Je me permets de poster ici le message d’une amie, Lillenta, grande fan de Lore et qui partage son point de vue sur comment est narrée l’histoire.
Introduction
Salutations ! Cela faisait quelque temps que je voulais écrire une bonne fois pour toutes quelques réflexions sur la narration actuelle de World of Warcraft. Je vais donc parler dans ce post des règles narratives et du rapport de forces, ainsi que de l’arc narratif de Tyrande et Sylvanas qui me tient beaucoup à cœur. J’espère que le tout sera compréhensible et constructif. Bonne lecture !
1- De la nécessité d’établir des règles et de s’y tenir
A- Règles narratives
Une règle est un fait établi sur l’univers ou son fonctionnement (Jaina dirige Kul Tiras, la Lumière peut soigner).
Les règles doivent être cohérentes entre elles et connues par les développeurs de l’histoire quand bien même elles ne sont pas encore annoncées aux joueurs. L’univers est ainsi façonné autour d’elles, évitant les incohérences, les effets de deus ex machina, et permettant l’implantation naturelle d’indices.
Il arrive qu’une règle soit brisée, ignorée ou modifiée. Plus cela est fréquent et plus l’univers devient instable et incohérent.
B- Exemples
Exemple de règle brisée : “Godfrey est mort”. Il est en effet ramené comme mort-vivant par une val’kyr.
La nouvelle règle est donc : “Godfrey est un mort-vivant”. Pour que cela fonctionne, des pré-requis doivent être connus des joueurs.
Godfrey s’est tué en sautant d’une falaise peu de temps auparavant et est retrouvé au bon endroit, et l’existence et les pouvoirs des val’kyrs sont connus. Si ces pré-requis n’avaient pas été mis en place, cette nouvelle règle aurait donné un effet de deus ex machina.
Exemple de règle ignorée : Maiev dirige les Gardiennes même après qu’il ait été dit dans un roman que son frère prenait la relève (puisqu’elle était coupable de trahison).
Cette règle établie dans le roman n’a été ni mentionnée ni prise en compte par la suite. Sans même parler de tous les problèmes que crée cette habitude de placer un quart du lore dans des livres, ce genre de cas crée un précédent - les règles peuvent ne pas être respectées.
Le dernier qui a parlé a raison, d’une certaine manière - mais il n’y a aucune raison pour que la nouvelle règle ne soit pas un jour ignorée au profit d’une nouvelle…
Exemple de règle modifiée : la carte du monde change entre Vanilla et BfA. La Pandarie et Kul Tiras sont apparus.
Un de ces cas est bien amené, l’autre ne l’est pas : l’existence de Kul Tiras était déjà avérée et ancrée dans l’univers, son apparition est donc logique. L’existence de la Pandarie n’était en revanche pas avérée et son apparition a dû être justifiée a posteriori (les brumes), ce qui déclenche un effet deus ex machina.
C- Et la surprise ?
Briser une règle est souvent justifié par la volonté de surprendre le joueur. Or, la surprise naît d’un élément nouveau mais logique introduit dans un univers logique. S’il n’y a aucune règle stable, la surprise n’en sera pas une. Elle sera simplement un nouvel élément instable de l’ensemble, susceptible comme tout le reste d’être brisé, ignoré ou modifié. Surprendre le joueur demande donc d’avoir établi la règle qu’il ne connaît pas en amont (cf. 1-A).
Exemple de surprise bien réalisée : quand on joue un gobelin, il finit enfermé à fond de cale par Gallywix, qui trahit sa parole pour de l’argent.
Le pré-requis était de montrer que Gallywix est indigne de confiance et il a bien été amené.
Exemple de surprise mal réalisée : Teldrassil est attaquée. La justification faite a posteriori était “Teldrassil est une plaque tournante pour l’azerite” : mais il aurait fallu montrer cela en amont et non le justifier en aval.
Une deuxième justification est ensuite arrivée, toujours en lieu et place des indices en amont qu’il aurait fallu semer : “le plan de Sylvanas pour libérer le Geôlier nécessitait de sacrifier beaucoup d’âmes”.
