Chapitre 38
Stropovitch sentit la poignée sous la lave. Intacte, comme Arcân le lui avait annoncé dans l’Exodar – la peau du Titan Noir ne fond pas ! Il empoigna sa deuxième lame et redressa la tête vers Hama. Les secousses étaient trop violentes pour qu’ils puissent sortir rapidement de là, encore moins debout. Ils étaient censés ramper hors du trou s’ils voulaient éviter d’éveiller des soupçons chez Darotân. Hama savait que Stropovitch comptait sur Phéoline, au point de ne même pas surveiller le man’ari. La paladine faisait partie de son plan. Le guerrier ne voulait pas paraître trop confiant, mais Hama savait qu’il l’était. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour avoir l’air terrorisée.
Non loin, Phéoline avait réussi à s’approcher sans se faire voir de Darotân qui, à une dizaine de mètres de hauteur, les yeux rivés sur ses proies, lui tournait le dos.
Elle savait que Stropovitch voulait qu’elle attaque Darotân par surprise. Mais quelque chose en elle s’y opposait. Jamais, jamais elle n’avait fui ni rusé.
Elle était née pour faire face !
« Commandant Darotân ! »
En entendant cette voix claire et déterminée se détacher nettement du fracas volcanique environnant, Stropovitch et Hama se figèrent, incrédules ; et Darotân se retourna, interloqué, tout en se maintenant en hauteur.
La paladine lumineuse semblait fragile comme la flamme d’une bougie au milieu d’un ouragan. Mais cette flamme s’appelait courage.
« Je vous ai dit que je pouvais purger votre être de la corruption démoniaque. Vous ne m’avez pas écoutée. Je vous demande d’accepter. »
Stropovitch et Hama attendaient et écoutaient, prêts à aider Phéoline à tout moment. Le guerrier avait repéré l’endroit idéal pour sortir le plus rapidement possible de leur piège de lave.
Darotân considérait la paladine avec un air indifférent.
« C’est trop tard, soldat, lâcha-t-il enfin. Je ne veux plus être sauvé. Je veux seulement mourir. Mais pas avant que ces deux-là aient exhalé leur dernier souffle, quoi qu’il en coûte. »
Magtheridon aussi avait essayé de refuser.
« Alors je vous purifierai contre votre gré, commandant. »
Darotân haussa un sourcil.
« Comment comptes-tu faire ? En me lançant les petits sorts que vous osez appeler « magie du Sacré » sur Azeroth ?
— Je ne peux pas prendre ce risque. Cela pourrait vous tuer, commandant. »
La déclaration de Phéoline fit presque sourire Darotân.
« Si tu veux m’affronter, laisse d’abord ce couple périr. Annule les sorts qui les protègent de ma colère. Je ne bougerai pas tant qu’ils vivront. Je ne te laisserai pas me distraire. Et ici, je suis hors de ta portée.
— La Lumière me parle. Je vais la laisser me guider, et je vous atteindrai où que vous soyez.
— La Lumière ne parle pas, petite humaine, répondit Darotân avec mépris. Seuls les Naarus parlent, et les draeneï sont leur peuple élu, pas les humains.
— Vous ne connaissez peut-être pas la Lumière comme je la connais, commandant. »
Darotân n’avait toujours pas accepté l’idée d’avoir perdu son lien avec la Lumière, pire, d’être devenu un démon ; cette phrase l’atteignit en plein cœur.
Phéoline fut noyée dans un fleuve de flammes gangrenées, auxquelles elle fut insensible grâce à sa magie sacrée ; puis elle reçut un déluge de coups de griffes et de sabots dont le plus faible aurait suffi à briser un pont ; une déflagration finale, et elle fut projetée dans une crevasse non loin, dans laquelle elle tomba et disparut ; au même moment une secousse élargissait la faille et un sinistre craquement venu des entrailles de la planète laissait à penser que la chute de Phéoline allait l’emmener jusque dans des profondeurs proprement abyssales.
Au tout début de cette série d’attaques, à la seconde où Darotân déclenchait ses flammes, Stropovitch et Hama s’étaient redressés et avaient couru vers l’est, là où une brèche permettait de s’extraire de la cavité.
La situation était d’autant plus urgente que la lave et la nuée de cendres épaisse qui l’accompagnait continuaient de dévaler la pente du volcan vers eux, et que même en supposant le renouvellement permanent de leurs protections sacrées, ils allaient bientôt être emportés par un raz-de-marée de magma.
En déboulant hors du cratère, ils tombèrent nez à nez avec un portail d’invocation démoniaque.
Derrière ce dernier, une armée de démons bloquait le passage, et derrière l’armée, une silhouette voûtée, là-bas, escortée par de lourds gangregardes, tentait de hâter le pas vers le Portail des Ténèbres.
« Keli’dan ! s’exclama Hama. Ce bâtard est vivant ! Et il s’enfuit ! »
Stropovitch se retourna. Darotân avait projeté Phéoline dans la faille, et la paladine y avait disparu. Il n’y avait aucune raison de penser qu’elle en réchapperait. Maintenant le man’ari remontait haut dans le ciel et, tourné vers eux, semblait toujours attendre la fin de leurs protections magiques, qui de fait, sans l’humaine, risquaient de tomber d’un instant à l’autre.
Cet effroyable démon sur fond de nuées volcaniques parcourues d’éclairs verts était une terrifiante représentation de l’Enfer et de la mort.
Les amants eurent soudain affreusement chaud, et ils sentirent de nouveau l’aura terrifiante du man’ari oppresser leurs âmes. Ils étaient vulnérables !
Dans le quartier général de la Croisade Écarlate, à Stratholme, Phéoline ouvrit les yeux en sursautant. Ce sursaut lui arracha un hoquet de douleur – son corps couvert de blessures hurlait ses souffrances. Par réflexe, avant de se soigner elle-même elle vérifia autour d’elle si quelqu’un avait besoin de son aide.
Elle était assise contre un mur, entourée des cadavres de ses camarades. Le rouge de leurs armures et de leurs tabards étaient rehaussés par leur sang. Là où on voyait leur peau, elle était couverte d’affreuses blessures et brûlures. Elle crut reconnaître parmi quelques visages horriblement mutilés certains de ses amis, et vomit du sang mêlé d’autres substances indéterminées, secouée de convulsions si douloureuses qu’elle manqua de s’évanouir.
Ses souvenirs étaient revenus. Ils étaient la garde rapprochée du Grand Croisé Dathrohan. Ils avaient donné leur vie pour lui. Pour un démon !
Elle pleura, malgré la souffrance qui ravageait ses entrailles à chaque sanglot. Elle se rappelait avoir combattu l’escouade de l’Aube d’Argent qui avait attaqué ce bastion de la Croisade. Elle s’était opposée à ces soldats corps et âme. Elle avait prié la Lumière pour protéger le Grand Croisé. Et finalement les ennemis avaient raison. Dathrohan était un démon. Vaincue, laissée pour morte, elle avait assisté à la métamorphose de son chef. Devant les envahisseurs, il avait révélé son vrai visage. Elle en avait perdu connaissance.
La vérité était atroce. La trahison était absolue. Les Croisés étaient tous à l’origine de preux chevaliers de Lordaeron dont les proches étaient tombés sous les coups du Fléau, puis s’étaient relevés en tant que morts-vivants ; ils avaient dû massacrer les cadavres zombifiés de leurs frères et sœurs ; c’était peu de dire qu’ils avaient foi en leur cause ; après tant d’horreurs, cette cause était devenue à tous leur seule raison de continuer à vivre dans ce monde dévasté. Ils avaient trouvé dans la Croisade un refuge, une famille, et une revanche. Ils avaient rêvé d’un monde meilleur, d’un monde purifié, d’un monde d’où les âmes de leurs parents, de leurs enfants, de leurs amis pourraient enfin partir en paix. Et au moment de périr à leur tour, ils avaient accepté leur sort, persuadés qu’ils seraient accueillis dans l’au-delà par le sourire du Ciel. Mais finalement c’était un démon, un Nathrezim qui les avait contrôlés durant toutes ces années…
La Lumière… Comment avait-elle pu se mettre au service du Mal ?
