les petits os, l’autre main, la gauche, sanguinolente, se plaqua sur le visage de l’elfe.

« Hrîksha ! »

Un mot d’Ombre. Les membres de l’assassin s’amollirent malgré lui. Impuissant, il vit Hama se redresser vivement, ses yeux luminescents se fixant sur les siens. Il entendit sa respiration profonde malgré ses blessures, la petite pluie du sang qui gouttait de ses deux mains, sa voix persiflante, lourde de haine. La douleur et la rage maintenaient écartée en elle la voix salvatrice.

« Tu es pitoyable, Farôn. Je lis les âmes. »

Le temps d’une respiration rauque, elle le laissa commencer à comprendre.

« Je savais que tu trahirais. Je n’ai rien dit car tu nous étais utile. »

Farôn eut une moue, tandis qu’elle achevait en sifflant :

« Maintenant, sache qui de nous deux est la proie. »

Impassible, il garda les yeux fixés sur elle.

« J’ai toujours senti que tu as une âme très ancienne et délicieusement puissante. Je ne sais pas d’où tu viens ni d’où tu tires tes capacités hors du commun, mais ce qui est certain, c’est que je vais te dévorer avec plaisir. »

Un sourire sardonique sur les lèvres, elle fit intérieurement appel à l’Ombre pour utiliser ses pouvoirs vampiriques.

Elle ne reçut aucune réponse.

Son sourire s’évanouit.

Farôn ne manifestait rien. Il était fixé sur son objectif : trancher la tête d’Hama et la montrer à Stropovitch dans un ultime tentative de faire perdre la raison au guerrier. Il avait préparé son affrontement avec Hama en enduisant ses dagues d’un poison particulier : il coupait les liens avec les flux magiques. Maintenant qu’il avait neutralisé les pouvoirs d’Hama, il avait décidé d’attendre que le sortilège qui l’empêchait de bouger s’estompe.

« Que se passe-t-il… »

Nouvel appel à l’Ombre, puissant, répété. Même absence de réponse.

Elle jeta sur Farôn un regard fou et l’assourdit par un hurlement soudain.

« QUE M’AS-TU FAIT ? »

Et elle le frappa de ses mains sanglantes, oubliant qu’elles étaient blessées, et cela lui arracha des cris de douleur qui l’enragèrent davantage. Elle saisit une dague au sol pour le poignarder sauvagement, sans cesser de hurler.

Mais il disparut.

Elle débita des chapelets de jurons et de cris de bête, puis soudain se tut. Elle était pétrifiée d’angoisse, mais pas l’angoisse de la mort, non, il s’agissait d’une souffrance bien plus viscérale : déconnecter Hama de l’Ombre, c’était comme priver un drogué d’une addiction devenue vitale ; et cette privation provoquait une douleur à la fois physique et psychique, insoutenable. Elle ne se préoccupait même plus de Farôn : son cerveau cherchait une solution, avec une sensation d’urgence qui déversait des flots d’adrénaline dans sa tête et accélérait ses pensées avec une intensité inouïe.

Que m’a-t-il fait, que m’a-t-il fait, que m’a-t-il fait ?

Il m’a seulement blessée. Avec ses dagues.

Les dagues, les dagues ! Du poison !

Je dois purifier mon sang !

Mes pouvoirs de prêtresse.

Elle fit appel à la Lumière, mais avec une fébrilité telle, que quand elle n’obtint aucune réponse, elle ne sut pas si c’était à cause du poison, ou si les convulsions qui agitaient ses membres l’empêchaient de se concentrer suffisamment.

Elle se mit à aspirer goulûment le sang de ses blessures, et à le recracher, dans une tentative désespérée d’éliminer le poison.

Ma race est bénie par les naarus… Je dois pouvoir appeler la Lumière, elle est quelque part en moi !

Pendant ce temps, Farôn s’était réfugié dans un autre plan de réalité. Il avait espéré ne pas avoir à le faire, car cela lui coûtait beaucoup d’énergie. Mais comme à Kil’sorrau, il avait eu besoin de se délivrer des sortilèges qui l’affectaient. Et dans ce plan, il se libérait de tout sortilège.

Il se sentit prêt. Alors il visualisa le dos d’Hama.

Quand il réapparut dans la cavité ténébreuse, il la frappa du plat de la main dans la nuque – coup destiné à la tuer instantanément.

Sa main fut bloquée par une barrière immatérielle. Et lumineuse.

Hama, stimulée par son addiction dévorante à l’Ombre, puisait dans le don des naarus – la lumière présente nativement dans son âme – de quoi se protéger et se guérir !

Les mains jointes, les yeux fermés, les sourcils froncés, elle sentit enfin, grâce à la Lumière, l’empoisonnement qui avait infiltré son corps.

Farôn bondit pour ramasser ses dagues et tenta de les planter à plusieurs endroits, sans succès. Alors il s’accroupit en retrait, tel un fauve attendant le moment propice.

Hama acheva de se purifier, mais au moment de se faire avidement ombre, une lutte imprévue se déclara en elle.

Ayant fait appel à la Lumière, elle entendait de nouveau ses murmures. Et cette petite voix tentait de la dissuader de succomber à sa faim. Malheureusement, elle n’hésita pas longtemps. Elle avait un ennemi, prétexte parfait pour se battre – et elle ne s’était jamais battue qu’avec l’Ombre.

Toujours entourée de son bouclier brillant, elle se dématérialisa avec des frissons d’extase. Le manque avait été si violent que le soulagement était désormais un plaisir d’une sensualité intense.

Et elle sentait de nouveau l’âme de Farôn, qui avait un parfum si particulier – certainement savoureuse ! Ses yeux agrandis par la faim se fixèrent sur sa proie pour la dévorer sans sommation. Elle en oublia de lire les pensées de l’assassin.

À peine eut-elle commencé à aspirer l’âme de son adversaire que, s’appuyant sur ses mains, ce dernier fit monter en chandelle ses pieds depuis le sol et les projeta dans la figure de la prêtresse déchue.

Le bouclier avait faibli. Elle heurta durement le mur derrière elle, et comprit en un éclair que sa protection ne durerait pas assez longtemps pour achever la canalisation de son sort de drain d’âme. Elle devait d’abord l’affaiblir lui, puis se dématérialiser davantage – elle n’était pas encore assez ombre !

À peine ses pieds eurent-ils touché le sol que Farôn fit une rotation fulgurante sur lui-même pour planter ses dagues dans le ventre de la draeneï.

La barrière, avant de disparaître, avait empêché les pointes de pénétrer la chair ténébreuse, mais Hama heurta de nouveau le mur, le souffle coupé. Cette fois cependant, elle avait anticipé le geste, et sa paume droite ouverte accueillit le front de l’elfe.

L’esprit de ce dernier reçut instantanément une grêle d’attaques magiques qui firent hurler son âme flagellée. Puis un chapelet de sorts d’ombre s’engouffrèrent dans la brèche, et il aurait pu en mourir sur le coup.

Mais Elle l’avait entraîné à bien pire que cela. Oui, Elle lui avait fait subir mille tortures et mille morts, à lui ainsi qu’à tous les autres candidats, pendant des décennies, jusqu’à ce qu’ils meurent tous, tous sauf un, tous sauf lui, seul digne d’être Son agent personnel, celui dont on ne saurait jamais ni le véritable nom ni le véritable emploi, celui qui accomplirait tous Ses désirs.

Il disparut à nouveau, corps et âme.

En une demi-seconde, Hama tint le raisonnement suivant : si elle se dématérialisait davantage, Farôn ne pourrait plus l’atteindre ; donc Farôn ferait tout pour l’en empêcher ; donc si elle tentait maintenant de s’imprégner d’ombre plus avant, il allait réapparaître aussitôt pour la tuer. La seule solution était de puiser encore dans la Lumière, de s’entourer d’une nouvelle protection, ainsi, une fois à l’abri, elle aurait le temps de compléter l’imprégnation.

Elle prit sur elle de renouveler son bouclier étincelant, mais ce faisant elle sentit la même lutte interne qu’auparavant : la magie sacrée seule pouvait la sauver ! La Lumière saisissait une des rares occasions qu’Hama lui avait données en tant d’années pour renouer ses liens avec l’adolescente qui était morte dans l’Exodar, avec la prêtresse pure et sainte qui avait été dévorée par les lames forgées à partir de la peau du Titan Noir.

