Stropovitch, le Pèlerinage du Démon

Pour préparer le chapitre suivant, je vous invite à relire le chapitre 21, quand Thiwwina écrit une lettre à tous ses proches avant de partir pour la Citadelle.

Voici le lien direct : Stropovitch, le Pèlerinage du Démon - nº 38 par Phéoline-finkle

La fin de la première partie et le début de la seconde furent également très marqués par Thiwwina, sa pétillance, son insolence, sa curiosité, et cette décision jamais expliquée d’avoir mis un terme à sa carrière de gladiatrice adulée de tous.

J’ai moi-même relu tout cela avec grand plaisir.

Je vous remercie de lire ce roman qui me tient énormément à cœur et vous dis à bientôt.

En parallèle de l’importation de mon roman en français et en anglais sur Fanfictions fr, Fanfiction net, Wattpad, Webnovel, ainsi que sur les forums RP d’autres pays, j’ai aussi changé d’avis concernant ce forum-ci et je modifie tous mes posts précédents pour qu’ils affichent la fameuse « version finale ». Quand je serai arrivé aux derniers chapitres, je les posterai ici.

Rappel du discord que j’épèle pour contourner les règles du forum : https deux points double slash discord point gg slash JfnRDd97eQ

Tu as du courage pour ton roman, me concernant je n’arriverais pas à faire ça pour mes personnages. Outre mon manque d’imagination, ce serait indigeste et ennuyeux.

Pour l’anecdote je m’étais plié à l’exercice une fois sur Star trek online, ça m’a pris un an pile pour faire un truc de 300 pages words, plus jamais je retente un travail comme celui là.
Ce qui fais que j’admire les gens qui font des fan fictions comme ton roman.

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Tu es adorable, merci beaucoup ! Moi-même je t’admire parce que jamais je ne serai capable d’écrire 300 pages en un an. Pour Stropovitch à l’époque j’avais écrit 300 pages… en 3 ans xD ! J’ai arrêté d’écrire pendant 15 ans et ça m’a pris un an entier pour écrire les 100 pages manquantes, tout relire, corriger les erreurs d’orthographe, uniformiser la façon dont je décris chaque personnage… (je ne m’étais pas rendu compte, au début, que je modifiais légèrement leur caractère en cours de route). Des milliers d’heures de boulot ! Et je suis d’une lenteur catastrophique.

Je ne connais pas l’univers de Star Trek mais si tu as un lien vers ton ouvrage je serais ravi d’au moins lire les premières pages, pour voir si j’accroche =)

Navré, mais je ne l’ai publié nulle part. Basiquement c’est une novélisation d’une partie des évènements du jeu à travers mon personnage principal - sauf une fois où le voyage se passe dans un univers parallèle de ma propre conception.

Par ailleurs ce fut écrit façon script de pièce de théâtre où ce sont surtout des dialogues, additionnellement à l’époque j’ai pris des raccourcis en partant du principe qu’un potentiel lecteur connaissais les évènements du jeu. (ok je l’ai passé à un ami une fois)
Par exemple j’ai résumé en 4 phrases un chapitre entier.

C’est un travail fait de 2018 à 2019, ça date donc si je devais compléter, il faudrait que je refasse des pans entiers du jeu, surtout qu’après relecture il y’a des passages dont je ne suis plus satisfait.

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Personne n’a lu ton travail à part ton ami ???
Tu sais, ce n’est pas très grave que certains passages soient « moins bien » que d’autres. Même chez de grands auteurs comme Balzac ou Dumas ça arrive. Notre perfectionnisme d’auteur nous handicape souvent. Je connais bien cette insatisfaction chronique qui m’a bloqué plusieurs fois pendant Stropovitch.
Il y a des sites de fanfiction comme fanfictions fr où tu trouveras peut-être un public averti (et indulgent :p)

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Chapitre 35

Depuis quelques secondes, Stropovitch ne se battait plus. Il restait agenouillé, tremblant, la tête baissée vers le sol, son grand corps pulsant comme couvant une ultime métamorphose. Quant à Darotân, de nombreux courants contraires l’avaient déjà traversé. L’envie de tuer son rival – même si jamais il ne lui avait accordé ce statut, préférant celui de parasite à éliminer – se heurtait à la peur que la mort du guerrier n’empêche le Titan Noir de se manifester.

« Hey ! Oui, toi, l’érédar rouze pivoine. Ou coquelicot… ça se discute. »

Le désigné se retourna et regarda la gnomette avec ennui.

« Ou écrevisse. Ouais ze dirais ça plutôt. Ah ça me donne faim, zut ! Z’ai l’impression que ça fait une semaine que z’ai pas manzé…

— Tu fais diversion, c’est ça ? soupira Darotân. C’est ça ton plan pour sauver ton camarade ? Rentre chez toi. »

Il eut un sourire en coin.

« Si tu restes près de moi, tu risques de faire partie des légers… dégâts collatéraux que j’engendre sans le vouloir. »

Il lui tourna le dos pour refaire face à son ennemi juré qui était toujours en train de haleter avec des gémissements réguliers comme s’il allait accoucher.

Une violente rafale de lances de givre s’abattit sur la nuque de Darotân ainsi que sur l’arrière de son crâne. Elle aurait tué plusieurs gangr’orcs sur le coup.

Le paladin se retourna encore. Cette fois, ses yeux étincelaient, et son expression était féroce. La gnomette était en position de combat, les sourcils froncés au-dessus de ses grands yeux noisette, les bras levés, les paumes orientées vers son ennemi et ornées de boules de magie bleue zébrées d’éclairs arcaniques.

« Excuse-moi si ça perturbe ton délire mégalo, mais z’allais pas faire diversion en parlant. Ze vais faire diversion en te transformant en conzélo, et quand on fêtera la victoire tu serviras les glaçons. T’as pizé ?

— Vous êtes combien de gnomes encore ? »

Thiwwina ne répondit pas, ne voulant pas faire paraître son trouble.

« J’en ai déjà écrasé un tout à l’heure, ajouta Darotân en faisant mine de regarder sous ses sabots. Un démoniste, je crois. »

La gnomette serra les dents.

Soudain il se souvint qu’Akmar lui avait parlé d’Hama.

Comment avait-il pu oublier ? Le sang de démon lui troublait-il la mémoire ?

« Hama… » lâcha-t-il malgré lui, l’air décontenancé en se retournant encore.

Le sang de Thiwwina ne fit qu’un tour. Craignant que le paladin n’ait senti la présence de la draeneï – qui, accompagnée de Phéoline, attendait là-bas, à couvert, le signal de la gnomette pour venir chercher Stropovitch –, elle bondit au-devant de Darotân et lui gela les jambes.

Le coup de masse fut si rapide qu’elle n’aurait pas pu l’éviter…

… si elle ne l’avait pas anticipé.

Darotân pensait savoir ce que valait Thiwwina parce qu’il l’avait vue provoquer une tempête prodigieuse à Zeth’Gor, mais il était loin de la vérité.

On ne devient pas champion du monde d’arène en rasant des armées. On ne devient pas champion du monde d’arène en lisant des livres à Dalaran, la Cité des mages. On devient champion du monde d’arène en évaluant les capacités de son adversaire et en préparant, comme si on était à la fois l’attaquant et l’attaqué, les choix de l’un et de l’autre, seconde après seconde.

La spécialité de Thiwwina, ce n’était pas la guerre.

C’était les duels !

Quand il vit que la gnomette avait disparu, Darotân, malgré sa rage, hésita à la chercher. Il ne devait pas quitter des yeux Stropovitch plus de deux ou trois secondes.

Une grêle de lances de givre lui martela de nouveau la tête, sur le côté gauche. Il fut étonné par la vive douleur qu’il ressentit – sa bulle ne le protégeait plus ? – puis un de ces javelots de glace explosa dans son oreille.

Comme face à Akmar, penser à Hama le perturbait assez pour que son armure de Lumière se dissipe sans qu’il s’en rende compte.

Il pensa avoir le tympan crevé. Il se couvrit l’oreille d’une main en hurlant, appelant la Lumière pour se soigner et dans le même temps cherchant fébrilement des yeux où était la mage.

Il tenta de se raisonner. Si la gnomette ne lui envoyait rien de plus menaçant que ces javelots, il n’avait qu’à se concentrer sur son armure sacrée, sa bulle de Lumière, et ignorer purement et simplement la mage. Il avait mieux à faire – Stropovitch perdait pied ! D’un instant à l’autre commencerait son Grand Combat ! Une nouvelle ère allait commencer, et il en serait le Champion !

Il sentit que quelque chose lui faisait de l’ombre. Il leva la tête – un… iceberg se formait au-dessus de lui ! Il voulut bouger – mais il avait oublié que ses jambes étaient toujours prisonnières du givre – la gnomette avait profité de cet oubli – l’iceberg lui tomba dessus.

« SIGNAAAAAAL !! »

Hama et Phéoline surgirent du tas de décombres et coururent vers Stropovitch, manquant de tomber à cause du séisme provoqué par la chute de la montagne de glace, laquelle se fragmentait déjà en énormes colonnes s’abattant dans un fracas assourdissant. Elles redressèrent à moitié le guerrier et, chacune ayant mis un de ses bras autour de ses épaules, le firent tant bien que mal claudiquer vers un semblant d’abri.

Mais Darotân avait trop de ressources pour qu’une action si longue soit possible. D’un seul coup de masse rotatif il avait fait imploser l’iceberg et l’avait transformé en un immense nuage de miettes de givre. La seconde suivante il avait vu les trois silhouettes rassemblées là-bas – et, le piège brisé sans effort, il avait fondu vers elles à la vitesse d’un météore. La gnomette l’avait clairement sous-estimé…

… ou pas.

Sa masse fracassa un miroir magique.

Il se retourna, les yeux exorbités. Tout autour de lui le trio s’éloignait avec Stropovitch. Des dizaines de trios.

Il provoqua littéralement, à partir de son propre corps, une explosion de Lumière, qui la seconde suivante fut comme un grand dôme englobant toutes les ruines de la Citadelle, destiné à dissiper toutes les illusions – car la Lumière ne tolère que la Vérité.

Mais la Lumière ne dissipe que les illusions générées par la magie ténébreuse. Son sort n’eut aucun effet sur les mirages gelés. Il ne réussit qu’à s’éblouir lui-même tant la Lumière fut reflétée par les miroirs suspendus.

Rendu proprement furieux par cette perte de temps, Darotân brisa tous les reflets un par un à une vitesse décuplée par la rage. En quelques secondes le sommet des ruines était jonché d’éclats de givre étincelants. Le trio, le vrai trio, avait disparu.

Le paladin haletait, éperdu. Non pas à cause de la fatigue – il ne connaissait plus le sens de ce mot. Mais à force de frapper ces images, à force de les regarder, il pensait avoir reconnu la draeneï qui lui tournait le dos, qui emportait Stropovitch loin de lui.

« HAMAAAAAA ! » hurla-t-il

Toute la Péninsule résonna de ce cri formidable.

Hama et Phéoline tentèrent de l’asseoir doucement, mais le crâne de Stropovitch heurta tout de même la pierre. Au moins dans cette niche rocheuse il était à l’abri. Saisi de convulsions, il semblait souffrir mille morts, incapable de fixer son regard, incapable de répondre aux questions.

« Il a l’air résigné, mais en même temps il se bat, dit Phéoline dont l’intuition était devenue quasi divine.

— Stropovitch ne peut pas s’empêcher de lutter, même quand il n’a plus d’espoir, confirma Hama. Faisons comme on a dit, vite.

— Oui. » Elles avaient déjà discuté avant le signal de Thiwwina.

Hama déposa les lames noires au sol, s’assit contre Stropovitch, posa même sa tête sur son épaule. Phéoline, agenouillée face à eux, posa ses deux mains sur les deux poitrines. Et pria.

Sainte entité, vraie Lumière, je fais appel à vous. Si Stropovitch a dit vrai et que c’est bien le Titan Noir qui le possède, ce dernier voudra les noyer Hama et lui dans une succession infinie d’illusions. Empêchez le Titan d’agir, je vous en prie, et guidez-les vers l’endroit secret où le démon est lié à l’âme de Stropovitch.

Ses mains luirent ; et aussitôt la paladine devint un canal entre la Lumière et les âmes. Au plus profond de Stropovitch et d’Hama, une porte s’ouvrit en grand, et via Phéoline l’âme d’Hama fut conduite comme à travers un tunnel éblouissant jusque dans l’âme de son amant.

La draeneï sans transition avait troqué ses yeux physiques contre ses yeux spirituels. Et juste après le tunnel, ce fut, en un contraste saisissant, le Néant intergalactique. Ses yeux s’exorbitèrent en voyant les dimensions cosmiques du Titan Noir. Celui-ci semblait se mouvoir, semblait même parler, et sa voix devait être formidable, car à chaque syllabe Hama sentait comme des ondes faire vibrer son corps astral. Mais les prières de Phéoline la protégeaient contre les attaques du Titan.

« Psst, Hama, par ici. »

Elle crut reconnaître cette voix. Se retournant dans le vide intersidéral, elle découvrit, sur fond de galaxies, une porte ouverte sur une… chambre ? Et c’était Arcân qui l’attendait.

Une illusion du Titan ? Elle voulait se méfier, mais elle avait promis à Phéoline qu’elle lui ferait confiance. La prudence conduisait à l’inaction. Seule la confiance pouvait débloquer la situation.

Quand elle franchit le seuil de la chambre, cela lui rappela l’embuscade de Darotân dans l’Exodar. Elle frémit de toute son âme en refermant la porte.

Confiance.

Quand Phéoline avait utilisé la Lumière, Darotân l’avait senti.

Mais Thiwwina se doutait qu’il finirait par sentir quelque chose.

Il serra le manche de sa masse comme un forcené et se précipita dans la direction où il avait détecté la paladine. Là-bas, en contrebas de l’éboulement, il les retrouverait…

à peine avait-il atteint le sommet de la pente rocheuse qu’il vit la gnomette à ses pieds, en train…

… d’inspecter ses nattes dans un miroir.

Il l’écrasa d’un coup de masse vif comme l’éclair, avec une certaine satisfaction.

« Certains préfèrent les couettes. »

Il serra les dents. Évidemment elle s’était téléportée quelque part pour lui faire encore subir une perte terrible de temps. Il ne tourna même pas la tête et voulut bondir au bas de la montagne de débris pour régler leur compte aux autres. Et retrouver Hama, si c’était elle.

Mais il ne sauta pas. Ses mouvements étaient devenus d’une lenteur… inouïe.

La gnomette parut à ses côtés – mais géante. Elle lui caressa la tête en prenant un air attendri.

« Vui, ça c’est une mignonne petite tortue ça hein ? Toute mignonne… »

« Stropo s’est paumé, dit Arcân sans détour quand Hama se retourna vers lui. Je n’arrive plus à lui parler.

— Vous êtes… l’âme d’Arcân ? Dans Stropovitch ?

— Je suis bien Arcân. Mais on n’est pas dans l’âme de Stropo là, on est dans le plan que Sargeras a créé en le connectant à Stropo d’un côté et au plan de la Lumière de l’autre, pour ses pouvoirs, mais il a aussi créé des espèces de ponts psychiques avec d’autres mondes, pas pour se déplacer, il est trop gros, mais pour essayer d’obtenir des infos d’un peu partout, pour préparer son retour et ses plans. C’est grâce à ce bordel que j’ai pu m’infiltrer depuis le monde des morts. Y a des flux de plein de magies diverses partout. Stropovitch a puisé des forces dans à peu près tout ce qu’il pouvait – lumière, ombre, feu gangrené… – mais il a oublié de continuer à m’écouter…

— Je cherche les liens spirituels qui relient le Titan à Stropovitch.

— Pas vus. En même temps Sargeras c’est un maître de l’illusion. Il les a bien planqués.

— Avec Phéoline nous allons les trouver. »

Il comprit qu’Hama essayait de discuter le moins possible. Il saisit une grande épée d’acier qui pendait à un mur et lui emboîta le pas vers l’extérieur.

« Par là », fit-elle.

Ils parcoururent – en flottant tels des corps immatériels – la distance qui les séparait d’une espèce d’ondulation étrange dans l’espace-temps. C’était à la fois lent et rapide – et en toile de fond, Sargeras, entité cosmique, continuait de vociférer d’inaudibles imprécations.

Hama se rendit soudain compte que l’ondulation, qui semblait éloignée de plusieurs années-lumière, se trouvait en fait à portée de main. Elle l’écarta comme un lourd rideau de théâtre. Et passa de l’autre côté.

Arcân la suivit.

Darotân explosa encore, en hurlant – avec sa forme normale. Il avait encore oublié de se concentrer sur ses protections lumineuses ! Il fallait qu’il ait un seul objectif à la fois. Il fallait qu’il oublie Hama et Stropovitch et qu’il se concentre sur cette MAUDITE MAGE !

« C’est plutôt rigolo de zouer avec toi tu sais. »

Elle le surplombait, derrière lui. S’il persistait dans son précédent objectif, il était censé descendre de la colline de gravats. Elle ne pouvait pas prendre le risque de rester derrière. Alors qui était derrière lui ? La vraie gnomette, un reflet, un clone magique ?

La vraie était devant, en bas, planquée quelque part. Il en était sûr.

Entouré cette fois de son armure magique, il courut vers le bas de la pente, attentif au moindre signe – mais le clone – si c’en était un – le suivait en riant très fort – c’était agaçant – ha ha ha, hi hi hi – COMMENT SE CONCENTRER AVEC ÇA ?

D’autant plus qu’il se rapprochait du but.

Quand il l’entendit ricaner à son oreille, il ne put s’empêcher de faire pivoter son torse et de lui décocher un coup de masse vengeur.

Non seulement il ne toucha rien, mais quand ses yeux revinrent devant lui il découvrit Thiwwina qui tendait les bras vers le ciel.

D’un seul coup de masse il l’aurait annihilée – si la bourrasque gelée qu’elle incantait ne l’avait pas soulevé de terre juste à temps pour la rater.

Il fut emporté par une tornade qui grandit et se renforça – et il était impuissant contre cela ! Contre l’Ombre il pouvait tout, contre la force physique il pouvait tout, contre le vent il ne pouvait rien ! Malgré la frustration qui déversait son acidité dans son estomac, Darotân se concentra comme il put sur sa Lumière.

Il fut relâché tout d’un coup – la tornade s’était évanouie – et il fit une chute de cent mètres – et il tomba et le choc fut terrible, brisant une dalle et soulevant un nuage de poussière – des morceaux de son armure métallique volèrent dans tous les sens, tordus et aux sangles déchirées – il se releva torse nu, avec une épaulière et une cuissarde en moins – mais il était intact, évidemment. Contre les heurts de ce genre il se sentait invincible. Mais il était de nouveau au sommet de l’éboulement, loin de Hama et des autres. La manœuvre avait eu pour but, comme les précédentes, de lui faire perdre un maximum de temps.

Humilié par une gnomette incapable de le vaincre ni même de lui faire le moindre mal, son orgueil blessé hurlant à tous les vents, il devait quand même tenter de réfléchir pour mettre fin à cette sinistre comédie.

Et là il se souvint de deux choses très simples. La première, c’était que la gnomette ne pourrait pas lancer éternellement des sorts – ses réserves de mana n’étant pas infinies. La seconde, c’était qu’elle pouvait régénérer sa mana, SAUF si on ne lui laissait aucun moment de répit pour le faire.

Une idée lui vint. Une idée machiavélique. Si elle tenait tant que ça à protéger ses camarades… eh bien il allait la forcer à le faire ! à le faire jusqu’à épuisement ! Et il savait comment s’y prendre…

Hama et Arcân étaient entrés dans une bibliothèque, de style draeneï, mais sans limites visibles, ni horizontales ni verticales. Ils faisaient face à d’innombrables rayons à perte de vue, soit chargés de livres étincelants à la couverture ornée de pierres précieuses, soit partiellement ou totalement vides, s’étendant jusqu’à l’horizon devant eux, et empilés sur assez d’étages pour se perdre dans la voûte sombre qui tenait lieu de ciel.

Arcân en ouvrit un, mû par une curiosité qui ne se méfiait de rien. Hama, hébétée face à tant d’imprudence, en resta interdite. ÇA

Le Premier-Né écarquilla les yeux avant de fermer le livre et de le reposer. Il en ouvrit un deuxième, puis un troisième. Enfin il regarda Hama, qui n’avait toujours pas bougé.

« C’est ses souvenirs. Mais c’est pas vraiment écrit. En fait ça nous aspire dedans si on ne referme pas assez vite. Je l’ai clairement senti. On est au moins dans sa mémoire là. Voire carrément dans son esprit, ou sa conscience, tu choisiras le mot qui convient.

— Phéoline, murmura Hama, le Titan a dissimulé son lien avec Stropovitch quelque part ici. Il y a des millions de livres. Guide-nous. »

Ils attendirent quelques – longues – secondes. Hama déglutit. Chaque micro-instant comptait. Elle était intensément concentrée sur son objectif.

Finalement une espèce de papillon lumineux apparut devant eux. Mais ce n’était pas le moment de s’extasier.

« On le suit », ordonna Hama avec autorité.

Ils parcoururent des dizaines de rayons, gravirent des dizaines d’escaliers… C’était interminable.

Hama ne trouva qu’une seule pensée pour la consoler de cette insupportable attente : elle crut se souvenir que le temps pour une âme s’écoule beaucoup plus lentement que dans les plans matériels. Avec un peu de chance, les heures qu’ils passaient là n’étaient que des minutes dans la Péninsule.

« Que » des minutes… S’agissant de Darotân, même une poignée de minutes était une durée éminemment angoissante.

Le paladin souleva une grande dalle de granit qui devait peser dans les deux tonnes comme s’il s’était agi d’un fétu de paille.

Il devait donner à la gnomette le temps de réagir. Il devait donc essayer de viser à côté pour l’instant.

Il approcha du bord de ce qui tenait lieu de surplomb au-dessus de l’amoncellement de gravats – quelque ancien morceau de toit tombé là tout d’un bloc. Penché, il évalua où en contrebas ses sens lui disaient que Phéoline canalisait la Lumière, même s’il ne voyait personne distinctement.

Il regarda rapidement autour de lui, et hocha la tête. Il avait un bon paquet de blocs de pierre plus ou moins énormes à disposition.

Il balança la dalle comme un enfant lance un avion en papier. Et il suivit sa trajectoire dans les airs avec les mêmes yeux et le même sourire.

Arrivé au sol, le projectile fit le bruit d’une détonation. Il s’était abattu à vingt mètres de sa cible.

Il eut un rire nerveux – car enfin en essayant de sauver Hama il la mettait encore en danger – tandis qu’il courait de pierre en pierre pour lancer une pluie de météores sur le trio et leur horripilante gardienne.

Thiwwina, restée dissimulée à mi-pente, n’avait pas perdu une seconde. Elle avait pris le risque de transformer une partie de sa mana en gemme translucide – réserve pour plus tard – puis s’était invoqué une espèce de gâteau de mana pour refaire ses forces – la tornade gelée lui avait coûté très cher. Mais, la bouche pleine de pâte brillante, elle restait vigilante, les sens aux aguets. Jamais elle n’avait eu affaire à un adversaire aussi rapide. Elle se moquait de lui pour l’enrager et l’empêcher de réfléchir, mais en vérité ce combat testait vraiment ses limites.

Elle avait vite évalué le paladin. Il était plus puissant et rapide que tout ce qu’elle avait affronté auparavant ; mais comparé aux gladiateurs d’élite qu’elle avait combattus, il n’était pas très futé. Certes il n’était pas aussi stupide qu’un ogre ou qu’un gangr’orc, mais elle pouvait être plus maline que lui.

Elle DEVAIT être plus maline que lui. La moindre erreur, et elle mourrait instantanément.

Quand elle aperçut la dalle décrire sa courbe dans le ciel clair-obscur de la Péninsule, elle activa immédiatement une pierre frappée d’une rune arcanique qu’elle avait préparée. La pierre la téléporta aussitôt auprès de Phéoline qui était toujours concentrée, les mains toujours appuyées sur les poitrines des draeneï inconscients.

La gnomette avait déjà ses lances de givre au bout des doigts, mais elle économisa ses forces. Elle avait remarqué que la trajectoire manquait de précision.

Mais à peine la pierre en chutant avait-elle explosé à ses oreilles que d’autres, une par une, à une cadence effrénée, s’élevèrent dans le ciel depuis le sommet de l’éboulement.

Elle comprit aussitôt le danger : elle ne pourrait pas dévier tous les rocs, et même si elle le faisait, elle se fatiguerait bien avant Darotân. Problématique bien connue pour les vétérans des arènes.

Mais si elle s’éloignait de ses amis, ils seraient écrasés avant même qu’elle rejoigne le paladin tout là-haut.

Thiwwina invoqua Zarkis en un clin d’œil. Il attendit ses ordres ; mais cette fois il servirait seulement de réserve de magie. Elle plongea une main dans le corps de l’élémentaire et matérialisa une immense voûte gelée au-dessus de ses camarades ; avant de poursuivre, elle s’assura que les premiers météores rateraient aux aussi leur cible ; puis elle se concentra pour épaissir et durcir le dôme autant qu’elle le pouvait ; Zarkis, vidé de substance, s’évanouit, ne laissant que deux bracelets magiques au sol. Vite, elle investit dans son ouvrage une partie de sa propre réserve de mana ; le prochain bloc allait bientôt tester la solidité de son travail, et elle le vit arriver avec une expression désespérée sur le visage.

Détonation. Assourdie par le bruit, Thiwwina vit le bloc rebondir sur la glace et rouler plus loin. C’était un soulagement, mais si temporaire qu’elle ne put se réjouir. Elle croisa le regard interrogateur de Phéoline que les chutes de pierres avaient distraite de sa concentration ; la gnomette lui refit son grand sourire conquérant ; la paladine le crut de nouveau sincère, et avec un hochement de tête replongea dans sa méditation.

Ils ne souffriraient même pas du froid dans cette espèce d’igloo. Mais Thiwwina n’avait aucune milliseconde supplémentaire à consacrer à cette pensée – elle se téléporta dans la pente, près du sommet cette fois, grâce à une autre pierre runique qu’elle avait jetée là juste avant la toute première provocation qu’elle avait lancée au paladin. En contrebas, le dôme et la concentration de Phéoline étaient mis à rude épreuve par cette cataclysmique pluie de rochers aux airs de fin du monde.

« Je crois savoir où il allait…

— J’ai dit qu’on attend. »

Arcân se tut. Hama, tendue à l’extrême, attendait le retour du papillon. L’attente était atroce.

Enfin il reparut. La draeneï sembla recommencer à respirer. Ils reprirent leur chemin dans les rayons et les escaliers.

« Si nous… Quand nous aurons délivré Stropovitch, dit soudain Hama, que deviendrez-vous ?