Phéoline hurla et son cri résonna dans la grande salle vide. Elle n’avait même plus envie de se soigner, d’utiliser cette Lumière trompeuse qui l’avait laissé emprunter le mauvais chemin. Pour la première fois de sa vie, elle était en colère. Elle se prit la tête dans les mains, se pressa le crâne comme une furie, recommença à crier, puis à pleurer…
Ensuite elle resta silencieuse un moment. La tête penchée, l’air abattu, elle rumina de sombres pensées. Pas seulement la Croisade, la Lumière aussi l’avait trahie.
Enfin elle se releva et les douleurs qui irradièrent ses membres l’enragèrent de nouveau. Il ne restait du Grand Croisé que sa grande épée ébréchée à la lame blanchie, symbole de pureté. Elle la ramassa et frappa le grand siège qui était celui du chef lors des conseils militaires. Il se renversa au premier choc. Elle le martela quand même de coups en hurlant jusqu’à ce que la lame se brise. Puis elle balança violemment le morceau d’épée qui lui était resté dans les mains, et il alla heurter bruyamment le mur de pierres en face d’elle.
« Pourquoi ? » cria-t-elle sauvagement, tête renversée vers le ciel. Seul un silence sépulcral lui répondit.
Elle se laissa tomber sur un autre siège et pleura de nouveau, mais seule la honte désormais régnait sur son cœur. La honte d’être encore en vie alors que son existence n’avait été que défaites, échecs et erreurs. Elle avait abandonné une famille riche et aimante pour devenir paladine. Elle avait quitté son foyer en poursuivant un idéal censé être bien supérieur à sa petite personne ; finalement cet idéal avait été piétiné par le Fléau, elle avait perdu toutes ses batailles tandis que sa famille mourait loin d’elle et que le royaume de Lordaeron était effacé de la carte. Mais elle avait conservé son idéal en devenant une Croisée. Et parmi tous ceux qu’on lui avait désignés comme étant des ennemis de la Croisade, et qu’elle avait participé à tuer, combien étaient en fait innocents ? Combien étaient en fait dans le bon camp ? Cette pensée lui glaça le sang. Elle pensait être devenue une justicière, et elle n’avait fait qu’ajouter des crimes à ses défaites, des meurtres à ses échecs.
À quoi bon soigner ses blessures désormais ? Elle méritait de mourir.
Elle rouvrit les yeux en sursautant. Avait-elle dormi ?
Elle se leva d’un bond en renversant son siège – et en tombant elle-même à la renverse. Les yeux écarquillés, elle ne pensa pas à la douleur qui l’assaillit. Une créature gigantesque lui faisait face.
De l’autre côté de la grande table, une immense silhouette se tenait immobile. Elle brillait tant, qu’il était difficile d’en voir les contours. Elle semblait recouverte entièrement d’une grande cape immaculée munie également d’une capuche qui dissimulait la tête. Cette tête était surmontée d’une grande auréole dorée dotée de crénelures telles celles d’une couronne. Dans son dos, d’immenses ailes occupaient toute la largeur de la salle, alors même qu’elles étaient repliées.
Même au sein de l’Église de la Lumière personne ne lui avait dit qu’une telle entité existait vraiment. Elle ressemblait de loin à certaines gravures de livres pour enfants, à qui on enseignait la morale au moyen de contes et d’allégories.
« Ne renonce pas, Phéoline. »
La voix était féminine et humaine. Intriguée, la paladine se redressa lentement, les jambes chancelantes.
« Qui êtes-vous… ? » demanda-t-elle faiblement, la gorge nouée.
Pour toute réponse, l’être lumineux ôta sa capuche. Choquée, incrédule, l’humaine reconnut son propre visage ! Les yeux étincelants, l’air doux et compatissant, l’ange ajouta :
« Je suis ton destin, Phéoline. Aime-moi. Aime-toi ! »
Phéoline rouvrit les yeux et sursauta. Elle était de nouveau assise contre le mur, au milieu de ses camarades morts. Depuis combien de temps dormait-elle ? Elle se souvenait vaguement d’avoir rêvé, mais rien de précis ne remonta à sa conscience.
Elle se releva, mais sans qu’elle s’en rende compte tout était différent cette fois. Ses blessures étaient guéries ; ses échecs lui semblaient déjà appartenir à un lointain passé ; elle considérait les cadavres avec une grande tristesse, mais sans colère ; sa foi en la Lumière brillait intacte dans son cœur ; elle ne songeait pas à la mort, mais à l’avenir.
Désormais debout, elle joignit les mains et ferma les yeux. L’intensité de ses émotions fit de cette prière la plus puissante qu’elle avait jamais faite à ce jour.
« Sainte Lumière, je n’ose croire que mes péchés puissent être pardonnés. Mais si je peux me racheter, je le ferai. Je jure ici et maintenant, au nom de tous les êtres chers que j’ai perdus, que JE NE DOUTERAI JAMAIS DE VOUS. »
Quelque part au fond d’une faille sismique de la Péninsule des Flammes infernales, Phéoline rouvrit les yeux et sursauta. Ce jour-là à Stratholme elle avait oublié cet ange, tel un rêve vite dissipé avec les brumes du matin ; et il venait de rejaillir des tréfonds de sa mémoire.
Elle leva la tête. Elle était tombée dans de telles profondeurs, qu’aucune lumière ne lui parvenait. C’était la lueur qui émanait de son propre corps qui éclairait les parois alentour.
Phéoline…
C’était la voix de l’entité qui s’était révélée à elle pendant l’affrontement contre Magtheridon. C’était l’ange. C’était*…* elle-même ?
Tu obtiendras un jour les réponses et les clefs. Pour l’heure, vole à leur secours ! Tu es attendue là-haut.
La paladine tourna fébrilement sur elle-même à la recherche des meilleures prises pour entamer son escalade. Mais en se tournant, elle sentit comme un poids dans son dos.
Darotân remarqua l’hésitation des amants et comprit qu’ils étaient à sa merci. À cette milliseconde précise, une impulsion brutale l’aurait immédiatement propulsé à la vitesse d’un rapace sur les deux draeneï…
… si son champ de vision n’avait pas été soudain occupé tout entier par une apparition inattendue.
C’était le visage de Phéoline qu’il voyait désormais, proche du sien à le toucher presque, un visage pur, beau, lumineux, avec ses cheveux blonds flottant au vent, son œil bleu et son autre œil, celui qui brillait telle une étoile dans la nuit. Son regard était à la fois doux et déterminé. Elle posa ses deux mains sur la poitrine du man’ari.
Il ne pouvait plus bouger. Comment l’avait-elle rejoint dans les airs ? Comme elle était trop proche de lui et qu’il ne pouvait plus même tourner la tête, il ne pouvait rien voir d’autre que… l’abject visage de cette prétentieuse humaine !
« Comment as-tu pu… » demanda-t-il en grinçant des dents, une expression féroce déformant ses traits.
Elle sourit.
Il écarquilla les yeux tandis qu’elle se reculait pour dévoiler la magnificence de ses immenses ailes dorées. Semblables à celles des aigles, elles étaient chacune longues de près de trois mètres ; elles déployaient autant de plumes que celles des oiseaux les plus majestueux, mais ces plumes étaient semblables à des rubans de lumière, tels des centaines de rayons de soleil qu’un artisan céleste aurait fixés là pour manifester la gloire de sa reine.
Elle n’avait pas agi ainsi par orgueil ; en vérité, en dévoilant ses ailes elle avait voulu imposer sans contradiction possible sa légitimité. Il faut montrer sa grandeur pour faire accepter sa loi.
« Au nom de la Lumière, je te purifie ! »
Il lui rugit au visage avec l’air d’un prédateur – et de fait, il avait la puissance des Seigneurs de la Légion. Elle ne se laissa pas intimider.