Avec la draeneï qui vivait un bonheur parfait avec Stropovitch.

Mais les lames noires n’avaient pas dit leur dernier mot.

Quand Farôn reparut, il vit le bouclier et s’accroupit à nouveau. La tête dans les mains, Hama gémissait et pleurait, et criait, et priait, et enrageait, et suppliait, et insultait… Il observait la souffrance de cette pauvre créature, et sentit un début d’émotion. Mais il la réprima avec colère – son amitié absurde pour Stropovitch lui avait déjà fait perdre un temps incalculable. L’heure n’était plus à l’empathie.

De plus, il s’était déjà réfugié dans son monde deux fois. Il devait récupérer de l’énergie pour envisager – si nécessaire – une troisième. Il fallait qu’il regarde le conflit intérieur d’Hama comme une aubaine pour se reposer. Les yeux toujours fixés sur sa cible, il relâcha la tension de ses muscles et de son esprit.

Ce dont il ne pouvait se douter, c’était que ce combat était en train de sauver Hama. Sans le prévoir, il avait mis la draeneï dans une telle situation de danger, qu’elle était contrainte de renouer avec la Lumière pour survivre. Ironiquement, il avait donné à l’affamée ce dont elle avait besoin pour sortir de sa dépendance à l’Ombre : un adversaire préparé à lutter contre l’Ombre. Il était tellement prêt à l’affronter, il avait tellement calculé tout ce dont il avait besoin pour la tuer, qu’elle était obligée de puiser dans des ressources qu’il n’avait pas anticipées. Et de fait, il était embarrassé par l’intervention inattendue de la Lumière dans cette tentative d’assassinat.

Elle eut un hoquet de souffrance puis un soupir – pour rassurer à la fois la Lumière et l’Ombre qui l’habitaient toutes deux, elle n’avait trouvé qu’une solution : d’accord, elle se battrait avec la Lumière pour l’instant ; mais seulement pour tenter de vaincre l’elfe, pas davantage.

Les lames maudites acceptèrent cet accord et cessèrent de faire obstacle à la Lumière en elle.

Elle eut la sensation qu’elle venait de remporter une victoire temporaire, comme si en suivant la Lumière c’était ses souhaits profonds qu’elle exauçait ; mais le manque et la faim étaient si intenses, et la cohabitation de deux forces opposées en elle si douloureuse, qu’elle en versa des larmes amères.

Elle vissa soudain ses yeux dans ceux de Farôn, avec une soudaine résolution qui surprit l’elfe, habitué à voir son visage déformé par la folie. Entourée de lumière, elle avait retrouvé enfin un peu de majesté.

Comme ma Reine.

Il chassa cette pensée blasphématoire. Personne n’égale la Reine. Mais il avait été troublé une demi-seconde de trop…

Se laissant inspirer et guider par la Lumière, en un cri elle avait lancé un mot de pouvoir du Sacré sur lui, et il fut investi, ébloui…

…et immobilisé.

Qu’est-ce que…

Le temps que sa vue se précise, elle avait incanté un autre sort.

« Flammes sacrées ! »

Une colonne de feu blanc s’abattit sur lui, et l’aveugla encore, et le consuma intérieurement, comme brûlant son cœur et son esprit d’une flamme inquisitrice, l’attaquant en tant que criminel, le punissant en tant que malfrat. Tel est le Sacré : il attaque ceux que le lanceur de sorts juge animés d’intentions mauvaises ou malvenues.

Et contre cela, la Reine ne l’avait pas préparé.

« Flammes sacrées ! »

Nouvelle colonne, nouvelle condamnation. La Lumière sentit une faille en lui et s’y engouffra : son sentiment de culpabilité envers Stropovitch et ses compagnons. Il était poussé au repentir. Neutralisé par ses remords.

« Châtiment ! »

Hama revivait. Plus elle utilisait la Lumière, moins elle souffrait. L’Ombre en elle s’était laissée prendre au piège. Quand la Lumière coule enfin librement dans une âme telle que celle d’Hama, elle s’impose comme un torrent, et plus rien ne l’arrête. Elle chassait la faim, rétablissait l’ordre, apaisait les souffrances, réconciliait la draeneï avec elle-même. Celle-ci pleurait encore, mais cette fois, elle était bouleversée non pas par ses douleurs, mais par l’explosion de bien-être dans sa tête et son cœur. Ces sentiments contraires qui se chassaient l’un l’autre en quelques instants, c’était d’une telle violence qu’elle se serait évanouie si elle n’avait pas eu un ennemi mortel en face d’elle.

Et elle lançait sort sur sort en jubilant, car la vraie Hama était de retour. En elle la prêtresse gagnait du terrain sur la vampire des âmes, car cette dernière n’existait que par l’action des lames noires qui la possédaient, et qui peut-être allaient enfin être chassées de son corps ! Renvoyées au Néant distordu, renvoyées au Titan ! Tous les espoirs étaient de nouveau possibles, dont le plus merveilleux de tous, et qui faisait son chemin dans le cœur de la draeneï : aimer de nouveau Stropovitch, l’aimer vraiment, non pas pour se nourrir de son démon, non pas pour se délecter de son feu intérieur, mais pour lui-même, pour l’être admirable et magnifique qu’il était et dont elle était jadis tombée amoureuse.

Mais il y avait en Farôn un sentiment sur lequel la Lumière ne pouvait pas agir pour le figer dans la culpabilité.

Son amour pour sa Reine.

Aveuglée par l’éclat de ses propres sorts, Hama ne vit pas sa cible se déplacer soudain. Dans son dos.

Farôn, les dagues aux mains, ne pouvait pas la blesser à travers son bouclier luminescent.

Pas ici du moins.

Comme pour l’étrangler il leva le bras, saisit le cou d’Hama dans le creux du coude – tel un étau – et l’emmena avec lui dans son monde.

Elle se sentit lâchée et, à genoux, toussant et suffoquant, pria la Lumière pour se réentourer de la barrière magique, qui avait inexplicablement disparu.

En vain.

Elle réessaya fébrilement, jusqu’à être certaine que Farôn l’avait volontairement emmenée dans un plan éloigné de tout flux magique. C’était évident, puisqu’il n’avait agi ainsi que pour obtenir un avantage stratégique décisif.

Elle se redressa. Elle n’était littéralement nulle part. Autour d’elle, il n’y avait ni murs, ni ciel, ni quoi que ce soit hormis la sensation d’un sol sous les pieds et de respirer de l’air frais.

« Où sommes-nous ? »

Aucune réponse.

Des larmes vinrent aux yeux d’Hama. Sans magie, elle était impuissante. D’une seconde à l’autre, elle pouvait mourir d’un simple coup de dague, qui ne coûterait plus à l’assassin le moindre effort.

« Farôn… Je t’en prie… Arrêtons. Tu ne comprends pas ce qui s’est passé. Je revis, Farôn. J’ai donné à la Lumière l’occasion de se frayer à nouveau un chemin dans ma conscience, et tout s’éclaircit. Je sors enfin de ce cauchemar permanent qu’était devenue ma vie… Je ne sais pas ce que tu veux, mais je t’en supplie, arrête. Je ne t’en veux pas, je ne désire même plus ta mort, je retire toutes mes menaces, je veux juste… »

Ses sanglots l’empêchaient de plus en plus de continuer, car plus elle parlait, plus elle sentait que son discours serait inutile.

« Je veux juste… rejoindre Stropovitch… C’est tout ce que je demande… Tu ne sais pas ce que nous avons traversé… Ce que nous a fait vivre Darotân… Il a fait bien pire que me tuer, Farôn ! Il nous a fait souffrir… au-delà de l’imaginable… et pour finir… »

Elle s’effondra sur les genoux, agitée de soubresauts convulsifs, et ses larmes tombaient sur le sol noir.

« Il a dit que j’étais enceinte… Il m’a éventrée vivante… et livrée à l’Ombre… avec ces horribles épées… en peau de Sargeras… qui me vrillent l’âme… et me dépossèdent de moi-même… depuis tant d’années… »

Elle s’allongea sur le flanc, et pleura longtemps.