— Je sais pas bien, répondit Arcân ravi qu’elle brise le silence. Tu penses que je pourrai pas rester là ?

— Vous avez emprunté un des ponts psychiques établis par Sargeras avec d’autres mondes. Tout à l’heure je vous ai trouvé auprès du Titan. Si nous brisons les liens, il est possible… que vous disparaissiez, emporté avec lui on ne sait où. »

Un silence. Lourd. Arcân comprit qu’elle aussi tenait à lui. Il en fut touché.

« Tout ce que je peux te dire Hama, dit-il enfin avec un air de défi, c’est que j’en ai tellement bavé pour m’évader du monde des morts, que je trouverai toujours un moyen de rester près de mon fils.

— Votre fils ? »

Hama le considéra.

« Il le sait ?

— Depuis peu, oui. »

Soudain elle courut. Le papillon s’était arrêté sur un livre.

Bien évidemment rien ne le distinguait des autres. Hama, fébrile, le papillon doré voletant autour d’elle, ouvrit le livre au moment où Arcân la rejoignait.

Sur la page où se posa son regard, elle ne vit qu’un paysage de champignons géants d’un bleu légèrement luminescent sur fond de ciel nocturne étoilé.

« Qu’est-ce que…

— Attends, Hama, on va se faire absorber, tu vas voir. »

Il fronça les sourcils tandis que leur vision se brouillait déjà et que l’image semblait grandir sous leurs yeux.

« On dirait Zangarra… »

Darotân eut une moue déçue.

La carapace gelée qui loin en contrebas protégeait ses adversaires ne cédait pas à ses jets de pierres. Il fallait qu’il y aille en personne mais la mage allait encore l’en empêcher. Si seulement il pouvait la…

« Plus la peine de m’envoyer des colis trésor, ze suis là. »

Il se tourna vers elle en soupirant. Elle l’avait déjà tant humilié qu’il craignait maintenant de l’attaquer et de passer encore pour une brute sans cervelle. Ce qu’elle lui faisait endurer était difficile, aussi bien pour son orgueil que pour ses neurones corrompus.

« Si tu restes immobile ze vais t’envoyer un autre iceberg, le provoqua la gnomette.

— Tu ne peux rien contre mon armure de lumière, répondit-il d’une voix blasée. Tu ne peux ni me blesser, ni me ralentir, ni m’immobiliser. Tu peux seulement fuir, te téléporter et autres lâchetés indignes d’un combattant.

— C’est pas ce que z’ai vu tout à l’heure, ricana-t-elle.

— J’étais distrait », rétorqua-t-il en grinçant des dents.

Il se souvint soudain – mais comment avait-il pu oublier ? le sang de démon ? – d’Hama – mais aussi qu’il ne devait pas y penser – et que la mana de Thiwwina – quoi déjà ? – ah oui, n’était pas infinie – à condition de ne lui donner…

Aucun répit. Quitte à se faire encore un peu humilier en attendant.

Darotân d’un coup de sabot sur le sol sembla se projeter sur Thiwwina, provoquant une onde de choc lumineuse qui éblouit la gnomette. Elle ne tenta pas de l’immobiliser – elle était sûr qu’il était sincère – mais se téléporta instantanément un peu plus loin dans la pente. Il lui avait confirmé ce qu’elle pressentait déjà. Il fallait le distraire pour que sa bulle d’invincibilité se dissipe. Le distraire… en l’énervant par exemple ?

C’était ce qu’elle savait faire de mieux, énerver les gens.

Darotân voulait maintenir la pression. Il donna de grands coups de masse dans l’éboulement, et toujours dans la direction de la voûte de glace, pour pilonner sans relâche la couverture gelée si Thiwwina refusait de se battre.

Et cette fois, un grand craquement résonna dans le canyon. Le dôme était fissuré.

Le sang de la mage ne fit qu’un tour. En attendant de trouver la faiblesse de Darotân, elle devait rester près de lui… et survivre.

« Ze pensais que tu aimerais zouer à casse-casse », entendit le paladin.

Il ne répondit pas. Il devait rester concentré sur sa bulle. Il fondit sur l’origine de la voix et frappa.

Tel un volcan en éruption, le sommet de la montagne qui était autrefois la Citadelle vomit des tonnes de roches et de poussières.

« Ta Lumière n’est pas très utile… »

Nouvelle charge, nouveau coup, nouveau cratère.

« On ne voit plus grand-çose avec cette poussière… »

Une impulsion… et il glissa. Il heurta brutalement un socle de colonne, et, son orgueil mortifié, gronda de rage en se redressant. Ou plutôt en essayant, car le sol était devenu une patinoire. Malgré toute sa force démesurée, il ne connaissait aucun sort ni technique qui lui permette de rester debout !

La mage avait profité des nuages de poussière pour recouvrir discrètement les pierres d’une pellicule de givre.

« Pas pratique les sabots pour marser hein ? T’as l’air d’un sevreau qui fait ses premiers pas… »

En le traitant de chevreau, elle le brimait comme un gosse à l’école. La peau du paladin devint rouge cramoisi.

Il n’avait jamais eu autant l’air d’un man’ari, tellement son visage exprimait la rancœur et l’envie de faire subir d’infinies souffrances à son ennemie. Il était censé affronter le Titan Noir, il avait tenu tête à Stropovitch qui déchaînait pourtant des pouvoirs dignes des dieux, et il n’arrivait pas à se débarrasser d’une PUT**N DE GAMINE QUI FAISAIT JUSTE DU FROID ET DU VENT !

Piteusement allongé sur le ventre, il sentit tous les muscles de son visage se contracter férocement.

Si elle transformait le sol en patinoire… eh bien il briserait le sol !

Il frappa du poing sur la pierre comme un enfant capricieux – mais en faisant appel au Sacré pour démultiplier l’effet de sa colère.

Thiwwina fut assourdie par cette nouvelle explosion et déséquilibrée par ce nouveau séisme. Par effet domino, toutes les pierres bougèrent par vagues successives. Darotân lui-même fut enseveli, comme broyé, concassé dans le creux de son propre cratère par les gravats qui pivotaient et se comprimaient les uns contre les autres. Toutes les cavités encore présentes au sein de la colline de débris furent comblées ; l’éboulement se tassa ; mais il s’étala aussi et, le sommet s’abaissant, les pierres de la pente vinrent rouler jusqu’au pied du dôme de glace fissuré – et le heurter, et le fissurer encore davantage.

La situation empirait avec le temps. Énerver Darotân n’était peut-être pas une si brillante idée, finalement.

Mais elle ne pourrait ni le métamorphoser ni le blesser avant d’avoir fait tomber son revêtement lumineux. Il fallait trouver son point faible. Tout à l’heure, il avait hurlé « Hama ». Ce qui l’avait troublé, était-ce davantage qu’une simple distraction, davantage qu’une simple colère ? Ce hurlement cachait-il quelque chose de plus complexe ?

Elle s’accorda une seconde de réflexion avant que le dément – inévitablement – ne ressurgisse des décombres. Devait-elle continuer à juste gagner du temps ? D’abord, elle devait ABSOLUMENT empêcher Darotân de donner d’autres coups sur l’éboulement. Cela lui donnait une contrainte particulièrement exigeante. Ensuite, elle était peut-être engagée dans une impasse à plus ou moins court terme. Zarkis était une de ses principales munitions, et elle ne l’avait plus. Et sa mana, à peine régénérée, était déjà entamée. Or personne ne pouvait savoir combien de temps encore il allait falloir à Hama et Phéoline pour sauver Stropovitch. Si elle ne consacrait pas TOUTE sa mana actuelle à TUER Darotân au lieu de seulement le tourner en bourrique, peut-être qu’elle le regretterait dans deux ou trois minutes, si les trois autres ne bougeaient toujours pas, et qu’elle se retrouvait à court de ressources.

Une seconde. C’est ce qu’il lui fallut pour décider de tenter de tuer Darotân. Seule. En duel. Et sans qu’il puisse frapper le sol une seule fois… Thiwwina… N’entendais-tu pas toi aussi cette musique dans tes oreilles ? C’était l’orchestre du Destin qui jouait un mouvement de la symphonie de l’Apocalypse. Sur les pupitres les pages furent tournées. Les musiciens se concentrèrent, figés dans l’instant, les yeux posés sur le chef d’orchestre qui, très digne, la baguette levée, prit une grande inspiration avant de lancer le mouvement suivant.

Hama et Arcân sentirent une brise apporter à leurs narines une odeur pestilentielle. Des vrombissements d’insectes géants parvinrent à leurs tympans, mais éloignés. C’était une nuit à Zangarra, d’apparence tranquille. Leurs sabots s’enfonçant dans une fine couche de vase gluante, ils avancèrent, pas à pas, les yeux écarquillés, le cœur battant fort dans leur poitrine.

Soudain, au détour d’un champignon, une lueur apparut, celle de flammes qui crépitaient dans l’obscurité.

Ils coururent, les sens aux aguets, à la fois pressés par l’urgence et angoissés à l’idée de commettre une erreur.

Plus ils s’approchaient, plus la scène se détaillait à leurs yeux. Et elle était horrible.

Consumé par les flammes qui l’engloutissaient et le dévoraient, un enfant draeneï se débattait, n’émettant qu’un faible râle d’agonie qui néanmoins glaçait le sang. À ses pieds, les cadavres de ses parents, tués par flèches. Face à lui, un gangr’orc démoniste entouré d’une petite troupe de gardes du corps, qui incantait en langue démonique une litanie barbare, une pierre rouge flamboyante à la main.

L’instant semblait figé dans l’éternité. Au plus profond de Stropovitch, scellé dans sa mémoire, son calvaire n’avait jamais pris fin. De la blessure toujours ouverte de son enfance assassinée suintait cette souffrance aigüe, cette torture infernale, ce seul et unique lien qui le rattachait au Titan Noir.

Et il était écrit que ce serait les deux personnes qui l’aimaient le plus au monde qui viendraient briser le sceau funeste du malheur.

Arcân, en voyant son fils ainsi, eut ses yeux noirs assombris encore par la haine et la culpabilité. Les deux mains sur la poignée de sa longue épée, il se rua en hurlant sur la troupe et son corps massif fit vibrer le sol tel un troupeau de rhinocéros. Deux gardes firent rempart de leurs corps entre le démoniste et lui tandis que deux autres en retrait encochaient des flèches à leurs arcs. Au milieu du groupe, Keli’dan contrarié cessa d’incanter le sort de possession démoniaque pour accabler le guerrier de terribles malédictions.

Mais le Premier-Né calcula la fin de sa course – ignora les deux flèches qui se plantèrent, l’une dans son cou, l’autre dans le creux de son coude – un pas martelé sur le sol, un coup de taille surpuissant – le garde de droite tenta de parer la lame, mais au lieu de cela fut projeté en arrière, l’épée brisée et la tête à moitié arrachée – le garde de gauche, déséquilibré aussi, ne put empêcher le coup d’estoc de plonger dans sa poitrine – les archers tirèrent encore, mais ne purent viser aussi bien que précédemment – les flèches ne traversèrent pas l’armure – l’un bondit en arrière, mais pas assez loin – la pointe de l’épée entra dans sa bouche et lui transperça le cerveau à travers le palais – l’autre s’enfuit à toutes jambes – le guerrier empoigna Keli’dan par le cou, le soulevant à la seule force de son bras gauche et le plaquant contre le tronc d’un champignon – le démoniste lui lança un ultime sort de terreur, qui n’eut aucun effet. Arcân était insensible à la peur, au désespoir, aux souffrances psychiques, parce que pure était sa rage, parce qu’il était un père qui vengeait son enfant.

Il sentit dans ses doigts le craquement des cervicales du démoniste. Ce dernier, les yeux exorbités, s’étranglant dans d’ignobles hoquets et gargouillis, fixait Arcân avec un regard où se mêlaient l’horreur et la supplication.

« Si seulement t’étais le vrai… » fit le guerrier avec une moue de dépit.

Il le lâcha – Keli’dan tomba à quatre pattes, tentant de reprendre son souffle – et d’un seul coup d’épée le décapita, passant outre les protections magiques avec lesquelles le démoniste avait renforcé son corps. Ainsi le guerrier vainquit-il, seul, un des plus puissants dignitaires du Conseil des Ombres.

Tandis que la lourde tête roulait sur le sol, Arcân se tourna vers Hama. Il dut contenir son émotion. Il s’ôta les flèches du corps comme s’il s’était agi d’aiguilles de pin, et s’approcha d’elle.

Maternelle, lumineuse, Stropovitch allongé sur ses genoux, la tête de l’enfant appuyée contre son coude gauche, de sa main droite qui diffusait une lumière bienfaisante elle soignait patiemment les horribles brûlures qui recouvraient le corps meurtri.

Émue elle aussi, elle leva ses yeux embués vers Arcân.

« La pierre… Il faut la détruire. C’est celle qui contenait le fragment de l’esprit de Sargeras. »

Le Premier-Né la retrouva rapidement car, même recouverte à moitié de vase puante, la pierre brillait encore d’un éclat fantastique.

« J’ignore comment on brise un tel artefact…

— Comme ça peut-être ? » fit Arcân en serrant le poing.

Sous la pression terrible qui s’exerça sur elle, la pierre se fissura et rompit d’un coup. Le maître guerrier rouvrit la main et laissa la poussière et les fragments de roche s’écouler au sol. C’était fini ? Il fronça soudain les sourcils – une nuée ardente se formait devant lui.

Une silhouette démoniaque, qui ne ressemblait que de loin au Titan Noir, tentait d’exister hors de la pierre, tentait d’exister sans hôte, tentait de se matérialiser dans un plan qui n’était pas le sien.

Quand il vit un visage flamboyant émerger de la nuée, Arcân l’accueillit avec un grand sourire.

« Put**n, si seulement tu pouvais être le vrai toi aussi ! »

Et il abattit de toutes ses forces son front sur le front de la créature. Sous l’effet de ce formidable coup de tête, l’avatar fut désintégré par une onde de choc qui ne laissa qu’une brume rougeâtre se déliter dans la brise nocturne.

Aussitôt la vision d’Hama et d’Arcân commença de se brouiller. Ils allaient sortir du livre.

L’enfant ouvrit les yeux. Il regarda songeusement la draeneï.

« Écoute-moi bien, Stropovitch, fit Hama, fébrile, en le serrant fort contre elle et en tentant de retenir les sanglots qui lui secouaient la poitrine. Tu es guéri, maintenant, d’accord ? Tu vas grandir comme les autres, tu… tu vas pouvoir être heureux, hein ? Avec moi… »

Elle n’arrivait pas à tenir un discours cohérent dans l’urgence de la situation, alors elle arrêta d’essayer et le serra encore plus fort.

« Je t’aime mon amour… »

Le Premier-Né, lui, posa un regard lourd de remords en direction des cadavres des parents. Il se sentait tellement coupable… Puis il prit doucement Stropovitch des bras d’Hama. Alors seulement elle se souvint que lui, Arcân, allait disparaître d’un instant à l’autre. Ce serait leurs derniers instants. Les yeux écarquillés, elle lâcha le garçon.

Le père souleva son fils à bout de bras au-dessus de lui.

« Si je t’avais élevé, t’aurais jamais atterri là mon bonhomme… »

Puis il le redescendit et le prit dans ses bras comme un bébé.

« Va falloir que tu me pardonnes, et que tu deviennes un mec bien. Et si tu fais des gosses un jour, tu t’en occuperas, d’accord ? »

L’enfant, qui ne savait pas bien ce qui lui arrivait, hocha la tête en versant sans bruit quelques larmes.

« Je t’aime mon fils. »

Le temps de caresser une fois les cheveux de l’enfant, la vision s’évanouit tout à fait. Ils étaient de nouveau dans la bibliothèque.

Arcân ne serrait plus que du vent. Il rouvrit les bras, lentement. Il versa une larme – la seule de sa vie.

Une violente secousse ébranla l’édifice.

« Vite… dit Hama éperdue – ils avaient tous les deux besoin de temps pour digérer des émotions si intenses, mais du temps, ils n’en avaient pas !

— Y a plus de papillon qui lambine là, répondit Arcân en ramassant son épée longue qu’il venait d’apercevoir à trois mètres de là, on va prendre des raccourcis… »

Et ils coururent en sautant par-dessus les rampes des escaliers dès qu’ils le pouvaient, voire en enjambant les balustrades et en atterrissant sur les rayons des étages inférieurs. Un vrai séisme se déclarait dans l’âme de Stropovitch et rendait leurs pas parfois mal assurés – apparemment le Titan Noir, ses liens rompus, se débattait pour ne pas retourner au Néant.

Nouvelle explosion de roches au sommet de la Citadelle effondrée. Darotân, la peau rouge écarlate, l’expression d’une bête fauve sur le visage, cherchait des yeux sa proie ; s’il ne la trouvait pas rapidement, il se jetterait sur le dôme de glace fragilisé.

« C’est Hama que tu cerces ? »

Darotân resta paralysé deux secondes en entendant ce nom. Le sang corrompu qui désormais bouillonnait dans ses veines bloquait sa mémoire. La lumière sur sa peau luisait d’un éclat qui semblait s’affaiblir.

Thiwwina ne souriait plus. Ses yeux, écarquillés sous l’effet de l’adrénaline, n’étaient plus couleur noisette. Ils étaient bleu électrique. Des éclairs parcouraient son corps, tel un orage arcanique.

Et le Destin abaissa sa baguette pour lancer la phase finale de ce duel à mort.

Darotân bondit très haut pour s’abattre sur la gnomette tel un météore. Le temps qu’il s’élève en l’air et redescende, elle avait deux secondes pour faire un test. Elle tenta de le métamorphoser en plein vol – la peau du paladin devint verte et écailleuse pendant une milliseconde, confirmation qu’il n’était plus – presque plus – invulnérable – la seconde d’après, elle l’accueillit avec un cône de froid incanté à bout portant – puissance bien dosée.

Elle avait calculé juste. Le paladin se retrouva totalement figé dans les airs, immobilisé dans un bloc de glace qui tomba et se brisa lourdement sur le sol. La gnomette se serait volontiers téléportée un peu plus loin – mais elle se contenta de bondir et de trottiner hors de portée, soucieuse d’économiser désormais la moindre parcelle de sa mana.

Darotân se releva en s’ébrouant.

« Que penserait Hama en te voyant ? »

Il serra les dents. Ne pas penser à Hama… N’avait-il pas des sorts plus stratégiques ? Il peinait à s’en souvenir. Au prix d’un douloureux effort, il se rappela d’un sort du Sacré qui étourdissait ses cibles.

Il voulut le lancer sur Thiwwina, mais ses lèvres ne s’ouvrirent pas. Elles étaient magiquement scellées. Il paniqua en se rendant compte que son invincibilité était compromise.

La gnomette perçut cette fugace expression de peur. Réflexe de gladiatrice, habituée à exploiter toute faiblesse.

Avec l’énergie du désespoir, il tenta une feinte. Il se rua dans une autre direction, comme s’il voulait fuir – mais avant de passer hors de vue, il émit un inattendu flash de lumière, si éblouissant qu’il aveugla la mage – elle ferma les yeux et serra les dents – elle sentit l’onde générée par le coup de sabot sur le sol – elle pouvait facilement l’esquiver mais il ne fallait pas qu’il frappe l’instable plancher rocheux – il arrivait – attends – pas trop tôt – pas trop tôt – MAINTENANT !

Elle fit surgir du sol une colonne de glace qui cueillit Darotân en pleine course et le projeta dans les airs. Elle rouvrit ses yeux bleu orage et rugit de satisfaction – elle retrouvait ses sensations de championnat – et incanta une bourrasque gelée qui recouvrit le paladin de cristaux de givre et l’emporta encore plus haut dans les airs.

La bourrasque se mua en typhon et Darotân ne fut plus qu’un point dans le ciel tempétueux.

Elle sortit d’une poche sa gemme de mana et croqua férocement dedans. L’énergie bleue l’enroba, chatoyante.

« POUR STROPOVITS ET HAMA ! » hurla-t-elle pour tenter encore de déstabiliser le paladin qui, là-haut, à plus de cent mètres de distance, atteignait le pic de son envol, et, la tornade dissipée, sembla flotter dans les airs un instant avant d’amorcer le trajet retour.

Elle abattit sa main sur le sol. Autour d’elle un immense cercle blanc se forma, et instantanément des centaines de stalagmites de glace en sortirent, fines et acérées comme des lames de rasoir, denses et serrées telle une chevelure hérissée sur un crâne de géant polaire, telle une fosse tapissée de lames verticales dans laquelle on jette un condamné à mort.

Darotân en pivotant dans les airs entendit le nom d’Hama – non non, ne pas penser… – aperçut cette forêt d’aiguilles translucides – penser à ? – et hurla de terreur et de rage mêlées – agita son arme dans tous les sens – tomba pendant ce qui sembla une éternité à son cerveau défectueux – eut enfin l’idée de projeter sa masse vers le sol pour tout détruire – oui mais Hama ? – non pas elle – ma bulle ? MA BULLE ! – et s’empala brutalement sur les piques dressées.

Une pique dans la poitrine, une pique dans le ventre, une pique dans la cuisse droite. La lourde masse de khorium rebondit sur les pierres gelées et glissa entre les stalagmites. Un silence de mort investit soudain la Péninsule.

Non loin de là, Thiwwina n’avait pas attendu de voir le résultat de son attaque. Elle était sortie du piège mortel et avait immédiatement grillé son avant-dernière munition – une technique lui permettant de régénérer une grande partie de sa mana en la puisant directement dans un plan magique. Elle ne devait l’utiliser qu’en dernier recours, car elle était dangereuse pour la santé mentale. Et la gnomette en avait déjà fait usage à Kil’sorrau. Un vortex bleu l’entourait, à travers lequel l’on ne distinguait que ses yeux brillants fixés sur le paladin – elle refusait de crier victoire. Dans l’arène, la confiance peut être une grande alliée autant qu’une grande ennemie. Il faut avoir toute confiance en vos coéquipiers, mais aucune certitude d’avoir gagné tant que l’arbitre n’a pas clamé votre nom et que les gradins ne l’ont pas rugi en réponse, écho fantastique et grisant, consécration de votre incomparable talent à la face du monde.

Mais il n’y avait ni arbitre ni spectateur dans la Péninsule à cette heure. Dans la Péninsule les héros mouraient seuls, dans le silence, martyrs qui ne sauraient jamais si leurs sacrifices avaient été utiles ou non.

Arcân et Hama parvinrent au lourd rideau d’obscurité. Ils n’en étaient plus éloignés que d’une vingtaine de mètres quand soudain une main rouge gigantesque surgit par en-dessous et planta ses doigts crochus dans les dalles de la salle. Aussitôt un grondement formidable ébranla leurs entrailles et un souffle ardent les fit chanceler.

« Il est censé être aspiré vers le Néant maintenant ! hurla Hama. Phéoline, guide-nous !

— Reste là en attendant, dit Arcân, je vais m’occuper de son cas. De toute façon je peux pas rester. Les ponts entre les mondes sont rompus. Je vais partir avec Sargeras. »

éperdue, Hama ne sut que répondre. Elle avait à la fois hâte de débloquer la situation, quitte à voir Arcân disparaître à jamais, et honte de ressentir une telle hâte. Le Premier-Né lui posa paternellement la main sur la joue.

« Eh, tu diras de ma part à Stropo deux choses. Je fais vite, t’inquiète pas. »

Elle baissa les yeux.

« D’abord, rappelle-lui ce que je lui ai dit avant d’être capturé par Darotân. Il sera jamais le plus fort, jamais aussi fort que moi. C’est le meilleur parce qu’il a un cerveau. Il se fait battre juste parce qu’il essaye d’être le plus fort. Parce qu’il a arrêté d’utiliser son cerveau. »

Elle hocha la tête.

« Ensuite, tu lui diras d’oublier tout ce que j’ai dit sur les gonzesses. C’était des conneries. Faut pas suivre mon exemple là-dessus. On a vu ce que ça a donné. »

Elle faillit sourire.

« Je vous souhaite plein d’amour. »

Elle fut émue et releva la tête. Mais elle ne voyait déjà plus que son dos. Le dos immense d’un Premier-Né qui venait de libérer sa véritable forme.

« C’EST L’HEURE DU MATCH RETOUR ESPÈCE DE C**NARD ! »

Il bondit et planta son épée dans la main cauchemardesque qui dégageait une fournaise infernale.

« TU VAS LÂCHER MON FILS ! QUE TU LE VEUILLES OU NON ! » hurla le guerrier tandis que des cris monstrueux faisaient trembler l’édifice entier.

Soudain la main disparut, emportant l’épée et celui qui la tenait.

Figée dans l’horreur, n’osant pas ouvrir le rideau, Hama continua d’être assaillie par les ondes sonores cataclysmiques issues des coups et des vociférations des deux combattants.

À moitié assourdie, elle ne remarqua pas tout de suite que les sons baissaient en volume, comme si l’affrontement titanesque s’éloignait.

Puis plus rien. Hama constata avec surprise que la bibliothèque était intacte. Il n’y avait plus aucune trace de séisme ni de lutte. Une douce lumière emplit la salle. Elle venait des bords du rideau, comme s’il faisait jour de l’autre côté.

Confiance.

Cette fois Hama se glissa dans l’ouverture.

Chapitre 36

Le corps de Darotân eut soudain comme des convulsions. Thiwwina dissipa le vortex, les yeux toujours bleus après son bain d’énergie pure. Elle fronça les sourcils. Le paladin sembla de nouveau inerte un instant. Puis ouvrit brusquement les yeux, et ils émettaient une lumière qui n’était plus blanche ; plutôt jaunâtre. Thiwwina ne le savait pas, mais c’était juste après avoir frôlé la mort que, contre Arcân dans l’Exodar puis contre Stropovitch à Zeth’Gor, le visage de Darotân était soudain devenu impassible : il annulait ses émotions pour devenir pleinement le Juge, imperturbable, inébranlable.

Cependant le sang de démon avait eu le temps de gangrener profondément son corps et son esprit.

Toujours empalé, suspendu à l’horizontale tourné vers le sol, il frappa du poing droit la stalagmite qui lui transperçait la poitrine. Elle se brisa avec un craquement sinistre dont l’écho retentit dans le silence polaire. Il se l’ôta avec une apparente indifférence, alors que la glace adhérait à sa chair et que du sang et des tissus déchirés accompagnaient la chute de la pointe acérée. Une onde de lumière parcourut sa peau – et le trou se résorba. Sa poitrine était régénérée. Il prit une grande inspiration, et se pencha pour briser les deux autres stalagmites.