« Reçois le pardon, Darotân. Aujourd’hui je t’offre la rédemption. »
De son œil lumineux commença de couler un flot de… larmes ? Non, de lumière. La lumière liquide dont elle avait baigné Magtheridon avant lui. On aurait dit qu’elle pleurait face à la cruauté du monde, et que ses pleurs rachetaient les péchés des vivants, eau purificatrice offerte en sacrifice pour la victoire promise de la Lumière à la fin des temps.
« Le pardon… La rédemption… répéta en grondant Darotân tandis que ce soleil liquide s’écoulait de la joue de la paladine sur son bras, et de son bras en direction de la poitrine du démon. Pour quelles fautes ? J’ai toujours voulu le meilleur pour l’univers et pour mon peuple… »
Elle le fixa avec la même douceur, sans répondre.
« POUR QUELLES FAUTES ? » hurla-t-il comme un dément.
Sa rage le libéra de l’emprise du Sacré.
Une explosion d’Ombre et de Feu gangrené mêlés balaya la Lumière liquide et engloutit Phéoline, l’aveuglant temporairement. Une grêle de coups s’abattit aussitôt sur elle, et chacun produisait une telle détonation et une telle onde de choc, que l’espace autour d’eux fut parcouru de grands arcs de Lumière, d’Ombre et de Feu tels de grands jets de peinture sur la toile de l’apocalypse. Chaque impact aurait suffi pour réduire instantanément une ville entière en ruines. Si ce combat n’avait pas été dans les airs, la Péninsule et le volcan auraient été déchirés en un instant, débités en morceaux comme un lion met sa proie en lambeaux.
Phéoline ne se laissa pas désarçonner. Au contraire, passées les premières secondes, elle utilisa ses ailes pour esquiver la plupart des attaques avec une vivacité qui enragea encore davantage le man’ari.
Ce dernier n’avait pas oublié les draeneï, et il s’était assuré d’un coup d’œil qu’ils étaient toujours à sa portée, loin en contrebas. Mais il ne pourrait pas les tuer avant d’avoir vaincu Phéoline.
L’humaine pouvait matérialiser des armes de Lumière – masse et bouclier – et lancer des sorts – d’exorcisme notamment – mais elle ne voulait pas frapper le démon pour l’instant. Fixée sur son objectif de purifier Darotân, elle voulait tenter le tout pour le tout.
Le man’ari ne fit pas attention au fait que les esquives et les déplacements de la paladine se situaient toujours dans le même espace qu’on pouvait décrire comme une grande sphère située à trente mètre au-dessus du petit cratère d’où les draeneï venaient de s’extirper. Ces mouvements très localisés l’arrangeaient, même. Il voulait garder Stropovitch et Hama sous les yeux. Et il avait toutes les raisons de penser que Phéoline voulait tout simplement la même chose. Pourquoi aurait-il dû se méfier de ces larmes de Lumière qui continuaient de couler de l’œil de son adversaire, et qui restaient en suspension dans l’air ?
Stropovitch et Hama avaient vu l’ange jaillir de la faille et la draeneï avait laissé échapper une exclamation de joie. Le guerrier sourit lui aussi, malgré le contexte ; il savait que Phéoline était à ce stade la seule qui pouvait faire face à Darotân ; de ce côté-là, tout se passait à peu près comme il l’avait espéré. La paladine n’avait pas voulu profiter du premier effet de surprise qu’il lui avait préparé ; mais elle en avait créé un second, et il serait peut-être stratégiquement décisif.
Désormais il fallait gérer un imprévu de taille : Keli’dan.
Le guerrier fit signe à Hama. Ils ne pouvaient se permettre d’être spectateurs. Il fallait profiter de l’occasion que leur offrait Phéoline pour rattraper le démoniste.
Elle comprit.
Ils coururent vers le portail d’invocation. Hama incanta un puissant sort du Sacré pour le détruire. Un éclair de lumière l’effaça de la réalité. Le guerrier hocha la tête, impressionné. Ils échangèrent un regard d’amour, puis reprirent leur course. Voyant que les draeneï se dirigeaient vers eux avec détermination, les démons asservis par Keli’dan ne voulurent pas les attendre. Les rangs se disloquèrent et chaque démon avança à son rythme vers les intrus.
Alors qu’il ne bénéficiait plus de la moindre portion des pouvoirs de Sargeras, Stropovitch se sentait capable de dominer le combat ; il se sentait même plus fort que jamais, car il pouvait se battre librement, sans crainte, sans hésitation.
Il étudia la situation tout en courant. Les plus dangereux étaient les diablotins car ils s’apprêtaient à le bombarder de boules de feu. Même si Hama était là pour soigner ses brûlures, il devait leur régler leur compte rapidement. Mais pour les atteindre, il fallait passer la première ligne derrière laquelle ils se réfugiaient, première ligne composée de marcheurs du vide – grosses boules bleues informes et lentes – et de chasseurs gangrenés, ces sortes de chiens-démons au cuir solide.
Sans oublier les succubes qui, même si l’on résistait à leurs sorts de séduction, restaient dangereuses car expertes dans le maniement du fouet.
« Ne t’occupe pas de moi, dit Hama essoufflée. Je n’ai pas besoin de protection, ne t’inquiète pas, je suis forte. Fonce. »
Il se tourna vers sa bien-aimée et, sans ralentir, hocha la tête. Il lui fit signe qu’il allait prendre l’armée à revers sur la gauche. Elle hocha la tête à son tour, non pas parce qu’elle avait compris le message, mais parce qu’elle l’encourageait à agir comme bon lui semblait.
Les marcheurs du vide s’apprêtent à me cueillir. Je change brusquement de trajectoire, vers les chasseurs corrompus qui voulaient m’attaquer sur mon flanc gauche – surpris, ils hésitent – les chasseurs se sentent chassés – l’un d’eux bondit vers moi, trop haut – je me penche et lui plante sèchement ma lame gauche dans le ventre – je le balance tout sanguinolent et vociférant sur ses congénères qui grognent sans oser m’attaquer – celui-là sous-estime ma portée – je lui balance par surprise un grand coup d’épée qui lui ouvre la tête en deux – je bifurque sans prévenir à droite et saute par-dessus trois chasseurs. J’ai les chasseurs et les marcheurs aux trousses, mais ils ne sont pas près de me rattraper. J’ai repéré les diablotins qui préparent déjà leurs incantations. La succube à droite croit que je ne l’ai pas vue. Mon esprit se brouille un instant mais c’est facile de résister à une séduction démoniaque quand on la voit venir – elle veut se venger de son échec en surgissant avec son fouet – j’attends que le coup parte, je m’immobilise brusquement pour esquiver le fouet, un pas de côté, estoc – poitrine transpercée. Pas le temps de vérifier qu’elle est morte, je saute dans la crevasse où se sont réfugiés les diablotins – elle n’est pas bien profonde – je découpe et je piétine tout ce que je peux en ignorant la douleur – cette fois je poursuis les fuyards jusqu’à ce que le dernier soit réduit en tranches ou en purée. Je vois là-bas Keli’dan hâter le pas mais il est trop vieux pour courir – je peux me permettre de revenir vers Hama. Quand je me retourne je vois un déluge de flammes sacrées s’abattre du ciel vers le sol. Je passe une butte qui m’empêchait de voir : ma bien-aimée a fait un massacre parmi les marcheurs et les chasseurs – ceux qui respirent encore sont piégés dans des chaînes sacrées. J’arrive dans le dos de succubes qui guettaient une occasion d’attaquer Hama – surprises, elles ne peuvent réagir – je vise les gorges pour m’assurer de les neutraliser. Mortes ou agonisantes, elles nous laisseront en paix.
Ce n’est que quand Hama me soigne que je me rends compte que j’avais de grandes brûlures. Dans le feu de l’action, je ne m’étais pas rendu compte que les diablotins m’avaient autant abîmé.
« Arrêtez, chef de guerre ! » cria un troll.