« Stropovitch, mon amour… Pardon, pardon… » lâcha-t-elle à deux reprises, éperdue de chagrin.

Quand elle se redressa sur son séant, Farôn, reposé, était assis en face d’elle.

Elle hurla de surprise, puis se reprit, passant nerveusement sa main dans ses cheveux. Elle avait peut-être encore une carte à jouer.

« Durant mon initiation j’ai souffert bien plus longtemps et bien plus d’épreuves que vous, dit-il calmement. Je n’ai pas d’empathie pour vos malheurs.
– Qui es-tu, Farôn ? »

Elle se leva. Il fit de même. Ils se voyaient tous les deux dans le noir, comme dans la Citadelle.

« Je ne m’appelle pas Farôn. Mon nom est perdu depuis dix mille ans. J’étais l’agent personnel de la Reine Azshara juste avant l’effondrement du Puits d’Éternité. J’ai assassiné des centaines de personnes pour Elle. »

Hama frémit. Il détourna le regard – ses yeux se perdirent au loin.

« J’étais Son chevalier. Le meilleur. Et d’autant plus fidèle que, comme beaucoup, je suis éperdument amoureux d’Elle.
– Mais n’est-elle pas désormais une naga ? Alors que tu n’en es visiblement pas un ?
– J’ai échappé à l’effondrement, oui. Et j’ai vécu comme un humble Kal’dorei. Mais secrètement, j’étais toujours en contact avec Elle. Et en dix mille ans, même si Elle sert aujourd’hui un autre maître, Elle n’a jamais pu oublier le Titan Noir. Il s’était présenté à Elle sous la forme d’un Avatar de lui-même, et L’a persuadée d’utiliser le Puits pour le faire venir sur Azéroth sous sa vraie forme. Et cet Avatar était si séduisant et puissant qu’il L’a littéralement subjuguée.
– Pourquoi me racontes-tu tout cela ? »

Hama, fébrile, sentait une faille qu’elle devait exploiter. C’était sa dernière chance.

« Pour t’expliquer cet objet. »

Il sortit, pensif, la grande dent nacrée, et la manipula distraitement.

« Le nouveau maître d’Azshara est une entité de l’Ombre, créée par des puissances du Vide que vous ignorez. En tant que tel, même emprisonné, il sait ce que les autres entités savent, et ce que leurs serviteurs dévoués savent. Il a donc appris ce que tramaient les démonistes du Conseil des Ombres, et l’a appris à Azshara. Pour lui, la destruction d’Azéroth par Sargeras serait seulement une occasion de se libérer de la prison où l’ont mis les Titans. Et Azshara ne lui a rien montré de ses sentiments, mais pour Elle, c’est aussi l’occasion de retrouver Son amant rêvé. Elle m’a donc fait parvenir cette dent, qui est un artefact… »

Il hésita à continuer, et Hama, de peur de l’effaroucher, ne bougea pas un sourcil.

« …capable d’aider le nouvel Avatar à se libérer de l’emprise de Stropovitch. Elle a harmonisé l’artefact avec des objets qui avaient appartenu au premier Avatar, et en a fait un puissant catalyseur, de façon à ce qu’il agisse comme un aimant, capable d’aider Sargeras à s’extraire de tout type d’entrave, matérielle ou psychique. »

Il soupira. Hama prit soudain conscience qu’elle n’avait pas besoin de lutter. L’elfe était apparu devant elle tout à l’heure avec l’intention de baisser les armes. Un ouragan de joie naquit dans son cœur, suivi par une nouvelle terreur – celle que l’elfe change d’avis. Elle se retint de manifester quoi que ce soit, les yeux écarquillés par l’intensité de ses émotions.

« Comme Stropovitch remportait tous ses conflits intérieurs, jusqu’à l’apothéose qu’on a constatée chez Néanathème, j’ai pensé que te tuer était pour moi la dernière chance de rendre Stropovitch fou, et de donner enfin à Sargeras une occasion solide de s’incarner et de combler les attentes de ma Reine. »

Elle fut foudroyée par l’aveu.

« Tu as dit que j’étais un traître. Mais la seule personne que j’ai trahie, c’est ma Reine. Depuis le début de cette mission, je manque de volonté. J’estime Stropovitch. Je pense que, s’il n’était pas possédé par cet avatar, il serait un être d’une intelligence et d’une bravoure dignes des plus grands. »

Elle hocha vivement la tête, même s’il ne la regardait toujours pas.

« Mais surtout, et c’est cela en réalité qui m’a décidé, je sais au fond de moi que ma Reine se fait des illusions, et que jamais Sargeras ne comblera Ses désirs. Elle a été dupée il y a dix mille ans, et jamais… »

Hama fut ébahie. Farôn, l’impassible Farôn était au bord des larmes.

« Jamais je n’aurai la moindre chance de La convaincre qu’Elle fait erreur… »

Silence. Hama sentit soudain un début d’empathie pour l’elfe.

« Alors depuis de longs jours je tente de m’illusionner à mon tour, mais je n’y parviens pas.
– Si je peux me permettre… »

Il lui lança un regard neutre. Elle s’enhardit.

« Si je peux me permettre, en lui désobéissant, tu vas la sauver, c’est bien cela ?
– Je crois… J’espère.
– Donc finalement, la plus grande preuve de ton amour pour elle, c’est que tu lui désobéisses. »

Il soupira encore.

« Oui. »

Et que je meure, puisqu’elle ne tolérera aucun échec.

Tout était dit. Un nouveau silence, pendant lequel ils regardèrent le sol. Dans cet endroit qui était un nulle-part, leur conversation avait quelque chose d’intime. Soudain éloignés de tout bruit et de toute fureur, ils pouvaient réfléchir, soupeser, prendre le temps.

« Hama, toi aussi je vais te sauver. »

La phrase était tombée sans prévenir.

« Comment cela ?
– Pendant que je restais invisible à tes yeux, et que tu parlais, j’ai entendu ton récit sur les lames faites en peau de Sargeras. »

Il montra la dent.

« Cet artefact est conçu pour extraire Sargeras, et tout ce qui est harmonisé avec lui – ses avatars, et donc sa peau –, de tout type d’entrave. Si tu ne fais pas obstacle au processus, je peux rematérialiser les lames hors de ton corps. »

Hama écarquilla les yeux démesurément.

« Mais il faudra que tu pries la Lumière si cela t’aide à contrer la volonté des lames. Prête à retourner sur Draénor ? »

Elle était muette de stupéfaction, n’osant croire ce qu’elle venait d’entendre.

Sans gêne, il s’approcha d’elle, lui prit la main…

… et fit un pas.

Elle sentit de nouveau l’aura écrasante de Darotân. Le vacarme de plusieurs affrontements titanesques parvenait en échos sourds à leurs oreilles. Ils étaient de retour dans la cavité de la Citadelle, et il fallait agir vite.

« Prie, Hama, et fais-moi confiance.
– Attends. »

Elle sentait une puissante angoisse lui serrer la poitrine et lui nouer le ventre. Et si cette tentative était vouée au même désastre que celle de Darotân dans l’Exodar ?

Et si Farôn n’avait fait que la manipuler depuis le début de la conversation ?

« Hama, crois-moi, les lames noires sont déjà sur la défensive, elles instillent le doute en toi, ne leur donne pas le temps de reprendre l’ascendant sur ta volonté. »

Il avait raison. S’il avait voulu lui faire du mal, il avait largement eu l’occasion de la tuer ou de l’assommer sans le moindre effort.

Elle respira, souffla, tenta de se calmer. Seule la Lumière détenait la vérité.

« Si je m’en remets à la Lumière, je serai protégée quoi qu’il se passe.
– Voilà, répète-toi ce genre de choses en boucle, si ça bloque la peur et la méfiance. »

Il n’avait jamais été aussi bavard, jamais été aussi amical. En fait, il avait le sourire et la facilité d’expression de celui qui accomplit une ultime bonne action. Tous les martyrs meurent avec ce sourire sur le visage. Il n’y a plus de réserve, plus de barrières quand on n’a plus rien à perdre.