Mais depuis le sol d’autres piques jaillirent et leurs pointes se trouvèrent presque instantanément au niveau de Darotân, destinées à traverser son crâne, son cou, son cœur – à lui ôter la vie ! Il se tordit aussitôt en l’air pour esquiver l’attaque, alignant son buste sur un axe vertical – deux pointes se fichèrent dans son épaule et dans son bras droits, puis se brisèrent sous la poussée – au prix d’une ultime contorsion Darotân se plaça dans un axe où dans l’immédiat rien ne le menaçait.

Mais en contrebas il voyait la gnomette évaluer la précision de sa prochaine attaque. Il ne serait jamais tranquille plus d’une seconde.

Et il était contraint d’agir sans son revêtement lumineux, qui désormais se refusait à lui.

Une espèce d’intuition – de murmure ? – lui disait qu’il avait aussi des pouvoirs de feu désormais.

Il se recroquevilla pour éviter une nouvelle attaque. À la vitesse où apparaissaient les stalagmites, il n’y aurait bientôt plus le moindre centimètre carré où mettre sa tête à l’abri.

À la place de sa bulle de Lumière, il imagina une bulle de feu. Et il l’obtint.

Thiwwina écarquilla les yeux quand elle vit la sphère de feu vert – du feu gangrené ? – se former autour de Darotân. Les piques gelées se vaporisèrent tout autour de lui – et il tomba.

Il ne fallait pas qu’il ait l’occasion de frapper le sol !

Pour protéger ce qui pouvait encore l’être, Thiwwina accueillit la boule de flammes avec une nouvelle colonne de glace compacte surgie de terre et qui ne fondit pas avant d’avoir fait rebondir sa cible.

La sphère explosa en l’air à un mètre du sol. La gnomette d’un mot s’entoura d’une armure de glace magique pour absorber les projections de feu gangrené. Le temps qu’elle cligne des yeux, Darotân était debout devant elle, à quelques mètres de là. Et il ramassait sa masse.

Nouvelle onde de lumière. Il n’avait plus aucune blessure. Et il ne glissait plus, car la glace désormais s’évaporait sous les sabots du man’ari.

Courage. Il était inutile de lui infliger des blessures non létales. Mais elle pouvait le tuer, si c’était d’un coup d’un seul. La poitrine ne semblait pas être une cible fiable. Elle viserait la tête.

Bien sûr il ne perdit pas un seul instant. À peine sa main avait-elle empoigné le manche de la masse qu’il avait figé la gnomette d’un mot de lumière. C’était le sort d’étourdissement qu’il avait tenté de lancer plus tôt. La mage était à sa merci car elle avait fait preuve de négligence…

… sauf si au contraire elle attendait ce moment !

Le temps d’un battement de cil il avait abattu sa masse sur Thiwwina. Mais au lieu de l’écraser l’arme rebondit sur elle. Et au lieu de répandre des lambeaux de chair sur la glace elle n’éparpilla que des cristaux de neige étincelants.

Il baissa la tête. Au niveau du sol trois Thiwwina – trois ? – emprisonnaient ses sabots dans une glace élémentaire bien plus résistante que précédemment. Malgré la chaleur qu’il émanait, et privé de certains avantages de la lumière, il était bloqué.

Le visage toujours impassible, il faucha les clones avec des gestes à la fois fulgurants et précis. Deux d’entre eux furent réduits en cristaux de neige – le troisième bondit hors de portée avec le rire provocateur d’une petite fille malicieuse.

Il tenta de libérer ses jambes par la seule force physique. En vain.

Il redressa soudain la tête. Il était cerné par cinq clones tous entourés de lances de givre en suspension. Ces dernières de seconde en seconde prenaient une couleur bleue de plus en plus profonde. Thiwwina lui préparait de la glace magique de grande pureté. Le feu gangrené ne le sauverait pas contre celle-là.

Sans sa bulle c’était bien la mort qui l’attendait cette fois. Sauf s’il déployait le pic de sa puissance. Ce qui lui avait conféré jadis la victoire. Ce qu’il gardait en réserve pour combattre le Titan Noir.

Ses ailes d’ange.

Hama ouvrit les yeux.

Elle ne vit d’abord qu’une silhouette floue se pencher jusqu’au sol. Tandis que sa vision se précisait, elle se pencha elle aussi, et tendit la main. C’était Phéoline qui, éreintée, s’était allongée sur le flanc. Hama mit ses doigts sous les narines de la paladine. Elle respirait, les yeux fermés. La draeneï, comme émergeant d’un rêve, vit les traits du visage de l’humaine se préciser peu à peu, pâle et lisse comme celui d’une statue.

De même que ses yeux, l’esprit d’Hama aussi sortait peu à peu des brumes de son voyage astral. Elle se trouvait dans une espèce de grotte gelée aux parois fissurées, d’où émergeait le coin d’un bloc de pierre. Des bruits confus résonnaient au loin.

Soudain la mémoire lui revint en bloc. Stropovitch !

Elle se retourna sur sa gauche, vit le draeneï, se leva éperdue, les yeux écarquillés, s’agenouilla face à lui et le scruta, le toucha, lui posa la main sur la joue.

Assis dos à une pierre, la tête penchée, il respirait lui aussi. Son aspect était celui d’un simple draeneï, grand et massif certes, mais toute marque démoniaque avait purement et simplement disparu.

C’était un miracle. Le miracle de l’amour.

Quand il sentit la douce main d’Hama l’effleurer, il eut un frisson. Ses paupières vibrèrent comme les ailes d’un papillon sortant de son cocon. Il eut un soupir profond comme s’il avait renouvelé tout l’air de ses poumons en une seule inspiration ; et il ouvrit des yeux à l’éclat très pur, et son regard était candide.

Il contempla Hama. Elle lui souriait et pleurait en même temps. Elle évacuait la tension des dernières épreuves qu’elle avait vécues en compagnie d’Arcân ; et elle brûlait de l’envie de se blottir contre son amant ; mais une ultime angoisse l’étreignait encore, qui l’empêchait de se livrer corps et âme au bonheur et à l’amour – Darotân.

« Stropovitch… ? »

Il sembla retrouver la mémoire à son tour. Il se dressa sur ses jambes et vit Phéoline étendue. Il regarda ses mains et son torse. Ses yeux revinrent à Hama.

« Nous avons renvoyé Sargeras, mon amour… Arcân, Phéoline et moi… »

Cette fois le guerrier aussi sentit monter des larmes.

« … et Thiwwina se bat dehors contre Darotân… »

Il se précipita à l’extérieur du dôme au moment où s’élevait la forêt de stalagmites, tout là-haut, au sommet de la montagne de gravats. Il ne vit aucun des deux combattants.

Hama avait ramassé les deux lames noires et couru derrière lui.

« Moi aussi j’ai été sauvée, Stropovitch… Farôn a extrait de moi ces lames. Utilise-les si tu les juges utiles. »

Elle essayait vraiment d’utiliser peu de mots. Le draeneï, incrédule, saisit les deux épées. Il sentit leur grondement hostile vibrer dans ses mains. Mais la situation était tellement urgente qu’il s’interdit de poser des questions. Ils partirent à l’assaut de l’amoncellement.

Il avait déjà gravi une partie de la pente quand il prit la décision – difficile – de s’arrêter pour réfléchir à son équipement. Après la fournaise infernale qu’il avait déclenchée contre Néanathème, il s’était retrouvé nu contre Darotân – nu mais transformé en monstre extrêmement résistant. Désormais il n’était plus qu’un guerrier draeneï sans protection. Sous les yeux d’Hama qui peinait à le suivre, il pesa le pour et le contre. Certes toute perte de temps signifiait peut-être la mort de Thiwwina ; mais mourir au moindre choc ne serait guère utile ; il lui fallait une armure complète.

Il avisa des cadavres de gangr’orcs à moitié écrasés près de débris de piliers et de grilles métalliques. Il redescendit ; Hama comprit son idée et accourut pour l’aider à sélectionner les meilleures pièces. Avec une dizaine d’armures abîmées il y avait sûrement de quoi recomposer un minimum de protections décentes.

Stropovitch ne put s’empêcher, malgré les circonstances, de sourire à Hama chaque fois qu’ils communiquaient par gestes pour comparer leurs trouvailles et les fixer sur le grand corps musculeux du guerrier. Hama essayait de lui sourire en retour, mais l’inquiétude lui tordait les entrailles.

Il peinait à faire de l’ordre dans ses pensées et ses sentiments. Il se sentait mieux qu’il ne l’avait jamais été. Il avait du mal à se concentrer sur les priorités de l’instant tellement il était au bord de l’euphorie. Il ignorait qu’il était possible de ressentir autant de légèreté dans son corps, autant de connexions dans son cerveau. Il était fasciné par cette sensation de fluidité et de vivacité dans son esprit et dans ses membres. Sans Sargeras qui le plaçait auparavant dans une sorte d’angoisse et d’inhibition permanentes, il éprouvait comme de l’ivresse à être juste lui-même. Ce qui représente pour nous un état simplement normal était pour lui un tel soulagement qu’il en aurait pleuré de bonheur si Thiwwina n’avait pas eu besoin de lui.

« Arcân, dit Hama – la voix tremblante tandis qu’elle serrait des sangles dans le dos de son amant – avant de libérer définitivement ton âme de l’emprise du Titan… m’a donné un message à te transmettre. Il veut que tu te souviennes de ce qu’il t’a dit dans l’Exodar. Que tu n’es pas le plus fort. Que tu es le meilleur parce que tu as un cerveau. »

Stropovitch hocha la tête, vivement ému. Une nouvelle vague d’émotions variées le parcourut comme une lame de fond. Arcân n’était donc pas une illusion ? Qu’était-il devenu Arcân ? Mais encore une fois, il fallait remettre les questions à plus tard.

Hama venait de lui ajuster une épaulière. Il était fin prêt. Il se tourna vers elle, posa une main sur son bras – il l’aurait volontiers enlacée – et lui montra le dôme avec un regard éloquent. Elle lut dans ses yeux – ils avaient besoin de Phéoline, et la draeneï devait retourner auprès de l’humaine pour voir si elle pouvait hâter son réveil.

« Eh bien monte sans moi alors, répondit Hama – avec une voix brisée qui montrait que la décision lui coûtait cher. Tu as raison, je ne pense pas que nous puissions nous passer de Phéoline à ce stade. »

Il hocha de nouveau la tête et lui lança un regard plein de confiance, pour la rassurer. Il survivrait. Ils partirent cette fois dans deux directions différentes. Hama était troublée. Quand le draeneï avait plongé ses yeux dans les siens, elle avait reconnu sur son visage cette expression empathique, sensible, confiante, ces traits marqués par les souffrances mais adoucis par l’amour. C’était le Stropovitch avec qui elle avait vécu au rythme de la cithare, de la poésie et des étreintes, dans un Exodar qui était devenu entretemps le souvenir onirique d’un paradis perdu.

Thiwwina et ses clones projetèrent sur le paladin, de toutes parts, et en direction de sa tête, leurs javelots de glace élémentaire, acérés comme des lames de rasoir, et très résistants aux flammes.

Maintenant que la lumière ne rendait plus Darotân invulnérable, c’en était fini de lui…

Elle ne vit pas le résultat de son attaque mortelle. Elle dut fermer les yeux, éblouie par un éclat insoutenable, et son réflexe immédiat fut de se téléporter non loin de là, dissimulée parmi les stalagmites – et de rappeler ses clones.

Elle hésita à activer la pierre runique proche du dôme pour aller voir où en étaient ses camarades. Mais qui savait si la seconde d’après, Darotân n’allait pas la rejoindre pour éliminer ces derniers ? Aveuglée par la lueur de l’ultime transformation du Champion, elle tentait tant bien que mal de guetter le moindre de ses mouvements. Si c’était ce qu’elle pensait, Darotân était en train de déployer les mêmes ailes qu’à Zeth’Gor quand il avait affronté Stropovitch.

Et de fait, Darotân avait des ailes désormais. Et les javelots magiques ne l’avaient pas atteint.

Mais la lueur était celle d’un feu gangrené vert émeraude. Les ailes étaient faites de chair, rouges, grandes et nues comme celles d’un démon. Et la glace n’avait pas été brisée. Elle avait fondu.

Plus le combat avançait, plus le sang de démon coupait Darotân de son lien avec la lumière, plus il en faisait un man’ari, à l’aspect et à la puissance très similaires à celui qui était le Seigneur de la Légion – directement après Sargeras – à savoir Kil’jaeden lui-même.

Depuis que le paladin – mais il n’en était définitivement plus un – affichait son air impassible, Thiwwina savait qu’il était devenu inutile de tenter de le déstabiliser. Là, présentement, il n’écoutait rien, ne pensait à rien – ses décisions étaient davantage des réflexes primaires que des produits de sa réflexion –, il ne faisait que constater les changements et s’adapter, sans comprendre qu’il était en train de se transformer en l’exact opposé de son rêve d’enfant : un démon, une âme perdue, égarée loin de la Lumière.

Mais ce qui inquiétait le plus Thiwwina, c’était toujours le même problème : il fallait continuer à occuper son adversaire et veiller à ce qu’à aucun moment il n’ait le loisir de donner un de ses terribles coups de masse dans l’éboulement. À ce problème s’ajoutait désormais un second : le man’ari semblait être devenu insensible à la glace. Or elle ne maîtrisait que la glace ; elle connaissait quelques sorts de feu – ici inutiles – et d’arcanes pures, non élémentaires – mais rien qui puisse ralentir ou immobiliser son adversaire.

Elle n’avait pas le choix. Elle devait en rester au Givre. Tenter de puiser de grandes ressources dans sa mana pour que sa glace soit aussi pure, aussi froide, aussi solide que possible.

Toutes ces réflexions n’avaient pas duré plus d’une seconde et demie. De toute façon il fallait distraire le démon. Quel qu’en soit le prix.

« Bonzour Kil’zaeden ! Ze pensais pas te voir ici ! Tu viens voir Hama ? »

Le visage inexpressif se tourna vers elle. La peau était toujours rouge écarlate, mais les cornes avaient noirci et les yeux brillaient d’un éclat vert incandescent.

« Ze crois pas que tu vas beaucoup lui plaire là. Elle aime pas les démons ! Dommaze ! »

Malheureusement, comme elle s’en doutait déjà, il était trop tard pour jouer sur le plan psychologique. Elle en reçut la confirmation immédiate.

D’un coup d’aile il fut sur elle, et frappa, non de sa masse – elle gisait, à moitié fondue, au sol – mais directement du poing.

Les yeux toujours bleu électrique, la gnomette accueillit le démon avec un cône de froid dans lequel elle mit une charge maximale de puissance. Mais le coup de poing fut à peine ralenti – et s’abattit sur l’armure de givre qui protégeait la mage.

Elle fut projetée avec une violence inouïe, et alla heurter brutalement un reste de colonne de granit, à dix mètres de là. Son armure magique ne résista pas à ce double choc. Thiwwina, pour la première fois depuis le début du combat, sentit qu’elle allait mourir. Pour de bon, cette fois.

À Kil’sorrau, sa mana avait absorbé l’explosion de la graine infernale placée en elle par un démoniste. Dans les égouts de la Citadelle, la flèche d’un des archers de Porung avait traversé son armure mais pas sa boîte crânienne. Et elle avait connu plein d’expériences similaires durant ses championnats d’arène.

Mais rien qui n’ait jamais été comparable à cet instant précis.

Alors qu’elle glissait au sol, par un sublime effort de volonté elle réussit à ne pas s’évanouir. Elle se téléporta par anticipation, évitant sans le savoir un torrent de flammes vertes venu d’en haut, là où Darotân désormais volait.

Mais comme elle ne pouvait se permettre de s’éloigner, elle n’était pas partie bien loin. Cachée derrière un grand bouclier d’acier tordu échoué là, d’un mot elle matérialisa de nouveau ses clones et les envoya à droite et à gauche pour occuper le terrain à sa place pendant quelques secondes.

Elle avait désespérément envie de retrouver ses amis, de leur demander de l’aide. Elle avait envie de pleurer, et un sanglot la saisit avant qu’elle ne verrouille sa tristesse. Elle ferma d’autorité la porte au chagrin.

Une gladiatrice sait maîtriser ses émotions. Alors pourquoi ce court moment de faiblesse ? Ce qui était dur à cet instant, c’était qu’une gladiatrice qui se savait vaincue pouvait faire signe qu’elle se rendait et admettre sa défaite. Dans l’arène, personne n’était préparé à ce qu’on appelle le sacrifice. Or ici le sacrifice était requis.

C’était l’ultime munition. Le dernier recours.

Elle inspira, ferma les yeux et ouvrit un portail d’accès au plan élémentaire du Givre, dans lequel elle plongea la main gauche.

Elle connecta son esprit aux flux magiques qu’elle connaissait si bien – et réciproquement. Elle avait besoin de leur essence la plus pure. Quitte à perdre la raison. Quitte à tout perdre.

Darotân, qui avait traqué, écrasé, incinéré les clones un par un, repéra la lueur bleue du portail.

Plus pure encore, plus pure… L’essence de l’essence, le centre du cœur du noyau… Le froid le plus profond des profondeurs du froid.

Le man’ari brûlant d’un feu d’enfer fondit sur elle à la vitesse d’un oiseau de proie.

Soudain elle sentit la connexion établie. Elle tenait la quintessence du froid, le…

« Zéro… absolu… »

Stropovitch avait à peine repris son ascension qu’il sentit une chape de froid polaire tomber sur ses épaules et engourdir ses membres. Des sons cristallins tintèrent à ses oreilles. Provoqué par le brusque changement de température, un vent se leva dans la Péninsule, tournoyant autour de la Citadelle effondrée, devenant blizzard au niveau du sommet.

Le guerrier leva la tête, incrédule. La montagne de gravats était désormais surmontée d’une immense sphère bleu nuit totalement opaque. Sa couleur se confondait presque avec le vide infini de l’espace intersidéral.

En-dessous de la sphère, la température avait gelé et fissuré les pierres sur près de cinquante mètres de pente. Des craquements semblables à ceux qu’émettent les lacs gelés retentissaient dans la pénombre de la Péninsule. Des craquements assourdissants autant que lugubres.

« THIWWINAAA ! » entendit-il derrière lui. Il se retourna et vit non loin Hama qui, dos au dôme, n’y étant pas encore entrée, fixait la sphère d’un air désespéré et écoutait l’écho de son cri dans l’espoir d’entendre un rire d’enfant lui répondre.

Stropovitch n’hésita pas longtemps. Si la sphère devenait une menace – si comme l’on pouvait le craindre elle roulait en bas de la pente ou se fragmentait en blocs qui eux-mêmes tomberaient – Hama protégerait Phéoline. Lui-même était assez vif pour se mettre à l’abri le cas échéant. La priorité était de secourir Thiwwina – si c’était encore possible.

Tandis qu’il gravissait la pente, de grands souffles de vent gelé continuaient à parcourir l’espace, recouvrant sa peau de cristaux blancs. Le même phénomène avait lieu au niveau de la sphère : à mesure que sa température augmentait – car enfin elle ne pouvait conserver longtemps le zéro absolu dans l’atmosphère de Draenor – elle se recouvrait de cristaux et troquait sa couleur bleu nuit contre une blancheur étincelante.

Le froid avait instantanément neutralisé toutes les sensations de Thiwwina, et l’avait plongée tout aussi rapidement dans l’inconscience.

À la milliseconde où elle avait donné à la quintessence de Givre l’occasion de saisir l’espace et le temps, elle avait sollicité une de ses compétences les plus anciennes pour tenter de la pousser à son maximum : la résistance de son corps au froid. Ou plus exactement la résistance magique au froid magique. Ainsi elle n’était pas morte immédiatement. Elle le serait seulement dans quelques secondes.

Peu avant la destruction de Gnomeregan, Thiwwina était déjà une adolescente très connue dans son quartier. Elle était tellement pleine de vie, chaleureuse et joyeuse que Naël la comparait à un soleil. On pensait que l’expression « tout feu tout flamme » avait été inventée pour elle. Personne n’aurait imaginé qu’elle deviendrait une reine du Givre.

Or la gnomette aimait le froid. Il l’avait toujours apaisée. Sans lui, elle serait sûrement devenue folle à force de hurler sur ses parents toxiques et de jouer un rôle aussi excentrique à l’extérieur de son foyer. Son sourire était un excellent masque, mais c’était une piètre armure. Pour stabiliser ses émotions contraires et canaliser son explosivité, elle avait plongé dans le mystère gelé.

Lors des exercices d’harmonisation qu’elle avait appris auprès de ses maîtres, elle avait visité par l’esprit les immenses formations chaotiques des plans élémentaires. Certes la réalité y était changeante, et les flux magiques irréguliers, mais elle y avait contemplé des architectures éphémères grandes comme des cathédrales, nobles comme des châteaux, silencieuses comme des tombeaux ; maintes fois elle avait alors allongé son corps astral sur le dos, le regard perdu dans les voûtes titanesques des recoins méconnus de l’univers ; et elle avait appris les chuchotements cristallins des profondeurs glaciaires, les murmures pénétrants des abysses gelés, les confidences énigmatiques de la froide éternité. Son comportement curieux, espiègle et enthousiaste n’avait pas changé ; au contraire, il avait du sens désormais ; il fallait arpenter les royaumes de la mort pour connaître la valeur de la vie.

Thiwwina venait de se sacrifier pour ses amis – ce choix était nécessaire, il n’en était pas moins frustrant ! Frustrant à en hurler ! Elle avait la rage de vivre, même maintenant qu’elle se savait condamnée. Elle avait agi par amour, et non par désespoir. Elle refusait de mourir ! Penchée au-dessus de la crevasse de l’inconscience, elle contemplait les complexités gothiques de ces parois irisées, et elle se reflétait au fond, et elle était au fond désormais, et elle se voyait là-haut, dédoublée, à la fois déterminée, vivante, et impuissante. Elle assistait à sa propre mort, et tel un sablier l’abîme faisait couler sur elle une poussière étincelante destinée à l’ensevelir.

« Non, non, non… » répétait-elle dans sa tête, mais les intervalles entre les « non » s’allongeaient et le tic tac d’une horloge ralentissait, inexorablement.

Un pic d’angoisse réveilla Thiwwina. Il ne s’était sûrement encore passé que quelques secondes – mais qui avaient duré mille ans.

Elle était devant la maison de son enfance, dans les souterrains technologiques de Gnomeregan. Toutes les maisons se ressemblaient, collées les unes aux les autres, mais elle savait où aller.

La Pleureuse ouvrit les yeux. Aussitôt un frisson parcourut tout son corps.

« Phéoline, tu m’entends ? demanda Hama avec une voix aussi douce que possible dans le contexte actuel.

— J’ai froid… »

Hama s’en voulut immédiatement. La paladine était presque nue ! Et, pâle, grelottait. Hama se dit qu’elle aurait dû lui ramener des vêtements d’orcs prélevés sur les cadavres qu’elle avait dépouillés pour Stropovitch.

« Attends », dit-elle à l’humaine.

Mais Phéoline ne voulait pas rester allongée. Elle se redressa péniblement sur son séant, avec l’aide de la draeneï. Cette dernière ferma les yeux et mit sa main droite sur le cœur de la paladine, laquelle posa à son tour sa main droite au même endroit. Les deux mains superposées brillèrent de magie sacrée. Rapidement, Phéoline retrouva des couleurs.

« La Lumière soutient la vie. La vie génère de la chaleur », murmura-t-elle. Hama hocha la tête.

Phéoline sans prévenir arracha l’écusson de l’Alliance qui était toujours incrusté dans sa poitrine. Elle fit de même avec tous les morceaux de son armure que Magtheridon avait écrasés sur sa peau lors de leur affrontement. Le sang coula sur la peau blanche.

« Ça commençait à me faire mal », dit-elle avec une voix encore faible. Hama soigna ses blessures, les mâchoires serrées par l’angoisse. Chaque seconde qui passait était une seconde où elle n’était pas auprès de Stropovitch.

La draeneï hésita quand elle arriva au niveau de l’œil fermé. Phéoline perçut son trouble.

« Laisse. Je te raconterai », dit-elle avec un sourire fatigué.

Hama aida la paladine à se remettre debout. Cette dernière n’avait vraiment plus qu’une chemise et des chausses déchirées. Avec le sang plus ou moins frais qui la recouvrait partiellement, elle ressemblait vraiment à une pauvresse en haillons qui avait croisé le chemin d’une meute de loups.

« Tu ne peux pas combattre, dit enfin Hama qui se demandait si Stropovitch avait pris la bonne décision les concernant.

— La Lumière me dit que je peux, répondit Phéoline avec une lueur dans son œil bleu. Allons-y », ajouta-t-elle, et elles commencèrent à marcher vers la sortie du dôme.

« Où en est-on ? demanda-t-elle en se baissant pour passer l’ouverture.

— Contre Darotân, il ne reste que Stropovitch, et peut-être Thiwwina. Tout là-haut », conclut la draeneï en montrant à la paladine ébahie la grande sphère opaline aux craquements aussi sonores que ceux des icebergs dans les mers polaires.

La gnomette ouvrit la porte et ses yeux s’habituèrent tout de suite à la pénombre. Il y avait une seule pièce, sale, pauvre, encombrée, entièrement métallique – et son petit frère Joey sursauta, pris en flagrant délit d’avoir encore le nez plongé dans un des livres de magie de son aînée. Elle lui sourit.

Les yeux cernés, il se redressa, l’air inquiet. « Tu m’en veux pas ? dit-il.

— De quoi ?

— Tu veux que je te rappelle comment tu m’as humilié la dernière fois ?

— Dzoey… Ze suis désolée… Tu as reçu ma lettre ?

— Quelle lettre ?

— Celle où ze te demande pardon. »

Il renifla, s’essuya machinalement le nez avec sa manche et se frotta machinalement la manche sur le pantalon. Pour l’heure, il était plus gêné qu’enchanté par la soudaine gentillesse de sa grande sœur.

« Où sont les parents ? Z’avais quelque soze à vous annoncer.

— J’en sais rien. Ils ne doivent pas être loin. Tu vas dire quoi ? Que t’es encore la championne du monde ? On le sait déjà. Tous les voisins sont venus nous féliciter. C’est chiant parfois de gérer tes fans. »

Il renifla. Thiwwina était blessée par le ton blasé et les cernes de son frère. Elle savait qu’elle en était en partie responsable. Elle l’avait traité comme ses parents l’avaient traitée elle. Une espèce de vengeance peut-être, de compensation. Totalement injuste, évidemment.

« Non, c’est autre soze…

— Tu peux me le dire à moi, je leur répéterai. Les parents s’en fichent de ta vie, tu sais. Tout ce qu’ils vont faire c’est te reprocher de pas nous donner du pognon alors que t’en gagnes plein. Comme d’hab. »

Les yeux de la gnomette s’embuèrent. Joey semblait ne pas la détester, alors qu’il était censé la haïr. Il était presque sympathique. Elle le méritait si peu…

« Naël m’a demandée en mariaze…

— Ah, enfin ! Il est amoureux depuis que vous êtes petits. Tu savais pas ? Moi il m’en parlait tout le temps. »

Elle rit. Joey eut un sourire qui eut l’air mélancolique – c’était le mieux qu’il pouvait faire.