Le tauren grogna et fit signe à tous les chevaucheurs de wyvernes de se mettre en vol stationnaire. La moitié d’entre eux toussèrent, car l’atmosphère chargée de cendres était irrespirable.
« Que se passe-t-il ?
— Vous ne le sentez pas ? Il y a une force là en bas qui écrase les âmes. Si on s’approche, pas sûr qu’on y survive ! »
Le tauren gronda de frustration et se racla la gorge.
« Si… Je la sens… »
Une guerrière orc, jumelles gobelines vissées sur les yeux, pointa du doigt le sol.
« Chef de guerre, je vois un combat près de la Porte des Ténèbres ! Y a deux draeneï qui courent vers un ennemi inconnu, peut-être un gangr’orc, vu la silhouette, et démoniste, vu les gangregardes autour de lui. »
Le tauren fit planer sa wyverne jusqu’à l’orc.
« Et là, c’est quoi ? demanda-t-il en pointant une autre direction au milieu des fumées noires et du magma vert qui recouvraient les flancs du volcan.
— Chef… C’est un érédar ! répondit la guerrière avec des vibrations dans la voix. Il combat… une déesse ?
— Et puis quoi encore, abrutie, grogna le tauren en lui arrachant les jumelles. À tous les coups c’est juste un paladin qui se la pète, sont forts qu’à ça ces cons. »
« Comment ça un ange ? s’exclama Richeval en sortant sa propre longue-vue pour vérifier ce que lui disait son éclaireur.
— Ben ça ressemble à vos images dans vos vieux bouquins là… grommela le nain. C’est pas un ange quand ça a des ailes qui brillent et que ça vole partout ?
— Par la Lumière… dit le Grand Maréchal avec de l’exaltation dans la voix. Je n’ai pas vu beaucoup de paladins avec des ailes, et je n’en avais vu aucun qui volait… »
Il abaissa la longue-vue, songeur. Puis une quinte de toux le saisit.
« Soldats, déclara-t-il la voix enrouée, je n’ai jamais géré une éruption volcanique de ma vie, encore moins avec de la lave gangrenée. La chaleur est terrible, et nous sentons une oppression sur nos âmes qui ne présage rien de bon. Faisons des rondes autour du volcan pour tenter de comprendre ce qui se passe. Pas d’atterrissage ni d’intervention avant ordre formel. En avant ! »
Phéoline avait pris autant de coups qu’elle en avait esquivé. Darotân eut l’impression qu’elle commençait à fatiguer ; mais il n’en était pas certain. Ce doute en éveilla un autre : Stropovitch et Hama étaient-ils toujours proches ? Entre deux attaques il jeta un œil vers l’est – hagard, il les chercha une seconde – Phéoline en profita pour lancer un sort qui l’éblouit – mais malgré l’aveuglement une image avait eu le temps de s’imprimer sur la rétine du man’ari : les deux draeneï couraient, s’éloignaient de lui.
Si Phéoline pouvait les protéger à cette distance, il devait d’abord la vaincre ; mais il était impossible de savoir combien de temps encore elle pouvait lui résister ; et peut-être n’était-elle pas aussi rapide que lui sur de longues distances !
Peut-être pouvait-il la surprendre et aller les tuer là-bas avant qu’elle ne l’ait rattrapé !
Pour être fixé, il fallait essayer.
Une impulsion sauvage le fit se ruer vers l’est malgré le rideau blanc qui voilait toujours ses yeux.
Mais il fut ralenti, arrêté puis même… ramené en arrière ! par une espèce de barrière élastique.
Quand sa vision sortit des brumes il constata avec horreur que les larmes de lumière que la paladine avait disséminées en sphère autour d’eux se reliaient entre elles par des filaments dorés ; il était piégé avec elle dans un filet !
« C’est ta dernière chance, Darotân. Abandonne-toi à la Lumière, et tu seras purifié dans l’extase ; résiste-lui, et tu seras purifié dans la douleur. »
Pour toute réponse, elle ne vit que le désespoir dans les yeux émeraude du man’ari. Même contre Arcân dans l’Exodar il n’avait pas ressenti une si profonde terreur.
Sa réaction fut proportionnée.
Il explosa de toute la puissance emmagasinée en lui. Une sphère verte et noire les engloutit, engloutit le filet de lumière, engloutit toute matière sur un rayon de plusieurs centaines de mètres. Tout fut annihilé comme dans un trou noir ; la terre sous eux disparut jusqu’à une grande profondeur, le volcan fut amputé de la moitié de sa pente et de tout ce qui la recouvrait : magma, fumées, cendres, roches en fusion, tout fut effacé, comme gommé de la réalité.
Pire, tout ce qui était proche du Trou Noir y fut goulûment aspiré ; ainsi toute la lave qui sortait du volcan incurva son flot vers le centre de la sphère ; la tornade de flammes se tordit dans sa direction, dans une invraisemblable danse gravitationnelle ; l’énorme masse formée par les nuages orageux qui obscurcissaient le ciel commença de tourner lentement sur elle-même, tel un vortex bientôt siphonné à son tour par l’Ombre vorace.
Darotân avait déclenché presque malgré lui une attaque d’Ultime Ténèbre semblable à celle que le Titan Noir avait conférée à Stropovitch avant l’intervention de Thiwwina – et même plus puissante encore. Il avait développé là des pouvoirs censés être réservés aux plus terrifiantes entités du Vide.
Keli’dan et les deux draeneï qui le poursuivaient, heureusement hors d’atteinte de la Ténèbre, se retournèrent et écarquillèrent leurs yeux incrédules face à cette bouche d’Ombre dont les vibrations faisaient onduler la Péninsule telles des vagues d’espace-temps sur l’océan de la réalité.
Haut dans le ciel, les escouades aériennes de la Horde et de l’Alliance prirent leurs distances face au cauchemar et envoyèrent des messagers demander aux armées terrestres d’utiliser tous les moyens à leur disposition pour arriver en force dans les plus brefs délais.
« Je n’vois plus le démon ni l’ange », éructa le nain au milieu des exclamations de ses camarades affolés.
Qu’était-il advenu de Phéoline et de Darotân ?
Hama croisa le regard de son amant. Ce dernier lui envoyait toujours le même message : ils ne pouvaient être spectateurs. Il fallait continuer de lutter. Rien n’était terminé.
Voyant les draeneï trop proches de lui à son goût, Keli’dan s’immobilisa enfin, encadré de quatre gangregardes mesurant dans les trois mètres de haut et armés de lourdes épées et haches à deux mains.
Stropovitch et Hama s’avancèrent prudemment. Le gangr’orc, l’air menaçant, semblait en pleine possession de ses capacités. Le guerrier était certain que c’était du bluff, mais il devait veiller à ne pas échouer si près du but. Une voix – Keli’dan – parla dans son esprit.
— Où est ton démon, Stropovitch ? Tu espères vaincre un adversaire de ma trempe avec tes petites armes ?
— Si tu parles du Titan Noir, il a été dissocié de mon âme, et renvoyé dans le Néant distordu.
Le démoniste avait tenté de le déstabiliser, et Stropovitch eut un léger sourire en coin quand il vit que c’était l’orc qui restait bouche bée désormais.
Le guerrier contourna le bloc de gardes sur la gauche. Deux seulement le chargèrent – le sol trembla sous leurs pas comme s’ils pesaient plusieurs tonnes chacun. Les deux autres obéirent à un ordre muet de leurs maîtres, et se dirigèrent vers Hama.
Ton amant te laisse sans défense, petite. Tu étais bien plus terrifiante sous ta forme d’ombre. Où est passée la puissante Hama qui aspirait les âmes ?
Le regard terrible, elle ne répondit pas.
Stropovitch devait inviter ses adversaires à frapper les premiers, et à lui créer des ouvertures. Il vérifia comment ils tenaient leurs armes. Il leur tourna le dos et fit mine de trébucher, puis de paniquer en traînant la patte ; la feinte fonctionna ; les gangregardes enhardis se disputèrent le coup fatal, et abattirent leurs longues épées en même temps.