Il pressa avec grand soin le couvercle de nacre de la Dent des Mers, jusqu’à sentir un glissement sous son pouce. Hama, les yeux fermés, chantait des poèmes sacrés dans sa langue natale, ceux dont elle se berçait, le soir, dans l’Exodar, lovée contre son amant.

Une explosion de roche ébranla la salle de Magthéridon de l’autre côté du mur. Une paroi de la cavité se fissura et, tandis que de la poussière et des gravillons se déversaient sur l’elfe et la draeneï, les pierres qui avaient bouché le passage au début de leur affrontement bougèrent et laissèrent – enfin – passer la lumière du jour.

Farôn eut un petit rire d’enfant qui bouleversa Hama. Il s’épousseta le visage, et, les yeux humides, eut un sourire triste qu’il voulait faire paraître joyeux.

« Nos compagnons ont besoin de nous. On se reconcentre. »

Hama hocha la tête, referma les yeux et reprit ses litanies. L’inquiétude de l’Ombre en elle formait comme une boule qui lui oppressait le cœur et le ventre. Il fallait que la Lumière, l’amour et la conscience œuvrent de concert pour la tenir en respect.

Le couvercle de la dent s’ouvrit tout à fait.

Instantanément, un double rayon – à la fois rouge et indigo – relia la Dent au nombril d’Hama. Le rayon pulsait, agité de soubresauts, de jaillissements d’étincelles.

« N’ouvre pas les yeux. Reste concentrée et sereine » fit-il de sa voix la plus paternelle.

À mesure que le rayon s’amplifiait en diamètre et en luminosité, il émettait un vrombissement de plus en plus sonore lui aussi, et Farôn devait retenir la Dent de toutes ses forces pour éviter qu’elle n’aille s’enfoncer dans le ventre de la draeneï.

L’elfe se rendit compte qu’il s’était trompé. La Dent était aimantée par tout ce qui vibrait à l’unisson avec Sargeras, il le savait. Mais de toute évidence elle était destinée à pénétrer dans un corps possédé pour aider l’hôte à s’incarner dans ce même corps. La Reine n’avait pas jugé utile de l’informer de ce genre de détails. Ce qui était somme toute normal, puisque…

Je ne suis qu’un larbin. Ma vie n’a jamais eu la moindre valeur à Ses yeux.

Arc-bouté, il tendit tous ses muscles pour empêcher la réunion de la Dent et des Lames.

Mais désormais, c’était le corps d’Hama qui bougeait, attiré par l’artefact !

La draeneï leva les sourcils quand elle ressentit l’attraction.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-elle – les yeux fermées, et toujours sereine, pour l’instant, malgré la boule d’Ombre qui s’agitait frénétiquement en elle.
– L’extraction commence, répondit-il calmement comme si tout était sous contrôle. Lance-toi sur toi-même le sort d’immobilisation que j’ai subi tout à l’heure, et demande à la Lumière de rester inamovible.
– Entendu. »

Elle prononça quelques mots, et elle s’entoura d’une véritable prison de Lumière, aux barreaux épais et brillants comme des soleils.

Le rayon sembla rugir. Farôn perdit l’équilibre tant la tension fut soudain multipliée. Il n’eut pas d’autre choix que de se retourner en plein vol et de s’adosser à la prison de Lumière. Il avait refermé ses deux mains sur la Dent et, recourbé par-dessus, tentait de verrouiller ses muscles pour bloquer l’artefact là où il était, c’est-à-dire près de son nombril.

Le rayon le traversait sans déchirer la chair – à peine sentait-il un peu de corruption souiller son organisme. Mais s’il lâchait la Dent, elle allait traverser son propre ventre avant de rejoindre celui d’Hama !

Il fit un suprême effort pour parler de façon détendue. S’il inquiétait Hama, tout était perdu.

« Prie un peu pour moi aussi, j’ai quelques courbatures et ça tire un peu.
– Entendu. »

Il sentit un prompt regain d’énergie. Juste ce qu’il lui fallait.

En effet, le rayon atteignit d’un coup un troisième palier d’intensité, et Farôn put tout juste bloquer la Dent contre la peau de son abdomen. Ses mains étaient si convulsivement serrées que chaque petit muscle et chaque articulation de chaque phalange le faisaient atrocement souffrir. Et cette douleur irradiait aussi chaque fibre musculaire de ses bras, de ses épaules, de son dos, de son cou. Il serra les dents à s’en faire saigner les gencives.

Hama, de son côté, sentit la bulle crever. Même si Farôn ne lui parlait plus, elle sentit le besoin de prier toujours plus profondément. Pour elle, c’était le début du soulagement.

Pour Farôn, c’était le début du calvaire. En voulant aider au lieu de tuer, il avait emprunté le chemin des martyrs. Il devrait désormais boire la coupe jusqu’à la lie. Des larmes jaillirent de ses yeux tandis que le sang de sa bouche teintait ses lèvres et commençait de goutter sur son menton.

La bulle d’Ombre avait fait surface sur le ventre d’Hama, ouvrant une espèce de portail sur un autre plan d’elle-même ; et les lames pointèrent à l’extérieur ! Attirées par la Dent, elles avançaient lentement, vibrantes de colère et de rancune.

Et, inévitablement, Farôn sentit les pointes entrer en contact avec le cuir de sa combinaison. Dans son dos. Lui, l’assassin, allait mourir ainsi – tragique ironie. Et sans pouvoir se permettre de crier !

Mais cela, la Reine l’y avait entraîné.

C’est donc dans un parfait silence qu’il souffrit mille morts, tandis que les lames traversaient lentement son corps, déchirant la chair et les organes, et semant tous les germes de mort, de corruption et de désespoir dont elles étaient capables, parce que telle était leur nature, mais aussi parce qu’elles avaient l’occasion de se venger de celui qui les privait de leur proie.

Et quand enfin les deux pointes rentrèrent de concert dans la dent comme dans un fourreau, et s’y encastrèrent solidement, alors soudain le rayon disparut, l’aimantation s’annula, et tout l’effort que Farôn avait mis à pousser vers l’avant pour retenir l’artefact se mua en élan : il s’arracha littéralement le ventre, acheva de s’éventrer en retirant les lames de son propre corps et en les jetant au sol devant lui, furieuses et vindicatives, auréolées de fumée noire, recouvertes d’un sang épais qu’elles absorbaient rageusement.

« C’est terminé ? » fit la belle voix d’Hama en ouvrant les yeux. Elle vit le dos de Farôn assis et les lames au sol. Elle cria de joie, et d’un mot dissipa la prison qui la tenait assise.

Son sourire disparut quand Farôn s’affaissa doucement, et se trouva à moitié étendu sur elle. Elle accueillit la tête de l’elfe au creux de son coude et se pencha vers lui, très émue.

Elle vit soudain l’étendue du désastre. Ils pataugeaient tous les deux dans le sang de l’assassin. Le ventre de l’elfe n’était plus qu’une bouillie infâme. Sa peau était déjà blafarde comme celle d’un cadavre, mais ses lèvres sanglantes esquissèrent un sourire. Le regard voilé de l’elfe exprimait la souffrance mais aussi le contentement : pour la première et dernière fois de ses milliers d’années d’existence, il avait accompli un acte qu’il avait décidé lui-même.

Elle ferma de nouveau les yeux pour entreprendre sa guérison.

« Merci » entendit-elle à son oreille.

Elle sursauta. Personne n’était derrière elle. Ni sur elle, d’ailleurs. L’elfe avait disparu.

« Farôn ? » fit-elle, juste avant qu’une nouvelle explosion agrandisse encore l’ouverture pratiquée dans les murs. Elle était libérée. Libérée de l’Ombre, des lames, de l’éboulement. Libérée de tout ! Et elle n’avait plus qu’à se précipiter auprès de son amant !

Elle se releva et saisit les deux lames avec assurance. Elle se sentait capable de dominer leur influence. Elle avait trop souffert, et trop longtemps, pour se laisser de nouveau emporter.

Elle ne parvenait pas à se sentir triste pour l’elfe. Elle avait toute une vie à reconstruire. Un amour fabuleux à revivre. Un avenir à forger.

En revanche, elle ressentait une profonde gratitude.

« Je ne sais pas pourquoi tu préfères mourir, déclara-t-elle enfin, mais… merci, Farôn. »

Et elle sortit vers la lumière.