« Et donc, tu vas te marier ? C’est ça ton annonce ?

— Non… Z’aime Naël, mais… z’ai peur que se mettre en couple, ça se termine… comme notre famille.

— J’te comprends. Naël rêve d’avoir des gosses. Mais nous deux on sait que ça se termine pas toujours bien ce genre de rêve. »

Il renifla. Elle s’assit sur la seule chaise qui n’était pas recouverte de vêtements.

« Sa demande en mariaze m’a tellement angoissée… Que z’ai envie de partir, Dzoey.

— Partir ? Tu veux dire rester en Outreterre ?

— Non, non… Zusqu’à présent ze voulais zuste prouver à papa et maman que ze valais quelque soze. Ils m’ont tellement rabaissée, ils m’ont tellement mis la raze que ze me suis entraînée comme personne ne s’est zamais entraîné… Et quand ze suis devenue sampionne la première fois…

— Tu as été déçue par leur réaction. Je m’en souviens, j’étais là.

— Oui, voilà… Dzoey, ze n’ai plus rien à prouver désormais. Tant pis pour papa et maman. Quand Naël m’a fait sa demande, z’ai eu un déclic… Être une maman coincée dans une maison, avec des enfants, des voisins… Il m’a suffi d’imaziner ça pendant deux secondes pour me rendre compte que ze voulais tout le contraire maintenant. »

Il renifla. Il avait l’air d’appréhender la suite. Elle regarda ses pieds, songeuse.

« Ze veux voyazer, Dzoey. Ze veux sortir des villes et des arènes, voir le monde, m’amuser, rencontrer des zens, découvrir des sozes exotiques, que z’aurais zamais imazinées… Tu comprends ? Ze veux respirer, rire, faire des surprises… Et essayer d’être un peu utile aussi. Y a des grandes guerres, plein de zens qui souffrent… Ze ne m’interdis pas d’intervenir de façon musclée si l’occasion se présente.

— C’est bien de sortir de son trou et d’être utile, Thiwwina. »

Elle sourit et releva la tête vers son frère. Mais son sourire s’effaça aussitôt. Joey était sarcastique. Amer. Horriblement triste.

« C’est bien de me laisser croupir ici et de disparaître, hein. C’est bien d’être utile à tout le monde sauf à ton frère. C’est bien d’avoir écrit une pauvre lettre au lieu d’être venue me parler pour de vrai… »

Pourtant c’était ce qu’elle faisait en ce moment même… Mais tout se brouilla – son ouïe, sa vue… Thiwwina tentait d’écouter la suite de la réponse de son frère mais tout était confus comme un signal radio brouillé.

Soudain la vérité éclata dans son cerveau.

Elle n’avait jamais eu cette conversation. Elle avait juste disparu du jour au lendemain, sans prévenir. Elle avait manqué de courage. Elle venait de rêver à ce qu’elle aurait aimé être capable de dire. Mais tout ce qu’elle avait réussi à faire, ç’avait été de faire écrire une lettre à un postier le matin de son départ pour la Citadelle.

La Citadelle !

Elle s’éveilla pour de bon – mais elle ne pouvait ni bouger ni ouvrir les yeux, seulement penser. En fait, elle aurait pu survivre. Si elle n’avait pas été intoxiquée par sa culpabilité, elle aurait eu le temps de s’extraire du bloc de glace, comme elle l’avait fait dans la salle de Magtheridon. Mais il était trop tard. Elle avait rêvé trop longtemps. Joey s’était vengé sans le savoir, à travers le souvenir et le regret que sa sœur avait renfermés au fond de son cœur et dissimulés en vain derrière son immense sourire exagéré.

Si elle avait pu hurler son envie de vivre, toute l’Outreterre en aurait retenti.

Ses protections magiques tombèrent. Son corps gela instantanément jusqu’au noyau de chaque cellule de son organisme. Elle devint pure glace dans la sphère de glace, et disparut sans trace visible, complètement absorbée par le Givre, effacée, annihilée.

Une grande gnomette était morte. La quatrième des sept légendes était terminée. Thiwwina, puissent ton nom et ta joie de vivre résonner dans l’éternité.

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Chapitre 37

Le guerrier dut s’arrêter avant d’atteindre le sommet.

Il était recouvert de givre blanc, et il avait tellement froid que ses membres s’engourdissaient et qu’il ne sentait plus les poignées des lames noires dans ses mains bleuies. De la vapeur blanche sortait d’entre ses lèvres au rythme de sa respiration. Mais ce n’était pas la température qui avait interrompu son ascension.

Au cœur de la sphère, une lueur grandissait, de plus en plus intense, qui la dévorait de l’intérieur.

Oui, l’ultime combat telle une aurore boréale se levait devant Stropovitch dans la sphère parcourue d’éclats verts incandescents. Le feu gangrené était à l’œuvre et le nouveau Darotân allait éclore de son œuf gelé. Le froid et la mort aussi ont leurs enfantements – de monstres et de cauchemars.

Il ne voyait aucune trace de Thiwwina.

Stropovitch se retourna brièvement. Non loin en contrebas, Hama et Phéoline gravissaient tant bien que mal la montagne de décombres. Ils feraient face tous les trois en attendant d’être fixés sur le sort de Thiwwina. Le guerrier reprit sa route lentement, les yeux rivés sur la lueur verte, les lames noires en main.

Une formidable succession d’ondes sonores ébranla soudain ses entrailles et détona dans ses tympans. Une fissure dans la boule géante était apparue devant lui. Verticale. Il la suivit des yeux jusqu’au sommet. Là-haut, elle s’élargissait peu à peu.

Il serra les manches de ses armes – et il serra les dents. Il n’avait plus de démon. Il n’avait plus de pouvoirs. Mais il avait enfin accepté l’idée que Darotân était le plus fort. Il ne chercherait plus à le surpasser en puissance. À la place il ferait appel à sa ruse et à ses camarades. C’était ainsi qu’il fallait vaincre.

Car cette quête individuelle d’une force inégalée… Cette envie de trôner seul au sommet des puissances de ce monde… Cette idée si séduisante semblait mener à une impasse – à la corruption, à la démence, à la mort. Dans les abîmes de l’univers des entités terrifiantes guettaient ces ambitions démesurées pour les détourner à leur avantage. Stropovitch avait succombé à ces ombres pernicieuses qui prenaient le masque de l’orgueil, de la vengeance, voire de la justice, et œuvraient dans les âmes pendant des mois, des années, des décennies, avec la patience infinie des ténèbres.

Et de manière inattendue, ce n’était finalement pas Stropovitch qui était désormais le jouet de ces influences démoniaques. C’était le Champion du peuple draeneï, le Juge, le commandant de la Main d’Argus, le héraut de la Lumière, le meilleur des paladins, celui dont on pensait qu’il purifierait tous les mondes sur lesquels se fixerait son regard impassible, l’Œil du Juste. Celui-là même qui devenait invincible en présence de démons, c’était lui qui était devenu un des démons les plus destructeurs qui aient jamais posé le sabot sur Draenor.

Darotân.

Un flash vert éblouissant. Le sol trembla et se disloqua – Stropovitch lutta pour rester debout – tandis que les deux parties de la sphère basculaient symétriquement, comme tombent les deux moitiés d’un fruit après qu’un couteau l’eut tranché par le milieu.

Les immenses blocs de glace occupaient tout son champ de vision, et ils bougeaient comme si c’était la voûte du ciel qui basculait et se déchirait dans un séisme de fin du monde – car les demi-sphères roulèrent sur la pente de pierres en comprimant et concassant toutes les roches sur leur passage et en se fissurant elles-mêmes encore davantage, et pour les oreilles des combattants ce fut comme un chapelet d’explosions faisant vibrer douloureusement chaque fibre de leur chair, chaque articulation de leur charpente osseuse.

Stropovitch reçut sur la peau et dans les yeux une pluie de glace et d’eau mêlées, projetées dans l’atmosphère par l’attaque qui avait achevé de scinder la sphère en deux.

Cette attaque… était une explosion de feu gangrené.

Darotân serait sur lui d’une seconde à l’autre. Il ne fallait pas même cligner des yeux. Pour l’instant retentissaient les échos de la chute des demi-sphères, et une brume aux lueurs vertes cachait l’endroit où Darotân était censé se trouver. N’importe qui d’autre aurait paniqué. Mais Stropovitch, les veines gorgées d’adrénaline, savait maîtriser ses émotions mieux que quiconque – l’habitude.

Et puis il n’avait jamais oublié les mots d’Arcân concernant ses épées.

« Si tu les prends en main, c’est pour massacrer, point barre. Ces lames guetteront la moindre occasion de t’influencer. »

Ce danger permanent pouvait être considéré comme un handicap. Mais dans les mains d’un guerrier comme lui, c’était un avantage stratégique. Si lui-même ne cédait à aucun sentiment négatif, Stropovitch avait là des armes redoutables. Il lui suffisait de guetter le moindre doute, la moindre émotion parasite chez son adversaire – et de permettre aux lames voraces de se glisser dans la faille pour blesser bien plus que le corps – pour blesser l’âme de sa victime.

Il sentit soudain toutes ses facultés physiques et mentales renforcées de façon étourdissante. Sous le choc, il faillit détourner les yeux de sa cible. Phéoline, évidemment. Il en déduisit qu’Hama et elle étaient juste derrière lui. Mais il ne se retourna pas. Il resta entre ses amies et Darotân, ou plutôt entre elles et cette brume sinistre.

Cette dernière se dissipait lentement. Stropovitch attendait. Derrière lui, l’humaine et la draeneï, silencieuses, étaient tellement tendues qu’elles en oubliaient de respirer.

Le guerrier s’était placé au bon endroit. Le démon apparut sans prévenir. De façon fulgurante. Et en ciblant ce qui lui semblait être les proies les plus faibles.

Il attaqua en piqué depuis le ciel, les bras tendus et les griffes pointées vers ses victimes – mais Stropovitch avait perçu juste avant cet assaut un mouvement dans la brume qu’il avait interprété comme un envol. Il put réagir de façon adéquate et millimétrée.

Phéoline et Hama sursautèrent quand le draeneï bondit sur un roc proche d’elles, ses sabots s’abattant à moins d’un mètre de leur visage. Stropovitch ne chercha pas à arrêter le démon avec sa seule force physique – je ne suis pas le plus fort – mais leva ses armes en l’air, attendit la milliseconde où les lames se retrouvèrent insérées entre les griffes de la main gauche, d’un côté, et celles de la main droite, de l’autre – et décrivant un arc de cercle fulgurant dévia la trajectoire du démon – qui glissa littéralement sur Stropovitch avant de heurter brutalement le sol.

L’onde de choc généra instantanément un grand cratère dans le sol de pierre, preuve que le combat serait aussi titanesque que les précédents. Projetées en arrière, l’humaine et la draeneï crièrent et se retrouvèrent à quatre pattes, aveuglées par un nuage de poussière incandescente, peinant à se relever tellement l’aura de Darotân était oppressante. Sans les bénédictions de la paladine, ils seraient simplement morts de faiblesse. Sans ces mêmes bénédictions, ils auraient même tous été réduits en cendres par la chaleur que le man’ari dégageait. Une chaleur qui avait été capable de résister au Zéro Absolu de la gnomette. Une chaleur qui faisait rougeoyer et s’amollir le granit à son simple contact.

Stropovitch était presque à la verticale du démon au moment de l’impact, et n’avait par conséquent pas été projeté bien loin. Une fois remis sur ses pieds, il n’avait pas perdu de temps. Il avait bondi sur son adversaire et lui avait planté sèchement son épée droite dans la poitrine. Puis avait fait un deuxième bond, en arrière, pour éviter les grands bras qui déchiraient déjà l’air de leurs griffes acérées.

Chaque mouvement devait être exécuté dans une fenêtre de temps fine comme le fil d’un rasoir.

Le démon se débattait désespérément au sol, ses grandes ailes animées de soubresauts convulsifs tandis qu’il tentait d’arracher de son torse l’épée maudite qui déjà vibrait de gourmandise et faisait s’étendre autour d’elle une grande tache sombre. Ses larges et longues griffes pouvaient trancher le métal mais n’étaient pas très efficaces pour retirer l’équivalent d’une aiguille de son grand poitrail. Le guerrier décida d’utiliser la nuée de poussière en suspension pour planter la deuxième par surprise. Il bougea avec prudence, calculant ses meilleures chances.

« C’est un démon maintenant ! Coordonnons nos sorts de Lumière ! » hurla Hama à Phéoline.

La paladine hésita une seconde en considérant le terrifiant man’ari qu’était devenu Darotân.

« Si vous immobilisez le commandant… commença-t-elle de répondre.

— Entendu ! » l’interrompit la draeneï.

Finalement le démon s’était redressé et arrachait de lui l’épée noire avec un cri et un spasme de tout le corps. Il n’avait pas surveillé Stropovitch – et ce dernier, avec des gestes rapides et précis, surgit dans son dos, lui planta la deuxième épée dans le cou et bondit aussitôt en arrière en anticipant le coup d’aile qui en effet allait l’étendre au sol, mais le manqua.

Le draeneï réussit à rester concentré malgré l’euphorie qui menaçait de nouveau de le distraire. Il était en train de se battre avec aisance contre un adversaire bien plus puissant que lui. Il réalisait enfin le potentiel que son maître avait vu en lui.

Il devait ramasser la première épée. Il contourna le démon – qui hurlait et se démenait encore – et repéra son arme d’un coup d’œil. Il alla la ramasser tout en gardant les yeux fixés sur son adversaire. Ce dernier se libéra de la deuxième lame plus vite que précédemment et fondit – proprement enragé – sur Stropovitch, qui l’esquiva souplement d’une roulade en direction de la seconde épée – ramassa cette dernière – se redressa, prêt à dévier une nouvelle charge.

Mais l’Enfer se déchaîna.

À Raz-de-Néant, l’armée de la Horde était victorieuse. Après avoir vaincu la Dame Vashj et son armée de nagas quelques jours plus tôt, les soldats sortaient désormais du Donjon de la Tempête, où ils avaient, malgré de lourdes pertes, mis un terme à la folie de Kael’thas Haut-Soleil, le seigneur des elfes de sang solfuries. Illidan ne recevrait aucun renfort. Il revenait à l’Alliance de conclure cette incroyable – et incroyablement réussie – contre-offensive de niveau planétaire.

Sur la grande terrasse du bastion de Kael’thas, les survivants de la Horde sentaient enfin peser sur leurs épaules la fatigue de cette semaine de batailles et ce soulagement mêlé de mélancolie qui succède toujours aux victoires. Ils avaient éradiqué leurs ennemis, mais seuls les cris atroces de ceux qui étaient tombés résonneraient désormais dans leurs mémoires, pour les années à venir.

« Il fait froid, non ? » dit un troll qui venait de sortir du donjon. Un silence indifférent lui répondit.

Puis soudain la température monta. Tous les regards se tournèrent vers le sud, vers la Péninsule des Flammes infernales, où une lueur venait d’empourprer le ciel.

« Le Portail ! » s’exclama une femme orc, et tous sentirent dans leurs ventres l’indicible angoisse de ne jamais pouvoir revenir sur leur planète natale.

« Escadrons aériens, enfourchez vos wyvernes, gronda un seigneur de guerre tauren. Maintenant ! »

Dans la vallée d’Ombrelune, l’armée de l’Alliance était victorieuse. Après avoir annihilé le haut commandement du Conseil des Ombres à Auchindoun quelques jours plus tôt, les soldats avaient, malgré de lourdes pertes, mis un terme au règne d’Illidan, dont le cadavre massif luisait encore de magie démoniaque. Dans l’immense Temple Noir, le silence n’était plus désormais perturbé que par les gémissements et les râles d’agonie que poussaient, lamentables, les combattants qui n’avaient pas eu la chance de mourir rapidement. De petits groupes de l’armée alliée arpentaient déjà les grandes salles et les longs couloirs, à la recherche de blessés à soigner – ou à achever, selon leur appartenance.

Sur la grande terrasse qui surplombait le Temple, les survivants de l’Alliance sentaient enfin peser sur leurs épaules la fatigue de cette semaine de batailles et ce soulagement mêlé de mélancolie qui succède toujours aux victoires. Ils avaient éradiqué leurs ennemis, mais seuls les cris atroces de ceux qui étaient tombés résonneraient désormais dans leurs mémoires, pour les années à venir.

« Il fait froid, non ? » dit un gnome qui venait de gravir les marches vers le sommet. Un silence indifférent lui répondit.

Puis soudain la température monta. Tous les regards se tournèrent vers le nord, vers la Péninsule des Flammes infernales, où une lueur venait d’empourprer le ciel.

« Le Portail ! » s’exclama une humaine, et tous sentirent dans leurs ventres l’indicible angoisse de ne jamais pouvoir revenir sur leur planète natale.

« Unités aériennes, cria le Grand Maréchal Justin Richeval, à vos griffons ! Maintenant ! »

Phéoline n’eut que le temps de fermer les yeux et de prier. Une tempête de flammes les enveloppa tous, et ils ne virent plus que des nuances de rouge zébrées de vert. Protégés par la Lumière, les combattants reculèrent pas à pas, tentant de sortir de cette tornade mortelle sans tourner le dos au démon qui pouvait à tout moment les déchirer de ses griffes. Puis Stropovitch prit la main de Phéoline et se la passa autour du cou pour assurer la prise ; la paladine fit de même du côté d’Hama ; et, le dos courbé, le trio guidé par le guerrier se retourna finalement et se réfugia dans la pente.

Il était temps. Sous l’action de la chaleur infernale que Darotân, dans sa rage, avait libérée, les roches commençaient à fondre. Il fallut descendre une vingtaine de mètres en-dessous du niveau du sommet.

« Sainte Lumière, bénis-nous en protégeant nos corps du feu gangrené. »

Phéoline venait de les immuniser – au moins temporairement – contre le feu du démon. Stropovitch, maintenant qu’il la considérait vraiment, fut troublé par le fait qu’elle était recouverte de sang et de haillons – et borgne !

Pas le temps de s’interroger.

Il inspecta d’un coup d’œil ses épées et son armure. Grâce à la paladine, tout était intact. Puis leva les yeux au ciel. La colonne de flammes trouait le firmament et générait là-haut de lourds nuages aux couleurs sales, qui teintèrent l’atmosphère de la Péninsule d’une couleur sanguinolente aux reflets verdâtres, comme si l’Outreterre n’était plus qu’une espèce d’immense cadavre en décomposition aux plaies suintantes de sucs divers et écœurants.

L’apocalypse ce jour-là n’en finissait pas de varier son propre thème. La fin du monde avait commencé par l’aura du Juge ; ensuite le Zéro absolu avait répandu un Fléau gelé scellant toute vie ; enfin le Feu gangrené avait brisé ce sceau et plongeait l’Outreterre dans l’Enfer.

Un sinistre oiseau fusa soudain hors de la colonne tel un aigle rouge ayant repéré sa proie.

Stropovitch se mit en garde. Mais le man’ari cracha le feu tel un dragon ! Aveuglé par le déluge de flammes qui déferlait sur lui et commençait de faire fondre les pierres sous lui, le guerrier maintint sa garde pour encaisser un éventuel assaut frontal.

Mais le démon le saisit au niveau des jambes. Le temps que le draeneï tente de se pencher pour planter une lame dans le bras de Darotân, ce dernier l’avait levé au-dessus de sa tête et abattu sur la pierre comme un marteau sur une enclume.

Stropovitch ne put que croiser ses bras devant son visage pour encaisser les chocs du mieux qu’il pouvait sans lâcher ses armes. S’il ne mourait pas dès le premier coup, c’était que Phéoline et Hama veillaient sur lui.

Ces dernières ne pouvaient malheureusement pas à la fois incanter des sorts de protection sur le guerrier et attaquer le démon. Le spectacle était horrible à voir. Le man’ari battait le draeneï comme plâtre, et chaque fois que sa proie touchait le sol, c’était une véritable déflagration – les blocs expulsés par la violence des coups volaient en se fragmentant et la scène fut vite plongée dans un nuage de poussière rougeoyante et une pluie de débris.

Hama fit le choix difficile qui s’imposait. Au milieu de cet affreux pilonnage elle parvint – au prix d’un déchirement intérieur – à laisser son amant aux bons soins de Phéoline, et se concentra sur un sort susceptible de débloquer cette situation critique.

La paladine ne lui avait-elle pas demandé d’immobiliser Darotân ?

« Chaînes sacrées ! » cria-t-elle malgré les émotions qui lui serraient la gorge.

Au moment où le démon prenait une impulsion pour décoller du sol et emporter sa proie vers le cœur de la tornade, une douleur aux chevilles le fit hurler – autant que la frustration de n’avoir pu s’envoler. Il en lâcha même le guerrier, de surprise. Stropovitch roula quelques mètres en-deçà, heurtant douloureusement les rocs dans sa chute.

Le man’ari vit ses sabots et ses jambes paralysés par des chaînes dorées rattachées à des barres blanches luminescentes surgies du sol. Il rugit en levant les bras de façon menaçante.

« Sentence : carcan divin ! »

La Lumière apparut cette fois sous la forme de planches trouées brillant d’un jaune solaire, qui se rejoignirent au niveau du cou et des poignets du démon, bloquant sa tête et ses mains tel un condamné attendant son exécution.

Il cracha aussitôt sur elle un flot de flammes torrentielles, au point qu’elle bascula en arrière puis roula sur elle-même pour se mettre à l’abri derrière un bloc de granit. « Phéoline ! » cria-t-elle d’une voix rendue stridente par la terreur.

La paladine, en contrebas, avait rejoint Stropovitch pour soulager ses douleurs. Le guerrier lui lança un regard éloquent – c’était à eux de jouer. Elle se retourna, hésitante. Cet ennemi était plus puissant que le Nathrezim de Kil’sorrau, plus puissant que Magtheridon. Pouvait-elle… le sauver ?

La voix céleste ne lui répondit pas. Mais elle sentit comme un sourire l’encourager quelque part dans son âme.

De son côté, Darotân sentit qu’il pouvait – et devait – utiliser l’Ombre. Déjà ses liens étaient recouverts d’une nuée ténébreuse qui suintait des pores de sa peau ; déjà ses chaînes fragilisées menaçaient de se briser.

Quand il vit Phéoline avancer vers lui, il ouvrit la bouche – et ce fut au tour de la paladine d’être engloutie dans un tourbillon de flammes verdâtres.

Sa bénédiction contre le feu gangrené pouvait tenir encore une dizaine de secondes. Mais elle manqua de s’envoler tant la bourrasque fut violente ! Elle se pencha en avant, s’accroupit, et entreprit de gravir la pente à quatre pattes. Une larme voulut poindre quand la Pleureuse prit conscience qu’elle manquait de force – mais s’évapora instantanément.

Et puis elle sentit la main de Stropovitch dans son dos.

Penché lui aussi, son autre main arrimée au sol, il était assez fort pour avancer seul et pousser la paladine en même temps.

Phéoline pouvait, en théorie, renouveler toutes ses protections pour garantir la traversée du torrent de flammes. Mais elle paria sur le guerrier pour l’amener à bon port à temps. Ainsi elle économiserait toutes ses forces pour purifier le démon.

Hama s’était relevée tant bien que mal. Elle peina à contenir ses émotions quand elle vit Stropovitch et Phéoline telles deux ombres avançant péniblement dans un flot continu de flammes si infernalement chaudes que l’air ondulait sur des dizaines de mètres, que des coups de vents brûlants parcouraient follement l’espace, que les pierres sous eux ne seraient bientôt plus que de la roche fondue et que, sans la protection de la paladine, ils se transformeraient en torches vivantes sous l’effet de cette température d’outre-monde.

Confiance.

Elle serra les dents et fixa son attention sur Darotân. Ce dernier, tout en crachant des flammes, émanait toujours une brume ténébreuse qui avait rongé la moitié des chaînes sacrées entourant ses jambes et avait rendu presque diaphane le carcan au niveau du cou et des poignets.

Elle se rassit et ferma les yeux, les sourcils froncés – tant il était difficile de se concentrer dans des situations si extrêmes. Elle visualisa sa prison sacrée et canalisa une grande part de sa mana dans ce sortilège.

Non seulement les chaînes et le carcan se régénérèrent totalement, mais une cage munie de barreaux étincelants se matérialisa autour du démon – il hurla de rage.

Phéoline et Stropovitch, surpris par le soudain arrêt des flammes, se redressèrent à moitié, et un élan leur fit franchir en deux secondes la quasi totalité du chemin restant.

Darotân, à travers les barreaux, cracha de nouveau des flammes si intenses dans leur direction que Phéoline, déséquilibrée, tomba de nouveau à la renverse – fut soutenue par la même main de Stropovitch que celle qui l’avait poussée jusque-là – et le guerrier, sentant soudain la protection lumineuse faiblir, redoubla d’efforts pour franchir les deux derniers mètres.

Hama sentit aussi sa peau commencer à souffrir de la chaleur. Elle bondit sur ses sabots. Tant pis pour la cage, qui se brisait déjà sous l’action de l’Ombre grandissante. Il fallait interrompre les flammes !

Grâce à d’autres flammes…

Elle fit dans son cœur une vraie demande à la Lumière. Ce fut bref comme un soupir, mais elle supplia la Lumière de toute son âme.

« Flammes sacrées ! » cria-t-elle avec combativité.

Une colonne de Lumière blanche, pure, aveuglante, s’abattit sur le man’ari ; l’Ombre qui le recouvrait fut oblitérée ; lui-même fut submergé par une douleur si aigüe qu’il manqua de perdre connaissance.

Stropovitch profita de ce nouveau moment de répit pour rassembler ses forces et propulser littéralement Phéoline – qui se retrouva plaquée contre le torse de Darotân.

Ce dernier, dans un sursaut de conscience, réagit à l’intrusion en déchirant l’indésirable d’un coup de ses griffes acérées ; mais il ne resta entre ses doigts que les haillons de l’humaine.

Elle était nue et lumineuse comme une de ces idoles que l’on trouve chez les peuples qui vénèrent une déesse-Soleil.

Il tenta d’arracher de lui cet ange qui le brûlait d’un impérieux feu sacré ; mais ses bras refusèrent de bouger. La paladine avait ouvert les deux yeux ! Et l’un de ces yeux était brillant comme une étoile !