D- Les retcons
Les retcons sont des modifications de règles. Ils doivent être utilisés avec parcimonie, car ils donnent très vite la sensation d’un univers instable où on ne peut se fier à rien, dépourvu de logique interne.
Exemple : les disques de Norgannon, au donjon d’Uldaman, racontent l’histoire de Loken.
Or, Chronicles, paru des années après, établit un retcon en affirmant que ces disques sont une fausse histoire montée par Loken. Pire, il a été annoncé encore après que Chronicles, censé être un manuel de lore établissant enfin les règles de l’univers, n’est rien de plus que le point de vue des Titans.
Ce cas illustre à quel point tout semble peu fiable quand les règles sont régulièrement brisées, mais il introduit également un autre problème.
E- La subjectivité
Pourquoi dire que Chronicles n’est qu’un point de vue ? Parce que cette subjectivité est vue comme une raison valable pour que les développeurs puissent se contredire par la suite. Après tout, un personnage peut se tromper ou avoir un savoir incomplet !
Croire que la subjectivité des personnages peut servir de justification et de marge d’erreur constitue une erreur de narration. C’est comme si, au lieu d’assumer que la carte du monde évolue entre Warcraft I et World of Warcraft, les développeurs avaient accusé le PNJ cartographe de Warcraft I.
La vaste majorité des règles dans l’histoire d’un jeu vidéo est introduite à travers des points de vue subjectifs. On doit pourtant pouvoir se reposer dessus ! Puisque chaque fois qu’une nouvelle règle est introduite, elle est prise pour vraie par le joueur, elle doit donc l’être. Pourquoi ?
Parce qu’annoncer a posteriori que la règle était fausse ou incomplète crée un précédent. On ne peut plus rien prendre pour argent comptant, l’univers est instable. Impossible de s’impliquer dans l’histoire dans ces conditions : qui sait si d’ici un patch ce que nous tenons pour vrai ne va pas encore se révéler faux ?
F- Le système narratif actuel
Le système narratif actuel ne consiste pas à créer un nouvel arc et à l’amener jusqu’à sa conclusion. Il consiste à faire une “greffe” d’arc narratif sur un arc déjà terminé.
Exemple : l’arc narratif d’Uther a débuté et pris fin dans Warcraft III. Son nouvel arc, à Shadowlands, n’a pas été prévu de longue date. Il a été greffé sur l’ancien.
Ce système fait prendre à l’histoire beaucoup de risques d’incohérence, de contradictions et d’effet de deus ex machina.
De plus, il affaiblit les arcs narratifs passés ; leur sens originel est modifié, tordu, pour servir de base au nouvel arc. Utilisé à outrance, ce système d’écriture participe à cet effet de sables mouvants où rien n’est sûr.
2- De l’équilibre des forces et enjeux
Les différentes atmosphères de WoW sont sa force et sa faiblesse. Il y en a tant que le joueur en trouvera forcément une qui l’accrochera, mais cette multiplicité des inspirations donne lieu à un déséquilibre des forces.
Une atmosphère est généralement logique avec elle-même en un lieu et à un moment donné. C’est quand elle interagit avec une autre que le déséquilibre se crée.
Un chasseur troll en pagne avec un arc n’est guère crédible face à un draeneï sancteforge bénéficiant de pouvoirs de science-fiction.
Les joueurs sont d’ailleurs prompts à noter les déséquilibres : combien ont demandé où était le Vindicaar et sa puissance démesurée, ou bien ce que faisait Tyrande avec ses nouveaux pouvoirs pendant le front de guerre ?
C’est une chose d’établir une nouvelle puissance pour un effet “waouh”, encore faut-il songer à son inclusion dans l’équilibre global des forces et des événements à venir.
3- La narration à l’échelle scénaristique : l’exemple de Tyrande et Sylvanas
A- Précisions
Nommons “à l’échelle du personnage” les considérations ne concernant qu’un personnage, ses réflexions, ses actions, sans considérations pour le scénario.