Dans l’ombre, quelque part aux confins de la réalité, Farôn, étendu, songeait.

Il avait épuisé ses toutes dernières forces dans cette ultime téléportation. Il ne parvenait même plus à bouger un doigt.

Mais c’était bien. Il était inutile de survivre. Azshara aurait bientôt vent de sa trahison. Et quand on trahit la Reine, on ne peut lui échapper. Elle a trop de pouvoirs, trop d’alliés – parmi les plus puissants – et des myriades de serviteurs sur plusieurs mondes. Il n’avait pas envie de se cacher, de poursuivre une vie d’exilé, étreint par l’angoisse permanente de commettre une erreur qui lui vaudrait d’être capturé, traîné devant la Reine et condamné à une éternité de tortures.

Et puis surtout, en la trahissant il avait abandonné sa raison d’être.

Il n’avait jamais existé que pour la servir. Désormais, il se sentait inutile. Inconsistant. Immatériel.

Ce lieu était finalement à son image. Il l’avait toujours appelé « son monde ». En effet, il était à sa ressemblance : vide, creux, sans relief.

Toute l’aventure de l’Outreterre revint dans sa mémoire, éclairée d’une nouvelle lumière.

Il avait fait croire à Stropovitch qu’en l’aidant à tuer Darotân, il allait venger un frère mort.

Ai-je inventé cela parce que j’avais un frère ? Un frère comme toi ?

Il avait encouragé Stropovitch à ne pas faire appel au démon. À croire en ses propres capacités.

Tu as mis de côté tes facultés propres pour utiliser des pouvoirs qui ne sont pas les tiens. Comme Hama l’a fait, il faut qu’à ton tour tu redeviennes toi-même.

Il eut un imperceptible sourire quand il se souvint de Kil’sorrau. Il avait alors dit à Stropovitch : « Je suis de ceux qui choisissent le moment pour leurs proies de mourir… ainsi que celui de leur propre mort. »

Eh bien voilà, j’ai choisi que ce serait maintenant, et que ce serait ici. Là où je peux m’effacer moi-même.

Comme s’il n’avait jamais existé.

Après tout, Azshara lui avait fait oublier son nom, son enfance, sa famille. L’ancien Farôn – quel que fût son premier nom – était mort. Il n’avait pas survécu à l’initiation. Ce qui était sorti de cet entraînement, ce n’était plus un elfe, c’était une machine à tuer, invincible, sans mémoire, sans remords, une aberration, une anomalie parmi les créatures.

Hama aurait pu le soigner. Mais en dehors du service d’Azshara, il n’était personne.

Des larmes mouillèrent ses yeux.

Ma Reine, vous étiez si belle… autrefois.

Et à l’intérieur de la machine, le cœur cessa de battre.

2 mentions « J’aime »

[Je suis en train d’écrire la suite. Voici un petit teasing en attendant. N’oubliez pas que vous pouvez commenter ici en donnant vos ressentis, pronostics, moments favoris, citations préférées… cela me ferait très plaisir. J’ai aussi donné plus haut mon adresse mail : pheoline arobase gémayle point com - évidemment j’ai déformé l’adresse réelle pour éviter la censure. Enfin, je rappelle que je suis GM d’une guilde sur Classic, serveur Finkle. Au plaisir chers lecteurs.]

J’ai réécrit et allongé le chapitre 34, donc ceux qui avaient lu la première publication du chapitre vont devoir relire le début ci-dessous - ça vous rafraîchira la mémoire, vu le temps que j’ai mis à trouver du temps.

Chapitre 34

Draénor. Fragment de planète suspendu dans le Néant, parcouru par des flux magiques tellement divers et puissants que l’œil y contemplait sans cesse des aberrations, et que l’esprit devait accepter de fouler un sol figé entre rêve et réalité.

Menacés par une nouvelle invasion, les Azérothiens avaient contre-attaqué et envahi courageusement ce monde émietté dans l’infini, exhalant ses ultimes beautés dans une agonie sublime.

Après avoir organisé, sous l’égide du naaru A’dal, une guerre-éclair interdisant à leurs ennemis communs de se regrouper, ils étaient partis chacun de leur côté : la Horde avait vaincu la Dame Vashj, séide d’Azshara, au réservoir de Glissecroc, puis s’était dirigée vers le repaire aérien du leader sin’dorei Kael’thas ; quant à l’Alliance, après avoir nettoyé l’ancien sanctuaire d’Auchindoun des sectateurs du Conseil des Ombres, elle avait mis le cap, menée par Richeval, vers le Temple Noir, où le nouveau maître de Draénor, Illidan lui-même, avait constitué sa propre armée gangrenée, constituée de myriades de démons, de gangr’orcs et d’elfes ralliés à sa cause.

Ainsi les différentes régions de Draénor étaient en passe d’être pacifiées ! Au moment où Farôn fermait les yeux pour ne plus jamais les ouvrir, les forces de la Horde brisaient les protections du dernier bastion de Kael’thas, et ce dernier décidait d’absorber d’un coup toutes les énergies du Néant que ses installations recueillaient depuis des années, stockées dans d’immenses cristaux, en vain ! car il allait échouer ; les forces de l’Alliance se frayaient un chemin jusque sur la plus haute terrasse du Temple, et Illidan s’apprêtait à déchaîner sur elles toute sa puissance démoniaque, en vain ! car il allait échouer ; puis les Azérothiens survivants n’auraient plus qu’à retourner à la Péninsule des flammes infernales…

Et repasser le Portail…

Mais dans la Péninsule des flammes infernales, croûte sanglante d’un monde blessé, plus personne ne gardait le Portail.

Dans la Péninsule des flammes infernales, les bastions de l’Alliance et de la Horde étaient vides. Darotân, le Juge, avait libéré sa puissance. Une partie des garnisons avait rendu l’âme sur le coup, cadavres tombés là, sans blessure, au milieu de leurs simples gestes du quotidien, les yeux exorbités, la terreur gravée sur leurs visages. Les autres s’étaient traînés vers le Portail et l’avaient traversé.

Dans la Péninsule des flammes infernales, l’armée gangr’orc n’existait plus. Déjà fortement mise à mal par les Alliés, elle avait été achevée par Darotân. Effacée, plus exactement.

Dans la Péninsule des flammes infernales, la Citadelle n’était plus qu’un énorme tas de ruines au fond de son canyon aride. Des nuages de poussière rouge et âcre, soulevés par les coups de masse de Darotân, parcouraient les environs, tels les échos visibles de cette bataille surhumaine.

Dans la Péninsule des flammes infernales, seuls cinq êtres respiraient encore.

Thiwwina et Phéoline étaient enfermées tout au fond des ruines dans une petite niche épargnée par l’éboulement interne.

Hama, armée des deux Lames Noires, gravissait difficilement le colossal effondrement, le souffle coupé, toute ébranlée encore par la Lumière qui de nouveau coulait librement en elle et lui donnait la force d’avancer malgré l’aura du paladin et l’angoisse qu’il n’y ait aucun espoir.

Au sommet de l’amas de décombres, Darotân, la peau rouge, nouveau man’ari érédar tels Kil’jaeden et Archimonde, qui avait réussi à conserver l’usage de la Lumière par-delà la corruption et la folie, et qui l’utilisait même désormais sans limite, dans un déchaînement gratuit d’une puissance titanesque, tenait sa masse brillante comme un soleil. Il venait de l’abattre sur sa cible.

Et sous lui, ayant arrêté la masse de sa main gauche, son adversaire avait ouvert les yeux et froncé les sourcils, lui aussi draeneï, lui aussi rouge des pouvoirs démoniaques qu’il avait reçus, lui aussi lumineux car l’avatar de Sargeras qui le possédait encore avait ouvert grand en lui la porte de la Lumière pour s’approprier une nouvelle source de puissance…

Darotân retira vivement sa masse et recula de deux pas. Si cette fois le Titan noir avait enfin pris possession de ce corps tant désiré, le paladin devait le savoir avant de poursuivre le combat.

« Est-ce enfin toi, Destructeur ? » demanda Darotân, la voix vibrante.

Mais c’était encore le fils d’Arcân le Premier-Né qui se redressait.