« Alors… dit-elle debout – les mains toujours posées à plat sur la poitrine du man’ari – qui es-tu vraiment, Darotân ? »

Elle cligna des yeux, éblouie. L’architecture de l’endroit était digne d’une chapelle, mais recouverte de cristaux et plongée dans une lumière violette proche du rose. Une fois ses yeux accoutumés à cette luminosité, elle se retourna et avisa deux enfants draeneï. Un garçon et une fille étaient assis sur un banc ouvragé fait de métal beige – ils lisaient ensemble un livre ouvert sur les genoux de la fille. Ils étaient vêtus d’habits simples et élégants, blancs et dorés, dont l’étoffe semblait indiquer que leurs familles étaient aisées. Phéoline les estima âgés d’une douzaine d’années.

« La fin est grandiose, déclara soudain le jeune Darotân en descendant du banc pour marcher à son aise. Ce paladin était vraiment béni par la Lumière. Trois gangregardes simultanément ! Je ne sais même pas si Kalten le pourrait.

— C’est une légende peut-être exagérée pour provoquer l’admiration, répondit en souriant la douce Hama. Je te l’ai fait lire parce que je trouve le style très poétique. C’est une des plus belles versions que j’ai lues de la Geste de Jadra le Preux. »

Darotân ne répondit pas, occupé à fendre l’air avec une épée imaginaire.

« Hama, dit-il enfin en se retournant vers elle, tu te rends compte que nous sommes différents de nos camarades, n’est-ce pas ? »

Elle eut un air songeur.

« J’ai surtout remarqué qu’ils ont peu de conversation et ricanent beaucoup. Mais c’est parce qu’ils sont gênés en notre présence.

— Et d’où vient cette gêne, d’après toi ?

— Je ne sais pas… En fait je préfère lire des livres que me poser ce genre de questions. »

Darotân écarquilla un peu les yeux. Il n’avait pas prévu cette réponse.

« C’est tout à ton honneur, Hama. Tu évites tout ce qui est futile. J’allais nous comparer aux autres, mais… c’est sûrement futile aussi, en fin de compte. »

Elle hocha la tête avec une lueur dans le regard. Elle se sentait comprise par Darotân. Ce sentiment devait être rare pour elle.

« Quand Annïa nous a croisés tout à l’heure, poursuivit le garçon, elle s’est exclamée en disant que nous étions un « merveilleux petit couple ». Qu’en as-tu pensé ? »

Hama rougit – du moins au niveau des joues sa peau bleu marine devint bleu nuit.

« Elle a dit ce qui lui faisait plaisir à elle. Elle s’en fiche de ce que nous ressentons. Les adultes ne s’intéressent pas à nous, Darotân. Moi je suis juste une poupée. On me tapote les cheveux, on me touche la joue, on me fait des compliments, sans jamais me parler vraiment. Je déteste cette vie. Je préfère être seule dans ma chambre plutôt que subir ce traitement.

— Tu as raison. Elle a parlé sans réfléchir, et elle a oublié notre existence la minute suivante. Mais ses paroles m’ont fait méditer, Hama. »

Elle baissa les yeux vers le sol et rougit de plus belle. Pour capter son regard – et faire sa déclaration solennelle – Darotân mit un genou à terre face à elle, tel un chevalier désirant être adoubé par sa dame.

« Hama, je suis amoureux de toi. Quand tu n’es pas près de moi seul un ennui mortel règne dans mon cœur. Sans toi je dépérirais, Hama. Tu es le soleil de mes journées. Quand je me lève le matin, c’est dans l’idée de te rejoindre. Quand je me couche le soir, c’est dans l’idée de te retrouver le lendemain. »

Phéoline, invisible présence au milieu de cette scène bouleversante, n’en finissait pas d’être ébahie par le décalage entre l’âge de ces jeunes enfants et leurs paroles qui semblaient tout droit sorties de leurs livres.

Hama ne put s’empêcher de sourire tant elle était émue. Darotân la fixait intensément.

« Toi aussi tu t’ennuies, Darotân ?

— Tellement… Je n’arrive pas à m’intéresser à mes semblables. Je ne veux qu’apprendre et devenir meilleur. Je ne sais pas m’amuser.

— Alors je vais peut-être m’ennuyer avec toi aussi… »

Ils rirent. Darotân se releva et s’assit à côté d’elle.

« Tu ne le sauras que si tu me donnes ma chance. »

Hama, songeuse, mais le regard tendre, le laissa lui prendre la main. Du reste, il la lui avait prise avec une vraie délicatesse, guettant dans ses yeux le moindre signe de désaccord.

« Tu es la seule qui me fasse battre le cœur, Hama. Aurai-je la chance d’entendre de ta bouche que ce sentiment est réciproque ?

— Mon cœur bat fort en ce moment même, lui aussi. Mais j’ai peur de ce que tu veux réellement.

— T’épouser, tout simplement. »

Elle rit, ne sachant comment réagir face à tant d’assurance. Darotân était aux anges.

« Ne t’inquiète pas, ajouta-t-il. En attendant notre mariage, tu seras ma dame. Je respecterai tes moindres désirs. Si tu veux que nous restions discrets, ou que je lâche ta main…

— La main, c’est bien. J’aime… Et pas besoin de nous cacher. Pour ce que ça change… »

Il fit pression, amoureusement, de ses doigts. Puis il lui lâcha tout de même la main, car elle commençait à être moite. La moiteur, ce n’est pas élégant. Il voulait être élégant. Il voulait être parfait.

Hama prit le bras de son nouvel amoureux. Elle posa la tête sur son épaule.

« Merci Darotân. Penser à toutes ces années de vide et d’hypocrisie avant l’âge adulte… ça me terrorisait. Avec toi je n’ai plus peur. Je suis tellement heureuse que tu sois là… Je crois que je t’aime aussi, finalement. »

Darotân eut une expression de félicité absolue. Il était au paradis.

Phéoline comprit pourquoi elle s’était connectée à ce souvenir. Le vrai Magtheridon, c’était Gnaagh, l’iguane vif et chapardeur, avide de soleil et d’insectes juteux. Le vrai Darotân, c’était un enfant épris d’idéal, qui à l’âge de douze ans, au bout du vide et de l’ennui, avait trouvé son seul bonheur, son seul projet : être le chevalier le plus fort marié à la dame la plus noble.

En fait, il n’avait probablement été profondément heureux qu’en ce temps-là. Quand il pensait que son grand programme était gravé dans le marbre et qu’aucun obstacle ne pouvait plus se dresser sur sa route.

La paladine cligna des yeux. Elle était revenue dans la Péninsule, plaquée contre le grand torse du man’ari et debout sur les pierres bancales d’une pente de gravats zébrés de noir et de rouge et plongés dans la lueur infernale d’un ciel où la tornade déclenchée par la rage du démon avait généré des nuages lourds de braises incandescentes et transformé le sommet de l’éboulement en cratère de volcan. À ce rythme, ce serait bientôt du magma qui s’en écoulerait.

Mais ce tourbillon, qui semblait directement relié à la colère de Darotân, venait de baisser en intensité.

Phéoline, concentrée sur sa tâche, ne se laissa pas distraire par le paysage de fin du monde. Toujours nue, ou plutôt recouverte de son vêtement de Lumière, elle leva la tête pour voir le visage de Darotân.

Comme Magtheridon avant lui, il avait revécu son passé lointain, et repris conscience. Maintenant il regardait fixement devant lui avec l’air hagard d’un malade qui vient à peine de sortir de sa dernière crise de folie.

Derrière la paladine, Hama n’avait pas perdu une seule seconde. Elle avait profité de ce moment de répit pour renouveler d’abord les chaînes sacrées autour des jambes de Darotân. Ensuite elle avait rejoint Stropovitch pour les protéger tous deux de la chaleur insoutenable qui menaçait de les consumer à tout instant. Quand l’immunité conférée par Phéoline s’était dissipée, elle avait pris le relais. La main gauche posée sur le bras droit de son amant, la main droite sur sa propre poitrine, elle avait, comme le guerrier, les yeux fixés sur la scène. Nimbés de lumière, ils guettaient leur adversaire.

Darotân regarda ses mains griffues, puis tourna vivement la tête vers ses ailes. Il remarqua qu’il était immobilisé. Il fixa un instant Stropovitch – constata que ce dernier avait repris une apparence normale – puis Hama, avec un air indéfinissable. Enfin il considéra Phéoline. Et il ouvrit la bouche et fit entendre une voix vibrante de désespoir.

« Je ne sens plus ma connexion avec la Lumière. Je me suis transformé en démon, j’imagine ? »

Hama fut émue. Elle ne pouvait s’empêcher, malgré la haine noire qu’elle lui vouait, de ressentir ce que cette question représentait pour lui. Pour le Champion, c’était un échec pire qu’une défaite, pire qu’une humiliation, pire que la mort. Il était devenu le contraire de son rêve d’enfant, l’exact opposé, son pire cauchemar, à lui-même ennemi.

« Le Titan Noir serait passé de son corps au mien ? Répondez !

— Le Titan Noir est retourné au Néant, déclara Phéoline avec, semblait-il, l’envie sincère de l’aider. Vous êtes corrompu par le sang de Magtheridon. Je peux vous purifier ! Je peux vous sauver, commandant ! »

Le man’ari ne lui répondit pas, perdu dans d’obscures pensées. Puis il planta ses yeux dans ceux du guerrier.

« Tu m’as pris Hama… » lâcha-t-il avec une voix où grondaient mille menaces.

Stropovitch fronça un sourcil d’un demi-millimètre.

« Tu m’as pris mon glorieux combat contre le Titan… »

Le guerrier serra les poignées de ses épées.

« Tu m’as pris la Lumière… »

Hama sentit sa respiration s’accélérer et son cœur tambouriner dans sa poitrine.

« Tu m’as pris la place qui me revenait dans l’Histoire… »

Phéoline ne s’attendait pas à une telle réaction. Elle hésita, cherchant quels mots pourraient le consoler.

« Tu m’as… détruit, Stropovitch, conclut Darotân en fermant les yeux. Assassiné. Je veux mourir. Je vais mourir. »

Soudain il rouvrit les yeux et la tornade redoubla d’intensité, chargeant l’atmosphère d’une nuée d’étincelles fusant follement à travers l’espace.

« Mais je ne vous laisserai pas vivre heureux ensemble. »

L’adrénaline écarquilla les yeux de Stropovitch.

« Et je ne vous laisserai souiller ni mon nom, ni ma mémoire.

— Je peux vous purifier, commandant ! » cria de nouveau Phéoline.

Il la saisit brutalement par le cou et la souleva de terre. La nuque craqua sous ses doigts.

« VOUS MOURREZ TOUS ICI AVEC MOI ! »

Stropovitch avait réagi sans délai, et déjà les deux épées avaient pénétré la chair et entaillé les os – le guerrier avait presque tranché net l’avant-bras de Darotân.

Ce dernier lâcha en hurlant la paladine lumineuse qui tomba au sol et roula quelques mètres en contrebas, comme morte.

Le démon rugit et chercha des yeux le draeneï. En vain. Il n’y avait plus ni Hama, ni Stropovitch. Quand il revint à la paladine, elle avait disparu elle aussi.

Ces maudites chaînes ! Il se connecta au plan de l’Ombre – comble de l’échec, dont il ressentit la blessure jusque dans son âme – et des ténèbres fumantes l’enveloppèrent, dissipant tous ses liens.

D’un coup d’aile il s’envola enfin, haut dans le ciel embrasé, à la recherche de ses proies.

L’ouragan faisait son œuvre. La température, déjà intenable, était encore montée d’un cran dans la Péninsule, et, à la base du tourbillon qui vrombissait de la rage du man’ari, le sommet commença de se liquéfier, et la lave de couler, comme si la montagne était entrée en éruption.

Keli’dan ouvrit les yeux. Il avait l’impression qu’il s’était réveillé debout puis qu’il était lourdement tombé. Assis contre un rocher, il avait mal au crâne – en fait, mal partout, comme s’il avait deux cents ans. Et ce cerveau embrumé…

Une angoisse le saisit à la gorge. Depuis qu’il avait donné le sang de Magtheridon à boire à Darotân, il vivait avec cette terreur permanente. Celle de l’aura du paladin, l’aura du Juge, qui interdit à quiconque d’être faible ou fatigué – sous peine de mort immédiate.

Il sentit que sa robe et sa capuche étaient humides. Noyé dans son mal-être il en identifia une autre cause. Il n’y avait pas que l’aura du dément. Il y avait aussi une chaleur intolérable, qui le faisait suer abondamment.

En réaction, il marmonna quelques mots de démonique, et son corps brilla d’une faible lueur gangrenée : ses barrières magiques le protégeaient désormais.

Que lui était-il arrivé entretemps ? Il se souvenait d’un affrontement contre cette satanée équipe de soldats d’élite, cette satanée paladine qui résistait à tout et protégeait tout le monde, cette satanée gnomette insaisissable, ce satané nain qui portait autant d’explosifs qu’un char d’assaut gobelin…

Ce nain avait pointé une espèce de télécommande vers lui… et puis plus rien. Trou noir.

Il soupira. Il ne savait l’expliquer mais lui, un des plus anciens et puissants démonistes du Conseil des Ombres, avait échoué face à quelques prétendus héros. Il s’en sortait miraculeusement indemne. Maintenant, il fallait s’éloigner de Darotân. Jamais il n’avait eu peur de façon aussi intense et durable. Même s’il réussissait à s’extirper de ce cauchemar et à passer la Porte des Ténèbres pour rejoindre les sbires du Conseil cachés dans les Terres Foudroyées de l’autre côté, le sourire du man’ari le poursuivrait sûrement jour et nuit jusque dans son sommeil.

Il soupira encore et entreprit de se mettre debout.

« VOUS MOURREZ TOUS ICI AVEC MOI ! »

C’était la voix de Darotân !

Keli’dan défaillit et retomba piteusement sur les fesses. Puis il se ressaisit – aucun gangr’orc n’en croirait ses yeux s’il voyait le cruel et puissant démoniste dans cet état – et réfléchit aux moyens qu’il avait à sa disposition pour se sortir d’un tel guêpier.

Une bourrasque d’étincelles tourbillonnantes le frappa en plein visage.

Stropovitch réfléchit. Hama tentait de ramener Phéoline inconsciente. Il fallait qu’elle y parvienne rapidement. Ensuite, il fallait débloquer la situation. Darotân avait sur Stropovitch l’avantage des ailes et de la distance. Mais le man’ari connaissait, ou se rappellerait à la première attaque, la capacité qu’avaient ses deux alliées de le protéger. Darotân allait nécessairement chercher à se débarrasser d’elles. Pour l’y encourager, il fallait lui faire croire que Phéoline était morte, et utiliser Hama comme appât. Elle se protégerait elle-même des flammes du man’ari jusqu’à ce que ce dernier soit tenté d’aller lui donner un coup de griffe mortel. Alors la paladine surgirait pour l’entraver et à trois ils lui régleraient son compte.

S’ils ne prenaient pas ce risque-là, ils en prenaient un bien plus grand : celui que Darotân devienne prudent et se contente de faire monter indéfiniment la température jusqu’à l’épuisement de leurs forces.

« Je suis prête, Stropovitch », dit Phéoline, qui s’était de nouveau revêtue de lumière, et avait rouvert son œil étincelant. Elle n’avait pas eu besoin de chuchoter : la chaleur infernale, en amollissant les blocs de granit, provoquait d’incessants déplacements de pierres, chocs qui retentissaient sur fond de vent et de bourrasques crépitantes.

D’un geste il l’invita à rester cachée, et elle obtempéra parce qu’elle comprit à son regard qu’il avait un plan. Elle renouvela ses bénédictions sur le trio. Le guerrier prit tendrement Hama par la taille, lui caressa la joue, et elle lui répondit par un regard à la fois amoureux et interrogateur. De ses yeux il lui demanda de lui faire confiance, et elle hocha la tête. Puis il la poussa doucement vers l’extérieur de leur cachette, et pointa la direction souhaitée en lui faisant signe de le suivre. Elle sentit l’angoisse lui nouer la gorge ; elle la ravala, et hocha de nouveau la tête. Alors il lui fit signe d’attendre et chercha Darotân dans le ciel noir zébré de vert. Il fallait lui faire croire qu’ils voulaient fuir.

Le man’ari venait justement de leur tourner le dos pour explorer le flanc nord du volcan. Eux se trouvaient dans une cavité du flanc est. Aller vers l’est, c’était aller vers le Portail. Une direction crédible pour des fuyards.

Stropovitch déglutit. Son plan ne fonctionnerait que si chacun réagissait à chaque micro-étape à la seconde près. Mais n’était-ce pas ce qu’ils faisaient déjà depuis de longues heures ?

Il bondit hors de leur cachette et courut vers l’est. Il dévala la pente bien plus vite qu’Hama ne pouvait le faire – exprès pour mettre une certaine distance entre elle et lui. Il tourna brièvement la tête pour vérifier que Darotân les avait repérés. L’atmosphère était tellement chargée de vapeurs et de braises qu’il craignit de ne pouvoir se fier à ses yeux. Le fait était qu’il n’y avait aucun man’ari visible à l’horizon.

Il leva la tête plus haut et sursauta. Darotân était au-dessus d’eux, verticalement. Et il les observait avec le regard meurtrier de quelqu’un qui a tout perdu et que plus rien ne peut arrêter.

Hama s’immobilisa aussi, à un vingtaine de mètres du guerrier. Volontairement ou non, ils avaient l’air sans défense, sans idée, sans plan. À la merci du man’ari.

Et la lave bouillonnante continuait de couler lentement du sommet, générée par l’insatiable tourbillon central. Elle les atteindrait bientôt.

Darotân, grâce à Phéoline, avait repris ses esprits. Il n’était plus la bête qui chargeait sans réfléchir. Mais la rage qui faisait vibrer chaque cellule de son corps était d’autant plus puissante qu’elle venait de son désespoir. Il pouvait penser, faire des choix, mais pas rester calme. Et la rage actuellement exigeait la mort des amants.

Il ne savait pas si Phéoline était encore vivante. Devait-il attaquer en ignorant où elle se trouvait ?

Mais ses pulsions lui interdisaient d’attendre. De toute façon, ne s’était-il pas déjà débarrassé facilement de la paladine il y avait quelques minutes de cela ?

Il attaqua en piqué Stropovitch tout en l’engloutissant dans un torrent de flammes.

Aveuglé, le draeneï en conclut immédiatement que c’était une feinte. C’était Hama qui était visée.

Ses jambes s’infléchirent pour bondir vers sa bien-aimée quand une pensée traversa son esprit à la vitesse d’un éclair : Darotân savait déjà que le guerrier prévoyait les feintes.

Il bondit tout de même, mais pas dans la direction d’Hama : plutôt en oblique vers la droite. La première image que captèrent ses yeux en sortant des flammes fut le man’ari, toutes griffes dehors, qui s’apprêtait à le faucher justement là où il se serait trouvé s’il n’avait pas eu cet éclair d’intelligence ; comme il était prêt à frapper, il ficha instantanément sa lame droite dans l’épaule de Darotân, et l’y laissa.

La douleur fut encore une fois bien plus que physique ; ces lames faisaient d’autant plus mal que l’âme et le cœur de leur victime étaient blessés. L’ancien paladin hurla et le guerrier se rapprocha – avec le regard d’un oiseau de proie – pour porter le coup fatal avec la lame gauche.

Heureusement, il avait pris soin de rester ferme sur ses appuis pendant cette phase d’approche, car il dut finalement sauter deux fois en arrière, une fois pour éviter des griffes qui arrivaient par en-dessous, une deuxième fois pour éviter un coup d’aile furieux. Si le démon avait poursuivi sa contre-attaque, il aurait sûrement pu toucher Stropovitch, tant sa rapidité et son allonge étaient grandes, mais il était de nouveau immobilisé par les Chaînes sacrées d’Hama.

Il se tourna vers elle et lui lança un regard où la rage – distillation de souffrance – brillait intensément. Puis aucun des deux amants ne vit ni n’entendit plus rien – une explosion de flammes vertes venait de les éblouir et de les assourdir, en même temps qu’elle les avait projetés. Protégés par les bénédictions de Phéoline, ils ne se rendirent pas vraiment compte que l’explosion avait été cataclysmique. Ils tombèrent lourdement, se relevèrent difficilement, puis sentirent leurs jambes empêtrées comme dans une mélasse – enfin, quand le sifflement dans leurs oreilles se calma quelque peu et que leur vision se précisa, ils prirent conscience avec horreur qu’ils pataugeaient dans de la lave verte au fond d’un cratère, au-dessus duquel, dans les airs, Darotân restait à les observer.

Stropovitch ne pouvait s’expliquer comment Phéoline avait acquis tellement de puissance qu’elle pouvait les protéger même de la lave, et il n’avait guère le temps d’y songer. Ce qu’il cherchait des yeux, c’était sa lame droite, dont Darotân s’était manifestement débarrassé.

Le man’ari ne semblait plus vouloir venir au corps-à-corps. Sa colère en revanche semblait continuer d’augmenter, car un séisme se déclencha soudain, qui obligea les amants à se rejoindre en rampant.

La Citadelle devenue volcan entra dans une nouvelle phase. Le séisme atteignit son pic et l’explosion du sommet provoqua une onde sonore qui déchira l’espace. Cette fois un geyser de lave verte s’éleva haut dans le ciel et le tas de décombres s’effondra et se liquéfia tout à la fois.

Le trou dans lequel se trouvaient Stropovitch et Hama allait bientôt être comblé par un éboulement de roches en fusion. Sous les yeux de Darotân qui, bras croisés, avait désormais l’intention de voir enterrés vivants ceux qui avaient détruit sa vie.

Les unités aériennes de la Horde et de l’Alliance étaient en route vers la Péninsule, les uns venant du nord, les autres du sud. Plus les soldats s’approchaient, plus la catastrophe se précisait à leurs yeux, plus l’angoisse étreignait leurs cœurs et plus ils étaient tentés d’aiguillonner leurs montures déjà toutes tendues vers leur objectif.

« Péninsule des Flammes infernales » n’avait jamais été un nom, ç’avait toujours été une prophétie.

Et cette prophétie s’était réalisée.

Vue du ciel, la Péninsule était noyée dans les fumées et les braises d’un volcan en éruption. Sous l’action d’un puissant séisme, des explosions provoquaient d’épaisses et étouffantes nuées noires, des torrents de lave verte et des crevasses profondes dans le sol.

Soudain, sous les yeux horrifiés des chevaucheurs de wyvernes de la Horde, une réplique particulièrement violente fit se décrocher tout un pan de la région, celle qu’on appelait le Trône de Kil’jaeden, au nord-est de ce qui était autrefois la Citadelle. La faille s’élargit rapidement dans des craquements de fin du monde ; et toute une zone de la carte partit dériver et se déliter dans le Néant distordu.

Le Chemin de la Gloire était devenu désormais une espèce de pont suspendu au-dessus du vide. La moindre crevasse supplémentaire séparerait définitivement le Portail des Ténèbres du continent.

Le Portail des Ténèbres, la porte vers Azeroth, le chemin du retour pour d’innombrables soldats victorieux qui ne demandaient qu’à retrouver leur patrie et leur foyer – et à ramener sur leur terre natale leurs camarades morts pour y accomplir les rites funéraires selon leurs traditions.

Voilà ce qu’était devenue la colère de Darotân. Son ambition était d’être le Sauveur, le Champion ; on l’avait privé du destin qu’il s’était attribué ; et maintenant il s’apprêtait à sacrifier deux mondes avec lui dans la tombe de ses rêves d’enfant.

Nous sommes tous Darotân quand on assassine l’enfant qui est en nous. Tristesse et colère sont alors les deux faces d’une même pièce. La tristesse détruit à l’intérieur, la colère à l’extérieur ; certains restent côté pile, et s’autodétruisent ; d’autres restent côté face, et font autant de dégâts qu’ils le peuvent autour d’eux ; d’autres jouent à pile ou face selon les moments.

La colère détruit ce qui est à sa portée ; certains n’ont que leur famille à démolir ; d’autres ont des pays entiers à saccager.

Darotân avait deux mondes dans sa main.

Chapitre 38

Stropovitch sentit la poignée sous la lave. Intacte, comme Arcân le lui avait annoncé dans l’Exodar – la peau du Titan Noir ne fond pas ! Il empoigna sa deuxième lame et redressa la tête vers Hama. Les secousses étaient trop violentes pour qu’ils puissent sortir rapidement de là, encore moins debout. Ils étaient censés ramper hors du trou s’ils voulaient éviter d’éveiller des soupçons chez Darotân. Hama savait que Stropovitch comptait sur Phéoline, au point de ne même pas surveiller le man’ari. La paladine faisait partie de son plan. Le guerrier ne voulait pas paraître trop confiant, mais Hama savait qu’il l’était. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour avoir l’air terrorisée.

Non loin, Phéoline avait réussi à s’approcher sans se faire voir de Darotân qui, à une dizaine de mètres de hauteur, les yeux rivés sur ses proies, lui tournait le dos.

Elle savait que Stropovitch voulait qu’elle attaque Darotân par surprise. Mais quelque chose en elle s’y opposait. Jamais, jamais elle n’avait fui ni rusé.

Elle était née pour faire face !

« Commandant Darotân ! »

En entendant cette voix claire et déterminée se détacher nettement du fracas volcanique environnant, Stropovitch et Hama se figèrent, incrédules ; et Darotân se retourna, interloqué, tout en se maintenant en hauteur.

La paladine lumineuse semblait fragile comme la flamme d’une bougie au milieu d’un ouragan. Mais cette flamme s’appelait courage.

« Je vous ai dit que je pouvais purger votre être de la corruption démoniaque. Vous ne m’avez pas écoutée. Je vous demande d’accepter. »

Stropovitch et Hama attendaient et écoutaient, prêts à aider Phéoline à tout moment. Le guerrier avait repéré l’endroit idéal pour sortir le plus rapidement possible de leur piège de lave.

Darotân considérait la paladine avec un air indifférent.

« C’est trop tard, soldat, lâcha-t-il enfin. Je ne veux plus être sauvé. Je veux seulement mourir. Mais pas avant que ces deux-là aient exhalé leur dernier souffle, quoi qu’il en coûte. »

Magtheridon aussi avait essayé de refuser.

« Alors je vous purifierai contre votre gré, commandant. »

Darotân haussa un sourcil.

« Comment comptes-tu faire ? En me lançant les petits sorts que vous osez appeler « magie du Sacré » sur Azeroth ?

— Je ne peux pas prendre ce risque. Cela pourrait vous tuer, commandant. »

La déclaration de Phéoline fit presque sourire Darotân.

« Si tu veux m’affronter, laisse d’abord ce couple périr. Annule les sorts qui les protègent de ma colère. Je ne bougerai pas tant qu’ils vivront. Je ne te laisserai pas me distraire. Et ici, je suis hors de ta portée.

— La Lumière me parle. Je vais la laisser me guider, et je vous atteindrai où que vous soyez.

— La Lumière ne parle pas, petite humaine, répondit Darotân avec mépris. Seuls les Naarus parlent, et les draeneï sont leur peuple élu, pas les humains.