Avec une légèreté qu’il n’avait plus connue depuis des lustres, Stropovitch bondit en avant au dernier moment ; les épées se fichèrent dans le sol ; il bondit en arrière et se retourna dans les airs ; le voilà debout sur l’épée du démon de droite – le guerrier avait noté que la façon dont celui de gauche tenait sa poignée l’empêcherait de réagir efficacement – un coup d’estoc et les deux lames noires furent plongées dans le cou du premier démon.
Ce dernier lâcha son arme ; mais Stropovitch avait déjà pris appui dessus pour sauter vers la droite avec ses armes et esquiver la contre-attaque de l’autre démon, qui devait maintenant contourner son acolyte pour atteindre le draeneï.
Le premier démon porta une main à son cou blessé en poussant des râles entrecoupés de gargouillis. Sans se rendre compte qu’il gênait son camarade, il tenta, avec son autre main seule, d’attaquer Stropovitch. Le coup fut faible et maladroit, et, déséquilibré, il mit un genou à terre.
Le guerrier tournait autour du gangregarde blessé pour maintenir ce dernier entre l’autre gangregarde et lui. Lorsque le premier mit genou à terre, Stropovitch profita instantanément de l’occasion : un mouvement en arc de cercle, et le démon eut la main et la gorge tranchées ensemble.
Le gangregarde agonisant s’étala en avant de tout son long, permettant au second de l’enjamber en portant un coup de taille fulgurant en direction du draeneï.
Stropovitch fit un pas de côté et la lame s’abattit en le frôlant ; nouvel arc de cercle, et le démon se recula en hurlant, un avant-bras presque sectionné pendant sur son flanc droit. Tenant à son tour son épée d’une seule main, il tenta de maintenir le draeneï à distance, la pointe de son arme pointée vers lui.
Pendant ce temps, Hama avait emprisonné un gangregarde dans ses Chaînes sacrées et ébloui le second qui, aveuglé, avait quand même continué de courir vers elle en faisant de grands moulinets avec sa hache démesurée. Elle s’était écartée, avant de subir une succession d’attaques de la part du démoniste.
En effet, loin de rester inactif, Keli’dan avait choisi sa première victime, et décidé que ce serait Hama. Il avait incanté à son encontre un chapelet de malédictions mortelles mêlées de graines de l’enfer. Concentrée, la draeneï parvenait néanmoins à les lever une par une, puisant dans la magie sacrée de quoi se purifier. Cela était néanmoins coûteux en efforts, et elle devait toujours surveiller les deux gangregardes. Pour l’instant, les Chaînes tenaient bon, et tant qu’elle ne faisait aucun bruit, celui qui était aveuglé ne pouvait deviner sa position.
Keli’dan sentit soudain que ses démons souffraient. Il tourna la tête vers Stropovitch et vit un gangregarde à terre, le corps parcouru de convulsions, et l’autre blessé au bras. Il puisa dans sa propre force vitale de quoi régénérer ses serviteurs.
Un démoniste en effet ne peut soigner ses démons que s’il leur transmet une partie de sa propre vie.
Si Stropovitch n’avait pas croisé le regard de Keli’dan, il aurait pu être pris par surprise. Mais il avait vu le démoniste marmonner quelque chose dans sa direction. Il se retourna vivement et vit le premier démon se relever laborieusement.
De façon prévisible, le second démon, qui avait toujours la pointe de son épée orientée vers Stropovitch, vit ce dernier se retourner et en profita pour tenter de le transpercer ; le guerrier bondit sur le côté par pure anticipation, vit à peine apparaître la pointe de l’arme sur un côté de son champ de vision, et courut vers le premier démon.
Alors qu’il ne s’était encore redressé que sur un genou, le gangregarde, qui toussait encore, vit le draeneï lever ses épées pour les abattre sur lui ; il leva son épée pour parer ; mais c’était une feinte, et finalement ce fut un sabot qui le percuta en plein visage.
Il lâcha son arme et roula sur le flanc. Cette fois Stropovitch ne lui donnerait pas l’occasion d’être régénéré ; il l’assomma d’un second coup de sabot, puis le décapita en deux coups rapides et précis.
Il n’aurait de toute façon pas eu le temps d’en donner un troisième, étant donné que le second démon était de nouveau sur lui.
Hama, quant à elle, avait profité du moment de répit que lui avait offert Keli’dan ; elle avait renouvelé ses Chaînes sacrées sur le premier de ses adversaires et avait incanté de puissantes Flammes sacrées sur le second. Ce dernier, foudroyé, en avait perdu connaissance.
Le répit avait été de courte durée. Maintenant Keli’dan, parce qu’il avait sacrifié une partie de son énergie vitale en faveur d’un de ses serviteurs, cherchait maintenant à se régénérer lui-même. Hama vit un rayon mauve la relier au démoniste, à travers lequel il aspirait sa vie. La sensation était éminemment désagréable.
Bien sûr elle pouvait puiser dans la Lumière pour se maintenir elle-même en vie, mais cela n’empêcherait pas l’orc de drainer la vie de la prêtresse en même temps.
Elle se visualisa emplie de Lumière. Elle s’offrit à elle, lui demanda de baigner en elle. Le rayon devint blanc ; Keli’dan cria de douleur. La Lumière le brûlait ! Il interrompit la canalisation et grogna telle une bête blessée.
« Sentence : carcan divin ! »
Le démon qui attaquait Stropovitch, les bras levés en l’air, ne put pas les abaisser ; la Lumière venait de se matérialiser autour de son cou et de ses poignets, bloquant ses mouvements comme on le fait d’un condamné à mort attendant son exécution ; et de fait, le guerrier plongea aussitôt ses deux lames dans la large poitrine du gangregarde ; puis les retira ; puis les planta encore ; et ainsi de suite jusqu’à ce que le démon, à force de rugir, se taise à jamais.
Keli’dan, remis de sa brûlure, avait assisté à la mort de son deuxième garde sans chercher à le régénérer ; ç’aurait été de l’énergie vitale de perdue, car il ne connaissait aucun sort capable d’annuler à distance ce Carcan divin.
Il régénéra en revanche celui qu’Hama avait mis à terre. Éveillé, ce démon avait besoin de temps pour se relever ; mais déjà Stropovitch se ruait vers lui pour l’en empêcher ; Keli’dan devait gagner du temps.
Il se connecta à l’âme de Stropovitch et tenta d’y insuffler la peur la plus profonde, la plus brute, la plus pure possible. Une quintessence de terreur.
Le guerrier ne broncha pas. Il était insensible à la peur ! Le draeneï avait mené tant de luttes intérieures contre Sargeras depuis son enfance, que plus aucune attaque mentale ne pouvait l’atteindre.
Comme il arrivait face au gangregarde qui s’était redressé sur ses genoux, Stropovitch calcula sa foulée ; son sabot gauche s’abattit sur le manche de la hache, empêchant le démon de la lever ; sa lame droite transperça l’œil gauche de sa cible, accédant directement au cerveau ; mort immédiate.
Keli’dan commençait de sentir sa volonté faiblir. Ce n’était pas tant la puissance de ce couple de draeneï qui le décourageait. Le Titan Noir avait été renvoyé au Néant distordu, voilà ce qui le préoccupait. L’échec de sa mission signifiait inévitablement que Kil’jaeden allait lui faire subir les pires tortures imaginées depuis des millénaires par les démons les plus vicieux. Finalement, il valait peut-être mieux pour lui être tué par Stropovitch que par le Seigneur de la Légion ardente.
Au cœur de la Ténèbre, le temps s’était arrêté. Phéoline ne voyait ni n’entendait plus rien. Enfermée dans le Vide, elle sentait la réalité se déformer à l’intérieur et à l’extérieur de son corps. Bientôt tout son être serait annihilé. L’angoisse lui serrait la gorge ; paniquée, elle savait qu’elle devait prier, mais manquait de la concentration pour le faire ; elle doutait de ses capacités.