Stropovitch émergeait encore de son dernier cauchemar. Plusieurs fois déjà l’avatar maudit lui avait fait perdre conscience pour le pousser à lui laisser la place. Parce qu’il se sentait menacé. Parce que Stropovitch ne parvenait pas à vaincre le paladin.

Le guerrier se souvint qu’il venait de refuser de déchaîner les pouvoirs du Titan.

Darotân se mit en garde et chuchota plusieurs formules pour se gorger de magie sacrée : il renforça toutes ses barrières et démultiplia sa force.

Stropovitch sentit que ses propres ressources ne suffiraient pas. S’il voulait vaincre, il allait devoir utiliser un peu de la puissance de l’avatar, mais uniquement à des moments stratégiques.

« Est-ce toi, Titan ? insista Darotân, la mâchoire crispée.

– JE CONTRÔLE LE TITAN, DAROTÂN. »

Un silence. Ils soutinrent le regard l’un de l’autre.

« Stropovitch ! éructa le paladin avant de se forcer à sourire – rictus de frustration. Tu me fais perdre mon temps ! »

C’était la défaite du Titan qui devait assurer sa gloire, confirmer sa suprématie ! Le guerrier retardait en vain l’accomplissement de son destin de Champion de leur race ! On lui avait donné ce destin dès l’enfance, il s’était entraîné jour et nuit pour cela, il avait préparé son union avec Hama pour cela, il avait survécu au crash de l’Exodar pour cela, il avait mené bataille sur bataille pour cela, il était revenu du Néant et avait dompté la corruption du sang de Magthéridon pour cela !

Darotân considéra la gemme sur le front de Stropovitch qui était apparue lors du pacte que le guerrier avait conclu avec le Titan dans la salle de Néanathème. D’évidence, elle contenait la puissance de l’avatar dans laquelle Stropovitch pouvait désormais puiser à volonté. Quand le paladin avait enterré le guerrier sous des tonnes de pierres, elle s’était fendue. Mais quand Stropovitch avait arrêté le coup de grâce de Darotân, elle s’était reformée, lisse et brillante.

« J’ignore ce que tu as promis au Titan pour qu’il reste ainsi en retrait, ajouta-t-il avec une grimace exaspérée en serrant le manche de sa masse. Peut-être faut-il que je t’humilie et te mette à genoux mille fois encore ? Ainsi il comprendra que tu ne tiendras jamais tes promesses ? »

Stropovitch ne répondit rien. Il profitait du répit offert par les réflexions du paladin pour se reconnecter à la réalité après tant d’épreuves mentales. Il retrouvait ses sensations, ses repères, l’espace, le contact des lames dans ses mains, l’odeur de la chair écrasée des milliers de morts dans les décombres.

« Non, je sais ! »

Le visage du paladin s’éclaira. Cela mit immédiatement le guerrier en alerte – sa respiration s’accéléra brutalement, l’adrénaline se déversa dans ses veines. Quand Darotân résolvait un problème dans sa tête, c’était signe que le Juge allait imminemment déchaîner une puissance dévastatrice.

« Ha ha, je sais ! C’est ta confiance qui te donne encore l’ascendant ! Tu as encore trop d’espoir de vaincre, trop d’assurance dans tes capacités ! »

Il eut ce rire méprisant qui confirma à Stropovitch que ses pires souvenirs allaient de nouveau devenir réalité. Le guerrier se mit en garde et observa le paladin et son environnement immédiat en cherchant fébrilement une idée, une stratégie.

« C’est Arcân qui t’a mis dans la tête que tu valais quelque chose ? »

Les yeux de Stropovitch se rivèrent soudain dans ceux de Darotân. Ce dernier en fut ravi.

« C’est donc simple, en vérité. Il suffit que je t’humilie et te mette à genoux autant de fois que nécessaire, jusqu’à ce que tu désespères complètement, jusqu’à ce que tu pleures d’impuissance et de faiblesse comme quand tu gémissais et te répandais en larmes pitoyables dans la salle des cristaux de l’Exodar. À ce moment Sargeras n’aurait eu aucun mal à outrepasser ta volonté brisée, n’est-ce pas ? »

Un éclair se fit dans l’esprit du paladin. Une révélation soudaine.

« Mais… c’est exactement ce qu’il a fait ! s’exclama-t-il euphoriquement. C’est toi qui as fait exploser le vaisseau ! C’est toi qui as tué des milliers de tes frères et sœurs ! Et Velen l’a caché ! Velen a menti ! »

Il reprit sa masse en main avec un immense sourire de défi.

« Par ma victoire je vengerai mon peuple, puis le vieux sera jugé pour sa faiblesse et je prendrai personnellement en main l’avenir de notre race. »

Stropovitch, aveuglé par la haine, n’écoutait plus. Tel un prédateur immobile et les yeux écarquillés, il guettait une ouverture. Quand Darotân eut soulevé sa masse jusqu’à la faire reposer négligemment sur son épaule droite, il attaqua.

La lame droite du guerrier, destinée à s’abattre obliquement sur le cou offert de Darotân, rencontra le manche de sa masse.

La force du coup créa instantanément une onde de choc et les pieds du paladin souriant se trouvèrent au centre d’un cratère formé en un clin d’œil dans les pierres sur lesquelles il se tenait.

L’épée gauche, dirigée vers une fente entre les plaques du torse de Darotân, fut arrêtée par la main gauche du paladin, qui était venue obliquement la saisir à même la lame.

C’était le moment stratégique qu’attendait Stropovitch.

Soudain la lame, qui était brillante de Lumière, devint un jaillissement de feu gangrené, un geyser de flammes vertes qui brûla la main gantée de Darotân à travers le bouclier lumineux qui recouvrait son corps, et manqua de transpercer son torse.

Le Juge lâcha la lame et abattit sa masse – avec un cri de joie sadique – sur la tempe droite du guerrier.

Le coup fut assez puissant pour envoyer Stropovitch tête la première vers le sol – onde de choc – cratère.

Déjà le fils d’Arcân se redressait – déjà la masse avait décrit un arc de cercle horizontal, et fulgurant, vers lui.

Coup de canon – le corps du guerrier alla fracasser – et traverser – un reste de pilier qui émergeait du chaos de pierre. Mais malgré le fait qu’il était torse nu, sa peau et sa chair avaient la dureté et la résistance du khorium.

« Toujours confiant ? »

Darotân – il se déplaçait à la vitesse d’une téléportation ! – était devant lui, les bras levés.

En un éclair, Stropovitch se propulsa depuis le sol telle une torpille, et alla fracasser son crâne sur le menton du paladin.

Darotân n’avait pas eu le temps de libérer une de ses mains. Nouveau coup de canon dans l’air : le Juge s’éleva à trente mètres au-dessus du sol ! Le temps pour Stropovitch de se concentrer sur ses lames. Il en fit deux épées de feu gangrené de trois mètres chacune, vibrantes de puissance, emplissant l’air de leur vrombissement et de leur éclat. Ainsi il serait hors de portée de la masse de son ennemi.

Quand Darotân retomba, le guerrier fit décrire aux lames un mouvement circulaire dans lequel il avait concentré toute sa force et toute sa rage.

Quand il toucha sa cible au sommet de l’arc de cercle, le choc fut comme une étincelle allumant un lance-flammes, et le paladin fut noyé dans un torrent de feu d’enfer, maintenu en l’air comme un condamné empalé au bout d’une pique au-dessus de son bûcher.

Mais on ne peut être à la fois Juge et condamné.


Hama entendait les coups retentir comme le tonnerre et percevait les explosions de lumière, les ondes de puissance qui parcouraient follement l’espace. Des pans entiers de l’éboulement s’effondraient et se déplaçaient à chaque choc, rendant sa progression hasardeuse et dangereuse. Essoufflée et terriblement inquiète, elle suppliait la Lumière de lui donner la force et la confiance de poursuivre sa route.

« Stropovitch ! hurla-t-elle soudain dans l’espoir fou qu’il l’entende. Arrête ! Il y a d’autres moyens… »

Une secousse sous ses sabots la fit chanceler. Un trou béant s’était formé à quelques mètres d’elle ; elle en vit sortir un grand iguane, ce qui l’effraya presque – mais il disparut en un clin d’œil.