— Vous ne connaissez peut-être pas la Lumière comme je la connais, commandant. »

Darotân n’avait toujours pas accepté l’idée d’avoir perdu son lien avec la Lumière, pire, d’être devenu un démon ; cette phrase l’atteignit en plein cœur.

Phéoline fut noyée dans un fleuve de flammes gangrenées, auxquelles elle fut insensible grâce à sa magie sacrée ; puis elle reçut un déluge de coups de griffes et de sabots dont le plus faible aurait suffi à briser un pont ; une déflagration finale, et elle fut projetée dans une crevasse non loin, dans laquelle elle tomba et disparut ; au même moment une secousse élargissait la faille et un sinistre craquement venu des entrailles de la planète laissait à penser que la chute de Phéoline allait l’emmener jusque dans des profondeurs proprement abyssales.

Au tout début de cette série d’attaques, à la seconde où Darotân déclenchait ses flammes, Stropovitch et Hama s’étaient redressés et avaient couru vers l’est, là où une brèche permettait de s’extraire de la cavité.

La situation était d’autant plus urgente que la lave et la nuée de cendres épaisse qui l’accompagnait continuaient de dévaler la pente du volcan vers eux, et que même en supposant le renouvellement permanent de leurs protections sacrées, ils allaient bientôt être emportés par un raz-de-marée de magma.

En déboulant hors du cratère, ils tombèrent nez à nez avec un portail d’invocation démoniaque.

Derrière ce dernier, une armée de démons bloquait le passage, et derrière l’armée, une silhouette voûtée, là-bas, escortée par de lourds gangregardes, tentait de hâter le pas vers le Portail des Ténèbres.

« Keli’dan ! s’exclama Hama. Ce bâtard est vivant ! Et il s’enfuit ! »

Stropovitch se retourna. Darotân avait projeté Phéoline dans la faille, et la paladine y avait disparu. Il n’y avait aucune raison de penser qu’elle en réchapperait. Maintenant le man’ari remontait haut dans le ciel et, tourné vers eux, semblait toujours attendre la fin de leurs protections magiques, qui de fait, sans l’humaine, risquaient de tomber d’un instant à l’autre.

Cet effroyable démon sur fond de nuées volcaniques parcourues d’éclairs verts était une terrifiante représentation de l’Enfer et de la mort.

Les amants eurent soudain affreusement chaud, et ils sentirent de nouveau l’aura terrifiante du man’ari oppresser leurs âmes. Ils étaient vulnérables !

Dans le quartier général de la Croisade Écarlate, à Stratholme, Phéoline ouvrit les yeux en sursautant. Ce sursaut lui arracha un hoquet de douleur – son corps couvert de blessures hurlait ses souffrances. Par réflexe, avant de se soigner elle-même elle vérifia autour d’elle si quelqu’un avait besoin de son aide.

Elle était assise contre un mur, entourée des cadavres de ses camarades. Le rouge de leurs armures et de leurs tabards étaient rehaussés par leur sang. Là où on voyait leur peau, elle était couverte d’affreuses blessures et brûlures. Elle crut reconnaître parmi quelques visages horriblement mutilés certains de ses amis, et vomit du sang mêlé d’autres substances indéterminées, secouée de convulsions si douloureuses qu’elle manqua de s’évanouir.

Ses souvenirs étaient revenus. Ils étaient la garde rapprochée du Grand Croisé Dathrohan. Ils avaient donné leur vie pour lui. Pour un démon !

Elle pleura, malgré la souffrance qui ravageait ses entrailles à chaque sanglot. Elle se rappelait avoir combattu l’escouade de l’Aube d’Argent qui avait attaqué ce bastion de la Croisade. Elle s’était opposée à ces soldats corps et âme. Elle avait prié la Lumière pour protéger le Grand Croisé. Et finalement les ennemis avaient raison. Dathrohan était un démon. Vaincue, laissée pour morte, elle avait assisté à la métamorphose de son chef. Devant les envahisseurs, il avait révélé son vrai visage. Elle en avait perdu connaissance.

La vérité était atroce. La trahison était absolue. Les Croisés étaient tous à l’origine de preux chevaliers de Lordaeron dont les proches étaient tombés sous les coups du Fléau, puis s’étaient relevés en tant que morts-vivants ; ils avaient dû massacrer les cadavres zombifiés de leurs frères et sœurs ; c’était peu de dire qu’ils avaient foi en leur cause ; après tant d’horreurs, cette cause était devenue à tous leur seule raison de continuer à vivre dans ce monde dévasté. Ils avaient trouvé dans la Croisade un refuge, une famille, et une revanche. Ils avaient rêvé d’un monde meilleur, d’un monde purifié, d’un monde d’où les âmes de leurs parents, de leurs enfants, de leurs amis pourraient enfin partir en paix. Et au moment de périr à leur tour, ils avaient accepté leur sort, persuadés qu’ils seraient accueillis dans l’au-delà par le sourire du Ciel. Mais finalement c’était un démon, un Nathrezim qui les avait contrôlés durant toutes ces années…

La Lumière… Comment avait-elle pu se mettre au service du Mal ?

Phéoline hurla et son cri résonna dans la grande salle vide. Elle n’avait même plus envie de se soigner, d’utiliser cette Lumière trompeuse qui l’avait laissé emprunter le mauvais chemin. Pour la première fois de sa vie, elle était en colère. Elle se prit la tête dans les mains, se pressa le crâne comme une furie, recommença à crier, puis à pleurer…

Ensuite elle resta silencieuse un moment. La tête penchée, l’air abattu, elle rumina de sombres pensées. Pas seulement la Croisade, la Lumière aussi l’avait trahie.

Enfin elle se releva et les douleurs qui irradièrent ses membres l’enragèrent de nouveau. Il ne restait du Grand Croisé que sa grande épée ébréchée à la lame blanchie, symbole de pureté. Elle la ramassa et frappa le grand siège qui était celui du chef lors des conseils militaires. Il se renversa au premier choc. Elle le martela quand même de coups en hurlant jusqu’à ce que la lame se brise. Puis elle balança violemment le morceau d’épée qui lui était resté dans les mains, et il alla heurter bruyamment le mur de pierres en face d’elle.

« Pourquoi ? » cria-t-elle sauvagement, tête renversée vers le ciel. Seul un silence sépulcral lui répondit.

Elle se laissa tomber sur un autre siège et pleura de nouveau, mais seule la honte désormais régnait sur son cœur. La honte d’être encore en vie alors que son existence n’avait été que défaites, échecs et erreurs. Elle avait abandonné une famille riche et aimante pour devenir paladine. Elle avait quitté son foyer en poursuivant un idéal censé être bien supérieur à sa petite personne ; finalement cet idéal avait été piétiné par le Fléau, elle avait perdu toutes ses batailles tandis que sa famille mourait loin d’elle et que le royaume de Lordaeron était effacé de la carte. Mais elle avait conservé son idéal en devenant une Croisée. Et parmi tous ceux qu’on lui avait désignés comme étant des ennemis de la Croisade, et qu’elle avait participé à tuer, combien étaient en fait innocents ? Combien étaient en fait dans le bon camp ? Cette pensée lui glaça le sang. Elle pensait être devenue une justicière, et elle n’avait fait qu’ajouter des crimes à ses défaites, des meurtres à ses échecs.

À quoi bon soigner ses blessures désormais ? Elle méritait de mourir.

Elle rouvrit les yeux en sursautant. Avait-elle dormi ?

Elle se leva d’un bond en renversant son siège – et en tombant elle-même à la renverse. Les yeux écarquillés, elle ne pensa pas à la douleur qui l’assaillit. Une créature gigantesque lui faisait face.

De l’autre côté de la grande table, une immense silhouette se tenait immobile. Elle brillait tant, qu’il était difficile d’en voir les contours. Elle semblait recouverte entièrement d’une grande cape immaculée munie également d’une capuche qui dissimulait la tête. Cette tête était surmontée d’une grande auréole dorée dotée de crénelures telles celles d’une couronne. Dans son dos, d’immenses ailes occupaient toute la largeur de la salle, alors même qu’elles étaient repliées.

Même au sein de l’Église de la Lumière personne ne lui avait dit qu’une telle entité existait vraiment. Elle ressemblait de loin à certaines gravures de livres pour enfants, à qui on enseignait la morale au moyen de contes et d’allégories.

« Ne renonce pas, Phéoline. »

La voix était féminine et humaine. Intriguée, la paladine se redressa lentement, les jambes chancelantes.

« Qui êtes-vous… ? » demanda-t-elle faiblement, la gorge nouée.

Pour toute réponse, l’être lumineux ôta sa capuche. Choquée, incrédule, l’humaine reconnut son propre visage ! Les yeux étincelants, l’air doux et compatissant, l’ange ajouta :

« Je suis ton destin, Phéoline. Aime-moi. Aime-toi ! »

Phéoline rouvrit les yeux et sursauta. Elle était de nouveau assise contre le mur, au milieu de ses camarades morts. Depuis combien de temps dormait-elle ? Elle se souvenait vaguement d’avoir rêvé, mais rien de précis ne remonta à sa conscience.

Elle se releva, mais sans qu’elle s’en rende compte tout était différent cette fois. Ses blessures étaient guéries ; ses échecs lui semblaient déjà appartenir à un lointain passé ; elle considérait les cadavres avec une grande tristesse, mais sans colère ; sa foi en la Lumière brillait intacte dans son cœur ; elle ne songeait pas à la mort, mais à l’avenir.

Désormais debout, elle joignit les mains et ferma les yeux. L’intensité de ses émotions fit de cette prière la plus puissante qu’elle avait jamais faite à ce jour.

« Sainte Lumière, je n’ose croire que mes péchés puissent être pardonnés. Mais si je peux me racheter, je le ferai. Je jure ici et maintenant, au nom de tous les êtres chers que j’ai perdus, que JE NE DOUTERAI JAMAIS DE VOUS. »

Quelque part au fond d’une faille sismique de la Péninsule des Flammes infernales, Phéoline rouvrit les yeux et sursauta. Ce jour-là à Stratholme elle avait oublié cet ange, tel un rêve vite dissipé avec les brumes du matin ; et il venait de rejaillir des tréfonds de sa mémoire.

Elle leva la tête. Elle était tombée dans de telles profondeurs, qu’aucune lumière ne lui parvenait. C’était la lueur qui émanait de son propre corps qui éclairait les parois alentour.

Phéoline…

C’était la voix de l’entité qui s’était révélée à elle pendant l’affrontement contre Magtheridon. C’était l’ange. C’était*…* elle-même ?

Tu obtiendras un jour les réponses et les clefs. Pour l’heure, vole à leur secours ! Tu es attendue là-haut.

La paladine tourna fébrilement sur elle-même à la recherche des meilleures prises pour entamer son escalade. Mais en se tournant, elle sentit comme un poids dans son dos.

Darotân remarqua l’hésitation des amants et comprit qu’ils étaient à sa merci. À cette milliseconde précise, une impulsion brutale l’aurait immédiatement propulsé à la vitesse d’un rapace sur les deux draeneï…

… si son champ de vision n’avait pas été soudain occupé tout entier par une apparition inattendue.

C’était le visage de Phéoline qu’il voyait désormais, proche du sien à le toucher presque, un visage pur, beau, lumineux, avec ses cheveux blonds flottant au vent, son œil bleu et son autre œil, celui qui brillait telle une étoile dans la nuit. Son regard était à la fois doux et déterminé. Elle posa ses deux mains sur la poitrine du man’ari.

Il ne pouvait plus bouger. Comment l’avait-elle rejoint dans les airs ? Comme elle était trop proche de lui et qu’il ne pouvait plus même tourner la tête, il ne pouvait rien voir d’autre que… l’abject visage de cette prétentieuse humaine !

« Comment as-tu pu… » demanda-t-il en grinçant des dents, une expression féroce déformant ses traits.

Elle sourit.

Il écarquilla les yeux tandis qu’elle se reculait pour dévoiler la magnificence de ses immenses ailes dorées. Semblables à celles des aigles, elles étaient chacune longues de près de trois mètres ; elles déployaient autant de plumes que celles des oiseaux les plus majestueux, mais ces plumes étaient semblables à des rubans de lumière, tels des centaines de rayons de soleil qu’un artisan céleste aurait fixés là pour manifester la gloire de sa reine.

Elle n’avait pas agi ainsi par orgueil ; en vérité, en dévoilant ses ailes elle avait voulu imposer sans contradiction possible sa légitimité. Il faut montrer sa grandeur pour faire accepter sa loi.

« Au nom de la Lumière, je te purifie ! »

Il lui rugit au visage avec l’air d’un prédateur – et de fait, il avait la puissance des Seigneurs de la Légion. Elle ne se laissa pas intimider.

« Reçois le pardon, Darotân. Aujourd’hui je t’offre la rédemption. »

De son œil lumineux commença de couler un flot de… larmes ? Non, de lumière. La lumière liquide dont elle avait baigné Magtheridon avant lui. On aurait dit qu’elle pleurait face à la cruauté du monde, et que ses pleurs rachetaient les péchés des vivants, eau purificatrice offerte en sacrifice pour la victoire promise de la Lumière à la fin des temps.

« Le pardon… La rédemption… répéta en grondant Darotân tandis que ce soleil liquide s’écoulait de la joue de la paladine sur son bras, et de son bras en direction de la poitrine du démon. Pour quelles fautes ? J’ai toujours voulu le meilleur pour l’univers et pour mon peuple… »

Elle le fixa avec la même douceur, sans répondre.

« POUR QUELLES FAUTES ? » hurla-t-il comme un dément.

Sa rage le libéra de l’emprise du Sacré.

Une explosion d’Ombre et de Feu gangrené mêlés balaya la Lumière liquide et engloutit Phéoline, l’aveuglant temporairement. Une grêle de coups s’abattit aussitôt sur elle, et chacun produisait une telle détonation et une telle onde de choc, que l’espace autour d’eux fut parcouru de grands arcs de Lumière, d’Ombre et de Feu tels de grands jets de peinture sur la toile de l’apocalypse. Chaque impact aurait suffi pour réduire instantanément une ville entière en ruines. Si ce combat n’avait pas été dans les airs, la Péninsule et le volcan auraient été déchirés en un instant, débités en morceaux comme un lion met sa proie en lambeaux.

Phéoline ne se laissa pas désarçonner. Au contraire, passées les premières secondes, elle utilisa ses ailes pour esquiver la plupart des attaques avec une vivacité qui enragea encore davantage le man’ari.

Ce dernier n’avait pas oublié les draeneï, et il s’était assuré d’un coup d’œil qu’ils étaient toujours à sa portée, loin en contrebas. Mais il ne pourrait pas les tuer avant d’avoir vaincu Phéoline.

L’humaine pouvait matérialiser des armes de Lumière – masse et bouclier – et lancer des sorts – d’exorcisme notamment – mais elle ne voulait pas frapper le démon pour l’instant. Fixée sur son objectif de purifier Darotân, elle voulait tenter le tout pour le tout.

Le man’ari ne fit pas attention au fait que les esquives et les déplacements de la paladine se situaient toujours dans le même espace qu’on pouvait décrire comme une grande sphère située à trente mètre au-dessus du petit cratère d’où les draeneï venaient de s’extirper. Ces mouvements très localisés l’arrangeaient, même. Il voulait garder Stropovitch et Hama sous les yeux. Et il avait toutes les raisons de penser que Phéoline voulait tout simplement la même chose. Pourquoi aurait-il dû se méfier de ces larmes de Lumière qui continuaient de couler de l’œil de son adversaire, et qui restaient en suspension dans l’air ?

Stropovitch et Hama avaient vu l’ange jaillir de la faille et la draeneï avait laissé échapper une exclamation de joie. Le guerrier sourit lui aussi, malgré le contexte ; il savait que Phéoline était à ce stade la seule qui pouvait faire face à Darotân ; de ce côté-là, tout se passait à peu près comme il l’avait espéré. La paladine n’avait pas voulu profiter du premier effet de surprise qu’il lui avait préparé ; mais elle en avait créé un second, et il serait peut-être stratégiquement décisif.

Désormais il fallait gérer un imprévu de taille : Keli’dan.

Le guerrier fit signe à Hama. Ils ne pouvaient se permettre d’être spectateurs. Il fallait profiter de l’occasion que leur offrait Phéoline pour rattraper le démoniste.

Elle comprit.

Ils coururent vers le portail d’invocation. Hama incanta un puissant sort du Sacré pour le détruire. Un éclair de lumière l’effaça de la réalité. Le guerrier hocha la tête, impressionné. Ils échangèrent un regard d’amour, puis reprirent leur course. Voyant que les draeneï se dirigeaient vers eux avec détermination, les démons asservis par Keli’dan ne voulurent pas les attendre. Les rangs se disloquèrent et chaque démon avança à son rythme vers les intrus.

Alors qu’il ne bénéficiait plus de la moindre portion des pouvoirs de Sargeras, Stropovitch se sentait capable de dominer le combat ; il se sentait même plus fort que jamais, car il pouvait se battre librement, sans crainte, sans hésitation.

Il étudia la situation tout en courant. Les plus dangereux étaient les diablotins car ils s’apprêtaient à le bombarder de boules de feu. Même si Hama était là pour soigner ses brûlures, il devait leur régler leur compte rapidement. Mais pour les atteindre, il fallait passer la première ligne derrière laquelle ils se réfugiaient, première ligne composée de marcheurs du vide – grosses boules bleues informes et lentes – et de chasseurs gangrenés, ces sortes de chiens-démons au cuir solide.

Sans oublier les succubes qui, même si l’on résistait à leurs sorts de séduction, restaient dangereuses car expertes dans le maniement du fouet.

« Ne t’occupe pas de moi, dit Hama essoufflée. Je n’ai pas besoin de protection, ne t’inquiète pas, je suis forte. Fonce. »

Il se tourna vers sa bien-aimée et, sans ralentir, hocha la tête. Il lui fit signe qu’il allait prendre l’armée à revers sur la gauche. Elle hocha la tête à son tour, non pas parce qu’elle avait compris le message, mais parce qu’elle l’encourageait à agir comme bon lui semblait.

Les marcheurs du vide s’apprêtent à me cueillir. Je change brusquement de trajectoire, vers les chasseurs corrompus qui voulaient m’attaquer sur mon flanc gauche – surpris, ils hésitent – les chasseurs se sentent chassés – l’un d’eux bondit vers moi, trop haut – je me penche et lui plante sèchement ma lame gauche dans le ventre – je le balance tout sanguinolent et vociférant sur ses congénères qui grognent sans oser m’attaquer – celui-là sous-estime ma portée – je lui balance par surprise un grand coup d’épée qui lui ouvre la tête en deux – je bifurque sans prévenir à droite et saute par-dessus trois chasseurs. J’ai les chasseurs et les marcheurs aux trousses, mais ils ne sont pas près de me rattraper. J’ai repéré les diablotins qui préparent déjà leurs incantations. La succube à droite croit que je ne l’ai pas vue. Mon esprit se brouille un instant mais c’est facile de résister à une séduction démoniaque quand on la voit venir – elle veut se venger de son échec en surgissant avec son fouet – j’attends que le coup parte, je m’immobilise brusquement pour esquiver le fouet, un pas de côté, estoc – poitrine transpercée. Pas le temps de vérifier qu’elle est morte, je saute dans la crevasse où se sont réfugiés les diablotins – elle n’est pas bien profonde – je découpe et je piétine tout ce que je peux en ignorant la douleur – cette fois je poursuis les fuyards jusqu’à ce que le dernier soit réduit en tranches ou en purée. Je vois là-bas Keli’dan hâter le pas mais il est trop vieux pour courir – je peux me permettre de revenir vers Hama. Quand je me retourne je vois un déluge de flammes sacrées s’abattre du ciel vers le sol. Je passe une butte qui m’empêchait de voir : ma bien-aimée a fait un massacre parmi les marcheurs et les chasseurs – ceux qui respirent encore sont piégés dans des chaînes sacrées. J’arrive dans le dos de succubes qui guettaient une occasion d’attaquer Hama – surprises, elles ne peuvent réagir – je vise les gorges pour m’assurer de les neutraliser. Mortes ou agonisantes, elles nous laisseront en paix.

Ce n’est que quand Hama me soigne que je me rends compte que j’avais de grandes brûlures. Dans le feu de l’action, je ne m’étais pas rendu compte que les diablotins m’avaient autant abîmé.

« Arrêtez, chef de guerre ! » cria un troll.

Le tauren grogna et fit signe à tous les chevaucheurs de wyvernes de se mettre en vol stationnaire. La moitié d’entre eux toussèrent, car l’atmosphère chargée de cendres était irrespirable.

« Que se passe-t-il ?

— Vous ne le sentez pas ? Il y a une force là en bas qui écrase les âmes. Si on s’approche, pas sûr qu’on y survive ! »

Le tauren gronda de frustration et se racla la gorge.

« Si… Je la sens… »

Une guerrière orc, jumelles gobelines vissées sur les yeux, pointa du doigt le sol.

« Chef de guerre, je vois un combat près de la Porte des Ténèbres ! Y a deux draeneï qui courent vers un ennemi inconnu, peut-être un gangr’orc, vu la silhouette, et démoniste, vu les gangregardes autour de lui. »

Le tauren fit planer sa wyverne jusqu’à l’orc.

« Et là, c’est quoi ? demanda-t-il en pointant une autre direction au milieu des fumées noires et du magma vert qui recouvraient les flancs du volcan.

— Chef… C’est un érédar ! répondit la guerrière avec des vibrations dans la voix. Il combat… une déesse ?

— Et puis quoi encore, abrutie, grogna le tauren en lui arrachant les jumelles. À tous les coups c’est juste un paladin qui se la pète, sont forts qu’à ça ces cons. »

« Comment ça un ange ? s’exclama Richeval en sortant sa propre longue-vue pour vérifier ce que lui disait son éclaireur.

— Ben ça ressemble à vos images dans vos vieux bouquins là… grommela le nain. C’est pas un ange quand ça a des ailes qui brillent et que ça vole partout ?

— Par la Lumière… dit le Grand Maréchal avec de l’exaltation dans la voix. Je n’ai pas vu beaucoup de paladins avec des ailes, et je n’en avais vu aucun qui volait… »

Il abaissa la longue-vue, songeur. Puis une quinte de toux le saisit.

« Soldats, déclara-t-il la voix enrouée, je n’ai jamais géré une éruption volcanique de ma vie, encore moins avec de la lave gangrenée. La chaleur est terrible, et nous sentons une oppression sur nos âmes qui ne présage rien de bon. Faisons des rondes autour du volcan pour tenter de comprendre ce qui se passe. Pas d’atterrissage ni d’intervention avant ordre formel. En avant ! »

Phéoline avait pris autant de coups qu’elle en avait esquivé. Darotân eut l’impression qu’elle commençait à fatiguer ; mais il n’en était pas certain. Ce doute en éveilla un autre : Stropovitch et Hama étaient-ils toujours proches ? Entre deux attaques il jeta un œil vers l’est – hagard, il les chercha une seconde – Phéoline en profita pour lancer un sort qui l’éblouit – mais malgré l’aveuglement une image avait eu le temps de s’imprimer sur la rétine du man’ari : les deux draeneï couraient, s’éloignaient de lui.

Si Phéoline pouvait les protéger à cette distance, il devait d’abord la vaincre ; mais il était impossible de savoir combien de temps encore elle pouvait lui résister ; et peut-être n’était-elle pas aussi rapide que lui sur de longues distances !

Peut-être pouvait-il la surprendre et aller les tuer là-bas avant qu’elle ne l’ait rattrapé !

Pour être fixé, il fallait essayer.

Une impulsion sauvage le fit se ruer vers l’est malgré le rideau blanc qui voilait toujours ses yeux.

Mais il fut ralenti, arrêté puis même… ramené en arrière ! par une espèce de barrière élastique.

Quand sa vision sortit des brumes il constata avec horreur que les larmes de lumière que la paladine avait disséminées en sphère autour d’eux se reliaient entre elles par des filaments dorés ; il était piégé avec elle dans un filet !

« C’est ta dernière chance, Darotân. Abandonne-toi à la Lumière, et tu seras purifié dans l’extase ; résiste-lui, et tu seras purifié dans la douleur. »

Pour toute réponse, elle ne vit que le désespoir dans les yeux émeraude du man’ari. Même contre Arcân dans l’Exodar il n’avait pas ressenti une si profonde terreur.

Sa réaction fut proportionnée.

Il explosa de toute la puissance emmagasinée en lui. Une sphère verte et noire les engloutit, engloutit le filet de lumière, engloutit toute matière sur un rayon de plusieurs centaines de mètres. Tout fut annihilé comme dans un trou noir ; la terre sous eux disparut jusqu’à une grande profondeur, le volcan fut amputé de la moitié de sa pente et de tout ce qui la recouvrait : magma, fumées, cendres, roches en fusion, tout fut effacé, comme gommé de la réalité.

Pire, tout ce qui était proche du Trou Noir y fut goulûment aspiré ; ainsi toute la lave qui sortait du volcan incurva son flot vers le centre de la sphère ; la tornade de flammes se tordit dans sa direction, dans une invraisemblable danse gravitationnelle ; l’énorme masse formée par les nuages orageux qui obscurcissaient le ciel commença de tourner lentement sur elle-même, tel un vortex bientôt siphonné à son tour par l’Ombre vorace.

Darotân avait déclenché presque malgré lui une attaque d’Ultime Ténèbre semblable à celle que le Titan Noir avait conférée à Stropovitch avant l’intervention de Thiwwina – et même plus puissante encore. Il avait développé là des pouvoirs censés être réservés aux plus terrifiantes entités du Vide.

Keli’dan et les deux draeneï qui le poursuivaient, heureusement hors d’atteinte de la Ténèbre, se retournèrent et écarquillèrent leurs yeux incrédules face à cette bouche d’Ombre dont les vibrations faisaient onduler la Péninsule telles des vagues d’espace-temps sur l’océan de la réalité.

Haut dans le ciel, les escouades aériennes de la Horde et de l’Alliance prirent leurs distances face au cauchemar et envoyèrent des messagers demander aux armées terrestres d’utiliser tous les moyens à leur disposition pour arriver en force dans les plus brefs délais.

« Je n’vois plus le démon ni l’ange », éructa le nain au milieu des exclamations de ses camarades affolés.

Qu’était-il advenu de Phéoline et de Darotân ?

Hama croisa le regard de son amant. Ce dernier lui envoyait toujours le même message : ils ne pouvaient être spectateurs. Il fallait continuer de lutter. Rien n’était terminé.

Voyant les draeneï trop proches de lui à son goût, Keli’dan s’immobilisa enfin, encadré de quatre gangregardes mesurant dans les trois mètres de haut et armés de lourdes épées et haches à deux mains.