Soudain deux phrases résonnèrent dans son esprit tels des échos.
« Aime-moi. Aime-toi ! »
« JE NE DOUTERAI JAMAIS DE VOUS. »
Dans un sublime effort de volonté elle ferma les yeux. L’Ombre et le Sacré ne s’annulaient qu’en tant que magies. Pour quiconque a la foi, la vraie Lumière, au-delà de la magie, ne peut qu’être victorieuse contre la Ténèbre !
Elle visualisa son filet sacré en sphère autour d’elle et imagina qu’il était intact. Dans son esprit, chaque maillon du filet s’était allumé, telle une constellation dans la nuit noire. Il suffisait de tout contracter pour que Darotân et elle soient enfermés dans un cocon de lumière liquide.
La Lumière lui inspira le nom de ce sort auquel il est par nature impossible d’échapper. En rouvrant les yeux, son œil droit perçant l’obscurité tel un phare dans la tourmente, elle déclara avec autorité :
« JUGEMENT DERNIER. »
Son champ de vision blanchit à mesure qu’il se rétrécissait, et en l’espace d’un instant elle se retrouva prise dans une étreinte que plus rien ne pouvait briser : Darotân était là, contre elle ; l’ange et le démon ne pouvaient plus bouger le moindre membre, lovés l’un contre l’autre, serrés à ne faire plus qu’un. Il fulminait, impuissant ; elle souriait, toute-puissante.
« Je t’avais prévenu, murmura-t-elle. Mon amour te purifiera, que tu le veuilles ou non. »
Une violente bourrasque fit chanceler les amants et le démoniste, accompagnée d’intenses flashs lumineux. Ils ne purent s’empêcher de jeter brièvement un coup d’œil en direction de ce qui avait été la Citadelle.
La sphère ténébreuse avait implosé et s’était évaporée dans les airs ! Le volcan, à moitié effacé par le trou noir, s’était calmé ; de fait, la tornade de flammes qui l’alimentait avait disparu ; il ne restait plus que quelques nuées s’effilochant dans le ciel ; la Péninsule des Flammes infernales avait certes vu des zones entières être rayées de la carte, mais ce qu’il en restait était sauvé.
En lieu et place de la Ténèbre, il n’y avait plus qu’une boule blanche, ronde comme un œuf, et qui tomba au sol avec légèreté comme s’il s’agissait d’un flocon de neige.
« Qu’est-ce qu’on fait, chef de guerre ? demanda un troll.
— T’attends mes ordres, comme d’habitude », répondit sèchement le tauren qui cherchait le moindre brin d’information.
Il abaissa ses jumelles et renifla bruyamment, les sourcils froncés.
« On attend voir. C’est pas dit que c’est devenu sans danger. Et puis on ne voit plus d’ennemi clairement identifié là.
— On peut pas aider les chèvres bleues qui se battent contre des démons près du Portail là-bas ?
— On attend j’ai dit ! » hurla le chef de guerre en balançant ses jumelles à la figure du troll.
Hama accabla de sorts sacrés le dernier démon, celui qui n’avait même pas pu se battre, tout enchaîné qu’il était. Keli’dan sentit qu’il pouvait encore en régénérer deux sur les quatre, mais à quoi bon ?
Stropovitch et Hama se rapprochèrent de lui, méfiants. Il était anormal que le démoniste soit si peu combatif. Finalement le draeneï haussa les épaules.
Soit ; ça ne changera rien à ce que je te réserve.
Le coup de poing fut vif et brutal ; la moitié des dents de l’orc volèrent ; il s’effondra au sol, la mâchoire brisée, et geignant d’une voix rauque.
Ça, c’est pour t’éviter d’incanter des sorts.
De fait, le démoniste était désormais bien incapable de prononcer le moindre mot. Stropovitch le saisit par la chevelure. Le vieil orc avait un peu de calvitie, mais la prise était bonne.
Il le traîna au sol. L’orc hurla au début, tant ses cheveux le faisaient souffrir ; progressivement il ne fit plus que gémir, avec quelques éclats de voix quand il heurtait une pierre. Sans discontinuer, de la bave mêlée à du sang s’écoulait de sa bouche déformée.
Main dans la main, Hama et Stropovitch revinrent sur leurs pas, vers l’œuf de lumière qui était toujours là, au pied du volcan éteint.
Keli’dan fut traîné sur plusieurs centaines de mètres. Quand il sentait que sa robe était usée jusqu’à la peau, il se tortillait pour user un autre endroit. À force de varier les postures, il ne put empêcher que la robe se déchire par large pans ; et lorsque les draeneï arrivèrent à destination, il était à moitié nu et sa peau était écorchée voire sa chair déchirée un peu partout sur son corps meurtri. Il haletait, et son orgueil au fond de son âme rugissait contre une telle humiliation ; mais il n’avait plus le choix.
Stropovitch jeta l’orc à côté du grand œuf qui, vu de près, était assez volumineux. Sa coquille luminescente semblait souple, et à sa surface apparaissaient parfois des bosses comme sur le ventre d’une mère quand le fœtus étire ses membres.
« Phéoline et Darotân sont vraiment à l’intérieur ? » demanda Hama indifférente aux gémissements et aux râles du démoniste.
Stropovitch hocha la tête. Il en était sûr.
Au même instant, une large fissure s’ouvrit sur la droite de l’œuf. La coquille était poussée de l’intérieur comme par un oisillon s’apprêtant à découvrir le monde. Les draeneï n’intervinrent pas, ne désirant pas perturber un processus qu’ils n’étaient pas encore sûrs de comprendre. D’autres fissures se créèrent autour de la première, puis soudain un morceau tomba. Un pied et une main en sortirent. Appartenant à une humaine.
Entièrement nue et affichant une peau parfaite, sans aucune marque ni souillure, Phéoline sortit. Elle inspira l’air de la Péninsule comme s’il s’était agi d’un délicieux parfum ; puis sourit, triomphante, à ses amis ; ces derniers, tendus, attendaient d’être fixés sur le sort de Darotân, mais quand la paladine leur tomba dans les bras, ils ne purent s’empêcher de lui sourire à leur tour.
« J’ai réussi, dit l’humaine avec exaltation. Je l’ai fait. J’ai purifié Darotân. Regardez ! »
Stropovitch empoigna ses épées et Hama fronça les sourcils. Ils étaient prêts au combat. Keli’dan, tordu par ses souffrances, la respiration difficile, fixa lui aussi la paladine qui, toute à son enthousiasme, n’avait pas remarqué la méfiance de ses compagnons. Elle tirait énergiquement sur les morceaux de la coquille qui s’offraient à sa prise, déchirant la paroi immaculée.
Finalement, au milieu des derniers pans de la coquille qui s’affaissèrent autour de lui tels les pétales d’une fleur de lumière, Darotân apparut.
Il était lui aussi nu et totalement régénéré. Il avait exactement l’apparence qui était la sienne avant de boire le sang de Magtheridon. Même ses yeux avaient retrouvé leur pur éclat d’antan.
Il sortait d’une position recroquevillée. Il se retrouva assis, les jambes repliées, l’une à la verticale, sur le genou de laquelle il posa un coude, l’autre à l’horizontale, sur le genou de laquelle il posa une main. C’était une posture faussement décontractée. Les yeux baissés, l’air sombre, il tentait de garder contenance, de rester digne devant ceux qui l’avaient vaincu – et libéré de sa corruption.
La Lumière lui avait rendu l’envie de vivre, et il sentait confusément revenu en lui cet espoir viscéral d’accomplir de grands exploits, de retrouver la place de Champion qu’il n’aurait jamais dû perdre. Mais cruellement, il était certain que Stropovitch et Hama ne lui laisseraient pas cette chance.
« Je l’ai sauvé ! s’exclama Phéoline. J’ai même rétabli sa connexion avec la Lumière ! Elle lui a accordé la rédemption ! »
Elle remarqua enfin que ses amis ne partageaient pas sa joie.
« Phéoline… dit Hama, cherchant les mots.