L’iguane ne fut pas le seul à se réjouir de cette nouvelle ouverture dans le flanc de la Citadelle, mais Hama ne pouvait pas le savoir.


Quand Darotân retomba enfin, il se reçut avec souplesse sur ses sabots, et parfaitement intact.

« Tu préfères donc te laisser corrompre jusqu’à la moelle plutôt que renoncer… Pourquoi pas ? » fit sarcastiquement le paladin.

Il était entouré d’une bulle de Lumière. Sa fameuse bulle d’invincibilité, sur laquelle s’était acharné le Premier-Né, et que Stropovitch avait endommagée quand, à travers lui, l’avatar avait soufflé son feu démoniaque sur Darotân, à Zeth’gor.

Le guerrier eut un air sombre. Il avait déjà utilisé deux fois les pouvoirs de Sargeras, en vain. C’était donc deux fois de trop. Cela dit, il n’avait pas eu une seule seconde la sensation de perdre le contrôle de lui-même. Peut-être pouvait-il reproduire sans risque ce souffle si efficace.

Ils s’attaquèrent en même temps l’un l’autre. Les armes s’entrechoquèrent, les contre-attaques furent bloquées et en un instant leurs visages se retrouvèrent proches l’un de l’autre, leurs bras occupés à retenir leurs lames respectives.

Stropovitch, la peau rouge cramoisi, ouvrit la bouche et exhala un souffle infernal, d’une température insoutenable. La bulle réagit à l’attaque en brillant avec une intensité aveuglante.

Mais cette fois-ci Darotân ne ferait pas la même erreur qu’à Zeth’gor, quand il ignorait encore la nature de l’hôte de son ennemi, et que par son exorcisme il avait aidé Stropovitch à repousser Sargeras !

D’un mot il fit briller si intensément sa bulle que le guerrier fut totalement ébloui. L’instant d’après un coup de masse en plein torse le fit rouler sur lui-même sur plusieurs dizaines de mètres, heurtant tous les coins de rochers qui se trouvaient sur sa route.

« C’est tout ? » lança le paladin sur un ton provocateur – et une expression soudain sérieuse. Il se disait qu’à ce rythme, il allait bientôt faire face au Titan en personne.

Et de fait, les veines noires étaient apparues sur la peau de Stropovitch, pulsant de rage incontrôlée.

Je vais le…

Darotân leva un sourcil quand il vit une ombre là où il y avait son adversaire.

Puis il ne vit plus que ténèbres.

Un ouragan d’ombre l’avait saisi, et s’il n’avait pas eu sa bulle, il aurait été instantanément réduit en un petit tas de chair corrompue et fumante.

Mais cette même bulle était directement attaquée par le Vide, comme si le Néant aspirait cette protection miette par miette, et Darotân se sentait incapable de prononcer la moindre formule sacrée, comme si le temps s’était arrêté et qu’il était figé dans un moment d’éternité.

Quand le sort d’ombre se dissipa, il vit Stropovitch se relever loin devant lui, comme si rien ne s’était passé – mais sa bulle achevait de s’évaporer.

Un clin d’œil après, le guerrier – qui avait une apparence plus démoniaque que jamais – l’attaqua frontalement en bondissant et en abattant ses deux grandes lames de feu gangrené.

Darotân, contrarié, présenta sa masse horizontalement pour accueillir les deux lames sur le manche.

Mais c’était une feinte.

Stropovitch ne termina pas tout de suite son geste. Il attendit de se recevoir au sol et, les genoux pliés et penché en avant, croisa ses lames au niveau des cuisses de son adversaire.

Mais le temps d’accomplir cette action différée, Darotân avait déjà invoqué une nouvelle bulle.

Les lames furent bloquées par l’armure sans pouvoir la pénétrer. S’il avait eu le temps de se concentrer pour démultiplier la puissance du gangrefeu dans ses épées, Stropovitch aurait pu mettre en danger le paladin, mais ce dernier avait fait pivoter la masse pour le frapper encore sur le crâne, là où brillait la gemme du Titan. Pour la protéger, le guerrier n’eut que le temps de plonger la tête vers le sol – il sentit la masse lui frôler l’arrière du crâne – et, comme il avait plaqué ses mains à terre en même temps, de se propulser en arrière à la force des bras.

Mais nul besoin de ses bras pour le déplacer : le coup destiné au front de Stropovitch ayant manqué sa cible, il atteignit le sol et, alors qu’il avait perdu de sa force en fin de course, provoqua une telle secousse qu’en plus du cratère qu’elle forma, l’onde projeta le guerrier et des rocs de diverses tailles à des dizaines de mètres de distance.

« J’ai rêvé ou tu t’es incliné devant moi ? » le railla le paladin.

Stropovitch tremblait nerveusement. Ses plus belles feintes, son plus bel art martial étaient vains contre Darotân. Et la tentation était grande de replonger le Juge dans un sort d’ombre encore plus puissant, pour dévorer sa bulle et l’achever dans le même instant.


La secousse se propagea en s’amplifiant dans les entrailles de la Citadelle effondrée. Certains murs et piliers qui tenaient encore debout se délitèrent tout à fait, et tout un pan du versant sud se mua en avalanche de pierre.

Le versant qu’escaladait Hama.

Quand elle vit les énormes rocs rouler vers elle, elle eut un instant le désir d’être immatérielle à nouveau.

Mais désormais elle s’en remettrait à la Lumière.

Elle pria de tout son cœur et, quand une pierre se déroba sous ses sabots, elle accueillit la sensation de chute avec fatalisme.

Elle reçut, malgré ses protections magiques, tellement de chocs, et tellement douloureux, que quand son corps s’immobilisa, elle eut la sensation que tous ses os étaient brisés. Mais à cause des épreuves bien plus terribles qu’elle avait traversées dans sa vie, elle subit cette souffrance atroce dans ses membres sans que cela se traduise par une détresse psychique. Elle tentait de réunir ses pensées au-delà des tortures physiques, pour pouvoir esquisser une prière de guérison.

Soudain un immense bien-être l’investit et son esprit fut noyé dans une lumière intense, réconfortante comme les rayons du soleil après la nuit, maternelle comme une caresse après les larmes.

Elle laissa échapper un profond soupir de soulagement et rouvrit les yeux.

Elle vit d’abord un torse de femme qui n’était plus couvert que par les oripeaux de ce qui avait été autrefois une chemise et par des lambeaux de métal incrustés dans la peau, dont l’écusson de l’Alliance tout bosselé et enfoncé entre les deux seins. Des marques de chocs, de blessures et de brûlures parcouraient ce corps ensanglanté, meurtri, et en même temps sublime.

Elle leva les yeux. Des cheveux blonds souillés de sang et de poussière encadraient un visage où un œil était fermé, l’autre était bleu et le regard était intensément bon, humble et aimant, et inquiet pour son amie.

« Phéoline…

– Elle est sauvée ! s’exclama la paladine avec une joie d’enfant.

– Tant mieux, soupira une voix flûtée non loin, mais cette aura de l’autre demeuré là-haut est vraiment oppressante, z’espère que Stropo en a bientôt fini avec lui.

– Il faut… commença à dire Hama en se redressant, mais l’effort lui coupa le souffle.

– Attends, vas-y doucement, dit Phéoline.

– Il faut aider Stropovitch… »

La gnomette épousseta sa robe, pensive.

« Ze n’ai zamais ressenti une puissance pareille de la part de quelque entité que ce soit, physique ou mazique, mortelle ou immortelle, répondit-elle enfin. On ne sait même pas, vu l’aura terrifiante de ce zigoto qui brille, si on pourra tenir sur nos zambes en sa présence. »

Elle fit une petite moue avant de conclure. Les deux autres étaient suspendues à ses lèvres.

« Z’ai donc besoin de deux petites minutes pour me préparer, et on y va ! »


Stropovitch n’eut pas le temps d’hésiter davantage.

Le paladin fondit sur lui à la vitesse d’un météore, dans un tel déchaînement de lumière que le guerrier fut incapable de discerner où était l’arme de son adversaire ni même comment étaient placés ses bras.