Stropovitch et Hama s’avancèrent prudemment. Le gangr’orc, l’air menaçant, semblait en pleine possession de ses capacités. Le guerrier était certain que c’était du bluff, mais il devait veiller à ne pas échouer si près du but. Une voix – Keli’dan – parla dans son esprit.

Où est ton démon, Stropovitch ? Tu espères vaincre un adversaire de ma trempe avec tes petites armes ?

Si tu parles du Titan Noir, il a été dissocié de mon âme, et renvoyé dans le Néant distordu.

Le démoniste avait tenté de le déstabiliser, et Stropovitch eut un léger sourire en coin quand il vit que c’était l’orc qui restait bouche bée désormais.

Le guerrier contourna le bloc de gardes sur la gauche. Deux seulement le chargèrent – le sol trembla sous leurs pas comme s’ils pesaient plusieurs tonnes chacun. Les deux autres obéirent à un ordre muet de leurs maîtres, et se dirigèrent vers Hama.

Ton amant te laisse sans défense, petite. Tu étais bien plus terrifiante sous ta forme d’ombre. Où est passée la puissante Hama qui aspirait les âmes ?

Le regard terrible, elle ne répondit pas.

Stropovitch devait inviter ses adversaires à frapper les premiers, et à lui créer des ouvertures. Il vérifia comment ils tenaient leurs armes. Il leur tourna le dos et fit mine de trébucher, puis de paniquer en traînant la patte ; la feinte fonctionna ; les gangregardes enhardis se disputèrent le coup fatal, et abattirent leurs longues épées en même temps.

Avec une légèreté qu’il n’avait plus connue depuis des lustres, Stropovitch bondit en avant au dernier moment ; les épées se fichèrent dans le sol ; il bondit en arrière et se retourna dans les airs ; le voilà debout sur l’épée du démon de droite – le guerrier avait noté que la façon dont celui de gauche tenait sa poignée l’empêcherait de réagir efficacement – un coup d’estoc et les deux lames noires furent plongées dans le cou du premier démon.

Ce dernier lâcha son arme ; mais Stropovitch avait déjà pris appui dessus pour sauter vers la droite avec ses armes et esquiver la contre-attaque de l’autre démon, qui devait maintenant contourner son acolyte pour atteindre le draeneï.

Le premier démon porta une main à son cou blessé en poussant des râles entrecoupés de gargouillis. Sans se rendre compte qu’il gênait son camarade, il tenta, avec son autre main seule, d’attaquer Stropovitch. Le coup fut faible et maladroit, et, déséquilibré, il mit un genou à terre.

Le guerrier tournait autour du gangregarde blessé pour maintenir ce dernier entre l’autre gangregarde et lui. Lorsque le premier mit genou à terre, Stropovitch profita instantanément de l’occasion : un mouvement en arc de cercle, et le démon eut la main et la gorge tranchées ensemble.

Le gangregarde agonisant s’étala en avant de tout son long, permettant au second de l’enjamber en portant un coup de taille fulgurant en direction du draeneï.

Stropovitch fit un pas de côté et la lame s’abattit en le frôlant ; nouvel arc de cercle, et le démon se recula en hurlant, un avant-bras presque sectionné pendant sur son flanc droit. Tenant à son tour son épée d’une seule main, il tenta de maintenir le draeneï à distance, la pointe de son arme pointée vers lui.

Pendant ce temps, Hama avait emprisonné un gangregarde dans ses Chaînes sacrées et ébloui le second qui, aveuglé, avait quand même continué de courir vers elle en faisant de grands moulinets avec sa hache démesurée. Elle s’était écartée, avant de subir une succession d’attaques de la part du démoniste.

En effet, loin de rester inactif, Keli’dan avait choisi sa première victime, et décidé que ce serait Hama. Il avait incanté à son encontre un chapelet de malédictions mortelles mêlées de graines de l’enfer. Concentrée, la draeneï parvenait néanmoins à les lever une par une, puisant dans la magie sacrée de quoi se purifier. Cela était néanmoins coûteux en efforts, et elle devait toujours surveiller les deux gangregardes. Pour l’instant, les Chaînes tenaient bon, et tant qu’elle ne faisait aucun bruit, celui qui était aveuglé ne pouvait deviner sa position.

Keli’dan sentit soudain que ses démons souffraient. Il tourna la tête vers Stropovitch et vit un gangregarde à terre, le corps parcouru de convulsions, et l’autre blessé au bras. Il puisa dans sa propre force vitale de quoi régénérer ses serviteurs.

Un démoniste en effet ne peut soigner ses démons que s’il leur transmet une partie de sa propre vie.

Si Stropovitch n’avait pas croisé le regard de Keli’dan, il aurait pu être pris par surprise. Mais il avait vu le démoniste marmonner quelque chose dans sa direction. Il se retourna vivement et vit le premier démon se relever laborieusement.

De façon prévisible, le second démon, qui avait toujours la pointe de son épée orientée vers Stropovitch, vit ce dernier se retourner et en profita pour tenter de le transpercer ; le guerrier bondit sur le côté par pure anticipation, vit à peine apparaître la pointe de l’arme sur un côté de son champ de vision, et courut vers le premier démon.

Alors qu’il ne s’était encore redressé que sur un genou, le gangregarde, qui toussait encore, vit le draeneï lever ses épées pour les abattre sur lui ; il leva son épée pour parer ; mais c’était une feinte, et finalement ce fut un sabot qui le percuta en plein visage.

Il lâcha son arme et roula sur le flanc. Cette fois Stropovitch ne lui donnerait pas l’occasion d’être régénéré ; il l’assomma d’un second coup de sabot, puis le décapita en deux coups rapides et précis.

Il n’aurait de toute façon pas eu le temps d’en donner un troisième, étant donné que le second démon était de nouveau sur lui.

Hama, quant à elle, avait profité du moment de répit que lui avait offert Keli’dan ; elle avait renouvelé ses Chaînes sacrées sur le premier de ses adversaires et avait incanté de puissantes Flammes sacrées sur le second. Ce dernier, foudroyé, en avait perdu connaissance.

Le répit avait été de courte durée. Maintenant Keli’dan, parce qu’il avait sacrifié une partie de son énergie vitale en faveur d’un de ses serviteurs, cherchait maintenant à se régénérer lui-même. Hama vit un rayon mauve la relier au démoniste, à travers lequel il aspirait sa vie. La sensation était éminemment désagréable.

Bien sûr elle pouvait puiser dans la Lumière pour se maintenir elle-même en vie, mais cela n’empêcherait pas l’orc de drainer la vie de la prêtresse en même temps.

Elle se visualisa emplie de Lumière. Elle s’offrit à elle, lui demanda de baigner en elle. Le rayon devint blanc ; Keli’dan cria de douleur. La Lumière le brûlait ! Il interrompit la canalisation et grogna telle une bête blessée.

« Sentence : carcan divin ! »

Le démon qui attaquait Stropovitch, les bras levés en l’air, ne put pas les abaisser ; la Lumière venait de se matérialiser autour de son cou et de ses poignets, bloquant ses mouvements comme on le fait d’un condamné à mort attendant son exécution ; et de fait, le guerrier plongea aussitôt ses deux lames dans la large poitrine du gangregarde ; puis les retira ; puis les planta encore ; et ainsi de suite jusqu’à ce que le démon, à force de rugir, se taise à jamais.

Keli’dan, remis de sa brûlure, avait assisté à la mort de son deuxième garde sans chercher à le régénérer ; ç’aurait été de l’énergie vitale de perdue, car il ne connaissait aucun sort capable d’annuler à distance ce Carcan divin.

Il régénéra en revanche celui qu’Hama avait mis à terre. Éveillé, ce démon avait besoin de temps pour se relever ; mais déjà Stropovitch se ruait vers lui pour l’en empêcher ; Keli’dan devait gagner du temps.

Il se connecta à l’âme de Stropovitch et tenta d’y insuffler la peur la plus profonde, la plus brute, la plus pure possible. Une quintessence de terreur.

Le guerrier ne broncha pas. Il était insensible à la peur ! Le draeneï avait mené tant de luttes intérieures contre Sargeras depuis son enfance, que plus aucune attaque mentale ne pouvait l’atteindre.

Comme il arrivait face au gangregarde qui s’était redressé sur ses genoux, Stropovitch calcula sa foulée ; son sabot gauche s’abattit sur le manche de la hache, empêchant le démon de la lever ; sa lame droite transperça l’œil gauche de sa cible, accédant directement au cerveau ; mort immédiate.

Keli’dan commençait de sentir sa volonté faiblir. Ce n’était pas tant la puissance de ce couple de draeneï qui le décourageait. Le Titan Noir avait été renvoyé au Néant distordu, voilà ce qui le préoccupait. L’échec de sa mission signifiait inévitablement que Kil’jaeden allait lui faire subir les pires tortures imaginées depuis des millénaires par les démons les plus vicieux. Finalement, il valait peut-être mieux pour lui être tué par Stropovitch que par le Seigneur de la Légion ardente.

Au cœur de la Ténèbre, le temps s’était arrêté. Phéoline ne voyait ni n’entendait plus rien. Enfermée dans le Vide, elle sentait la réalité se déformer à l’intérieur et à l’extérieur de son corps. Bientôt tout son être serait annihilé. L’angoisse lui serrait la gorge ; paniquée, elle savait qu’elle devait prier, mais manquait de la concentration pour le faire ; elle doutait de ses capacités.

Soudain deux phrases résonnèrent dans son esprit tels des échos.

« Aime-moi. Aime-toi ! »

« JE NE DOUTERAI JAMAIS DE VOUS. »

Dans un sublime effort de volonté elle ferma les yeux. L’Ombre et le Sacré ne s’annulaient qu’en tant que magies. Pour quiconque a la foi, la vraie Lumière, au-delà de la magie, ne peut qu’être victorieuse contre la Ténèbre !

Elle visualisa son filet sacré en sphère autour d’elle et imagina qu’il était intact. Dans son esprit, chaque maillon du filet s’était allumé, telle une constellation dans la nuit noire. Il suffisait de tout contracter pour que Darotân et elle soient enfermés dans un cocon de lumière liquide.

La Lumière lui inspira le nom de ce sort auquel il est par nature impossible d’échapper. En rouvrant les yeux, son œil droit perçant l’obscurité tel un phare dans la tourmente, elle déclara avec autorité :

« JUGEMENT DERNIER. »

Son champ de vision blanchit à mesure qu’il se rétrécissait, et en l’espace d’un instant elle se retrouva prise dans une étreinte que plus rien ne pouvait briser : Darotân était là, contre elle ; l’ange et le démon ne pouvaient plus bouger le moindre membre, lovés l’un contre l’autre, serrés à ne faire plus qu’un. Il fulminait, impuissant ; elle souriait, toute-puissante.

« Je t’avais prévenu, murmura-t-elle. Mon amour te purifiera, que tu le veuilles ou non. »

Une violente bourrasque fit chanceler les amants et le démoniste, accompagnée d’intenses flashs lumineux. Ils ne purent s’empêcher de jeter brièvement un coup d’œil en direction de ce qui avait été la Citadelle.

La sphère ténébreuse avait implosé et s’était évaporée dans les airs ! Le volcan, à moitié effacé par le trou noir, s’était calmé ; de fait, la tornade de flammes qui l’alimentait avait disparu ; il ne restait plus que quelques nuées s’effilochant dans le ciel ; la Péninsule des Flammes infernales avait certes vu des zones entières être rayées de la carte, mais ce qu’il en restait était sauvé.

En lieu et place de la Ténèbre, il n’y avait plus qu’une boule blanche, ronde comme un œuf, et qui tomba au sol avec légèreté comme s’il s’agissait d’un flocon de neige.

« Qu’est-ce qu’on fait, chef de guerre ? demanda un troll.

— T’attends mes ordres, comme d’habitude », répondit sèchement le tauren qui cherchait le moindre brin d’information.

Il abaissa ses jumelles et renifla bruyamment, les sourcils froncés.

« On attend voir. C’est pas dit que c’est devenu sans danger. Et puis on ne voit plus d’ennemi clairement identifié là.

— On peut pas aider les chèvres bleues qui se battent contre des démons près du Portail là-bas ?

— On attend j’ai dit ! » hurla le chef de guerre en balançant ses jumelles à la figure du troll.

Hama accabla de sorts sacrés le dernier démon, celui qui n’avait même pas pu se battre, tout enchaîné qu’il était. Keli’dan sentit qu’il pouvait encore en régénérer deux sur les quatre, mais à quoi bon ?

Stropovitch et Hama se rapprochèrent de lui, méfiants. Il était anormal que le démoniste soit si peu combatif. Finalement le draeneï haussa les épaules.

Soit ; ça ne changera rien à ce que je te réserve.

Le coup de poing fut vif et brutal ; la moitié des dents de l’orc volèrent ; il s’effondra au sol, la mâchoire brisée, et geignant d’une voix rauque.

Ça, c’est pour t’éviter d’incanter des sorts.

De fait, le démoniste était désormais bien incapable de prononcer le moindre mot. Stropovitch le saisit par la chevelure. Le vieil orc avait un peu de calvitie, mais la prise était bonne.

Il le traîna au sol. L’orc hurla au début, tant ses cheveux le faisaient souffrir ; progressivement il ne fit plus que gémir, avec quelques éclats de voix quand il heurtait une pierre. Sans discontinuer, de la bave mêlée à du sang s’écoulait de sa bouche déformée.

Main dans la main, Hama et Stropovitch revinrent sur leurs pas, vers l’œuf de lumière qui était toujours là, au pied du volcan éteint.

Keli’dan fut traîné sur plusieurs centaines de mètres. Quand il sentait que sa robe était usée jusqu’à la peau, il se tortillait pour user un autre endroit. À force de varier les postures, il ne put empêcher que la robe se déchire par large pans ; et lorsque les draeneï arrivèrent à destination, il était à moitié nu et sa peau était écorchée voire sa chair déchirée un peu partout sur son corps meurtri. Il haletait, et son orgueil au fond de son âme rugissait contre une telle humiliation ; mais il n’avait plus le choix.

Stropovitch jeta l’orc à côté du grand œuf qui, vu de près, était assez volumineux. Sa coquille luminescente semblait souple, et à sa surface apparaissaient parfois des bosses comme sur le ventre d’une mère quand le fœtus étire ses membres.

« Phéoline et Darotân sont vraiment à l’intérieur ? » demanda Hama indifférente aux gémissements et aux râles du démoniste.

Stropovitch hocha la tête. Il en était sûr.

Au même instant, une large fissure s’ouvrit sur la droite de l’œuf. La coquille était poussée de l’intérieur comme par un oisillon s’apprêtant à découvrir le monde. Les draeneï n’intervinrent pas, ne désirant pas perturber un processus qu’ils n’étaient pas encore sûrs de comprendre. D’autres fissures se créèrent autour de la première, puis soudain un morceau tomba. Un pied et une main en sortirent. Appartenant à une humaine.

Entièrement nue et affichant une peau parfaite, sans aucune marque ni souillure, Phéoline sortit. Elle inspira l’air de la Péninsule comme s’il s’était agi d’un délicieux parfum ; puis sourit, triomphante, à ses amis ; ces derniers, tendus, attendaient d’être fixés sur le sort de Darotân, mais quand la paladine leur tomba dans les bras, ils ne purent s’empêcher de lui sourire à leur tour.

« J’ai réussi, dit l’humaine avec exaltation. Je l’ai fait. J’ai purifié Darotân. Regardez ! »

Stropovitch empoigna ses épées et Hama fronça les sourcils. Ils étaient prêts au combat. Keli’dan, tordu par ses souffrances, la respiration difficile, fixa lui aussi la paladine qui, toute à son enthousiasme, n’avait pas remarqué la méfiance de ses compagnons. Elle tirait énergiquement sur les morceaux de la coquille qui s’offraient à sa prise, déchirant la paroi immaculée.

Finalement, au milieu des derniers pans de la coquille qui s’affaissèrent autour de lui tels les pétales d’une fleur de lumière, Darotân apparut.

Il était lui aussi nu et totalement régénéré. Il avait exactement l’apparence qui était la sienne avant de boire le sang de Magtheridon. Même ses yeux avaient retrouvé leur pur éclat d’antan.

Il sortait d’une position recroquevillée. Il se retrouva assis, les jambes repliées, l’une à la verticale, sur le genou de laquelle il posa un coude, l’autre à l’horizontale, sur le genou de laquelle il posa une main. C’était une posture faussement décontractée. Les yeux baissés, l’air sombre, il tentait de garder contenance, de rester digne devant ceux qui l’avaient vaincu – et libéré de sa corruption.

La Lumière lui avait rendu l’envie de vivre, et il sentait confusément revenu en lui cet espoir viscéral d’accomplir de grands exploits, de retrouver la place de Champion qu’il n’aurait jamais dû perdre. Mais cruellement, il était certain que Stropovitch et Hama ne lui laisseraient pas cette chance.

« Je l’ai sauvé ! s’exclama Phéoline. J’ai même rétabli sa connexion avec la Lumière ! Elle lui a accordé la rédemption ! »

Elle remarqua enfin que ses amis ne partageaient pas sa joie.

« Phéoline… dit Hama, cherchant les mots.

— Oui ? »

Stropovitch serra la main de sa bien-aimée, qui lui répondit en serrant aussi fort que lui.

« Phéoline… Nous ne pouvons pas lui accorder notre pardon.

— Mais… la Lumière lui a pardonné… Nous devons…

— Nous te remercions du fond du cœur pour ton aide, Phéoline. Mais ce n’est pas ton histoire. C’est la nôtre. »

Phéoline passa nerveusement la main dans sa chevelure blonde et lumineuse comme le soleil.

« Mais ce n’est pas un gangr’orc ou un Nathrezim ! Il n’a jamais fait partie de nos vrais ennemis ! C’est un commandant de la Main d’Argus, un héros, un paladin qui s’est égaré et que j’ai ramené vers la Lumière… Je ne peux pas… Non ! Pas après les Vérités que j’ai reçues… ce serait… trahir ma foi ! Votre foi ! »

Elle les implora du regard, et ses yeux étaient déjà pleins de larmes.

« N’êtes-vous pas vous aussi des enfants de la Lumière ? »

Darotân ricana amèrement.

« Tu vas voir maintenant le vrai visage de tes amis, petite humaine. »

Hama ignora le paladin, et, l’air grave, se rapprocha de Phéoline.

« Il nous a torturés. Il a tué le père de Stropovitch. Il a tué l’enfant que je portais. Il m’a engloutie dans les ténèbres. Il a tué des centaines de soldats de l’Alliance quand il a libéré son aura. Il a tué Akmar et sans doute Thiwwina. Indirectement, il est responsable de la mort de Farôn. »

La paladine pleurait en secouant la tête. Elle refusait de voir mourir celui qu’elle avait sauvé.

Darotân profita de ces discours pour se renforcer discrètement en chuchotant des formules sacrées.

« Quant à Keli’dan que tu vois là-bas, il avait condamné Stropovitch à devenir un avatar de Sargeras. Il a tué ses parents, il l’a immolé, et, via le démon, il est responsable du crash de l’Exodar. Il a tué Flingot et des milliers d’autres innocents pendant toute sa vie. »

Une grande main se posa sur la joue de l’humaine. Elle releva la tête. Stropovitch avait un regard magnifique. Un regard noble. Keli’dan et Darotân lui avaient tout pris, ses parents, sa bien-aimée, son enfant, son peuple, ses camarades de combat. Phéoline ne vit aucune méchanceté, aucune cruauté dans ses yeux. Seulement un deuil immense, qui n’aurait pas de fin tant qu’il n’aurait pas reçu en compensation le sang, la souffrance et la mort des meurtriers qui avaient fait de sa vie un cauchemar permanent, une torture de chaque instant, un enfer privé d’espoir.

« Ne t’interpose pas, je t’en prie, conclut Hama. Nous allons nous venger de Darotân et de Keli’dan. C’était écrit ; il n’y a aucune autre issue possible. »

Phéoline tomba à genoux, la tête dans les mains, secouée d’affreux sanglots.

Stropovitch et Hama s’approchèrent de Darotân. Ce dernier les fixait, menaçant. Son orgueil l’empêchait de s’humilier devant eux, de leur demander grâce, ou même de requérir l’aide de la paladine. Toutes ces possibilités tournaient dans son esprit, mais restaient bloquées par sa fierté.

Le guerrier s’arrêta à un mètre du paladin. Il planta ses yeux dans les siens, et son regard était bien plus éloquent qu’un long discours. C’était le regard que pose n’importe quel père sur l’assassin de son enfant, n’importe quel fils sur l’assassin de son père.

Darotân ne pouvait tolérer d’être jugé par son rival. Une impulsion sauvage le saisit et il bondit sur ses sabots pour envoyer son poing droit dans la figure de Stropovitch, faisant appel au Sacré pour rendre son coup aussi puissant que possible.

Non seulement le guerrier esquiva le coup, mais, après les avoir dégainées en un éclair, il fit courir la pointe de ses lames noires tout le long du corps du paladin, des épaules aux jambes – esquiva un coup de genou au passage – et bourra la poitrine de Darotân de son poing, le forçant à se rasseoir. Les lames étaient entretemps retournées pendre à sa ceinture.

Le paladin n’avait pas été blessé, puisqu’il était protégé par sa bulle d’invincibilité ; mais cette dernière sembla comme se fissurer ; puis elle s’évapora en fragments cristallins devenus nuée d’or.

Darotân comprit que les lames noires annulaient sa Lumière. De même qu’elles l’avaient empêché de sauver Hama dans l’Exodar.

Il allait donc vraiment mourir ?

La terreur irrigua ses veines d’adrénaline, mais son orgueil l’empêcha encore de fuir. Il se jeta sur Stropovitch en hurlant.

Le guerrier attrapa son poignet au vol et l’écrasa brutalement, juste en serrant le poing. Darotân grimaça de douleur tandis que Stropovitch continuait de lui tordre le bras jusqu’à le forcer à se pencher en avant. Le paladin débita un chapelet des pires jurons disponibles en langue draeneï… avant qu’un coup de genou d’une violence inouïe ne lui brise le nez et ne lui fende la mâchoire supérieure.

Le guerrier lâcha Darotân, qui couvrit de ses mains le bas de son visage et hurla comme un forcené. Mais le paladin n’avait toujours pas abandonné. Ivre de douleur, il tenta de surprendre Stropovitch par un uppercut du poing gauche balancé sans prévenir.

Le guerrier lui fit l’affront d’encaisser le coup sans broncher. Puis il lui saisit le bras gauche et le lui brisa au niveau du coude.

Darotân hurlait et souffrait mille morts, mais ne se soignait pas. Stropovitch comptait pourtant sur la Lumière pour faire durer le châtiment du paladin. Ce dernier l’avait-il compris ? Refusait-il sciemment à ses ennemis le plaisir de le torturer indéfiniment ?

Soit. Passons à la suite du programme.

Il tendit ses lames noires à Hama. Sans quitter Darotân des yeux, elle les saisit en hochant la tête, l’air grave et solennel.

Le guerrier empoigna le paladin sans ménagement et le força à se tenir debout face à Hama. Cette dernière attendit que Darotân la regarde. Enfin il posa sur elle ses yeux noyés de douleur.

« Pour l’enfant que tu nous as pris », énonça-t-elle telle une sentence.

Et elle lui planta les deux lames dans le ventre.

Déjà fou à cause de la souffrance, de l’humiliation et de la haine, Darotân était une proie parfaite pour les épées voraces. Le souffle court et les yeux exorbités, le corps secoué de convulsions, il sentit enfin, trois ans après l’avoir infligée à Hama, l’infâme succion de l’Ombre. Il vécut l’indicible sensation d’avoir à la fois la chair et l’âme dévorées par le froid et le vide. Stropovitch et Hama attendirent de voir la tache ténébreuse s’étendre sur le ventre du paladin ; mais ils ne le laisseraient pas s’évaporer comme Hama dans l’Exodar ; à regret, ils écourtèrent son supplice. Hama retira, non sans peine, les lames du corps de Darotân, et les rendit à son amant. Le paladin tenta de reprendre son souffle, le corps et l’âme perclus de douleurs physiques et psychiques telles qu’il n’en avait jamais vécu. Ce fut au tour de Stropovitch d’attendre le regard de Darotân. Quand il l’obtint, il vissa ses yeux dans les siens, et le paladin comprit.

Les épées se croisèrent dans sa gorge. Il suffoqua, ses yeux sortant presque de leurs orbites, tandis que le guerrier le laissait prendre pleinement conscience que c’était terminé. Enfin, après de longues secondes pendant lesquelles Darotân versa enfin quelques larmes, Stropovitch croisa les bras et décroisa brutalement les épées. La tête de son ennemi roula au sol.

Enfin, comme il en avait fait un jour la promesse solennelle, il brandit la tête de Darotân à la face du ciel. Il se figura qu’Arcân le regardait, le félicitait, était fier de son fils. Il se figura que, partout dans le Néant distordu, les démons frémissaient à l’idée que l’héritier du Premier-Né avait accompli sa vengeance, et poursuivrait désormais le règne de terreur que son père avait instauré dans leurs rangs.

Mais aucune de ces images n’était convaincante, finalement. Il rabaissa la tête et la considéra. Elle était juste laide, c’était tout ; ce n’était plus que le morceau difforme d’un cadavre mutilé.

Il ne parvenait pas à accepter l’idée que la satisfaction promise n’était pas au rendez-vous. Il tentait encore de se persuader qu’il était heureux de cette mort.

Je serai vraiment heureux quand les deux vengeances seront accomplies.

Il posa la tête à côté d’Hama, qui s’était assise sur une espèce de marche de pierre, pensive elle aussi. Elle prit l’infâme objet dans ses mains, surprise par son poids, et contempla le visage de son ancien fiancé avec une surprenante absence de joie elle aussi ; elle ressentait au mieux du dégoût – mais ce dernier était étonnamment proche de l’indifférence.

Phéoline avait arrêté de pleurer. La tête baissée, l’air sombre, elle était assise, les jambes repliées, incapable de comprendre ses semblables.

Stropovitch s’approcha de Keli’dan. Ce dernier, haletant toujours, la bave sanguinolente qui s’écoulait de sa bouche étant devenue épaisse et gluante sous l’effet de la déshydratation, était résigné à son sort. Le draeneï le fixa. Ils échangèrent un regard, mais celui de l’orc était morne ; seules la fatigue et la souffrance s’y lisaient. Stropovitch ressentit, clairement cette fois, de la déception. Tant de fois il avait imaginé l’orc hurler, ramper, le supplier tandis qu’il voyait la mort arriver et que ses yeux s’agrandissaient sous l’effet de la terreur. Le guerrier avait tant voulu voir son ennemi réduit à l’état de bête épouvantée, cherchant en vain la moindre échappatoire en suffoquant d’angoisse. Au lieu de cela, Keli’dan attendait la mort, semblait même la souhaiter.