— Oui ? »
Stropovitch serra la main de sa bien-aimée, qui lui répondit en serrant aussi fort que lui.
« Phéoline… Nous ne pouvons pas lui accorder notre pardon.
— Mais… la Lumière lui a pardonné… Nous devons…
— Nous te remercions du fond du cœur pour ton aide, Phéoline. Mais ce n’est pas ton histoire. C’est la nôtre. »
Phéoline passa nerveusement la main dans sa chevelure blonde et lumineuse comme le soleil.
« Mais ce n’est pas un gangr’orc ou un Nathrezim ! Il n’a jamais fait partie de nos vrais ennemis ! C’est un commandant de la Main d’Argus, un héros, un paladin qui s’est égaré et que j’ai ramené vers la Lumière… Je ne peux pas… Non ! Pas après les Vérités que j’ai reçues… ce serait… trahir ma foi ! Votre foi ! »
Elle les implora du regard, et ses yeux étaient déjà pleins de larmes.
« N’êtes-vous pas vous aussi des enfants de la Lumière ? »
Darotân ricana amèrement.
« Tu vas voir maintenant le vrai visage de tes amis, petite humaine. »
Hama ignora le paladin, et, l’air grave, se rapprocha de Phéoline.
« Il nous a torturés. Il a tué le père de Stropovitch. Il a tué l’enfant que je portais. Il m’a engloutie dans les ténèbres. Il a tué des centaines de soldats de l’Alliance quand il a libéré son aura. Il a tué Akmar et sans doute Thiwwina. Indirectement, il est responsable de la mort de Farôn. »
La paladine pleurait en secouant la tête. Elle refusait de voir mourir celui qu’elle avait sauvé.
Darotân profita de ces discours pour se renforcer discrètement en chuchotant des formules sacrées.
« Quant à Keli’dan que tu vois là-bas, il avait condamné Stropovitch à devenir un avatar de Sargeras. Il a tué ses parents, il l’a immolé, et, via le démon, il est responsable du crash de l’Exodar. Il a tué Flingot et des milliers d’autres innocents pendant toute sa vie. »
Une grande main se posa sur la joue de l’humaine. Elle releva la tête. Stropovitch avait un regard magnifique. Un regard noble. Keli’dan et Darotân lui avaient tout pris, ses parents, sa bien-aimée, son enfant, son peuple, ses camarades de combat. Phéoline ne vit aucune méchanceté, aucune cruauté dans ses yeux. Seulement un deuil immense, qui n’aurait pas de fin tant qu’il n’aurait pas reçu en compensation le sang, la souffrance et la mort des meurtriers qui avaient fait de sa vie un cauchemar permanent, une torture de chaque instant, un enfer privé d’espoir.
« Ne t’interpose pas, je t’en prie, conclut Hama. Nous allons nous venger de Darotân et de Keli’dan. C’était écrit ; il n’y a aucune autre issue possible. »
Phéoline tomba à genoux, la tête dans les mains, secouée d’affreux sanglots.
Stropovitch et Hama s’approchèrent de Darotân. Ce dernier les fixait, menaçant. Son orgueil l’empêchait de s’humilier devant eux, de leur demander grâce, ou même de requérir l’aide de la paladine. Toutes ces possibilités tournaient dans son esprit, mais restaient bloquées par sa fierté.
Le guerrier s’arrêta à un mètre du paladin. Il planta ses yeux dans les siens, et son regard était bien plus éloquent qu’un long discours. C’était le regard que pose n’importe quel père sur l’assassin de son enfant, n’importe quel fils sur l’assassin de son père.
Darotân ne pouvait tolérer d’être jugé par son rival. Une impulsion sauvage le saisit et il bondit sur ses sabots pour envoyer son poing droit dans la figure de Stropovitch, faisant appel au Sacré pour rendre son coup aussi puissant que possible.
Non seulement le guerrier esquiva le coup, mais, après les avoir dégainées en un éclair, il fit courir la pointe de ses lames noires tout le long du corps du paladin, des épaules aux jambes – esquiva un coup de genou au passage – et bourra la poitrine de Darotân de son poing, le forçant à se rasseoir. Les lames étaient entretemps retournées pendre à sa ceinture.
Le paladin n’avait pas été blessé, puisqu’il était protégé par sa bulle d’invincibilité ; mais cette dernière sembla comme se fissurer ; puis elle s’évapora en fragments cristallins devenus nuée d’or.
Darotân comprit que les lames noires annulaient sa Lumière. De même qu’elles l’avaient empêché de sauver Hama dans l’Exodar.
Il allait donc vraiment mourir ?
La terreur irrigua ses veines d’adrénaline, mais son orgueil l’empêcha encore de fuir. Il se jeta sur Stropovitch en hurlant.
Le guerrier attrapa son poignet au vol et l’écrasa brutalement, juste en serrant le poing. Darotân grimaça de douleur tandis que Stropovitch continuait de lui tordre le bras jusqu’à le forcer à se pencher en avant. Le paladin débita un chapelet des pires jurons disponibles en langue draeneï… avant qu’un coup de genou d’une violence inouïe ne lui brise le nez et ne lui fende la mâchoire supérieure.
Le guerrier lâcha Darotân, qui couvrit de ses mains le bas de son visage et hurla comme un forcené. Mais le paladin n’avait toujours pas abandonné. Ivre de douleur, il tenta de surprendre Stropovitch par un uppercut du poing gauche balancé sans prévenir.
Le guerrier lui fit l’affront d’encaisser le coup sans broncher. Puis il lui saisit le bras gauche et le lui brisa au niveau du coude.
Darotân hurlait et souffrait mille morts, mais ne se soignait pas. Stropovitch comptait pourtant sur la Lumière pour faire durer le châtiment du paladin. Ce dernier l’avait-il compris ? Refusait-il sciemment à ses ennemis le plaisir de le torturer indéfiniment ?
Soit. Passons à la suite du programme.
Il tendit ses lames noires à Hama. Sans quitter Darotân des yeux, elle les saisit en hochant la tête, l’air grave et solennel.
Le guerrier empoigna le paladin sans ménagement et le força à se tenir debout face à Hama. Cette dernière attendit que Darotân la regarde. Enfin il posa sur elle ses yeux noyés de douleur.
« Pour l’enfant que tu nous as pris », énonça-t-elle telle une sentence.
Et elle lui planta les deux lames dans le ventre.
Déjà fou à cause de la souffrance, de l’humiliation et de la haine, Darotân était une proie parfaite pour les épées voraces. Le souffle court et les yeux exorbités, le corps secoué de convulsions, il sentit enfin, trois ans après l’avoir infligée à Hama, l’infâme succion de l’Ombre. Il vécut l’indicible sensation d’avoir à la fois la chair et l’âme dévorées par le froid et le vide. Stropovitch et Hama attendirent de voir la tache ténébreuse s’étendre sur le ventre du paladin ; mais ils ne le laisseraient pas s’évaporer comme Hama dans l’Exodar ; à regret, ils écourtèrent son supplice. Hama retira, non sans peine, les lames du corps de Darotân, et les rendit à son amant. Le paladin tenta de reprendre son souffle, le corps et l’âme perclus de douleurs physiques et psychiques telles qu’il n’en avait jamais vécu. Ce fut au tour de Stropovitch d’attendre le regard de Darotân. Quand il l’obtint, il vissa ses yeux dans les siens, et le paladin comprit.
Les épées se croisèrent dans sa gorge. Il suffoqua, ses yeux sortant presque de leurs orbites, tandis que le guerrier le laissait prendre pleinement conscience que c’était terminé. Enfin, après de longues secondes pendant lesquelles Darotân versa enfin quelques larmes, Stropovitch croisa les bras et décroisa brutalement les épées. La tête de son ennemi roula au sol.
Enfin, comme il en avait fait un jour la promesse solennelle, il brandit la tête de Darotân à la face du ciel. Il se figura qu’Arcân le regardait, le félicitait, était fier de son fils. Il se figura que, partout dans le Néant distordu, les démons frémissaient à l’idée que l’héritier du Premier-Né avait accompli sa vengeance, et poursuivrait désormais le règne de terreur que son père avait instauré dans leurs rangs.