D’instinct, il choisit la meilleure défense : une contre-attaque à laquelle il donnerait le maximum d’allonge.

Un pas martelé en avant, une rotation des hanches et du torse, une attaque horizontale de ses deux grandes lames gangrenées.

Dès qu’il sentit que ses épées étaient entrées en contact avec Darotân – l’arme de Darotân ? son corps ? à ce stade, la réponse importait peu – il était certain que le paladin était déjà en train de parer et dévier les lames de toute façon – il tenta de le surprendre en commandant au feu gangrené d’exploser et d’envelopper son adversaire.

Darotân fut donc cueilli en plein vol par une déflagration d’énergie corrompue qui le stoppa net et le noya dans plusieurs vagues de flammes vertes qui grondèrent et emplirent l’espace telles les pétales d’une immense fleur de mort qui aurait décidé d’éclore dans ce paysage dévasté.

À chaque nouvelle vague commandée par Stropovitch, ce dernier faisait comme une prière muette dans son esprit : ne pas sombrer davantage dans l’inconscience qui s’imposait à lui aussi sûrement que le rouge de sa peau s’assombrissait et que ses veines noircissaient.

Mais la gemme blanche sur son front ne répondait pas à cet appel.

Le Titan Noir avait certes utilisé un enfant draeneï pour permettre à l’un de ses avatars de manipuler la magie du Sacré, et certes cet avatar n’était pas le maître de l’esprit de Stropovitch, mais il restait au moins le maître de ses propres pouvoirs. Il accordait au guerrier des pouvoirs d’Ombre et de destruction, et au début du combat il lui avait également permis d’imprégner ses armes de Lumière, mais il n’était pas dans l’intérêt du parasite d’autoriser son hôte à préserver sa santé mentale. Bien au contraire…

« Est-ce que tu as terminé ? » tonna le paladin avec provocation et défi.

Stropovitch arrêta d’incanter des explosions gangrenées. Chaque moment où le paladin avait envie de fanfaronner était pour le guerrier une pause bienvenue dans sa descente vers le point de non-retour. Il restait tout de même en garde, ses longues lames pointées en avant droit devant lui.

Les déflagrations avaient laissé derrière elles un immense nuage de poussière. Stropovitch, haletant, plissa les yeux sans oser se les frotter – il pouvait mourir le temps d’un clin d’œil.

Quand il distingua enfin le paladin dans la nuée, il était dangereusement près !

Les yeux écarquillés par la terreur, Stropovitch fit déferler le long de ses lames un torrent de flammes gangrenées tandis qu’il mettait toute sa force démoniaque dans un coup d’estoc capable, chargé d’énergie tel qu’il l’était, de transpercer le mur d’enceinte de Forgefer.

Il y eut comme une fêlure dans l’espace. Ses lames brisées, leur feu éteint, Stropovitch, complètement déséquilibré, plongea en avant. La main droite du paladin le chopa brutalement par le cou et le redressa violemment. Le choc de la masse sur les épées avait provoqué une onde et dispersé autour d’eux la poussière. Le guerrier, la face convulsée, ses mains tentant de desserrer l’étreinte mortelle de Darotân, fixait avec horreur le visage impitoyable du Champion.

« Je suis invincible, lâcha le paladin avec arrogance. Renonce, imbécile. Laisse-toi posséder par le Titan. »

Stropovitch, laissant échapper les horribles râles d’une personne étranglée, luttait contre la mort, certes, mais luttait encore davantage pour ne pas tomber inconscient, car perdre conscience était une perspective bien plus terrible.

« As-tu seulement remarqué, reprit Darotân avec une moue méprisante, que je retenais mes coups, Stropovitch ? Te vaincre serait un bien misérable fait d’armes, comparé au trophée suprême : triompher du Titan ! Peut-être faut-il que je te tue pour permettre au Destructeur d’investir ton enveloppe charnelle ; mais je ne prendrai pas ce risque. »

Au bord de sombrer, Stropovitch ressentit une ultime étincelle briller dans son esprit.

Le paladin ne vit rien venir. Alors que, fixé sur les yeux révulsés du guerrier, il espérait voir le draeneï abandonner tout espoir, il fut soudain plongé dans les ténèbres. Cela lui rappela ce qui s’était déjà produit quelques instants auparavant – son bouclier de lumière avait été oblitéré par l’Ombre.

Distrait par cette pensée le temps d’une fraction de seconde il ne fut plus concentré sur l’étranglement de son adversaire, et quand deux sabots s’abattirent avec une force prodigieuse sur son visage, il lâcha le cou du guerrier en grimaçant, contrarié.

Il ne se laisserait pas faire cette fois.

Il commanda à la Lumière de briller !

Un flash instantané, d’une intensité solaire, dissipa brutalement les ténèbres, déchirant le voile de l’Abîme telle une bourrasque réduisant en lambeaux le lourd rideau d’un temple.

Le bouclier de lumière avait été aspiré par l’Ombre, laissant le paladin vulnérable.

Mais en ramenant la Lumière au sein de l’obscurité, il avait vu l’attaque destinée à le vaincre.

Au moment où le guerrier avait ramassé une de ses épées brisées et pivoté vers son ennemi…

Au moment où la lame ébréchée allait égorger le paladin…

Au moment où Stropovitch allait enfin voir de ses yeux couler le sang du meurtrier d’Arcân…

La Lumière lui avait brûlé les yeux et d’un mot le Champion l’avait magiquement étourdi.

Ses bras impuissants retombèrent le long de son torse. De ses yeux endoloris coulèrent des larmes de sang. Tout son corps, rouge cramoisi, où la teinte noire des veines avait fortement déteint sur l’ensemble de la peau, tremblait convulsivement.

C’était la fin.

Une tête de gnomette avait paru non loin, mais il ne l’avait pas remarquée.


Thiwwina se téléporta près de l’humaine et de la draeneï qui gravissaient encore les ruines avec difficulté.

« Mauvaise nouvelle, Stropo est dans le pire état imazinable. Bonne nouvelle, il est au sommet des ruines zuste au-dessus de nous. »

Phéoline et Hama, essoufflées, étaient suspendues à ses lèvres, tellement inquiètes et oppressées par l’aura du paladin qu’elles ne parvenaient pas à réfléchir.

Thiwwina ferma les yeux pour renouveler ses protections magiques personnelles, qui l’aidaient à supporter cette même aura.

« Écoutez-moi les amies, on peut pas combattre l’autre dézénéré en laissant Stropo dans cet état-là pendant une durée indéfinie. Et y a que vous deux qui pouvez soigner son corps et soutenir son âme. Ze vais distraire l’abruti et vous allez récupérer Stropo discrètement, ok ? »

L’esprit brouillé, les deux adeptes de la Lumière acquiescèrent. Seule Phéoline ressentit une angoisse supplémentaire. Plus seulement pour Stropovitch. Pour la gnomette aussi.

« Thiwwina… » dit-elle.

La désignée profita d’être surélevée par un rocher pour poser doucement le bout des doigts de sa main droite sur les lèvres de l’humaine.

« Tut tut tut ! Y a pas de meilleur plan Phéo. Ça va aller d’accord ? » rétorqua-t-elle avec un sourire irrésistible et plein d’assurance, qui inspirait la certitude de la réussite.

Le sourire que la gladiatrice offrait à son équipe avant d’entrer dans l’arène. Le secret du succès.

Puis, submergée par sa propre angoisse, elle tourna la tête pour ne pas révéler la vérité.

Elle mena la marche, avec la pâleur et le regard du condamné au moment où il avance, nu et enchaîné, devant le lion féroce et affamé ; car oui, Thiwwina, en choisissant de secourir quelqu’un d’autre que toi-même, tu as emprunté le chemin de Flingot, d’Akmar et de Farôn.

Le chemin du martyr.

Destin, allez-vous nous la prendre, elle aussi ? Il ne répond pas, impassible ; il a simplement tourné une page de son grand Livre, celle où le sort de Thiwwina est écrit.

Quelle que soit l’issue, Thiwwina, puisse ton courage, autant que celui de tes compagnons tombés au champ d’honneur, briller splendidement telle une étoile et laisser son empreinte dans l’éternité.

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Splendide. J’ai rien d’autre à dire … Ah si ! LA SUITE <3

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