Le draeneï était dépité. Sa vengeance avait un goût bien amer, alors qu’il l’espérait si délicieuse.

Il empoigna tout de même le démoniste par la gorge, et le souleva ainsi ; l’orc eut comme escompté les yeux exorbités tandis qu’il tentait de respirer et que ses mains se crispaient sur le bras tendu de Stropovitch. Le guerrier se dirigea vers un petit trou de lave peu profond à dix mètres de là ; et l’y jeta.

Tu sauras ce que c’est d’être immolé.

L’orc poussa des hurlements terrifiants tandis qu’il se débattait dans la flaque de lave et que ses vêtements prenaient feu. Sa peau noircit et se craquela entièrement à mesure que ses cris s’étranglaient et que ses mouvements devenaient de plus en plus saccadés et laissaient place à d’ultimes convulsions. Enfin le corps s’immobilisa, réduit à l’état de viande calcinée ; et dans le silence qui s’abattit alors sur la Péninsule il n’y avait plus de notable qu’une atroce odeur de gangr’orc grillé.

Stropovitch n’avait jamais aimé tuer. Il ne l’avait fait, depuis plus de trois ans, que pour s’entraîner en vue de ce jour. Il était persuadé qu’il aimerait tuer au moins ces deux-là. Darotân et Keli’dan. Et il s’était trompé. Leur mort n’avait rien de satisfaisant.

Il sentit Hama lui prendre le bras. Il releva la tête.

Devant eux, avec la Porte des Ténèbres en arrière-plan, il y avait des dizaines de soldats tenant par la bride leurs montures volantes. Toutes les races d’Azeroth étaient représentées. Ils avaient probablement assisté à l’exécution de Darotân et de Keli’dan. Et leur silence prouvait qu’ils ne savaient pas quoi en penser.

« On les évacue et vous sécurisez la zone, chuchota Dustin Richeval à son second. Rien ne doit bouger avant l’ouverture de l’enquête. »

Le second hocha la tête.

Puis Richeval s’avança en s’efforçant de sourire.

« Soldat, je vous reconnais, vous êtes… Stropovitch, n’est-ce pas ? Et vous… ?

— Grand Maréchal, déclara la draeneï en saluant lentement et l’air soudain fatiguée, je suis le soldat de première classe de la section des Maîtres de l’Ombre Hama, et derrière moi se trouve Phéoline Bluemill, paladine des Unités d’Élite.

— Qu’on lui trouve un manteau ! ordonna Richeval en direction de ses hommes. Écoutez, vous me ferez vos rapports en temps voulu. Pour l’heure, je crois pouvoir affirmer que vos exploits ont protégé l’accès au Portail des Ténèbres, et vont nous permettre de tous rentrer chez nous. »

Des larmes perlèrent aux yeux de plusieurs soldats. Richeval lui-même était très ému. Ils avaient mené, au prix de nombreux sacrifices, une intense contre-offensive couronnée de victoires ; et au moment de goûter enfin au repos des guerriers et aux honneurs réservés aux héros de retour dans leur patrie, ils avaient tous connu, pendant ce qui leur avait semblé une éternité, l’angoisse atroce de rester coincés sur ce morceau de planète déchiré qu’était l’Outreterre.

« Merci, ne put s’empêcher de dire un nain.

— Merci ! » ajouta un gnome, et tous suivirent, chacun dans sa langue, et des applaudissements fusèrent, et de nouvelles larmes coulèrent. Stropovitch et Hama se laissèrent à leur tour gagner par l’émotion. Se venger ne leur avait procuré aucun plaisir ; mais avoir aidé ces braves soldats à retrouver leurs familles leur apportait une joie inattendue.

Stropovitch fut frappé par une soudaine évidence. Il venait de se souvenir des derniers mots de Velen au moment de son départ pour l’Outreterre, quand le guerrier lui avait avoué, sans développer ses raisons, que son but était la vengeance. Et le Prophète avait – encore – eu raison. En poursuivant son objectif, Stropovitch s’en était détourné sans s’en rendre compte. Il avait d’abord été un mercenaire se battant seulement pour s’entraîner, sans considération morale particulière ; puis un imposteur prenant le prétexte d’une guerre pour planifier au sein de l’armée sa vengeance personnelle ; finalement un héros malgré lui. Et contre toute attente, son seul plaisir, à cet instant, était le fait d’avoir été ce héros. Velen le lui avait pourtant annoncé : depuis le début, il avait été un pèlerin. Et au bout du pèlerinage, il avait trouvé, sans l’avoir cherchée, la joie d’avoir sauvé des innocents.

Richeval enveloppa lui-même Phéoline dans le manteau qu’on lui avait apporté. Il la prit dans ses bras et lui dit à l’oreille des paroles réconfortantes. Elle hocha la tête ; et il lui arracha même un sourire. Tandis que le Grand Maréchal la guidait vers ses hommes, elle se retourna brièvement vers les deux draeneï. Ils constatèrent qu’elle les regardait avec reproche mais sans haine. Elle était surtout accablée de chagrin. Sa grande victoire à elle, la purification de Darotân, ils la lui avaient volée ; il faudrait désormais qu’elle en fasse son deuil.

« Haie d’honneur ! » demanda Richeval, et ses hommes s’exécutèrent. Quand il vit la manœuvre, le chef de guerre tauren invita ses soldats à s’y joindre.

Derrière Richeval et Phéoline, Stropovitch et Hama s’avancèrent, serrés l’un contre l’autre. Ainsi les trois dernières des sept légendes furent honorées et acclamées. Ils passèrent sous la haie d’épées, de bâtons et de fusils ; quand il releva la tête, Stropovitch, assourdi par les hourras, vit le Portail qui les attendait, là-bas, vers leur nouvelle vie, vers cet inconnu qu’il allait falloir inventer désormais. Au-dessus du Portail, parmi les constellations qui scintillaient, il crut apercevoir un imperceptible mouvement, fugace mais qui fit bondir son cœur dans sa poitrine.

C’était comme si le ciel lui avait souri.

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Épilogue

C’était un jour d’émotion et de deuil. Au cœur de la plus grande montagne de Dun Morogh, la capitale du grand royaume nain de Forgefer honorait ses morts. Cela faisait exactement un an que les dépouilles des braves soldats tombés au champ d’honneur en Outreterre avaient rejoint leurs patries respectives.

Dans le temple de la cité puis dans l’immense cimetière souterrain sous la Vieille Ville, une grande et longue cérémonie de plusieurs heures venait de s’achever, présidée par le roi nain Magni Barbe-de-Bronze en personne, mais aussi par le Grand Bricoleur Gelbin Mekkanivelle, roi des gnomes – puisque, depuis la destruction de Gnomeregan, Forgefer était devenue le refuge de deux peuples.

Stropovitch et Hama, main dans la main, y avaient assisté. Émus par les vibrants discours des deux leaders sur la nation, la fraternité et la gloire de servir ses compatriotes et ses alliés, ils avaient ressenti la nostalgie de leur terre natale perdue à jamais, qu’ils avaient pourtant si peu connue, Draenor.

Tandis que la foule se dispersait en respectant à peu près le silence qui s’imposait dans de tels moments, les deux amants échangèrent un regard.

« On rentre, mon amour ? » demanda Hama. Stropovitch hocha la tête. Ce jour était férié, mais il avait envie d’étudier. Son maître forgeron nain était dur avec ses apprentis. Heureusement, il avait appris durant ses années de mercenaire solitaire à lire couramment plusieurs des langues de l’Alliance, et pouvait déchiffrer les lourds manuels qui contenaient tous les secrets concernant les métaux – connaissances fondamentales avant de passer à la pratique. Il avait appris ces mêmes écritures à Hama, permettant à la prêtresse de dévorer des livres d’Azeroth dans l’intention de devenir une érudite de la Garde Mystique. Les cultures et les connaissances des peuples de cette planète s’avéraient tout aussi passionnantes que celles des draeneï.

Hama devina les pensées de Stropovitch, mais eut un sourire malicieux. Elle ne comptait pas le laisser étudier. Un jour férié était une belle occasion de fermer les rideaux, d’allumer des bougies, et de passer ensemble, au son de la cithare, un moment de tendresse et de poésie.

Ils se retournèrent, bras dessus, bras dessous, dans l’intention de sortir du cimetière. Et se trouvèrent nez à nez avec le Grand Maréchal Dustin Richeval, accompagné de Phéoline Bluemill, tous deux vêtus d’élégantes armures d’apparat. La paladine portait un cache-œil métallique figurant un lion aux couleurs de Hurlevent.

Ils échangèrent des saluts et des formules de politesse. Les draeneï sourirent à Phéoline, et, à leur grand soulagement, elle leur sourit en retour.

« Que nous vaut l’honneur de votre visite ? » demanda Hama pour aider Richeval, qui semblait avoir du mal à trouver une phrase d’accroche.

Il les invita d’un geste à le suivre.

« Eh bien, je me suis dit que vous ignoriez peut-être l’existence d’une stèle très spéciale. »

Après avoir parcouru pendant quelques minutes les grands panneaux d’or et d’acier recouverts des noms des victimes de nombreuses guerres, le petit groupe parvint à un piédestal orné de fleurs et surmonté d’une jolie stèle ouvragée en forme de petit obélisque. Un gnome aux yeux rougis de larmes se tenait déjà devant. Quand il les vit arriver, il s’écarta.

Hama et Stropovitch s’approchèrent de l’inscription.

EN MÉMOIRE DES MEMBRES DE L’UNITÉ D’ÉLITE

DES FORCES ALLIÉES DE LIBÉRATION DE L’OUTRETERRE

MORTS EN MISSION

DANS LA CITADELLE DES FLAMMES INFERNALES

BARTHUM « FLINGOT » FORPOING, LIEUTENANT-COMMANDANT

AKMAR ROCKVISSLE, CHEVALIER

THIWWINA NOONSIZZLE, SERGENT-MAJOR

FARÔN (NOM INCONNU), SERGENT-CHEF

Stropovitch et Phéoline pleurèrent à chaudes larmes. Hama, émue, se tourna vers Richeval, qui avait adopté une attitude digne et respectueuse.

« Merci, Grand Maréchal, mais, si je peux me permettre… Pourquoi une stèle spéciale ?

— Eh bien, je suis conscient que leurs noms sont déjà écrits sur les grands panneaux que nous avons longés précédemment ; cependant, le commandant Danath Trollemort tenait personnellement à honorer les soldats qu’il avait lui-même envoyés en mission dans la Citadelle. Il a fait faire ce mémorial à ses frais. Comme les morts sont deux gnomes et un nain, et que personne n’a réclamé Farôn, Danath a décidé, avec l’accord des nations concernées, de placer la stèle ici, à Forgefer.

— Vous avez connu ma sœur ? »

Surpris par l’intervention incongrue du gnome, ils se tournèrent tous les quatre vers lui.

« Excusez-moi cher monsieur, vous êtes… ? demanda Richeval.

— Joey Noonsizzle », répondit l’intéressé en reniflant.

Devant le groupe embarrassé, il sortit un carré de tissu sale de ses poches sales et se moucha bruyamment dedans.

« Qui ne connaît pas votre sœur, en vérité ? répondit l’humain.

— Je veux dire, personnellement. »

Il avait l’air profondément affecté. Hama s’accroupit pour se mettre à sa hauteur et lui parla comme à un enfant.

« Nous avons combattu à ses côtés, oui. Que veux-tu savoir ?

— Elle était comment ? demanda-t-il en reniflant encore.

— Eh bien, répondit la draeneï qui n’était pas certaine de comprendre la question, elle était toujours fidèle à elle-même, tu le sais sûrement, joyeuse, pleine de vie, drôle, affectueuse…

— J’aurais adoré la connaître comme ça, lâcha-t-il. Moi, tout ce que j’ai eu, c’est des brimades et une p**ain de lettre avec une seule phrase pour moi dedans. »

Ils ne surent quoi répondre. Il se moucha encore, dans le même tissu.

« C’est pas grave, conclut-il en séchant ses larmes avec la manche de son habit. Elle a réussi son coup. Elle a voyagé, elle s’est rendue utile. Elle a sauvé des gens. Comme je l’admirais, j’étudiais ses livres de magie en cachette, mais je lui arriverai jamais à la cheville. Allez, je vous ai assez dérangés. »

Il jeta un dernier regard sur la stèle.

« Adieu, grande sœur. Papa et maman s’en foutent toujours de toi, tu sais. Ils gèrent ton fan-club maintenant, ils font des thunes sur ta mémoire, ils sont contents. Mais moi je t’aimais quand même. Pour de vrai. »

Il partit.

Phéoline se remit à pleurer.

Les quatre étaient désormais réunis chez le couple de draeneï. C’était une humble maison naine, aux portes bien trop petites pour eux. Ils avaient tout de même réussi à adapter une partie du mobilier à leur taille.

Ils avaient levé leurs pintes et trinqué aux victoires passées et futures de l’Alliance. Ils burent une gorgée d’une excellente bière naine – seule Phéoline était à l’eau.

Au milieu d’une conversation un peu trop banale et détendue, Stropovitch glissa un papier sous les yeux d’Hama.

« Demande-lui ce qu’il nous veut. »

Elle lui adressa un sourire en coin en hochant légèrement la tête.

« Bien, dit-elle soudain. Grand Maréchal, et si vous nous disiez la vraie raison de votre visite ? »

Richeval eut soudain l’air grave, et reposa sa pinte, qu’il venait de vider.

« Vous avez raison, l’heure passe… Écoutez, suite à vos rapports, une enquête interne a finalement été ouverte. L’objectif était de savoir si la mort du commandant Darotân était nécessaire ou non. Si elle ne l’était pas, vous pouviez être traduits en cour martiale, et la sentence aurait pu être la mort. »

Pour une fois, il avait été direct. Stropovitch et Hama baissèrent momentanément les yeux. Le regard de Phéoline se voila, même si son deuil était fait.

« En plus du rapport très factuel de Phéoline Bluemill ici présente, notre principal témoignage fut celui du commandant Danath Trollemort en personne, qui avait commandé nos troupes à Zeth’Gor conjointement à Darotân. Les conclusions de l’enquête furent les suivantes : le commandant Darotân était excessivement dangereux, mais la façon dont vous l’avez exécuté ressemblait davantage à un règlement de comptes personnel qu’à un acte héroïque pour la défense des innocents. »

Il les fixa avec un air entendu. Ils soutinrent son regard sans protester.

« Avec le courage habituel de l’administration, le Haut Commandement a donc décidé de ne rien décider. D’un côté le nom de Darotân figure dans la liste des héros de la guerre, honoré au même titre que les autres ; il a même été médaillé et promu Maréchal à titre posthume ; de l’autre, aucune poursuite n’a été engagée contre ses meurtriers. »

Stropovitch haussa les épaules. Peu lui importait l’opinion des hauts gradés sur ses actes, surtout s’il n’en subissait aucune conséquence ; et rien de tout cela ne justifiait le déplacement de Richeval.

Phéoline se leva pour aller remplir au fût la chope de l’officier. Il lui adressa un regard reconnaissant et s’enfila quelques gorgées.

« On dirait que vous voulez nous tester, Grand Maréchal, déclara enfin Hama. Vous êtes venu observer nos réactions face à ces hypothèses ?

— Pas du tout ! répondit Richeval sans hésiter. Je suis juste terriblement bavard. Toute cette affaire est classée. Pour en sentir les effets, il faudrait que vous ayez des ambitions dans l’armée. Là vous constateriez que certaines portes vous sont fermées. Vous êtes tous les deux mentionnés sur une liste secrète de personnes à qui ne surtout pas confier de trop grandes responsabilités en temps de guerre.

— Justement, nous n’avons aucune ambition dans l’armée…

— Dommage. »

Stropovitch leva un sourcil d’un demi-millimètre. Richeval vissa ses yeux dans ceux des deux draeneï – il passait de l’un à l’autre en parlant.

« Pour tout vous dire, je viens de la part d’un ami, qui, lui, s’est beaucoup intéressé aux rapports susmentionnés, et qui vous veut absolument à ses côtés. Malheureusement, il a déjà pris la mer vers le nord. Cet ami s’appelle Halford Verroctone. C’est le Haut Commandant de la 7e Légion. »

Phéoline écarquilla les yeux. La 7e Légion était une force armée qui s’était forgée une réputation d’invincibilité au Mont Hyjal et à Ahn Qiraj. On ne pouvait pas y postuler ; le Haut Commandant choisissait lui-même ses membres, et rares étaient ceux qui refusaient son offre.

« Et sur quels critères nous a-t-il sélectionnés tous les deux ?

— Pardon. Tous les trois. »

Phéoline, sous le choc, posa une main sur sa poitrine, bouche bée.

« Le critère est que vous avez des capacités hors norme. C’est ce dont il a besoin pour aller établir une base avancée en plein milieu du continent gelé du Norfendre. Et préparer une guerre totale contre le Fléau et le Roi-Liche qui le dirige. Les armées de l’Alliance et de la Horde sont déjà sur le pied de guerre. La 7e Légion sera juste l’avant-garde. Il s’agit de mener une contre-offensive du même type que celle que nous avons menée en Outreterre. Car enfin, si nous n’attaquons pas de toutes nos forces, c’est le Fléau qui va imminemment envahir nos villes et nos campagnes. Avec le résultat que vous connaissez. »

Phéoline sentit un frisson parcourir son corps. C’était le plus immense honneur que l’Alliance lui avait jamais fait. Et une occasion unique de prendre sa revanche contre le Fléau mort-vivant qui avait, lors de la Troisième Guerre, détruit tout ce qui comptait pour elle : son royaume, sa famille, ses frères d’armes, ses espoirs.

« Dites-moi le jour et l’heure, et j’embarque pour le Norfendre, déclara-t-elle avec une voix vibrante. Je serai à la hauteur des espoirs que place en moi le Haut Commandant.

— Je savais que je pouvais compter sur vous, Bluemill », répondit Richeval avec solennité.

Hama s’apprêtait à décliner l’invitation, et se tourna vers son amant pour qu’il lui confirme ce refus. Mais elle fut surprise de voir que Stropovitch était pensif, le regard brillant, un imperceptible sourire aux lèvres. Il n’avait jamais pu oublier la promesse faite à son père ; en restant éloigné des combats il goûtait les plaisirs simples de l’existence, mais il devait souvent chasser de son esprit cette impression persistante d’avoir renié son héritage. Cette offre inopinée venait de lui faire ressentir une joie tout aussi inattendue, qu’il avait peine à contenir.

« Nous allons réfléchir à la proposition, lâcha finalement Hama en s’efforçant de sourire. Nous avons pris goût à la vie civile et ce n’est pas certain que nous voulions nous engager.

— Si je peux me permettre… »

Richeval serra sa pinte. Il était manifeste qu’il mettait dans ses paroles tout le poids de son engagement, de ses valeurs, de ses convictions les plus profondes.

« Si je peux me permettre, il ne s’agit pas de vouloir. Il s’agit de pouvoir et de devoir, mes amis. En temps de guerre, ceux qui peuvent protéger les autres doivent le faire. Si ceux qui le peuvent ne le font pas, il faut décréter la mobilisation générale et envoyer au front tous les civils en état de porter des armes. Ces civils-là sont peu efficaces et affichent un taux de mortalité élevé. »

Les draeneï sentirent leur sang se figer dans leurs veines. Ils commençaient à saisir l’enjeu.

« Le Fléau se renforce de ses propres victimes… murmura Hama.

— Vous avez tout compris, asséna Richeval. Contre le Fléau, on ne doit jamais parvenir au stade de la mobilisation générale. On ne combat le Roi-Liche qu’avec des volontaires expérimentés et surarmés. Si les soldats d’élite échouent, nos royaumes connaîtront le même sort que Lordaeron. »

Cette phrase laissa les draeneï songeurs. Phéoline baissa la tête, les poings serrés.

« Dans la 7e Légion nous évitons les courriers et les démarches protocolaires, ajouta Richeval en se levant et en sortant de ses poches trois papiers. Voici vos laissez-passer pour la frégate qui part du port de Hurlevent en direction du Norfendre dans une semaine. Vous n’avez besoin d’aucune formalité supplémentaire, ni d’aucun équipement – ils ont tout le matériel nécessaire. Allez-y, ou n’y allez pas. Si vous n’êtes pas présents, vous ne serez plus contactés par la 7e Légion. »

Il en déposa deux sur la table et salua. Phéoline se leva pour le suivre.

« Hama, Stropovitch, avec votre permission, je prends congé. Force et honneur, et vive l’Alliance.

— Vive l’Alliance », répondirent Phéoline et Hama, et les deux draeneï, qui s’étaient levés aussi, saluèrent les militaires.

Port de Hurlevent, une semaine plus tard. Frégate de la 7e Légion.

« Halte ! Laissez-passer.

— Je suis un mage, et volontaire pour aller me battre !

— Si vous n’avez pas de laissez-passer, adressez-vous aux postes de recrutement à l’entrée de la ville.

— Mais je suis prêt à partir dès maintenant !

— Ceci n’est pas une frégate de l’armée régulière, monsieur. Veuillez libérer le passage. »

Phéoline, qui attendait son tour, vit passer près d’elle le gnome qui était si pressé d’aller au combat, et qui repartait en grommelant. Elle le reconnut. C’était Joey. Il portait des vêtements si pauvres et si sales, qu’on ne pouvait guère le prendre au sérieux.

Elle se retournait régulièrement dans l’espoir de voir arriver les draeneï. Depuis que son chagrin s’était dissipé, elle n’avait gardé aucune rancune à leur égard. Elle se réjouissait à l’idée de combattre de nouveau à leurs côtés. Mais ils formaient un si beau couple… Peut-être avaient-ils fait le choix de rester paisiblement à Forgefer, de fonder une famille…

Elle tenait déjà son laissez-passer à la main. La sentinelle lui fit signe d’embarquer, mais non sans porter sur elle un regard très suggestif. Il faut dire que la paladine était splendide. Ses cheveux blonds étaient, pour la traversée, réunis en un chignon très serré derrière la tête ; elle portait une fine armure métallique argentée très sobre, à peine visible sous son épaisse cape doublée de laine, en plus d’un petit écu attaché sur l’avant-bras gauche et d’une épée courte dans son fourreau ; elle portait d’une main un sac de toile contenant seulement un casque et quelques librams ; son cache-œil enfin lui donnait un côté énigmatique, car les paladins étaient censés pouvoir se soigner n’importe quelle blessure.

Une fois à bord, elle échangea des regards et des sourires avec les autres membres de la 7e Légion qui attendaient le départ. Ils étaient tous fiers d’être là, et sans se connaître débordaient spontanément de sympathie et de camaraderie les uns pour les autres.

« Eh ! N’est-ce pas la Pleureuse ? » entendit-elle derrière elle.

Elle se retourna et reconnut Mourghold Forpoing, cousin de feu Flingot.

Elle le salua avec plaisir.

« Ravie de vous voir, lieutenant-capitaine, répondit-elle.

— De même, ma petite. Même si j’espère que c’est pas toi qu’on va me coller en opération, ha ha !

— Ah, pourquoi donc ? demanda-t-elle, amusée.

— Une paladine borgne, moi je fais pas confiance ! »

Il rit, ainsi que plusieurs autres autour d’eux qui avaient entendu leur échange. Phéoline, toujours souriante, rougit jusqu’aux oreilles, pour le plus grand plaisir de l’officier.

« Qu’est-ce qui t’est arrivé, sérieusement ? demanda-t-il amicalement.

— Une belle rencontre, répondit-elle mystérieusement.

— Tu m’en diras tant ! Et il est prévu au programme, le Furieux ?

— Stropovitch ? Eh bien… »

Une grande main se posa sur son épaule. Elle se retourna, pleine d’espoir.

Les deux draeneï étaient là. Équipés de façon très simple et légère eux aussi, et recouverts de lourds manteaux d’épaisse laine brute, ils avaient l’air d’humbles combattants.

Elle s’exclama de joie et sauta dans les bras de Stropovitch. Puis elle alla embrasser Hama avec affection.

Une cloche sonna. Des cris de marins fusèrent de toutes parts, accompagnés de la musique bien connue des navigateurs : claquement de la voile dépliée, grincements de cordes, craquements de charpente, bruits des pas sur le pont, adieux des familles et des amours restées sur le quai ; les nouvelles recrues de la 7e Légion sentirent le bateau tanguer sous eux, livré déjà aux vagues et aux vents ; l’odeur âcre du port allait céder progressivement la place au parfum de l’aventure.

Les trois légendes et leurs camarades légionnaires tournèrent leurs regards vers la mer. Vers le nord. Vers un continent gelé au sujet duquel beaucoup de légendes circulaient : on disait que l’armée du Fléau était infinie ; qu’elle avait transformé en morts-vivants tous les êtres qui avaient péri là-bas depuis des millénaires ; qu’on y combattait non seulement des goules et des chevaliers de la mort, mais aussi des dragons, des colosses, des insectes géants, d’énormes bêtes cauchemardesques ; que tout était potentiellement un piège mortel, les lacs, les forêts, les grottes, les sommets, même l’eau, même la nourriture, même respirer ; que le Roi-Liche était par nature immortel, et qu’il serait déjà miraculeux qu’ils parviennent ne serait-ce qu’à contrecarrer ses plans d’invasion.

Plus Stropovitch entendait ces rumeurs, plus l’émotion faisait battre son cœur. C’était là qu’était sa place : près d’Hama, au milieu d’une troupe d’élite dont les membres étaient soudés par le sens du devoir et du sacrifice. C’était là qu’était sa place en tant que fils et disciple d’Arcân. En tant que héros.

En tant que pèlerin.

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Et bien, ce fut une agréable lecture et ce ne devait pas être facile de se dire « c’est fini » quand on a travailler dessus depuis longtemps.

1 mention « J’aime »

Et c’est un honneur d’être lu !
Si ça ne te dérange pas, ça m’intéresserait de savoir dans quel ordre tu classerais les sept légendes (Stropovitch, Hama, Phéoline, Thiwwina, Akmar, Flingot, Farôn) si je te demandais de faire dans l’ordre de préférence.
J’ai eu des lecteurs (bon, surtout des lectrices en fait) qui mettaient tout en haut de la liste Hama, ou Thiwwina, ou Farôn… oui, Farôn (j’étais estomaqué).
Et toi ? Quelle serait ta liste ?

Je ne sais pas car ça fait un moment que j’ai lu le reste donc te donner un classement sur des personnages dont j’ai à peine des souvenirs sur l’ensemble des textes serait malhonnête.

Là comme ça je n’ai que Phéoline, Hama et Stropovitch en tête (et encore).

De mon côté je me suis replongé dans ma fan fiction dont on n’avait parlé plus haut et bon sang tout ce que je corrige voir change… je pense que je ne publierais jamais ça.

1 mention « J’aime »

Petit up pour tenter d’avoir de nouveaux lecteurs !