Mais aucune de ces images n’était convaincante, finalement. Il rabaissa la tête et la considéra. Elle était juste laide, c’était tout ; ce n’était plus que le morceau difforme d’un cadavre mutilé.
Il ne parvenait pas à accepter l’idée que la satisfaction promise n’était pas au rendez-vous. Il tentait encore de se persuader qu’il était heureux de cette mort.
Je serai vraiment heureux quand les deux vengeances seront accomplies.
Il posa la tête à côté d’Hama, qui s’était assise sur une espèce de marche de pierre, pensive elle aussi. Elle prit l’infâme objet dans ses mains, surprise par son poids, et contempla le visage de son ancien fiancé avec une surprenante absence de joie elle aussi ; elle ressentait au mieux du dégoût – mais ce dernier était étonnamment proche de l’indifférence.
Phéoline avait arrêté de pleurer. La tête baissée, l’air sombre, elle était assise, les jambes repliées, incapable de comprendre ses semblables.
Stropovitch s’approcha de Keli’dan. Ce dernier, haletant toujours, la bave sanguinolente qui s’écoulait de sa bouche étant devenue épaisse et gluante sous l’effet de la déshydratation, était résigné à son sort. Le draeneï le fixa. Ils échangèrent un regard, mais celui de l’orc était morne ; seules la fatigue et la souffrance s’y lisaient. Stropovitch ressentit, clairement cette fois, de la déception. Tant de fois il avait imaginé l’orc hurler, ramper, le supplier tandis qu’il voyait la mort arriver et que ses yeux s’agrandissaient sous l’effet de la terreur. Le guerrier avait tant voulu voir son ennemi réduit à l’état de bête épouvantée, cherchant en vain la moindre échappatoire en suffoquant d’angoisse. Au lieu de cela, Keli’dan attendait la mort, semblait même la souhaiter.
Le draeneï était dépité. Sa vengeance avait un goût bien amer, alors qu’il l’espérait si délicieuse.
Il empoigna tout de même le démoniste par la gorge, et le souleva ainsi ; l’orc eut comme escompté les yeux exorbités tandis qu’il tentait de respirer et que ses mains se crispaient sur le bras tendu de Stropovitch. Le guerrier se dirigea vers un petit trou de lave peu profond à dix mètres de là ; et l’y jeta.
Tu sauras ce que c’est d’être immolé.
L’orc poussa des hurlements terrifiants tandis qu’il se débattait dans la flaque de lave et que ses vêtements prenaient feu. Sa peau noircit et se craquela entièrement à mesure que ses cris s’étranglaient et que ses mouvements devenaient de plus en plus saccadés et laissaient place à d’ultimes convulsions. Enfin le corps s’immobilisa, réduit à l’état de viande calcinée ; et dans le silence qui s’abattit alors sur la Péninsule il n’y avait plus de notable qu’une atroce odeur de gangr’orc grillé.
Stropovitch n’avait jamais aimé tuer. Il ne l’avait fait, depuis plus de trois ans, que pour s’entraîner en vue de ce jour. Il était persuadé qu’il aimerait tuer au moins ces deux-là. Darotân et Keli’dan. Et il s’était trompé. Leur mort n’avait rien de satisfaisant.
Il sentit Hama lui prendre le bras. Il releva la tête.
Devant eux, avec la Porte des Ténèbres en arrière-plan, il y avait des dizaines de soldats tenant par la bride leurs montures volantes. Toutes les races d’Azeroth étaient représentées. Ils avaient probablement assisté à l’exécution de Darotân et de Keli’dan. Et leur silence prouvait qu’ils ne savaient pas quoi en penser.
« On les évacue et vous sécurisez la zone, chuchota Dustin Richeval à son second. Rien ne doit bouger avant l’ouverture de l’enquête. »
Le second hocha la tête.
Puis Richeval s’avança en s’efforçant de sourire.
« Soldat, je vous reconnais, vous êtes… Stropovitch, n’est-ce pas ? Et vous… ?
— Grand Maréchal, déclara la draeneï en saluant lentement et l’air soudain fatiguée, je suis le soldat de première classe de la section des Maîtres de l’Ombre Hama, et derrière moi se trouve Phéoline Bluemill, paladine des Unités d’Élite.
— Qu’on lui trouve un manteau ! ordonna Richeval en direction de ses hommes. Écoutez, vous me ferez vos rapports en temps voulu. Pour l’heure, je crois pouvoir affirmer que vos exploits ont protégé l’accès au Portail des Ténèbres, et vont nous permettre de tous rentrer chez nous. »
Des larmes perlèrent aux yeux de plusieurs soldats. Richeval lui-même était très ému. Ils avaient mené, au prix de nombreux sacrifices, une intense contre-offensive couronnée de victoires ; et au moment de goûter enfin au repos des guerriers et aux honneurs réservés aux héros de retour dans leur patrie, ils avaient tous connu, pendant ce qui leur avait semblé une éternité, l’angoisse atroce de rester coincés sur ce morceau de planète déchiré qu’était l’Outreterre.
« Merci, ne put s’empêcher de dire un nain.
— Merci ! » ajouta un gnome, et tous suivirent, chacun dans sa langue, et des applaudissements fusèrent, et de nouvelles larmes coulèrent. Stropovitch et Hama se laissèrent à leur tour gagner par l’émotion. Se venger ne leur avait procuré aucun plaisir ; mais avoir aidé ces braves soldats à retrouver leurs familles leur apportait une joie inattendue.
Stropovitch fut frappé par une soudaine évidence. Il venait de se souvenir des derniers mots de Velen au moment de son départ pour l’Outreterre, quand le guerrier lui avait avoué, sans développer ses raisons, que son but était la vengeance. Et le Prophète avait – encore – eu raison. En poursuivant son objectif, Stropovitch s’en était détourné sans s’en rendre compte. Il avait d’abord été un mercenaire se battant seulement pour s’entraîner, sans considération morale particulière ; puis un imposteur prenant le prétexte d’une guerre pour planifier au sein de l’armée sa vengeance personnelle ; finalement un héros malgré lui. Et contre toute attente, son seul plaisir, à cet instant, était le fait d’avoir été ce héros. Velen le lui avait pourtant annoncé : depuis le début, il avait été un pèlerin. Et au bout du pèlerinage, il avait trouvé, sans l’avoir cherchée, la joie d’avoir sauvé des innocents.
Richeval enveloppa lui-même Phéoline dans le manteau qu’on lui avait apporté. Il la prit dans ses bras et lui dit à l’oreille des paroles réconfortantes. Elle hocha la tête ; et il lui arracha même un sourire. Tandis que le Grand Maréchal la guidait vers ses hommes, elle se retourna brièvement vers les deux draeneï. Ils constatèrent qu’elle les regardait avec reproche mais sans haine. Elle était surtout accablée de chagrin. Sa grande victoire à elle, la purification de Darotân, ils la lui avaient volée ; il faudrait désormais qu’elle en fasse son deuil.
« Haie d’honneur ! » demanda Richeval, et ses hommes s’exécutèrent. Quand il vit la manœuvre, le chef de guerre tauren invita ses soldats à s’y joindre.
Derrière Richeval et Phéoline, Stropovitch et Hama s’avancèrent, serrés l’un contre l’autre. Ainsi les trois dernières des sept légendes furent honorées et acclamées. Ils passèrent sous la haie d’épées, de bâtons et de fusils ; quand il releva la tête, Stropovitch, assourdi par les hourras, vit le Portail qui les attendait, là-bas, vers leur nouvelle vie, vers cet inconnu qu’il allait falloir inventer désormais. Au-dessus du Portail, parmi les constellations qui scintillaient, il crut apercevoir un imperceptible mouvement, fugace mais qui fit bondir son cœur dans sa poitrine.
C’était comme si le ciel lui avait souri.