Nommons “à l’échelle scénaristique” les considérations narratives, le canevas général, les symboliques, l’impact qu’a l’histoire sur les joueurs.
B- L’histoire de Tyrande à l’échelle du personnage
Prise à l’échelle du personnage, l’histoire récente de Tyrande ne pose pas de problème.
Tyrande est la seule elfe de la nuit à réclamer justice pour Teldrassil ? Elle est habitée par la fureur de son rituel, c’est normal. Tyrande perd soudain ses pouvoirs alors qu’elle va tuer Sylvanas ? C’est expliqué, voyons : c’est un coup d’Elune. Tyrande dit qu’elle est allée trop loin ? Aucun souci, son point de vue a le droit d’évoluer !
A l’échelle du personnage, l’histoire de Tyrande et celle de Sylvanas font sens… Mais uniquement à l’échelle du personnage. Et hélas, les justifications données aux joueurs sont uniquement faites à cette échelle.
Or, il est nécessaire de travailler une histoire à l’échelle du scénario. C’est là que le bât blesse. Une bonne histoire ne suffit pas.
C- L’histoire de Tyrande à l’échelle scénaristique
Analysons cette fois-ci l’histoire récente de Tyrande à l’échelle scénaristique.
Qu’elle soit la seule à réclamer activement justice fait qu’elle est la seule porteuse d’impact des événements de Teldrassil.
Elle porte toute seule, symboliquement, les émotions des joueurs et les conséquences de la destruction de l’arbre-monde. Ce n’est pas un mal, mais le destin du personnage doit alors tenir compte d’à quel point la trame scénaristique et le payoff passent par lui.
Or, tout est fait pour que sa colère soit montrée comme destructrice et dommageable. Le pouvoir qu’elle lui donne finit même par lui être enlevé. C’est justifiable à l’échelle des personnages, erroné à l’échelle scénaristique.
L’impact et les conséquences des événements de Teldrassil sont niés - le pay-off est à côté de la plaque par rapport au set-up. Cela génère donc, en toute logique, beaucoup de frustration chez les joueurs.
D- Conclusion sur Sylvanas
Les problèmes posés par l’histoire récente de Sylvanas sont pour beaucoup soulevés dans le point 1.
Peu importe qu’on ait reparlé de sa mort héroïque des dizaines de fois (cinématique, dialogues, scénario de l’armure ancestrale des elfes de sang…) afin de faire une greffe d’histoire sur son ancien arc narratif.
Tous ses développements semblaient sortir de nulle part et étaient dépourvus d’indices et de règles fiables.
Les dernières cinématiques la concernant - où on découvre son âme coupée en deux et où elle monologue face à Arthas - constituent des justifications a posteriori là où nous aurions dû avoir des indices.
Quand Arthas est tombé, il n’y avait pas besoin d’expliquer comment il en était arrivé là et pourquoi son destin était tragique. Le personnage était bien écrit et ledit destin correctement amené.
TL;DR
● Les règles d’un univers doivent être cohérentes entre elles et subir un minimum de modifications. Si modification il y a, elle doit être assumée et montrée en amont plutôt que justifiée en aval.
● La subjectivité d’un personnage n’est pas une excuse valable pour modifier les règles établies à travers ce personnage à loisir.
● Quand une nouvelle puissance entre en jeu, il faut prévoir les conséquences à long terme et le bouleversement de l’équilibre des forces.
● Tyrande portait à elle seule le poids de l’impact des événements de Teldrassil. Lui faire perdre symboliquement et littéralement sa (juste) colère est une erreur scénaristique et génère de la frustration.
● Greffer une nouvelle histoire sur un arc scénaristique terminé affaiblit ledit arc et prend le risque de créer des incohérences et des contradictions.
● Il est nécessaire que les joueurs puissent se reposer sur ce qu’ils savent déjà sans craindre à chaque avancée dans l’histoire qu’on leur annonce qu’il leur manquait un élément impossible à deviner. L’approche devrait être “vous verrez la suite au prochain patch” et non “vous comprendrez au prochain patch”.